L’Existence d’une Impératrice - Joséphine aux Tuileries/01

L’Existence d’une Impératrice - Joséphine aux Tuileries
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 120-151).
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L’EXISTENCE D’UNE IMPÉRATRICE
JOSÉPHINE DES TUILERIES

PREMIÈRE PARTIE

Du 28 floréal an XII (18 mai 1804), jour où, à Saint-Cloud, le Sénat vient saluer Joséphine du titre d’Impératrice, au 16 décembre 1809, jour où, aux Tuileries, son mariage avec Napoléon est dissous, cinq ans et sept mois : c’est le temps qu’elle a été associée à l’Empire. Il faut fixer son esprit à ces dates, se les tracer en mémoire ; car, en ce temps si bref en durée, les événemens se pressent et s’accumulent de telle façon qu’au lieu d’un lustre, l’on serait tenté de croire qu’ils en occupent trois ou quatre. Tant de faits, tant de choses, tant d’êtres entrant vifs ou morts dans l’histoire ; tant de cérémonies, et de fêtes, et de voyages ; quatre traités de paix changeant en entier la face de l’Europe, l’Autriche deux fois conquise, la Prusse anéantie, la Russie réduite, l’Espagne envahie, l’Italie constituée, l’Allemagne confédérée, la Pologne renaissante ; le siècle se levant dans une lumière d’apothéose qui l’éclairera tout entier, secoué et comme enivré par ce vent de gloire qui, aux premiers jours, a traversé l’immense et frissonnant trophée des drapeaux conquis ; des noms de batailles, aux syllabes étranges et mystérieuses, comme dictées par le destin pour se graver dans le souvenir des peuples : Austerlitz, Iéna, Eylau, Somo-Sierra, Essling, Wagram, tout cela tient en cinq années, et ces cinq ans, dont la splendeur éblouit, jettent dans l’ombre tout ce qui les suit et, tirant à eux tout le regard, semblent le siècle même — et combien d’autres siècles !

À ces cinq ans qui ont fait tout son règne d’impératrice, où seulement elle a joué son rôle, paru devant le peuple et tenu sa cour, le souvenir de Joséphine est si fortement attaché qu’elle aussi semble hors des temps et profite de cette pérennité. Les marques de son passage à Paris sont si profondément empreintes, si nombreuses et si vivantes qu’il ne vient point à la pensée qu’au moins ces cinq années, elle ait pu les passer ailleurs que dans la Ville, coupant à peine ce long séjour de villégiatures à Saint-Cloud et à la Malmaison.

Or, dans ces cinq ans, c’est à peine si elle a résidé douze mois à Paris ; elle a vécu treize mois à Saint-Cloud ; elle a employé plus de deux années à des voyages en France et hors de France ; elle est restée huit mois à la Malmaison, trois mois et demi à Fontainebleau, un mois à Rambouillet ; même, aucun de ces séjours, elle ne l’a fait de suite, d’affilée, avec une stabilité d’établissement : ces douze mois de Paris, c’est par des acomptes de deux, de trois mois au plus qu’elle les a pris : trois mois en l’hiver 1804-1805, deux mois en 1806, deux en 1807, trois en 1808, trois en deux fois en 1809 ; à Saint-Cloud, pour les treize mois qu’elle y est demeurée, il a fallu sept voyages ; à Rambouillet, cinq pour un mois. Durant ces cinq ans, elle a fait trois saisons d’eaux : deux à Plombières, une à Aix-la-Chapelle ; elle a parcouru deux fois les bords du Rhin, vécu près de six mois à Strasbourg et de quatre à Mayence ; elle a visité l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le nord, tout le midi et le centre de la France ; ses haltes à Paris et à Saint-Cloud, elle les a coupées chaque mois, par des déplacemens de deux, de cinq, de huit jours à la Malmaison. C’est une vie qui va, vient, s’agite en une course vertigineuse, comme jetée au tourbillon, possédée et roulée par lui. On halette à la suivre, à dénombrer ses couchées, à tracer un itinéraire. A chaque instant, le décor change à vue sur le coup de baguette du terrible magicien ; on remonte en voiture et l’on court à sa suite sous les claquemens de fouet, dans la poussière des grandes routes, dans le tumulte des roues sur le pavé sonore.


L’esprit s’épuiserait à noter inutilement des lieux, à trouver des formules pour décrire ces cadres où l’Impératrice apparaît. Aussi bien, cela est-il nécessaire ? Où qu’elle la porte, sa vie ne reste-t-elle point à peu près pareille et où qu’elle se montre, le cadre n’est-il point presque semblable ? Avec des noms divers et des vues différentes, plus petits ou plus grands, plus laids ou plus beaux, les palais qu’elle traverse n’ont-ils pas presque tous la même distribution, des dispositions commandées, des ameublemens analogues et, là, l’existence ne s’écoule-t-elle pas selon des rites dont on ne peut s’écarter, qui correspondent aux lieux mêmes et qui en sont inséparables ?

Des sièges lourds et dorés, en nombre réglé, rangés contre les parois ; ici et là des consoles épaisses sur lesquelles sont posés quelques vases aux formes lourdes ; aux murs, encastrés dans une sculpture dorée, de grands panneaux noirâtres où l’on distingue les chairs seules de hautes figures d’allégorie ; rien de personnel, rien de ce qui fait le charme et l’intimité d’une demeure, rien de ce qui y attache, y retient et y ramène, montre les habitudes prises par le corps, marque l’accoutumance de l’esprit et les aspirations de l’âme, auberges somptueuses et froides, où, en changeant seulement une initiale ou un emblème, passent indifféremment tous les hôtes souverains, quelle que soit leur race ou leur origine, quels que soient leurs goûts, quels que puissent être leurs désirs.

C’est qu’en effet, ce n’est point pour la vie qu’elles ont été construites et disposées, mais pour la représentation ; et celle-ci, sous tous les régimes, reste pareille, réglée qu’elle est en réalité par un immuable code d’étiquette, identique, quoi que l’on fasse, ou presque, en toutes les cours de l’Occident civilisé.

Napoléon, sans doute, « en séparant le service d’honneur du service des besoins, en mettant de côté tout ce qui était réel et malpropre pour y substituer ce qui n’était que nominal et de pure décoration, » s’est affranchi, — et par suite a affranchi sa femme, — d’une portion de l’esclavage auquel étaient soumis le roi et la reine de France ; il a fait deux parts de son existence : l’une, extérieure, qui a pour théâtre l’Appartement d’honneur ; l’autre, réservée et intime, qui s’écoule dans l’Appartement intérieur ; mais, pour l’Impératrice, cette division est plus apparente que réelle ; l’une des deux vies empiète constamment sur l’autre ; l’étiquette pénètre dans l’Appartement intérieur ; elle y est différente, mais n’en est pas moins tyrannique. Ici comme là, pour la disposition et l’appropriation des lieux, les architectes ont été les maîtres ; c’est la même décoration, c’est la même froideur, la même absence d’intimité, la même suppression de la personnalité. Dans l’auberge royale, l’Appartement intérieur, ce sont les chambres où l’on se tient à certaines heures et où l’on dort, comme les autres, les chambres où l’on reçoit ; mais, des unes aux autres, il n’y a que la différence de quelques meubles, et la banalité s’y accroît de la richesse des objets, de leur air de parade, du peu d’utilité dont ils semblent pour la vie, au point qu’on dirait un décor praticable seulement pour des êtres d’imagination et de rêve.

Où qu’elle se transporte, l’Impératrice trouve donc, — ou tant bien que mal on lui aménage, — un Appartement d’honneur et un Appartement intérieur. L’Appartement d’honneur se compose essentiellement : d’une antichambre, d’un premier salon, d’un second salon et du salon de l’Impératrice. Et, aux mêmes places, devant des meubles pareils, dans une hiérarchie invariable, les mêmes comparses, dans les mêmes costumes, remplissent les mêmes rôles, avec la même indifférence et la même régularité.

A la porte de l’antichambre à banquettes de velours d’Utrecht et plus tard de tapis de la Savonnerie, se tient, hallebarde en main, le portier d’appartement : en grande livrée, il porte sur son habit de drap vert à collet et à paremens de velours ponceau, décoré de brandebourgs, de galons et d’épaulettes d’or, un large baudrier tout brodé d’or, où pend une épée à dragonne d’or ; il est coiffé d’un chapeau bordé et gansé d’or, où est piqué un plumet blanc ; il est culotté de raz de castor l’hiver, de nankin ou de basin l’été. Beau costume qui ne coûte pas moins de 1 646 fr. 23 centimes ; aux jours ordinaires, avec galon plus étroit, ne couvrant pas les tailles, brandebourgs plus simples, chapeau presque uni, l’on est quitte de la petite livrée avec 498 fr. 50. Bel homme, gardant envers tous les mortels qui défilent devant lui sa sereine hauteur et sa dédaigneuse attitude, le portier d’appartement s’émeut seulement et frappe de la hallebarde au passage de Leurs Majestés, des princes et princesses, et des grands dignitaires. Les gens de livrée se dressent alors pour former la haie, et, si c’est l’Impératrice ou une princesse impériale, ils roulent un tapis au-devant de ses pas.

Très nombreuse, cette livrée comporte des échelons successifs que marquent les costumes. Au sommet, quatre valets de chambre partageant le service avec quatre huissiers d’appartement, ayant charge de garder les portes intérieures, d’allumer les bougies, de faire les feux et de ranger les sièges ; ils pénètrent, seuls de la livrée, dans l’Appartement d’honneur qu’ils ont le matin nettoyé et disposé sous les ordres du chambellan de jour. Ces valets de chambre qui, au temps du Consulat et tout au début de l’Empire, étaient habillés tout de noir, ont à présent, comme les huissiers, l’habit français en drap vert à galon brodé, la veste rouge et la culotte noire ; ils portent l’épée. Les premiers en grade se distinguent par des broderies au collet et aux paremens.

