Oscar Lamberty (p. 37-42).
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IV

Debout à l’arrière du bateau qui les emportait à Brunnen, Lysette et Lucienne regardaient une barque où ramaient deux étudiants. À grands efforts, ils tâchaient de suivre le navire, mais, à chaque révolution des aubes, Lysette voyait reculer son premier espoir d’amour.

Une rose tremblait à ses doigts, qu’elle jeta sur le lac ensoleillé. Les rameurs, bientôt, s’arrêtèrent ; l’un se pencha pour saisir la fleur, tandis que l’autre adressait aux jeunes filles un regard qui se perdit comme un désir inexaucé.

Enfin la barque disparut au tournant d’un promontoire, et Lysette, les yeux débordants, se réfugia dans le salon désert…

Lugano, avec ses grands hôtels et sa rive cosmopolite, parut aux Héloir d’une prétentieuse banalité. Après quelques jours de flânerie sous les arcades ombreuses de la vieille ville, Philippe regretta l’intimité de Gerseau.

Mme Fontanet vint, d’ailleurs, dissiper les rêves dont Lucienne et lui s’étaient un moment grisés. Retombant aux réalités ordinaires, il traîna son ennui derrière ces dames, qui s’intéressaient aux vitrines des magasins ; et, de se sentir seul, réduit à lui-même, le monde, à nouveau, lui sembla décoloré.

Lucienne avait accueilli sa mère avec plus d’effusion que de véritable tendresse. Les deux femmes s’étaient comblées de sourires et de noms charmants. Il n’en paraissait pas moins, sous leurs paroles aimables, qu’un désaccord de sentiment les retenait dans la froideur.

Lucienne éprouvait en un jour plus d’enthousiasme et de désirs que sa mère n’en avait éprouvé durant toute sa vie. Mme Fontanet demandait à sa fille de plier son imagination aux convenances du monde où l’appelait sa fortune. Mais, depuis sa dernière expérience mondaine, Lucienne était lasse des beaux messieurs vernis, des chères dames dont la conversation semble découpée d’un journal de modes, surtout elle se sentait lasse de bâiller une existence inutile, sans joies véritables, et moins intéressante que celle d’une ouvrière.

Malheureusement, lorsque Lucienne parlait de s’employer à quelque chose, de se suffire, d’être indépendante, maîtresse de sa vie, Mme Fontanet levait les bras au ciel : une jeune fille bien née ne pouvait qu’attendre un mari, épouser un jeune homme de bonne famille, d’un rang égal au sien, et dont la position permettait de « faire figure dans la société ». Hors de là, point de salut !…

Un soir que l’on rentrait de promenade et que Lucienne, à nouveau, s’était plainte, Mme Fontanet s’écria :

— Elle est comme la chèvre de M. Seguin ! Elle se croit attachée de trop court et elle voudrait gambader dans la montagne.

Marthe sourit :

— Elle n’a donc pas peur du loup ?

Quand Philippe et Lucienne se trouvèrent seuls, il fut question de la chèvre « que le loup dévora ».

— Quelle idée aussi de vouloir sortir du petit enclos !

— N’est-ce pas ? Au lieu de se dresser sur deux pattes et de regarder par-dessus le mur !

Au bord du lac, un étroit jardin dépendait de l’hôtel. On y allait, en traversant la route, jouir du calme de la nuit approchante et de la magie des lumières qui se jouaient sur l’eau. Sur l’autre rive, dans la montagne, les villas s’éclairaient une à une ; les lanternes des barques pailletaient d’argent le voile bleu du lac ; des bateaux illuminés glissaient, silencieux ; d’autres, s’arrêtant, laissaient couler une frange d’or en fusion. Par ces beaux soirs, on devenait sensible à la première étoile, à la douceur de l’air vaguement parfumé, on cédait avec mollesse à l’appel mystérieux de la nature.

Les bourgeois ne parlaient plus du cours de la Bourse. Ils s’entrebâillaient à la splendeur du paysage, et, le cigare allumé, s’accordaient un moment de contemplation.

Sur un banc voisin des Héloir, une famille italienne répandait son importance. Le père mâchonnait un cure-dents, les genoux croisés et les mains dans les poches ; la mère, énorme et toute illustrée de bijoux, consentait à baisser la voix en faveur du silence ; la fille, une « beauté », se résignait mal aux lanternes du jardin. Aussi se leva-t-elle bientôt, comme une jeune reine dédaigneuse, afin de regagner les salons de l’hôtel, où l’attendait l’admiration de ses courtisans.

Une figure de cire eût été moins correcte. Elle en avait la froideur, le teint surprenant, la coiffure irréprochable.

— Elle serait parfaite, si on lui voyait un défaut.

— Oh ! moi, je plains le monsieur qui l’épousera.

— Pourquoi ? Il ne sera qu’un sot.

— À mon avis, la jeune Anglaise est plus finement jolie.

On se tournait alors vers un autre banc, où la jeune Anglaise, à l’écart, se voyait en compagnie d’un homme plus âgé qu’elle et qui semblait l’aimer avec passion.

Ils s’isolaient à table ; ils ne se quittaient point du regard.

— De nouveaux mariés ! soupirait Marthe, qui les déclarait charmants.

Mme Fontanet les jugeait un peu ridicules :

— Je m’étonne qu’une Anglaise n’ait pas plus de discrétion.

À les voir, la famille italienne échangeait un sourire où se marquait la supériorité de leur indifférence. En servant « les amoureux », les garçons de restaurant se composaient un air grave, où l’on démêlait une nuance de désapprobation.

Philippe devina entre ces deux Anglais un sentiment plus sombre que la tendresse conjugale. Parfois, à l’heure où l’on quittait le jardin, il y demeurait à songer. « Les amoureux » s’y attardaient régulièrement. À demi caché par le feuillage, l’homme tenait dans la sienne la main frêle de sa compagne. Ils restaient ainsi, comme accablés de souvenirs, et il y avait dans leur bonheur une telle mélancolie, que Philippe, intrigué, en cherchait la raison.

Un soir qu’ils s’étaient longtemps parlé à voix basse, l’homme, baissant la tête, se prit le front dans les mains. La jeune femme parut hésiter, puis, après un coup d’œil circulaire, attira son amant contre sa poitrine, pour le protéger de la détresse dont il semblait souffrir.

À pas discrets, Philippe sortit du jardin, troublé par cette folie de tendresse qui exaltait la sienne.

La semaine suivante, les Anglais quittèrent l’hôtel. On parla d’eux, le soir, en voyant leurs places vides, puis on les oublia, comme tant de visages de la vie qui passent et disparaissent en ne laissant aucun souvenir.

À quelque temps de là, sur le bateau qui les conduisait à Morcote — village de la rive italienne, aux environs de Lugano — Lucienne dit à Philippe :

— J’ai découpé pour vous, dans le journal de Lausanne, un fait divers où il est question, je crois, de nos Anglais…

— Vraiment ?… Montrez voir…

— Pas ici, maman nous regarde, elle demanderait des explications, et ce sont là des choses qu’elle ne peut comprendre…