L’Exil et la Mort du général Moreau/03

L’Exil et la Mort du général Moreau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 613-646).
L’EXIL ET LA MORT
DU
GÉNÉRAL MOREAU

III[1]
LE RETOUR EN EUROPE


I

Pressé d’accomplir la mission dont il était chargé, Daschkoff, vers la mi-mars, se rendit à Philadelphie. Moreau résidait depuis plus de six ans, dans le voisinage de cette ville, sur la propriété achetée par lui, dès son arrivée aux Etats-Unis, et qu’il avait considérablement agrandie. L’envoyé russe eut vite fait de comprendre que ses pressentimens ne l’avaient pas trompé. Sans doute, la résolution de Moreau n’était pas définitive. Il ne voulait, en ce moment, se déplacer que lorsqu’il aurait acquis la certitude que sa femme et sa fille n’étaient plus sur le territoire français. Mais Daschkoff n’en interpréta pas moins ses paroles à l’égal d’une promesse ferme. L’entretien se poursuivit comme si l’exécution de cette promesse n’eût été subordonnée qu’à des considérations accidentelles et provisoires que l’événement allait rendre sans objet. Moreau suivit Daschkoff sur ce terrain. Après que le diplomate russe lui eut répété, conformément à ses instructions, que les allies ne faisaient pas une guerre de conquête, qu’ils voulaient uniquement délivrer l’Europe du joug qui pesait sur elle et que la France conserverait ses frontières naturelles, lui-même reparla de son projet de former un corps d’armée à l’aide des prisonniers détenus en Russie. Il consentit à rédiger un mémoire explicatif de ce plan à la réalisation duquel il se proposait de faire concourir son ancien compagnon d’armes, le maréchal Bernadotte, devenu prince royal de Suède.

Les deux interlocuteurs s’entretinrent ensuite des moyens qui s’offraient à Moreau de quitter l’Amérique. Il n’y avait pas en ce moment de bâtimens neutres allant directement au Nord de l’Europe, et le général désirait éviter, autant que possible, de passer par l’Angleterre. Cet inconvénient lui serait épargné, si le Tsar consentait à l’envoyer chercher par un navire de ses flottes, et il n’aurait pas alors à craindre d’être pris par les corsaires français qui couraient sus au pavillon britannique.

Pour finir, Daschkoff lui demanda s’il n’avait pas de conditions à poser en ce qui touchait son entrée au service de la Russie.

— Des conditions ! s’écria Moreau. Ma confiance dans Sa Majesté est trop grande pour que je me permette jamais d’en faire !

Rentré à Washington, Daschkoff écrivait, le 8 avril 1813, à Romanzoff : « J’ai trouvé ses dispositions telles que je pouvais les désirer. Il n’hésiterait pas à quitter ce pays, s’il n’attendait des nouvelles de son épouse. » A la dépêche d’où sont tirés ces détails était joint « le mémoire précieux » qu’à sa demande avait rédigé Moreau.

Convaincu que la campagne prochaine, quel que fût le point où l’armée russe cesserait de poursuivre Napoléon, ne pourrait commencer avant le mois de juillet, Moreau estimait qu’il serait imprudent de laisser aux Français un seul corps de troupes en Prusse. Si l’on n’avait pu les forcer à passer le Rhin, on devait au moins les repousser au delà de l’Elbe, pour que la totalité de l’armée prussienne pût prendre part aux prochaines opérations. Le grand avantage de forcer les débris de l’armée française a passer le Rhin serait d’avoir les ressources en hommes et en vivres dans la liesse, le Hanovre et les pays adjoints. Quoiqu’on dût supposer que l’excessive fatigue des armées russes avait dû ralentir leur mouvement, il faisait remarquer que ce serait une grande faute que de laisser aux Français le temps de se rallier et de recevoir des renforts. Il fallait éviter tout siège qui occasionnerait des retards, des pertes et un grand emploi de troupes. Des corps d’observation à peu près égaux aux garnisons devaient suffire ; aussitôt l’ouverture de la Baltique, une flottille devant Dantzig et des troupes de blocus feraient tomber cette place.

Si l’Autriche abandonnait Bonaparte, la situation de celui-ci allait être très mauvaise. Elle ne serait pas meilleure, si l’Autriche, sans se détacher de lui, se bornait à une neutralité armée en se tenant prête à s’emparer de ce qui lui conviendrait, surtout en Italie. On devait bien croire d’ailleurs que cette puissance ne tenterait pas un grand effort en faveur de l’homme qui lui avait fait tant de mal. D’autre part, les hommes que Bonaparte levait maintenant en France, n’étaient pas des soldats ; ils ne combattraient passablement que si l’armée était composée au moins pour moitié de vieux soldats. Or, Bonaparte n’en avait plus qu’en Espagne. Abandonnerait-il ce pays ? C’est ce qu’il aurait de mieux à faire. Mais les hommes dans sa situation prennent ordinairement des demi-mesures, et c’est probablement ce qu’il ferait en retirant d’Espagne cinquante ou soixante mille hommes pour servir de noyau à sa nouvelle levée de conscrits. Avec cette armée nécessairement médiocre, il tenterait en Allemagne, non pas d’anéantir les armées russes, mais de faire une espèce de campagne pour servir d’abord à aguerrir ses nouveaux soldats et pour profiter des fautes de ses adversaires.