Puis, deux coureurs français, auxquels, à partir de 1808, viennent se joindre deux coureurs basques : ils portent les lettres, font certaines commissions, aident, ainsi que les valets de chambre d’appartement, au service de la table. On les prendrait en petite livrée pour des personnages sans importance et de simples valets de pied, mais il faut les voir en grand costume, avec l’habit vert galonné sur toutes les coutures, à col et à paremens de velours, la taille serrée par une large ceinture de taffetas ponceau à franges d’or ; leurs hauts bas de soie blancs sont retenus par de doubles jarretières d’or à franges ; ils sont coiffés d’une toque à garniture et à plaque dorée que surmonte un panache blanc ; en main, ils tiennent une haute canne à garniture et à glands d’or : ce sont les heiduques d’autrefois, tels ceux qui, en clair costume de soie, couraient au-devant des carrosses du roi et remettaient galamment les billets des galans seigneurs aux dames du siècle passé.

Enfin, il y a les valets de pied, en nombre croissant chaque année. Douze seulement en 1804, vingt-deux en 1806, vingt-six plus tard ; ils ont l’habit vert plus ou moins galonné, la veste écarlate, la culotte de ras de castor : leur service est tout extérieur et d’antichambre ; ils n’entrent jamais, sous aucun prétexte, dans les salons, suivent seulement la voiture de l’Impératrice et les voitures de la Cour, et le reste du temps garnissent le vestibule.

Celui-ci passé, l’on entre dans le premier salon, meublé de plians de bois doré, couverts en tapisserie de Beauvais : c’est le salon où entrent de droit les officiers des maisons d’honneur de Leurs Majestés qui ne sont point de service, les officiers des princes et des princesses, les personnes appelées ou admises à l’audience de l’Impératrice qui ne sont point de qualité à franchir la porte du second salon. Tout le jour, de huit heures du matin à onze heures du soir, s’y tiennent les deux pages de service, des enfans, car on choisit pour l’Impératrice les plus petits et les plus mignons de l’école. Ils sont gentils en petit uniforme, avec l’habit vert, galonné sur la poitrine de neuf galons de vénerie, boutonné sur un gilet blanc qui tranche sur la culotte verte guêtrée de noir ; mais combien plus beaux aux grands jours, avec l’habit vert galonné sur toutes les tailles, la veste et la culotte écarlates galonnées d’or, le chapeau à trois cornes bordé d’or et piqué d’un plumet blanc ; surtout l’insigne essentiel de leur fonction, le nœud d’épaule de pékin vert, brodé d’un aigle d’or à chaque extrémité, semé d’abeilles d’or, bordé d’un franjon d’or et garni au bas d’une frange d’or.

De service à l’intérieur, aucun, si ce n’est au dîner, pour présenter les assiettes à l’Impératrice et lui verser à boire. Ils sont là pour les commissions d’étiquette et les messages de cérémonie. Alors, ils enfourchent le cheval qu’on leur tient toujours prêt, et précédés d’un palefrenier à livrée, ils galopent « train de page. » A leur arrivée, qu’annonce la batterie de coups de fouet du palefrenier, les portes s’ouvrent à deux battans, la livrée se range en haie, ils sont introduits dans un salon, et, même si la personne à laquelle ils ont affaire est malade et au lit, elle ne peut se dispenser de les recevoir. De tels messages se paient et les pages en ont parfois de belles bagues ou de jolies épingles ; de plus, des honneurs, car, à la sortie, on les conduit jusqu’à la porte extérieure de l’antichambre.

Mais de telles missions sont rares pour les pages de l’Impératrice ; rarement aussi, ils ont occasion d’accompagner leur maîtresse à sa sortie du Palais pour la montée ou la descente de voiture, le plus nouveau marchant devant, le plus ancien portant la queue de la robe ; alors, si le piquet accompagne, les deux pages montent derrière le cocher : si le piquet n’accompagne pas, ils attendent, la nuit venue, dans le vestibule, pour recevoir l’Impératrice, flambeaux de cire blanche en main, et la précéder ainsi jusque dans le salon de service.

Mais on ne sort point, il n’y a point de message à porter, le temps coule lentement pour les enfans de Cour : ils vont prendre leurs repas avec les pages de service près de l’Empereur et, la soirée finie, vont se coucher à l’hôtel Marigny qui est rue Saint-Thomas-du-Louvre, en potence sur les écuries impériales. Leur habituelle résidence est d’ailleurs à Saint-Cloud, puis à Versailles : c’est là qu’ils font leurs exercices et attendent leur brevet de sous-lieutenant de cavalerie.

Ce premier salon n’est que pour les gens de médiocre importance, les autres ne font que traverser pour entrer dans le Salon de service dont la porte est gardée par un huissier. Là, l’ameublement est de tapisserie de Beauvais : chaises pour les princesses, tabourets en X pour les dames de qualité. Pour faire les honneurs et recevoir les gens, le chambellan de jour, en habit de soie ou de velours, rouge, brodé d’argent, en culotte et veste blanche, portant sur la basque de l’habit l’insigne de ses fonctions : une clef en vermeil montée sur un nœud de rubans bleus à lisérés et glands d’argent : cette clef, sans panneton, a l’aigle couronné dans l’anneau et, sur le collet, un écusson avec la lettre J. L’écuyer de service, en habit bleu de ciel brodé d’argent, entre seul en bottes dans le salon où ont droit de pénétrer les officiers de la Maison de l’Impératrice ; la dame d’honneur qui y a le commandement suprême, la dame d’atour, les dames du Palais, le chevalier d’honneur, le premier écuyer et les chambellans ; puis les officiers et aides de camp de service près de l’Empereur : puis les princes et princesses de la famille Impériale, les grands officiers de la couronne et les dames épouses des grands officiers de l’Empire. La distinction est curieuse : ainsi, Madame de Talleyrand, si elle venait aux Tuileries, ne pourrait entrer dans le Salon de service comme femme du Grand chambellan et elle y entrerait comme femme du ministre des Relations extérieures. On ne raisonne point : c’est l’étiquette.

Une porte double encore et un huissier, c’est le salon de l’Impératrice dont le meuble est en tapisserie des Gobelins : fauteuil pour elle, fauteuil pour l’Empereur, et, par grâce spéciale, pour Madame Mère ; chaises pour les princesses, tabourets pour les autres ; une table que, à des jours, pour les sermens, on couvre d’un tapis de velours vert brodé d’or ; puis, contre les murs, des meubles à demeure et qu’on ne bouge point !

Le chambellan, après avoir gratté à la porte et pris les ordres, introduit près de l’Impératrice les personnes auxquelles elle veut parler : celles qui ont des lettres d’audience ou celles qui, comme les princesses, la dame d’honneur et la dame d’atour, ont le droit de venir la trouver où qu’elle se trouve. L’huissier manœuvre les battans de sa porte et a bien soin de n’ouvrir les deux qu’aux altesses impériales.

Tel est l’essentiel de l’Appartement d’honneur ; tel est le cadre nécessaire de la vie extérieure ; tel en est le personnel obligé, aux visages changeans, aux habits pareils, personnel anonyme et sans individualité, comme le décor aussi est anonyme et sans localisation. Jadis, c’était devant la même toile de fond qu’au théâtre se déroulaient les tragédies quel qu’en fût le sujet : grec, romain, perse, thrace ou carthaginois ; les mêmes comparses, vêtus des mêmes oripeaux s’agitaient autour des personnages en vedette quels que fussent leur nom et leur nationalité : ils faisaient ainsi un fourmillement d’ombres pareilles sur le décor semblable. Quelque chose de cela se rencontre dans la vie impériale, où, par l’extérieur des choses, par la disposition des salles, par l’aspect des figurans, il est comme impossible de désigner avec certitude un lieu et d’indiquer une époque. Cela demeure vague, flottant, sans importance. Ici ou là, dans sa monotonie et sa régularité, sous l’inflexible pression de l’étiquette, au milieu de mannequins animés, l’existence se déroule sans plus laisser de traces aux murs que de souvenirs aux comparses… quelque chose de vain dont il reste des formules, des haillons, des pierres, rien.


I

Pourtant, dans ces Tuileries détruites, abolies, dont le souvenir déjà s’efface après bientôt trente années, il faut essayer de retrouver les emplacemens et de représenter le local. Cela est plus compliqué et plus difficile qu’on ne pense, car, dans la distribution, la décoration et l’ameublement de l’appartement de Joséphine, les transformations ont été continuelles de 1805 à 1809, et l’on n’a retrouvé jusqu’ici aucune représentation graphique qui en montre l’état à une date déterminée ; on ne saurait même dire avec certitude comme il était aménagé à l’époque extrême du divorce, car, de 1809 à 1852, pendant les quarante-trois années où il fut occupé d’abord par Marie-Louise, puis par le duc et la duchesse d’Angoulême, puis par le roi Louis-Philippe, la reine et les princesses, il ne semble point qu’on en ait pris aucun dessin documentaire ; avec Louis-Philippe, commença l’ère des transformations et des embellissemens, qui, poursuivis avec bien moins de respect encore sous le second Empire, eurent pour résultat de changer entièrement la physionomie intérieure d’un palais où il semblait qu’on se fût proposé d’effacer toutes les traces que Napoléon y avait laissées. On n’a donc ici de certitude que quant aux lieux mêmes et à leur appropriation.

On accède à l’Appartement d’honneur de l’Impératrice par un perron qui s’ouvre sur le Carrousel à l’encoignure du Pavillon de Flore et qui conduit aussi à l’escalier menant, au premier étage, aux appartemens de l’Empereur. Lecomte, l’architecte qui, au début du Consulat, avait combiné les premiers aménagemens, avait fait l’entrée de l’appartement de Madame Bonaparte par une série de petites pièces, où l’on pénétrait du palier, et sur lesquelles se développaient les salons en façade sur le jardin. Cela n’avait ni tournure, ni majesté : aussitôt donc que Fontaine et Percier eurent été choisis par Napoléon pour diriger les travaux des Tuileries, ils mirent bas les cloisons et réunirent toutes ces petites pièces en une belle antichambre prenant jour sur les jardins. (Prairial an X, mai-juin 1802.) Ils avaient formé dès lors un plan général de décoration, mais la résidence presque ininterrompue de Joséphine mit obstacle à tout remaniement important et, pour le moment, il fallut laisser les salons tels que Lecomte les avait arrangés, très à la hâte, avec un crédit fort médiocre et un goût discutable.

