Oscar Lamberty (p. 21-28).
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II

Le village de Gerseau accroche péniblement ses hôtels, ses chalets, son église au flanc d’une montagne d’où se précipite un ruisseau bouillonnant. Comme terrain plat : un ourlet de chemin au bord du lac. Au loin, le Pilate, le Righi, d’autres glaciers célèbres enfoncent leurs sommets dans les nuages. Partout, des monts énormes où des forêts de sapins se réduisent à l’apparence de moisissures, et, dans la grandeur du paysage, les maisons blanches, éparpillées le long des rives, ressemblent à des flocons de neige tombés de là-haut dans le vert des pâturages. Le clocher de l’église modestement s’étire par-dessus des peupliers. Un hôtel, avec terrasse en balustrade, se réfléchit dans l’eau sombre et luisante, où des cygnes nonchalants se laissent pousser par la brise…

Les Héloir avaient retenu des chambres donnant vue sur le lac. Celle de Lucienne communiquait avec la leur par une galerie couverte, dont les arceaux encadraient la profonde perspective du paysage. Cette galerie, meublée d’une table et de fauteuils d’osier, enchanta Philippe, qui s’y réfugiait à l’abri des fâcheux. Après la promenade, il s’y reposait à lire ou à causer avec Lucienne, tandis que Lysette courait, on ne savait où, et que Marthe s’occupait à coudre, à compter la dépense, tant l’habitude lui était acquise d’une incessante activité.

Il s’en fallait, pourtant, qu’elle eût toujours baissé les yeux vers les réalités prosaïques. Dans sa jeunesse, elle avait été fort sentimentale, et ses rendez-vous avec Philippe, dans les bois et les bruyères de la Campine, lui laissaient encore un souvenir ensoleillé. Ce n’était pas faute si ce bel amour avait dû se tirer d’affaires au milieu de soucis de ménage, de travaux ennuyeux, de besoins d’argent. Philippe, du moins, lui conservait une affection reconnaissante, en mémoire des mauvais jours qu’elle avait traversés sans se plaindre. Elle pardonnait à son mari ses inégalités d’humeur, en raison des espérances qu’il avait sacrifiées pour elle. Reportant sur Lysette le meilleur de sa tendresse, elle ne souffrait plus de ces vagues désirs dont tant de femmes se tourmentent, qui cherchent dans le mariage les exaltations de l’amour.

Bien qu’elle eût une grande fille de dix-sept ans, elle ne méprisait point les élégances de la toilette ni les plaisirs de la vie mondaine. Tout considéré, elle se croyait heureuse, mais elle ne gâtait pas son bonheur à le vouloir trop grand.

Ses idées, peu nombreuses mais justes, se retenaient dans le raisonnable, et, pour secondaire qu’elle fût en esprit, c’était devant le bon sens de Marthe que Philippe et Lucienne finissaient toujours par s’incliner.

Ils causaient dans la galerie, où le soleil coupait d’une ombre violette les piliers carrés des arceaux. Sur le lac ridé par les cygnes, Lysette, qui ramait au loin, remuait des ondes lumineuses à chaque plongée des avirons.

Lucienne, accoudée dans un fauteuil, était devenue pensive.

— De nouveau perdue dans vos souvenirs ? demanda Philippe, après une conversation dans laquelle rien d’eux-mêmes ne s’était exprimé.

Elle sourit, les mains derrière la tête et les yeux au plafond, où le reflet de l’eau mouvante étirait des lueurs élastiques.

Il reprit, croyant qu’elle souffrait de son amour passé :

— Mettez-vous au travail, c’est le meilleur moyen d’échapper à la vie.

— Mais, si je ne désire pas y échapper ? Si, par hasard, je voulais vivre ?

— Qu’appelez-vous vivre ?

— Et vous ?

— Moi, c’est différent, je suis « fixé »… Si j’étais libre, et si j’en avais les moyens, je ferais le tour de la planète.

— C’est cela que vous appelez vivre ? J’appelle cela se déplacer.

— Pas mal !

— Je vous étonne ?

— Un peu, je l’avoue.

— Naturellement ! Une jeune fille ne peut avoir que des idées superficielles.

— Oh ! vous savez bien…

— Ne vous excusez pas, c’est l’opinion générale.

Et, jetant sur la table un livre qu’elle prit sur ses genoux :

— Voici l’histoire d’une jeune fille qui a voulu vivre, qui a tourné le dos à l’existence de poupée mécanique… Vous connaissez ?

— Oui, dit Philippe, ayant vu le nom d’Isabelle Eberhardt. Avez-vous l’intention de fuir au désert, de vous habiller en homme et de galoper vers l’indépendance ?

— Dieu, non !… maman serait bien capable de m’y poursuivre en auto et de me rendre à mes professeurs.