Aussi bien, pour rendre ces salons simplement habitables, il eût fallu deux conditions que Napoléon ne voulut jamais admettre. Les appuis des croisées étaient si élevés qu’une personne assise à l’intérieur ne voyait rien du dehors ; mais on ne pouvait les baisser sans gâter l’architecture extérieure, et Napoléon ne permit point qu’on y touchât. D’autre part, si, au rez-de-chaussée du Palais, on ouvrait une fenêtre ou qu’on levât un rideau, une foule s’ameutait aussitôt dans le jardin ; car le passage devant le palais était libre, l’on n’était séparé du public que par une terrasse assez large et haute de deux marches, et c’était un trop intéressant spectacle d’apercevoir quelqu’un qui pût tenir à l’Impératrice pour que les badauds s’en privassent ; mais Napoléon, si friand pourtant de promenade à pied, ne pensa même point à priver les Parisiens d’une bande de leur jardin et d’un passage auquel ils étaient habitués. L’Impératrice en fut quitte pour ne point ouvrir ses fenêtres, et lui, pour ne point marcher au grand air. Ce fut Louis-Philippe qui fit baisser les appuis des fenêtres et qui tailla le premier jardin réservé.

Les salons restèrent donc tendus en soie de couleur sous les grands plafonds Louis-quatorziens ; aux murs, des tableaux dont le mélange était du goût de Joséphine : d’abord, elle avait pris, des tableaux du Musée, le Saint Jérôme et la Vierge à l’écuelle du Corrège et une Madone de Raphaël, puis, sur les conseils de Madame Campan, elle avait accroché des tableaux de ce Richard « que les connaisseurs plaçaient à côté de Gérard Dow, » des Charles VII, des Valentine de Milan, des Madame de la Vallière, et encore des tableaux de Dupéreux, que les connaisseurs égalaient, cette fois sans se tromper, à l’illustre Richard.

Ce fut seulement en l’an XIII (1805) que Fontaine, devant l’état de vétusté du plafond du Salon de service, obtint pour le consolider un crédit de 31 800 francs ; il en profita pour le décorer à nouveau et fit un chef-d’œuvre de ce plafond peint en grisaille avec des rehauts d’or sur des à-plats gris, violets et bleus ; au centre, un grand tableau dans le goût de Mignard, représentant Apollon et Cérès et, pour l’encadrer, des compartimens ornés de rinceaux, de cornes d’abondance, et de guirlandes d’or, où alternaient, en vives couleurs, des Muses et des Amours.

Trois ans plus tard, en 1808, Fontaine put toucher au Salon de l’Impératrice, resté avec ses plafonds peints dans le goût de Mignard, ses murs tendus, depuis les premiers jours du Consulat, en quinze-seize jaune, ses meubles à bois d’acajou, couverts de gourgouran jaune. À ce moment seulement, la décoration fut rafraîchie, non changée ; les meubles, trop simples, firent place à de plus somptueux qui ne coûtèrent pourtant que le prix modéré de 14 613 francs ; le plafond fut mis au goût du jour par la suppression d’une partie des lourdes sculptures dorées, remplacées par des figures d’enfans, encadrant l’ancien tableau central légèrement ravivé. Enfin, à Sèvres, furent commandés quatre immenses candélabres en porcelaine à fond bleu, tout chargés de bronzes dorés où s’exerça le bon goût de M. Brongniart.

Aux Tuileries, l’Appartement d’honneur se trouvait exceptionnellement complété par deux grandes pièces se faisant suite, ouvrant sur la cour du Carrousel et doublant les salons dans la profondeur : mais, bien que la disposition des lieux l’eût ainsi voulu et que ce fût ainsi décrété, tel était leur peu d’emploi dans la vie d’étiquette que Joséphine n’y entra pour ainsi dire jamais : l’une, la salle à manger, où l’on pénétrait du vestibule, éclairée par une seule fenêtre, voûtée en plein cintre, décorée d’arabesques très délicates, obscure sans une profusion extrême de glaces disposées avec un tel art que la lumière se répandait partout, servait aux personnes de la Maison et aux invités du Grand maréchal ; l’autre, destinée, dès 1804, à être salle de concert, ne fut mise en état, avec ses murs de stuc bleu, qu’après le divorce : on y dressa alors quelquefois un théâtre mobile pour les représentations dites des Appartenions et, d’autres fois, il y eut là de petits bals. Ces deux pièces n’avaient point de communication directe sur les salons.

C’est après le salon de l’Impératrice que commençait l’Appartement intérieur. Selon l’étiquette, il devait comprendre une chambre à coucher, une bibliothèque, un cabinet de toilette, une salle de bains et une arrière-pièce ; mais, aux Tuileries, l’ordre était inversé et il n’avait point été tenu compte des règlemens. D’ailleurs cet appartement intérieur fut, durant l’Empire, constamment en réparation ou en arrangement ; pendant chaque absence de l’Impératrice de nouveaux travaux y sont commandés, exécutés avec fièvre, vivement critiqués au retour, recommencés à un nouveau voyage et sans que la principale intéressée soit jamais satisfaite. Des pièces sont supprimées ; d’autres, avec des affectations diverses, sont successivement adjointes. Dans le dernier état (1809), en venant du Salon de l’Appartement d’honneur, on trouve d’abord une salle de billard, puis un petit salon appelé, d’un tableau de Blondel, salon des Trois Grâces, puis la chambre à coucher, un cabinet de toilette et la salle de bains, laquelle occupe l’ancien cabinet d’Hortense et a son fourneau et son réservoir placés dans le comble. Toutes ces pièces sont en façade sur le jardin et forment l’appartement primitif de Madame Bonaparte et de sa fille au temps du Consulat.

En l’an XIII (1805), on ajoute à l’Appartement intérieur une enfilade de pièces prenant jour sur la cour et faisant suite à la salle de concert, qui jusque-là ont servi de bureaux à la Secrétairerie d’Etat. On y accède directement du Carrousel par un perron spécial que surmonte une marquise et, après une antichambre où se tiennent les mamelucks de l’Impératrice, l’on pénètre à gauche dans un salon d’attente, puis dans un autre salon appelé Salon des marchands. A droite, diverses pièces, situées derrière la chambre à coucher et en retour jusqu’à l’antichambre, donnent des emplacemens pour les atours ; Napoléon les avait destinées pour loger la dame d’honneur, mais Joséphine en disposa pour elle-même. La dame d’honneur eut son appartement au pavillon de Flore, dans le local qu’occupaient ci-devant les offices.

A partir de 1806, l’appartement de l’Impératrice occupe donc en entier le rez-de-chaussée des deux pavillons construits par Ducerceau et Jean Bullant et situés à droite du Pavillon de Flore ; mais il ne mord point sur le château originel des Tuileries, sur l’aile à gauche du pavillon central, aile qui, en ce moment, est employée sur le jardin en une sorte de galerie à jour, formant terrasse au premier étage, au-devant des Grands appartemens, et qui, sur la cour, est divisée en une suite de pièces composant le logement du Grand maréchal. Dès 1808, l’Empereur ordonne, à la vérité, qu’on adjoigne ces pièces à l’Appartement intérieur, mais il faut, pour cela, que Duroc puisse emménager au Pavillon de Marsan, et le projet n’est réalisé qu’au début de 1811, pour faire place au roi de Rome.

Les pièces qui donnent sur le jardin sont, dans toute la longueur, séparées des pièces ouvrant sur la cour par un corridor noir ; plusieurs escaliers singulièrement étroits et ne livrant passage qu’à une seule personne, font communiquer le rez-de-chaussée avec les entresols et avec le premier étage qu’habite Napoléon : un de ces escaliers débouche dans la chambre même de Joséphine. Il y a partout des petits cabinets sans lumière, des recoins, des couloirs qui semblent taillés dans les murs. Une partie de l’appartement est entresolée : on y a gagné des cabinets qui, par la suite, ont formé le Petit appartement et qui sont, au temps de Joséphine, occupés par les atours.

Dans les sous-sols et les caves, sont installés les offices de la Maison.

La décoration de l’Appartement intérieur telle qu’elle avait été exécutée au début du Consulat n’était point au goût de Joséphine. Presque dès qu’elle y fut installée, et surtout après l’Empire, elle en demanda le changement et l’embellissement. Elle désirait surtout qu’on lui fît une belle chambre à coucher et, durant qu’elle était en Allemagne en 1806, Fontaine s’ingénia à un ameublement vraiment impérial. Pour deux seuls tapis veloutés fournis par Sallandrouze, on paya 19 963 fr. 62 ; il y eut de tentures, de draperies et de meubles garnis, 55 189 fr. 22 au compte du tapissier Boulard ; et Jacob, pour le lit de parade et les autres meubles, prit 21 719 francs : ce qui faisait un total de 99 982 francs. Mais Joséphine trouva tout cela affreux et, comme elle était tenace, un an à peine écoulé, en mars 1807, elle enjoignit de nouveau à l’architecte de lui préparer une chambre à son goût : elle voulait que tout fût d’une extrême recherche et du ton le plus nouveau : les murs gris et or, avec de jolies arabesques, des statues antiques et des meubles à l’unisson. Au budget de 1808, l’Empereur consentit à ouvrir à cet effet un crédit de 60 000 francs ; mais que faire de cela ? Le mobilier livré deux années auparavant ne pourrait plus se placer dans une chambre ainsi décorée ; il fallait tout démolir, tout changer, tout refaire et, où l’Empereur avait assigné 60 000 francs, le quadruple n’eût point suffi. Les architectes, perdant l’esprit devant des ordres qu’ils ne pouvaient exécuter et des exigences réitérées qu’ils ne pouvaient satisfaire, résolurent à la fin de ne suivre aucune des idées de l’Impératrice et de ne faire qu’à leur tête. Ils employèrent le crédit à l’aménagement de l’Appartement intérieur tout entier et, lorsque Joséphine revint de Bayonne, tout était terminé. Le 16 août, deux jours après qu’elle fut arrivée à Saint-Cloud, Fontaine se rendit près d’elle et « la prévint avec des ménagemens infinis qu’il n’avait pas suivi exactement ses ordres dans la décoration de ses appartemens, » car, « au lieu des belles boiseries dorées, sculptées et peintes en gris qu’elle avait demandées, tout était disposé pour recevoir de riches étoffes. » Ce serait du brocart de Lyon, si Sa Majesté le voulait bien et, par la suite, elle aurait l’agrément d’y mettre de beaux tableaux qu’elle ordonnerait elle-même. Joséphine ne retira point entièrement ses bonnes grâces à Fontaine, qu’elle connaissait depuis trop longtemps, mais elle fut fort contrariée de cette liberté qu’il avait prise et, comme déjà elle n’aimait guère les Tuileries, elle ne mit nul empressement à juger de ses yeux les pièces où M. Fontaine avait décidé de la faire vivre. Rentrée à Paris au mois d’octobre, elle alla habiter l’Elysée, et ce ne fut que le 4 décembre qu’elle se détermina à faire ses critiques à l’architecte.

Depuis le 22 octobre où elle était venue avec l’Empereur visiter les travaux, elle avait arrêté son opinion, mais ce jour-là elle lui avait laissé la parole. Il avait fort blâmé la forme et la couleur des jeunes enfans qui décoraient le plafond de la chambre à coucher et le dessin du tableau de Blondel, les Trois Grâces, placé dans le cabinet de service précédant. David, qui l’accompagnait et qui trouvait là l’occasion d’affirmer ses prérogatives lésées de Premier peintre, avait renchéri. « Ce sont de vos élèves, » dit Fontaine à David (ce qui n’était point exact de Blondel, élève de Régnault). « Qu’importe ! répliqua David, ce ne sont pas des élèves, mais des maîtres que Sa Majesté doit employer pour orner ses palais. » Le coup était trop habilement porté pour que Napoléon ne fût point touché ; il emporta donc une impression fort médiocre ; mais ce fut bien pis avec Joséphine : on ne s’était point conformé à ses ordres ; au lieu des jolies choses qu’elle avait demandées, on avait surchargé les boiseries et les plafonds d’ornemens lourds et passés de mode ; les meubles n’étaient ni assez beaux ni assez riches ; tout enfin était mal ; et, cela dit, elle avait regagné l’Elysée. Elle ne revint aux Tuileries que le 12 décembre ; le 25 février 1809, elle retourna avec l’Empereur à l’Elysée ; de là, elle fut à Strasbourg, à Plombières, à la Malmaison, puis à Fontainebleau, et elle ne rentra aux Tuileries en quelque façon que pour le divorce. Elle a donc habité durant trois mois au plus l’appartement tel qu’il avait été décoré, ce qui explique comment l’Empereur, quelque recherchée que fût sa délicatesse à cet égard, ne jugea point nécessaire de faire, pour y installer sa seconde femme, des modifications profondes dans le cadre où la première avait à peine passé.

Dans cet Appartement intérieur, dont les pièces principales ne sont, comme on voit, pour la décoration et le style que la suite de l’Appartement d’honneur, l’Impératrice s’appartient un peu plus ou du moins mène une vie un peu moins publique ; ce sont ses femmes qui y font le service : l’une d’elles, de celles qu’on nomma d’abord femmes de chambre, puis dames d’annonce, que Napoléon appelait les huissiers femelles et qui, plus tard, furent baptisées femmes rouges, se tient dans la porte communiquant du salon de l’Appartement d’honneur à la salle de billard et, si le chambellan de jour a à prendre les ordres de l’Impératrice, il vient gratter à cette porte pour se faire introduire. En dehors des officiers de service, et pour le service, nul homme ne doit pénétrer.

Par le perron donnant sur la cour du Carrousel, entrent les marchands et les marchandes : nul d’entre eux ne doit traverser l’Appartement d’honneur et ne doit être reçu ailleurs que dans le Salon dit des marchands.

Aussi bien, dans l’Appartement intérieur ne peuvent régulièrement entrer que des femmes tenant à la Maison d’honneur ou présentées à la Cour et toutes, — sauf la dame d’honneur et la dame d’atour, — sur un ordre spécial de l’Impératrice et dans des conditions d’exception.

La disposition des appartemens à Saint-Cloud est singulièrement pareille à celle adoptée aux Tuileries : seulement l’Appartement d’honneur, faisant suite aux Grands appartemens de l’Empereur, est au premier étage et il est décoré dans un style plus moderne et plus féminin. Aussi ne sont-ce point Percier et Fontaine qui en ont été chargés, mais l’architecte Raimond ; et c’est Pfister, l’intendant du Premier Consul, qui a choisi l’ameublement. Cet ameublement n’est point dans le goût de Napoléon qui aime le sévère et qui apprécie surtout en ses architectes ordinaires ce sens du grandiose que seuls, en près de deux siècles, ils ont porté dans la décoration des palais. Il leur est reconnaissant d’avoir créé un style si naturellement approprié à son règne et à sa personne qu’il en est devenu inséparable, un style qui, s’il a de la sévérité et de la froideur, convient aux palais par sa majesté. A Saint-Cloud au contraire, il trouve « qu’on lui a fait des appartemens comme pour une fille entretenue, qu’il n’y a que des colifichets, des papillotes et rien de sérieux. » Tels quels, au public admis à les visiter, ils paraissent plus agréables que ceux des Tuileries et l’on s’extasie sur le goût qui y a présidé. Il n’y manque point d’objets d’art de premier ordre : dans le Salon de service de l’Impératrice, des tableaux empruntés au musée Napoléon ; de Bernardino Luini, une Sainte-Famille ; du Titien, une Sainte-Famille aussi et le portrait d’Alfonso d’Avalos, marquis del Guasto ; du Guide, le Martyre de saint Sébastien ; de Guérin, seul moderne, Phèdre et Hippolyte ; dans le Salon de l’Impératrice, il y a le beau portrait de Madame Mère par Gérard, mais ce qu’on regarde surtout, c’est la curiosité de la grande glace d’un seul morceau placée au-dessus de la cheminée : elle repose sur un fond de vif-argent qui disparaît si l’on pousse un ressort, et l’on aperçoit alors la perspective du parc du côté de la lanterne de Diogène, avec les bassins étages, les jeux d’eau, les vases et les statues.

L’Appartement intérieur est bien plus coquet qu’aux Tuileries : la chambre à coucher surtout, tendue en velours couleur de terre d’Egypte, brodé en or, avec les rideaux pareils garnis de franges d’or, retombant sur d’autres rideaux de mousseline des Indes brodés en or ; le lit en forme de nacelle, de bois d’acajou garni de bronzes dorés, comme les consoles et les commodes à l’anglaise, et puis, partout, des glaces. Et c’est aussi la jolie salle de bains toute en marbre, avec des frises peintes à l’antique, la salle de bains que Joséphine délaissa en 4806, où, pour des bains médicinaux qu’elle dut prendre, elle se fit aménager, au pavillon Breteuil, une autre salle plus simple.

A Saint-Cloud, sur des points, l’étiquette se relâche un peu, la vie est moins publique, la claustration moins sévère ; grâce aux jardins réservés, la promenade est facile et les courses en voiture, soit dans le grand parc, soit aux environs, à la Malmaison surtout sont presque habituelles ; la monotonie des journées s’en trouve un peu rompue, mais la trame n’en est point modifiée, le programme reste semblable ; ce sont les mêmes gens qui paraissent et qui passent ; les mêmes heures amènent les mêmes obligations, et, pour l’Impératrice, la vie en ses grandes lignes reste pareille.


II

C’est de cette vie, dans ce décor désormais à peu près connu, qu’il faut rendre un compte minutieux et précis si l’on veut prendre quelque notion des goûts et des habitudes de Joséphine.

Si l’Empereur a passé la nuit dans les appartemens de l’Impératrice, il les quitte vers huit heures du matin et, à Paris, il remonte ; à Saint-Cloud, il descend chez lui : seulement, à Saint-Cloud, point d’accès direct ; il faut, par un long corridor sur lequel ouvrent les chambres des dames du Palais et des femmes de chambre, gagner un escalier public.

Vers la même heure, les femmes de l’Impératrice, dont une couche tout à côté, entrent dans sa chambre et y font le jour. Elles apportent, pour premier repas, ce que Joséphine a commandé la veille, une tasse d’infusion ou de limonade qu’elle prend au lit et elle reste encore quelque temps à paresser dans les draps de batiste brodée, aux taies d’oreillers assorties ou garnies de malines.

Elle est coiffée, pour la nuit, d’un bonnet de percale ou de mousseline brodée, garni de valenciennes et de malines ; parfois, d’un toquet de percale, garni d’Angleterre, de point à l’aiguille ou de broderies ; ou bien d’un serre-tête long en mousseline ou en batiste brodée, garni de malines ; ou bien encore d’une pointe de mousseline brodée et garnie d’Angleterre. Bien que, dans sa lingerie, elle ait quantité de chemises à manches longues, à manches bouffantes, à manches à soufflets, elle porte, la nuit comme le jour, les mêmes chemises sur lesquelles, le soir, elle passe une camisole : voici des camisoles de mousseline brodée à dents ; en voici faites en pèlerine et doublées de satin de toutes nuances ; en voici de percale, de batiste d’Ecosse, de tulle de fil, de tant d’étoffes et en tel nombre que, certainement, elle en fait un habituel usage.