Philippe sourit, sachant que Mme Fontanet élevait sa fille avec une sévère sollicitude, l’accoutumant au travail et réglant sa vie au point de l’accabler sous un programme, où les promenades et les études lui laissaient à peine le loisir de respirer.

Depuis son veuvage, Mme Fontanet tremblait à la pensée de l’amour qui rôdait autour de Lucienne. Avec une jalouse inquiétude, elle tâchait de le détourner, tant elle avait peur, si Lucienne se mariait, de vivre dans l’abandon, loin de sa fille, qu’un autre enlèverait à son affection. Aussi éveillait-elle en Lucienne des ambitions intellectuelles, espérant distraire son cœur en flattant sa vanité.

— Après tout, conclut Philippe, elle est revenue de son désert, votre Isabelle, et encore, pour faire comme tout le monde, pour prendre un mari.

— Croyez-vous donc qu’il soit bien facile de trouver un mari ?

— Cela se voit tous les jours.

— Je ne dis pas… Moi aussi, j’ai pu faire un mariage de raison, auquel je ne me suis pas résignée, un mariage de convenance, qui eût été la joie de ma mère, et même un mariage d’amour. Seulement, il était déraisonnable…

— Avec le baron ?

— Oui.

Il l’avait éblouie à Ostende, l’été précédent. Mondain superficiel et distingué, il séduisait par des allures d’aristocrate accoutumé au luxe, à la grande vie…

Mais il se montra si âprement intéressé, quand on débattit la question de la dot, que Lucienne s’aperçut qu’elle le méprisait de toute la hauteur de sa déception…

— Quinze jours après la rupture, je me suis rendu compte que ce n’était pas lui que j’aimais, mais le décor : les promenades à cheval au bord de la mer, les causeries nocturnes sur la terrasse… et cœtera !

— Et alors ?

— Alors… je m’imagine que je ne me marierai pas, comme tant d’autres, d’ailleurs, qui ne rencontrent pas le monsieur dont il est possible de s’éprendre au point de se donner à lui corps et âme, et pour la vie.

— Oh ! vous êtes trop exigeante !

— Je ne le suis pas… Je ne demande que de l’amour… Seulement, ma mère veut en plus que je fasse un beau parti ! C’est à dire qu’elle veut un ensemble de convenances qui ne se trouvent pas dans une musette… En attendant, ma vie se passe. J’ai vingt-quatre ans et je ne vois rien venir… hors des fêtards ou des coureurs de cotillons.

Elle croisa ses mains derrière la nuque et balança son soulier de toile blanche.

— Mais que voulez-vous faire, si vous ne vous mariez pas ?

— Que sais-je ?… Pour le moment, je cherche, mais je patauge dans le vague. Je ne vois rien, je ne trouve aucun appui. Il me semble que je dors depuis ma jeunesse et que je vais m’éveiller bientôt… Il y a dix ans que je bâille dans le gris.

Dieu sait pourtant qu’elle se sentait riche d’aspirations ! Mais le meilleur de son âme s’épuisait à rêver. Comme toutes les jeunes filles de sa condition, elle attendait le mari, qui tardait à venir et qui seul pouvait la délivrer de l’automatisme d’une existence où ses hauts désirs demeuraient inassouvis.

— Peut-être bien, dit-elle encore, épouserai-je à trente ans un monsieur quelconque, pour ne pas mourir vieille fille. Ce sera par dépit, et je me consolerai en écrivant les romans d’amour que je n’aurai pas vécus !

— On n’écrit que ceux-là ! observa Philippe. Quand on peut vivre un roman, on n’éprouve pas le besoin de l’écrire.

— Justement… C’est pourquoi je préfère le vivre… Aussi, tenez pour certain que le monsieur quelconque sera trompé… Il me semble que j’en aurai le droit.

Marthe, qui s’occupait dans sa chambre, s’était approchée de la porte, afin d’évaluer la nuance d’un ruban :

— Je crois plutôt, ma fille, que tu lui broderas des pantoufles.

— Par exemple !

— Tu finiras, comme toutes les femmes, par te résigner.

— Voire !… j’ai lu quelque part qu’il ne faut se résigner qu’au bonheur.

Et elle se leva, les mains dans les poches de son golf de soie blanche.

— Vous allez bien ! s’écria Philippe, qui, à son tour, se mit debout. Pendant que vous y êtes, dites, comme Maeterlinck, que notre premier devoir est d’être heureux… Mais j’aperçois Lysette. Venez, nous irons jusqu’au village.

Ils descendirent au jardin, s’accoudèrent à la terrasse, où Lysette fit aborder sa barque. Et les cygnes, offensés, traçant sur l’eau des rayons d’argent, s’éloignèrent avec lenteur, d’un glissement majestueux.