On ouvre la porte au chien favori, car, seul, Fortuné a eu le privilège de coucher dans la chambre de sa maîtresse et d’en disputer l’entrée à Napoléon ; mais, tout laid qu’il était, bas sur pattes, long de corps, moins fauve que roux, avec un nez de belette et seulement du carlin le masque noir et la queue en tire-bouchon, Fortuné était à sa maîtresse dès 1793, et, aux Carmes, c’était sous son collier que l’on cachait les billets d’avertissement ou de salut. Fortuné disparu, étranglé à Mombello par le gros chien du cuisinier, Joséphine a pris une chienne à laquelle elle s’est si vivement attachée que, pour une maladie de cette petite bête, elle a appelé le plus célèbre médecin de Milan, Moscati. Cela mit Moscati en rapports avec Bonaparte et fit sa fortune : on le vit président du Directoire cisalpin, député à la Consulte de Lyon, directeur général de l’Instruction publique, comte, grand dignitaire de la Couronne de fer et sénateur du Royaume, pour n’avoir point dédaigné une telle cliente. A la petite chienne succéda un nouveau carlin qui, dès le voyage de Dieppe, en l’an XI, avait sa place marquée dans la voiture de suite. C’était un personnage fort au courant de l’étiquette, qui ne manquait point, lorsque la femme de garde-robe se retirait après le coucher de l’Impératrice, de la suivre, quelle qu’elle fût, dans sa chambre, où il se tournait sur une chaise et restait tranquille jusqu’au matin. Alors, sans empressement, il descendait dans le salon d’annonce ; sans impatience, il attendait qu’on ouvrît chez sa maîtresse et, aussitôt, il se précipitait avec des airs de folie joyeuse et mille démonstrations de tendresse. Un braque de la plus petite espèce, que M. de Colbert avait offert, ne parvint point, malgré ses talens de chasseur, à détrôner le carlin ou plutôt les carlins, car il y avait un ménage. Eux morts, il y eut un de ces petits chiens-loups, si vifs, si gais, si tendres, qu’on avait envoyé de Vienne à Joséphine, un de ces loulous à poil noir ébouriffé dont l’intelligence affectueuse est égale à la jalousie. Ces chiens qui avaient leur bonne particulière, la femme La Brisée, et dont l’entretien allait certaines années (1806) à 568 francs, mais se tenait d’ordinaire entre 350 et 450 francs, ne quittaient point l’Impératrice de tout le jour, se couchaient près d’elle sur le canapé où elle leur faisait un coussin de son cachemire, annonçaient les visiteurs aussi bien et mieux que les chambellans et les huissiers, se montraient fort agressifs contre quiconque approchait leur maîtresse, friands en particulier des mollets rouges des cardinaux et fort capables de mettre en lambeaux la robe qui leur déplaisait, sans même respecter la doublure.

C’est là un coin d’habitude, de manie, d’affection, qu’il ne faut point omettre chez Joséphine : la curiosité et la passion des bêtes familières. Les singes, les oiseaux, les animaux rares de quelque espèce que ce soit, ne quittent point la Malmaison, mais il n’en va pas de même des nains ou des petits nègres qu’elle mène partout après elle : dès l’Italie, elle avait un petit nain chinois qui devint rapidement insupportable. Pour l’en débarrasser, Napoléon emmena en Égypte le nain qui, pendant l’expédition de Syrie, convaincu que le général n’en reviendrait pas, vola et vendit toute sa cave, « deux mille bouteilles de vin de Bordeaux délicieux. » Il y eut le nain que, un jour de 1803, Joséphine fit sortir d’un panier couvert dans le cabinet du Consul, fort peu flatté du spectacle : un nain de dix-huit pouces de haut, en uniforme complet de hussard. Il y eut une colonie de petits nègres : Baguette aîné, Baguette cadet, Damande, Hotelot, Suaire, Saïd ; et, tant qu’elle fut la consulesse, elle eut un petit nègre pour le siège de sa voiture et pour les métiers de page, quoiqu’il en eût tant coûté à Madame Dubarry d’avoir eu Zamore. Cela, sans préjudice des grands nègres mamelucks, poignard à la ceinture et sabre au côté, qui étaient des chasseurs à la mode nouvelle, ses deux mamelucks à elle : Marche-à-Terre et Ali. Plus tard, ce fut un petit sauvage de Bornéo que M. de Janssens avait ramené pour elle des Indes néerlandaises : un goût d’exotisme qui, sans doute, tient à sa race créole, mais qui aussi est dans la donnée du luxe au XVIIIe siècle ; un goût des bêtes qui vient à toute femme inoccupée et oisive, et lui donne l’illusion d’aimer quelque chose ou quelqu’un.


Le chien ayant fait ses gentillesses et ses petites grimaces, jamais plus tard que neuf heures, Joséphine se lève et entre dans son cabinet de toilette : c’est ici le royaume des femmes de chambre et, puisque Joséphine y passe trois heures de sa journée, il faut faire connaissance avec ces témoins principaux de sa vie. D’ailleurs, de femmes de chambre véritables, qui la servent effectivement, qui soient admises aux mystères, qui aient acquis et qui gardent sa confiance, bien moins qu’il ne semblerait et qu’on n’a dit. Celles qui jadis furent à la vicomtesse de Beauharnais et à Madame Bonaparte sont retirées : la Louise Compoint, du voyage d’Italie, qui, malgré les secours de sa maîtresse, mourra du sot mariage qu’elle a fait sur le tard ; l’Agate Rible, du retour d’Egypte, riche d’une pension de 2400 francs, de la conciergerie de Fontainebleau pour son mari, de la lingerie pour elle, qui emporte de plus, à chaque occasion, des présens de Joséphine, et qui reçoit les souvenirs reconnaissans des anciens fournisseurs.

Sous l’Empire, il y a, portées aux états, deux premières femmes, quatre femmes de chambre, une garde d’atours, quatre femmes et une fille de garde-robe ; mais ce n’est là qu’un étalage : ainsi les deux premières femmes ne sont là que pour la montre et l’étiquette : elles n’ont nulle entrée dans l’intimité, et leur titre, accompagné de 6 000 francs de gages, reste presque sans fonctions.

L’une, Madame Saint-Hilaire, a été introduite par Madame Campan en thermidor an XII (août 1804). C’est une ancienne femme de chambre de Madame Victoire de France, la fille d : un valet de chambre de Madame Adélaïde, et son mari est employé au ministère de la Guerre. A en croire sa protectrice, elle a bon maintien, figure intéressante, excellente éducation, grande adresse ; elle s’entend fort bien à entretenir une harpe. Nulle fortune et plusieurs enfans : cela intéresse Joséphine, qui la prend. Une des filles, monstrueuse d’embonpoint, a une voix extraordinaire pour son âge et l’Impératrice lui fait donner des leçons par Blangini. Un fils est cet Emile-Marc Saint-Hilaire, dit Marco de Saint-Hilaire qui, profitant d’une similitude de nom avec Alcide Le Blond de Saint-Hilaire, neveu du général tué à Wagram, a, durant trois quarts de siècle, mystifié ses contemporains en leur faisant croire qu’il avait été page de l’Empereur et qu’il apportait sur l’Empire les souvenirs intimes du témoin le mieux placé. Madame Saint-Hilaire, entrée humblement, ne tarda point à vouloir imposer les façons de l’ancienne cour qu’elle disait connaître, et ses prétentions, son importance, ses luttes de préséance avec les femmes de garde-robe, l’attention qu’elle entendait qu’on prêtât à ses accidens, sa santé et ses malheurs, firent la joie de la domesticité et égayèrent même les dames du Palais et l’Impératrice. Mais elle n’en faisait pas sonner moins haut son titre de « première femme de l’Impératrice, » écrivait d’un ton d’égalité à « Monsieur le Préfait de la Seine » et, pour ses lettres, faisait usage d’un cachet où, sous une couronne ducale, ayant pour cimier une licorne naissante, s’étale un écu compliqué supporté par deux licornes. Pour donner à cette duchesse l’apparence d’être occupée, on l’avait chargée de la surveillance du linge et du soin des cachemires. Elle avait une collègue de son rang, entrée le 19 frimaire an XIII (10 décembre 1804), une Madame Bassan, femme d’un libraire qui avait fait de mauvaises affaires, que Foncier, le joaillier, avait recommandée comme s’entendant à nettoyer les bijoux : elle devait avoir la garde de l’écrin, mais de fait elle n’était pas plus employée que Madame Saint-Hilaire.

Les quatre femmes de chambre, qui viennent ensuite, sont de jolies filles qui, dès l’an XIV (fin 1805), reçoivent le titre de dames d’annonce. Elles sont, dans l’Appartement intérieur, ce que sont les huissiers dans l’Appartement d’honneur. De service deux par deux et par semaine, elles se tiennent, l’une dans la porte de la salle de billard, l’autre dans le salon contigu à la chambre à coucher, annoncent à l’Impératrice les personnes qui ont obligation de lui parler, le préfet du Palais pour les repas, le chambellan de service pour les audiences, ouvrent la porte à l’Empereur, aux princesses, aux dames de l’Impératrice, et c’est tout : aussitôt le préfet du Palais venu pour le dîner, elles sont libres jusqu’au lendemain matin, neuf heures. Pour cela, elles ont 3 000 francs de gages. La première nommée à ce titre, Eglé Marchery, jeune créole ruinée par les événemens, avait été recueillie par Joséphine d’abord comme femme de garde-robe ; puis, la place paraissant trop au-dessous de son éducation, on créa celle-ci pour elle. Félicité Longroy, fille d’un huissier du Cabinet, en profita, fut aussi promue, et eut par-là d’autres promotions ; puis, d’un milieu plus relevé, vinrent une Madame Soustras et une Madame Ducrest de Villeneuve dont on n’eut point à jaser et qui, aux Tuileries, ne coururent point la grande aventure. Madame Ducrest de Villeneuve, femme du secrétaire général de l’administration des Droits réunis, nièce par son mari de Madame de Genlis, avait une fille, Georgette Ducrest, qu’elle introduisit à sa suite et qui fut parfois, après le divorce, admise à faire de la musique chez l’Impératrice : cette fille épousa Bochsa, le compositeur alors célèbre de la Dansomanie et des Noces de Gamache, fut ruinée et abandonnée par lui, perdit sa voix dont elle vivait, chercha alors à tirer parti de sa plume et publia des Mémoires sur l’Impératrice Joséphine, la cour de Navarre à la Malmaison où, au milieu de documens apocryphes, d’anecdotes controuvées, de situations dénaturées, se rencontrent pourtant quelques traits d’observation directe.

Bien peu de chose, ce que sa mère a pu observer : celles qu’il faut entendre, sur Joséphine, celles qui assistent réellement à son existence dans l’intime de l’Appartement intérieur, c’est la garde d’atours, Madame Mallet, ce sont les quatre femmes de garde-robe : Madame Charles, Mademoiselle Aubert, Madame Fourneau, Mademoiselle Avrillon. La fille de garde-robe change souvent et n’a point d’importance, mais ces cinq, choisies et triées sur un grand nombre d’autres (car, en 1803 et 1804, on voit passer dans la chambre de Madame Bonaparte : la demoiselle Doinel, les deux Loret, les femmes Roque, Poirot, Pérardel et une Anglaise, miss Jane Yppliard), ces cinq, établies à partir de 1805 d’une façon définitive, forment, avec la négresse Malvina, Madame Alimane, le fond de la vie domestique. Madame Mallet, ancienne ouvrière de Madame Germon, la couturière ; Mademoiselle Aubert, entrée en 1802 à 600 francs de gages, portée en 1805 à 1 200 francs, qui, avec deux ouvrières, tient le linge de l’Impératrice et qui est si connue de Napoléon que plus tard il la demande à Joséphine pour être garde des atours de sa seconde femme ; Madame Charles (Mademoiselle Bayeux), ancienne femme de chambre de Mademoiselle d’Orléans, placée près d’Hortense par Madame Campan, renvoyée par Louis dans un de ses accès de jalousie, reprise par Joséphine le 22 mars 1805 aux gages de 1 800 francs ; Madame Fourneau (Marie-Louise Lescallier), entrée en 1802 à 600 francs, portée à 1200 francs en 1805 ; et Mademoiselle Avrillon, venue aux mêmes gages du service de Mademoiselle Tas-cher où Joséphine l’a mise d’abord ; voilà les témoins de la vie, les personnages qui entrent vraiment dans la familiarité, qui sont admis dans les confidences.

Quelle confidence plus ample qu’une toilette quotidienne de trois heures, une toilette comportant des soins, des complicités, d’infinies recherches, d’extrêmes complaisances ? Quel pouvoir ne prend point alors l’embellisseuse sur une maîtresse qui se sent vieillir et dont l’unique but dans la vie est de plaire et de rester jeune ? Quelle assurance ne donne point aux servantes la connaissance des secrets qui conservent ou qui rendent l’apparence de la jeunesse ? Aussi, à ses femmes de garde-robe, Joséphine ne confie pas seulement ses robes et ses bijoux, mais elle leur conte ses affaires les plus secrètes ; elle leur dit ses craintes, ses rêves et ses désirs ; elle leur fait garder ses lettres les plus confidentielles et les plus précieuses ; elle les tient pour ses amies les meilleures et les plus sûres, ou plutôt les seules qu’elle ait. C’est à elles que va la plus grosse part des réformes de la garde-robe, ce qui leur fait des rentes très rondes ; elles ont des gratifications par 1 200 francs, 500 ou 600, selon les jours ; des dots si elles se marient ; des pensions après un temps de services et alors un beau portrait de la maîtresse par Sain ou par Isabey. On a dit fort justement que Napoléon était un homme à valets de chambre, parce que, dès l’Italie, il ne pouvait se passer, pour son service intime, de gens habitués ; mais, combien plus Joséphine est la femme à femmes de chambre, non seulement par les soins qu’elle demande, mais surtout par cette continuelle ouverture aux inférieurs qui l’approchent et l’entourent, par ce besoin de s’épancher sans que cela tire à conséquence. Toutefois, débarrassée qu’elle est des anciennes servantes qui avaient barre sur elle et savaient trop de dangereux secrets, Joséphine comprend qu’il est des familiarités interdites. Elle s’étudie à garder son rang, traite ses femmes avec une extrême politesse, ne leur adresse point de reproches si elle les trouve en faute, les punit seulement par un silence qui dure de un à huit jours, selon la gravité du cas. Elle se tient ainsi dans cette nuance d’intimité protectrice et familière tant qu’il ne lui survient pas une grosse inquiétude ; mais, alors, en quelque façon malgré elle, la distance brusquement s’efface entre l’Impératrice qu’elle est et ces filles qui la servent ; il n’y a plus que des femmes en présence et, pour des confidences, des avis, même des conseils, toute femme en vaut une autre. Joséphine livre donc alors ses inquiétudes et ses pensées, mais elle réserve ses actes, soit qu’elle n’en ait plus à cacher, soit qu’elle ait appris le péril des complicités domestiques.

Joséphine d’ailleurs ne manque point de confidentes de cet ordre. En dehors des femmes qui sont attachées à la Maison, payées sur les états, qui authentiquement paraissent, elle a, comme toute créole, quantité de négresses, de femmes de couleur, de vagues parentes naturelles, qui vont et viennent autour d’elle, dont on ne distingue pas les physionomies, dont on sait à peine les noms et qui pourtant sont les êtres d’absolue confiance, ceux qui font les affaires, servent en des cas de prête-noms, endossent à des jours de terribles responsabilités, dont le dévouement est assez assuré pour que, en péril de mort, ce soit à eux qu’on demande asile : ainsi cette Lannoy qui, en 1793, est la bonne des enfans Beauharnais, et dont le frère, pendant la Révolution, fait toutes les affaires de Joséphine et de la Renaudin ; ainsi Malvina ; ainsi Euphémie Lefebvre, Mimi, qui est venue de la Martinique avec Joséphine en 1779, qui a été plus tard la bonne d’Eugène et est restée dévouée aux enfans au point que c’est chez elle que Hortense se réfugie en 1815 ; ainsi Madame Duplessis, petite parente des Tascher, qui, en 1804, a amené de la Martinique les enfans Tascher et, depuis lors, est restée à la charge de Joséphine ; tout un petit monde qui, aux heures matinales, entre et sort sans qu’on y prête attention, qui fait toutes sortes de commissions, est mêlé à quantité d’affaires, et qui est demeuré d’autant plus discret que, le plus souvent, il a ignoré l’importance et le lien des choses.


Les premiers actes de la toilette sont fort longs, car Joséphine a cette minutieuse et rare propreté des femmes galantes et des créoles. Elle prend chaque jour un bain et elle a, pour les lavages, toutes sortes d’outils raffinés, des bouilloires d’argent, des seaux d’argent pour les pieds, des cuvettes d’argent de toutes grandeurs et qu’on porte partout après elle. Mais ce n’est point là le compliqué : ce qui l’est, pour Joséphine, c’est de faire sa tête, de boucher les rides, de lisser la peau, d’effacer la patte d’oie, d’aviver les couleurs. Au temps de sa jeunesse, toute femme de condition se fardait ; cela faisait partie intégrante de la toilette, mais Joséphine en a abusé au point que, dès 1804, le blanc qu’elle met sous son menton, ne tient plus. Il s’écaille, le couvrant d’une sorte de poudre blanchâtre : comme de juste, elle ne convient point de la cause que d’ailleurs, vraisemblablement, elle ignore ; elle dit que l’état de son menton indique celui de sa santé et lorsqu’on lui demande comme elle se trouve : « Mais, pas bien, répond-elle : voyez, j’ai mes farines. »

Pour le rouge, non contente d’en aviver les pommettes, elle en couvre presque ses joues ; mais, à la Cour, en représentation, ces grands acteurs qu’il faut regarder à distance peuvent-ils se passer de maquillage ? Toutefois Joséphine va peut-être un peu loin : en une seule année (1808), elle prend du rouge chez Martin pour 2 749 fr. 58, chez Madame Chaumeton pour 598 fr. 52, et il s’en trouve encore dans les mémoires des autres parfumeurs, Gervais-Chardin et la veuve Farjeon et fils. Elle y a si bien habitué l’œil de Napoléon qu’il exige que toutes les femmes qui paraissent devant lui en mettent. Cela lui semble à ce point l’accessoire obligé de la grande toilette qu’il rudoie quiconque essaie de s’y soustraire : « Allez mettre du rouge, madame, dit-il à une, vous avez l’air d’un cadavre, » et à une autre : « Qu’est-ce que vous avez à être si pâle, relevez-vous de couches ? » Le cas est ordinaire : tout homme qui vit d’habitude dans la société de femmes fardées, perd la notion du teint naturel, de l’aspect normal du visage, et le fard lui paraît non seulement un agrément, mais un complément indispensable de l’habillement.

Par compensation, en dehors de l’eau de Cologne, de quelques extraits de fleurs et de l’eau de lavande, Napoléon ne supporte aucun parfum et en a l’horreur : Joséphine doit donc s’en priver, comme d’ailleurs toutes les femmes de la Cour.

Après avoir pris ces soins minutieux, où elle a employé les nombreux nécessaires, les boîtes à outils de toute espèce, pour les dents, pour les mains, pour les pieds ; après avoir subi la visite de son pédicure, le juif allemand Tobias Kohen, qui, tous les quinze jours, vient, l’épée au côté, en habit pareil à celui des valets de chambre, s’acquitter de son devoir avec un sérieux imperturbable et reçoit pour ce un traitement de 1 200 francs, Joséphine s’habille : elle passe une chemise de mousseline, de toile de Hollande, de batiste ou de percale, et elle en a bon nombre : quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Cette chemise, le plus ordinairement, est brodée au bas et garnie, à la gorge et aux manches, de valenciennes à dents ou de malines. L’étoffe, en batiste, coûte 18 francs l’aune et on en emploie deux aunes presque et demie ; la façon revient à 7 francs ; la garniture de petite dentelle, à la gorge et aux manches, est comptée 15 francs pour les plus simples, mais monte à 36, 40, 50, 100 francs, si c’est de la valenciennes, et plus haut, si c’est de la malines. La plupart sont brodées au bas à raison de 36 francs pièce et ont en garniture de 100 à 200 francs de dentelles. Les fournisseurs sont la veuve Commun Narrey et les demoiselles Lolive, de Beuvry et compagnie. Qu’on ne s’étonne pas de ces cinq cents chemises, c’est à peine si elles suffisent : Joséphine en change trois fois par jour.

On lui chausse des bas de soie, d’ordinaire blancs, rarement rosés. Elle a dans sa garde-robe cent cinquante-huit paires de bas de soie blancs contre trente-deux de soie rosés et dix-huit de couleur chair : ces bas, que fournissent Patin et Tessier, valent depuis 18 jusqu’à 72 francs la paire, — ceux-ci « extra-fins à très grands jours de dentelle et riche broderie. » Il y a tout un assortiment : sept qualités différentes de bas de Paris ou de Berlin, mais ceux-ci sont surtout bas de coton, blancs le plus souvent, quelquefois de couleur naturelle brodés en soie blanche ; ils coûtent 30 et 42 francs la paire et servent sous le brodequin. Point de bas de couleur : en tout six paires de noirs et six de demi-deuil.

Les souliers, pour la matinée, sont le plus ordinairement en peau de couleur ou en étoffe : en peau, taffetas ou satin, elle les paye 8 francs la paire. En une année, elle en commande et en paye cinq cent vingt paires, sans compter les deux cent soixante-cinq paires neuves restant de l’année précédente. Ce sont des souliers tout plats, sans talon, si fins, si légers, qu’ils font corps avec le pied, ne le chaussent point, mais l’habillent, souliers de salon uniquement : pour sortir, on croise en X sur le mollet les ganses plates qui tiennent aux quartiers. D’ailleurs, point faits pour cela ; il est de Coppe, un des fournisseurs habituels de l’Impératrice, ce mot à une dame se plaignant que les souliers se fussent crevés la première fois qu’elle les a mis : « Je vois ce que c’est ; Madame a marché. » Pour ses pieds, dont elle est si justement coquette, Joséphine essaie tour à tour tous les marchands qui ont la vogue : c’est Bourbon le plus ordinairement, mais aussi Cholet-Bonnet, Cassagnes, Ringé, Geintzer, Henri, Schalcher, la veuve Simon, Legrand, etc. Pourtant nulle fantaisie pour les souliers, hormis, comme de juste, pour ceux qui, étant de costume, sont inventés par les peintres. Fort peu de brodequins : ceux qu’on porte par hasard sont d’étoffe ; il faut qu’on voyage pour prendre les brodequins de maroquin ou de velours doublés de fourrures. Sauf en ce cas, le soulier seul est de mise, à Paris comme à la campagne.

Chaussée, Joséphine passe un corset très léger de percale doublée, garni de valenciennes, ou de basin doublé de percale, rarement de satin blanc doublé de taffetas. Presque point de baleines, point de buse, elle n’en portera qu’en 1810. C’est Coûtant, le fournisseur, et les corsets ordinaires se paient 40 francs, ceux de satin 10 francs de plus.

Sur le corset, un simple jupon d’étoffe très souple, de petit basin rayé, garni d’un ou deux rangs de malines ou d’un petit volant de mousseline brodée à dents de percale brodée ou garnie de valenciennes, rarement de mousseline. L’hiver, quelquefois un jupon de tricot de coton bordé de dentelles, mais c’est exception ; il n’y en a que six aux atours. Rien d’autre, rien absolument : Joséphine n’a dans sa garde-robe que deux pantalons en soie de couleur chair pour monter à cheval.

Quand elle a endossé un peignoir de percale, de mousseline ou de petit basin (et elle en a à l’infini, de toutes formes, de toutes broderies et de toutes garnitures), les femmes de garde-robe introduisent, dans le premier cabinet de toilette, Herbault, le valet de chambre coiffeur. C’est un personnage important qui se présente en habit brodé et l’épée au côté. Il ne touche ostensiblement que 1 200, puis 1 500 francs par année ; mais, à partir de 1805, il a, par an, 6 000 francs de supplément de traitement et une gratification de 1 600 à 1 800 francs. Ses fournitures vont de 5 000 à 8 000 francs et certes l’Impératrice n’est point sa seule cliente : toutefois, ce n’est qu’en 1809, après le divorce, qu’il visa au grand, s’établit marchand de modes, rue Neuve-Saint-Augustin et devint un de ces grands hommes à l’usage de la Parisienne, qui prennent une sorte d’influence sur les mœurs, en ayant une assurée sur les chapeaux.

Herbault n’est que pour les petits jours ; il a un rival ou plutôt un maître, l’étonnant Duplan, l’artiste qui a accommodé toutes ces dames du Directoire, celui à qui Madame Tallien remettait, pour l’en coiffer, un voile de dentelles de 8 000 francs, qui le regardait, le retournait, puis le jetait d’un geste superbe : « Madame, il est trop grand, je ne pourrai jamais vous coiffer d’une manière digne de vous et de moi ; » et, sur les supplications de Theresia, il prenait des ciseaux, coupait, rognait à son goût, faisait une loque du beau voile, mais une loque qui le sacrait, lui, le premier coiffeur de Paris. Duplan, pour ses soins, touche 32 000 francs en 1807, 12 000 en 1808, autant en 1809, sans compter 8 000 à 10 000 francs de marchandises qu’il fournit par année. Au divorce, Napoléon l’enlève à Joséphine, le place près de Marie-Louise, aux gages vraiment extraordinaires de 42 000 francs par année, sans compter les gratifications, et il en est de 12 000 francs d’un seul coup. Aussi, le fils de Duplan entre à l’Ecole polytechnique, il est ingénieur des constructions maritimes, il se bat à Anvers, se retire ensuite dans ses propriétés près de Toulouse et, de 1852 à 1869, est constamment élu député de la Haute-Garonne.

Des coiffures qu’Herbault et Duplan font à Joséphine, il en est de mille sortes et des plus compliquées : en général, une grosse boucle en repentir descend sur l’épaule, mais on essaie de tout un peu : les mille bouclettes donnante la tête ronde un air d’enfance ; les bandeaux serrés à la mode des statues antiques avec un chignon ferme, placé haut, et pointant droit de l’occiput ; les demi-bandeaux étoffés, relevés sur les côtés pour dégager l’oreille et la nuque et se joignant en une sorte de pouf épais et bouffant, des coiffures, qui semblent à chaque jour renouvelées et qui, de la part des artistes, exigent un goût d’autant plus sûr, une habileté d’autant plus consommée que la matière coiffable est moins abondante et qu’il faut suppléer à ce qui manque et colorer ce qui reste. Les cheveux de Joséphine, aux derniers jours de sa vie, sont, par la teinture, restés d’un châtain vigoureux, mais ce qui n’en a point changé, ç’a été la qualité et ils sont d’espèce assez grosse. A partir d’un certain moment, l’art consiste à n’en point trop laisser voir, à trouver, surtout pour le soir, — car, dans la journée, l’Impératrice est toujours en chapeau, — soit quelque arrangement d’étoffes légères et mousseuses, soit une adroite disposition de touffes de fleurs artificielles, soit l’appareil souverain d’un diadème de grande dimension. Très tôt, il a fallu renoncer comme trop jeune et trop négligée à cette coiffure à la créole avec le mouchoir de madras négligemment noué sur le côté qui seyait à miracle à la vicomtesse de Beauharnais et même, dans les premiers temps, à la consulesse. Il faut du grave, du sérieux et du sévère, et, ce qui complique encore, il le faut accommodé à un visage qui, sans rien de remarquable ni de régulier dans les traits, vit uniquement de grâce et de mines. Qu’on s’étonne ensuite de l’importance que prend le coiffeur !


Ces premiers actes ont pris du temps : si les dames du Palais de service se présentent durant que le coiffeur est encore là, souvent on les fait entrer dans le cabinet et elles assistent à la grande délibération sur la toilette du jour : la première femme et les femmes de garde-robe apportent de grandes corbeilles qui contiennent plusieurs robes, plusieurs chapeaux et plusieurs châles, et la discussion s’ouvre.

L’été, les robes sont de mousseline, de batiste ou de percale ; l’hiver, d’étoffe ou de velours. En robes d’été, il y a du choix, car, au dernier inventaire de la garde-robe, en 1809, il s’en trouve deux cent deux ; et il ne faut point s’imaginer que, parce qu’elles sont blanches et d’étoffes que l’on dirait simples, on les ait à bon compte ! Les robes de percale et de mousseline reviennent de 500 à 2 000 francs, selon la broderie, et, de ces broderies, il en est d’une grâce, d’une invention, d’un art exquis, et toutes sont d’une exécution qui passe toute comparaison avec ce qui s’est fait en nos temps. Les mousselines viennent la plupart de l’Inde, comme les percales : celles-ci sans apprêt, souples, légères, fuyantes, faisant près des blancs de la batiste, de la mousseline et du linon un blanc autre, moins sec, plus fondu, un blanc qui chante, dans cette symphonie des blancs, plus langoureusement.

Rien de cela que fournisse Leroy : c’est Gueinot-Toily de Bruxelles, c’est Commun-Narrey, c’est Huid de Paris ; Schœlcher pour les mousselines, Robert pour les batistes, et toujours, pour tout, Mesdemoiselles Lolive, de Beuvry.

Des robes d’étoffes pour l’hiver, beaucoup sont de cachemire : en voici trente-trois à l’inventaire de 1809, sans compter les juives et les habits de chasse. Pour les redingotes que Joséphine endosse les matins d’hiver, soit sur des robes blanches, soit sur des robes de cachemire, il en est de velours de toute nuance et de toute garniture : velours cannelé gros jaune garni d’astrakhan, velours nacarat à grand col d’hermine, velours vert à garniture d’hermine avec un fichu de crêpe lamé en or, velours noir doublé en satin rose, velours bleu impérial doublé on satin blanc, velours blanc cannelé doublé de velours moucheté avec une plaque d’agate et de perles fines, velours amarante doublé en peluche verte, velours nacarat doublé de satin blanc, il en est de tous les satins, de toutes les levantines, comme de tous les velours. Mais ce n’est point assez ; pour les jours où l’Impératrice veut s’habiller davantage, il faut des robes assorties à la richesse des redingotes et voici défiler les garnitures d’hermine ; voici, sur une robe de satin lilas, une redingote courte de velours noir, avec des ruches de mousseline ourlée d’or ; voici, sur une robe de satin blanc, une redingote de velours chamois ; voici, sur une robe de satin lavande, une redingote de velours gros vert que serre à la taille une ceinture en or ornée de camées ; voici, ouverte sur une robe de satin chamois, une redingote de velours pensée boutonnée de topazes d’Orient et ceinturée par une chaîne d’or fermée par un médaillon d’améthyste ; et voici, pour clore la série de l’hermine, voici, sur une robe de satin blanc, une redingote de velours cannelé blanc, à ceinture d’or en filigrane incrustée de perles fines, avec le médaillon, les boutons et les glands en saphirs et perles fines ! Et, de chaque fourrure, précieuse s’entend, il se trouve presque autant de robes et de redingotes garnies !

L’Impératrice a fait son choix dans les six cent soixante-seize robes d’étoffe. Il lui faut son cachemire à présent. Combien en a-t-elle ? Quelque sotte a dit quatre cents : c’est bien moins : soixante en totalité : cinq amarantes, douze rouges, dix-sept blancs, neuf jaunes, six de diverses couleurs, trois bleus, deux noirs et cinq rayés. Il est vrai qu’ils sont les plus beaux qu’on ait vus en Europe et qu’il en est qu’on a payés huit à dix mille francs ; mais le prix ordinaire est de trois à quatre. Est-ce trop pour la grâce qu’ils donnent à la femme, à Joséphine surtout qui, mille fois dans le jour, remonte son cachemire, le descend, le drape, le tamponne, et qui, lorsque dans les yeux d’une visiteuse, elle aperçoit l’éclair de ce désir féminin qu’elle connaît si bien, d’un geste délicat et enveloppeur, le lui met aux épaules ?

Vient ensuite le chapeau, car, le matin toujours, et parfois le soir, si elle est fatiguée, elle se coiffe avec un chapeau garni de fleurs ou de plumes. Ici, comment se reconnaître dans les chapeaux casques, les chapeaux de velours, de satin, de paille d’Italie, de paille noire, blanche, jaune, les capotes de toute étoffe, les toques en velours, en tulle, en satin, en cachemire, dans les deux cent cinquante-deux « modes et coiffures » d’une seule année, toutes différentes de forme, de couleur, de garniture : les plumes blanches dominent, mais il y a aussi les esprits, les hérons noirs, les plumes de paon et toutes les variétés de fleurs. Très peu de turbans ; trois seulement.

Et d’après ces chiffres qu’on ne s’imagine pas, comme on l’a dit, que Joséphine « a la manie de ne se défaire de rien, » et qu’elle thésaurise en quelque façon les objets de sa toilette. Deux fois par an, elle monte aux atours et elle réforme alors une grande partie, la plus grande partie de sa garde-robe. Ainsi, en cette année 1809, sur trois cent soixante-dix-neuf pièces de dentelles, elle en donne soixante-douze ; sur quarante-neuf grands habits de cour, seize ; sur six cent soixante-seize robes, tuniques ou juives, trois cent soixante et une ; sur soixante châles de cachemire, dix-sept ; sur quarante robes de cachemire, trois, dont une aux Gobelins ; sur deux cent cinquante-deux modes et coiffures, cent quarante-six ; sur quatre cent treize paires de bas, deux cent quatorze ; sur sept cent quatre-vingt-cinq paires de souliers et de brodequins, sept cent quatre-vingt-cinq !

Elle ne donne pas seulement les objets en usage, mais, dans ce qui est neuf, tout ce qui a cessé d’être à sa fantaisie : voici cent vingt-deux pièces d’étoffes neuves, elle en donne trente-neuf, et ce n’est pas seulement à ses femmes de chambre qu’elle fait de tels présens : Madame Mère, la reine de Westphalie, la reine de Naples, la princesse de Bade, acceptent des robes, des cachemires, des redingotes qui ont été portées, sans parler des étoffes en pièce.

D’après cela, l’on peut juger quelle est la consommation annuelle de la garde-robe : en une année, Joséphine achète vingt-trois grands aunages de dentelles, sept grands habits, cent trente-six robes, vingt châles de cachemire, soixante-treize corsets, quarante-huit pièces d’étoffes, quatre-vingt-sept chapeaux, soixante-douze paires de bas de soie, neuf cent quatre-vingts paires de gants, cinq cent vingt paires de souliers. Il y en a de payé pour 320 816 fr. 56 sans compter ce que l’on redoit. Les reports, d’un exercice sur l’autre, des dépenses arriérées sont tels en effet, que, pour se rendre compte de l’argent employé par Joséphine pour sa toilette, il faut, — mettant de côté même les liquidations de dettes, obligatoires tous les deux ans et dont certaines dépassent le million, — prendre les chiffres globaux des six années. Et alors, on trouve que, en six ans, il y a eu de dentelles, chez Vanderbocht, Lesueur, de Rons et Vandessel, 225 906 fr. 18 (cela ne comprend pas les grandes dentelles payées sur la cassette de l’Empereur) ; il y a eu d’étoffes de soie chez Fillion, Le Normand, Vacher et Nourtier, 312 558 fr. 68 ; de modes et grands habits, chez Mademoiselle Despeaux, chez Herbault, Leroy, Duplan, Binelli et Bertin 1 096 875 fr. 27 ; de façons et fournitures de couturières, surtout à Madame Germon, 102 811 fr. 45 ; de façons aux ouvrières de la garde-robe, 61 408 fr. 38 ; de linge, chez la veuve Commun Narrez et Mesdemoiselles Lolive, de Beuvry, 740 386 fr. 37. Les fleurs artificielles de Lainé, Nattier et Roux-Montagnat ont coûté 35 893 fr. 50 ; les crêpes et rubans, de Kreisler, Scribe-Brémard et Richard Lenoir, 130 078 fr. 77 ; les fourrures, celles fournies, non par les couturiers, mais par le fourreur, la veuve Toulet, seulement 43 599 fr. 92 ; les gants et la parfumerie 57 184fr. 33 ; la chaussure, bas et souliers : 52 615 fr. 77.

La grande dépense est donc en modes, étoffes de soie, confection des robes, robes et grands habits, dépense qui, à elle seule, atteint en six ans 1 573 653 fr. 79, sans compter les dettes, sans comprendre rien des parures du Sacre ou des grandes cérémonies officielles pour lesquelles l’Empereur alloue des crédits spéciaux. Sur ces 1 500 000 francs, Leroy, le grand couturier, touche, en cinq ans, exactement la moitié : 766 476 fr. 73. Il n’est donc pas, comme on l’a cru, l’unique habilleur de Joséphine, s’il est le plus important et le plus célèbre : aussi bien le mérite-t-il, portant à cet art, le plus personnel en quelque sorte qui soit, cette sorte de génie qui, à des époques, se rencontre chez des hommes ayant à un si haut degré l’instinct, le goût, la vocation d’habiller et d’embellir la femme qu’ils y réussissent mieux que la femme même et qu’ils y perdent comme la notion de leur sexe.

Leroy ne surfait point la façon : c’est 18 francs pour une robe, même une robe de cour. — En 1750, cela se payait 12 livres chez les grands (soit 14 fr. 40), l’augmentation est donc médiocre. — Mais, où Leroy se rattrape, c’est aux étoiles et aux garnitures qui font monter les robes à 2 000 et 3 000 francs. C’est ainsi qu’il atteint, pour l’Impératrice, à ce chiffre de 130 000 francs par année. Encore trouve-t-il que c’est peu de chose et ose-t-il s’en plaindre à l’Empereur lui-même. « Un jour, a dit Napoléon, que j’examinais un trousseau de famille fourni par lui, il osa m’entreprendre, moi à qui certes on ne mangeait pas dans la main. Il fit ce que personne en France n’eût osé tenter, il se mit à me démontrer fort abondamment que je ne donnais pas assez à l’Impératrice Joséphine, qu’il devenait impossible de l’habiller à ce prix. Je l’arrêtai au milieu de son impertinente éloquence d’un seul regard. Il en demeura comme terrassé. »

Mais, avec Joséphine, il n’en va point de même ; c’est elle qui s’excuse d’être mauvaise pratique et de ne point dépenser assez. En 1809, à la suite de diverses liquidations orageuses, elle a cédé en apparence aux injonctions de l’Empereur, et a résolu de mettre dans sa toilette une façon de régularité. Elle a donc installé comme intendante, chargée de toutes les commandes et de toutes les réceptions d’objets, une certaine Madame Hamelin qui a été assez longtemps en cette qualité au service de la princesse Pauline et l’a quittée le 23 septembre 1808. Par la suite, loin d’arrêter les dépenses, Madame Hamelin s’employa à fournir des expédions pour en engager de nouvelles et profita si largement des faiblesses de sa maîtresse qu’elle reçut d’elle, en une année, soixante-quinze robes et un cachemire de grand prix. Mais, au début de sa gestion, elle était pleine des meilleures intentions et luttait pour ne point laisser dépasser le maximum de dépenses fixé par l’Impératrice même pour chaque article. Chez Leroy, ce maximum était de 7 000 francs par mois, et voici, d’une lettre que Leroy écrit à Madame Hamelin, quelques passages qui peignent toute la façon dont il prenait Joséphine et dont Joséphine était avec lui : « Veuillez, Madame, je vous prie, demander à Sa Majesté la permission de lui présenter mon bien humble respect et de la supplier de ne pas penser de moi ce qu’elle dit, que je trouve sa pratique trop peu considérable pour m’en occuper. L’Impératrice peut-elle croire qu’on est maître des sentimens qu’elle inspire ? Ainsi, c’est vous, Madame, que je prie de vouloir bien détruire cette pensée, car elle n’existe que dans la bouche de Sa Majesté. Je vous demande en même temps, chaque lettre que vous auriez la bonté de m’adresser, dire un seul mot de la santé de Sa Majesté. Ce mot est le premier besoin de l’âme ; veuillez donc vous en souvenir… Vous avez reçu le petit maximum du mois ; je vous avoue que, sans vos ordres, je n’eusse pas continué d’envoyer d’après le fixe que Sa Majesté avait imposé. Vous voyez, Madame, qu’il serait difficile de continuer à 7 000 francs ; nous serons toujours en arrière, et que même cela me ferait éprouver une grande contrariété pour la tenue de mes livres. Je désire donc, Madame, lorsque je vous enverrai le total du mois, que les 7 000 francs seront portés comme acompte, afin de ne pas mettre d’embrouillamini dans les écritures. »

N’est-ce pas tout l’homme et, pour le juger, n’est-ce pas tout ce qu’il faut ? Les paroles mielleuses dites, la bouche en cœur, aux clientes, et le coup de fouet donné à leurs fantaisies, et le mépris du couturier pour qui ne rend pas tout ce qu’il a compté, et la façon d’imposer sa volonté et de donner ses ordres, n’est-ce pas là le plus bel exemple de l’infatuation de l’espèce ? 84 000 francs, fi ! Il faut, pour rattraper la considération de M. Leroy, que l’Impératrice double au moins ; et c’est ce qu’elle fait : elle abandonne les beaux projets d’économie ; elle oublie le petit maximum ; et c’est à 142 314 fr. 10 que monte la facture de l’année.


FREDERIC MASSON.