En ces circonstances, Moreau pensait que la diversion la plus terrible, « celle qui pouvait le plus sûrement anéantir la puissance de Bonaparte, rendre la paix et le repos à la France et à l’Europe, » devait être faite avec les Français prisonniers en Russie. Il conseillait d’employer le colonel Rapatel au recrutement de trente ou quarante mille hommes, tant officiers que soldats, choisis parmi les prisonniers. Dans sa pensée, un tel recrutement ne serait pas difficile. « Ils doivent abhorrer celui qui les a si mal conduits dans l’entreprise la plus folle et la plus ridicule qui ait jamais été faite et mépriser le lâche qui les abandonna au moment où ses talens pouvaient leur être le plus nécessaires. » Il serait important de n’admettre à cette organisation de prisonniers français que des officiers bien sûrs et d’en écarter absolument tous les courtisans, les gardes et ceux qui auraient obtenu des faveurs particulières. Ce corps d’armée devrait être cantonné à portée de la Baltique, sous la garde et la surveillance d’officiers russes sachant assez bien le français pour s’assurer des intelligences parmi ces volontaires et découvrir ceux qui ne se seraient enrôlés que pour se soustraire à la prison ou avec le dessein encore plus dangereux de trahir leurs camarades. Mais on ne devait écarter ces suspects qu’au moment de l’exécution, afin de les empêcher d’en entraîner d’autres dans leur trahison. A ceux qui se seraient enrôlés de bonne foi, résolus à rester fidèles au parti qu’ils auraient embrassé, on ne laisserait ignorer ni le nom du général sous les ordres duquel ils devraient agir, ni qu’ils étaient uniquement destinés à opérer en France contre Bonaparte seul, et que la paix serait le fruit de leurs travaux.

De même, il serait essentiel que les premières proclamations des alliés, quand ils entreraient en France, assurassent le peuple de la paix générale sur des bases honorables « aussitôt la mort du tyran. » Si l’Espagne était entièrement évacuée, l’armée de Wellington devrait être transportée en Allemagne, et les transports qui l’y auraient conduite serviraient à porter en France les troupes françaises destinées à y agir. Si, au contraire, l’armée anglaise restait en Espagne pour combattre les troupes françaises, il faudrait réunir une quantité de transports russes, suédois et anglais, suffisante pour amener sans délai le corps d’armée, formé à l’aide des prisonniers, sur les côtes de Flandre, à proximité de Paris.

Quant au gouvernement futur, il n’y avait pas lieu d’en parler tant que l’Empire ne serait pas renversé ; il fallait laisser à chaque parti l’espoir de voir réaliser ses désirs. Si l’on annonçait le retour de l’ancienne famille régnante, les acquéreurs des biens nationaux, quelques hommes du parti républicain et ceux des émigrés qui avaient abandonné leur ancien souverain pour servir Bonaparte, s’effraieraient, et si l’on annonçait le l’établissement de la République, Bonaparte en profiterait pour prédire le règne de Robespierre et des Jacobins. « On doit donc, disait Moreau en finissant, se borner à proclamer la haine du Tyran, la paix, la modération et l’indulgence la plus complète pour toutes les opinions, quel que soit le gouvernement qu’on établisse. La France entière, qui abhorre l’état actuel des choses, n’a probablement pas d’opinion formée contre la probité de celui qui entreprendra cette expédition. « Aucun motif d’ambition particulière ne le dirige. Rendre la paix à l’Europe et le bonheur à la France, est le but de ses projets ; jouir à l’abri d’un gouvernement libéral du fruit de ses travaux est son seul désir. »

Tel était le rapport que le général Moreau avait confié à Daschkoff pour le faire parvenir à l’empereur de Russie. A peine est-il besoin de faire remarquer que l’idée de faire marcher contre Napoléon ses anciens soldats prisonniers n’est pas digne d’un capitaine tel que Moreau[2]. Son erreur ne se peut expliquer que si l’on songe qu’en son exil, il a été hors d’état de mesurer la puissance du prestige que, même vaincu, Napoléon exerce sur ses soldats, et que n’ont affaibli ni les épreuves qu’ils ont subies en Espagne, ni les souffrances encore plus affreuses de la campagne de Russie. Napoléon est toujours pour eux le chef si longtemps invincible qui les a conduits de victoire en victoire ; ils ne l’aiment pas moins pour les sacrifices qu’il leur a imposés que pour les entreprises glorieuses auxquelles il les a associés ; et à deux ans de là, il suffira de son regard, de son geste, de sa voix pour que les légions envoyées pour le combattre se rallient à sa cause avec enthousiasme.

Au moment où Moreau traçait le plan qu’on vient de lire, la transformation dont les suites, quelques excuses qu’on y oppose, pèseront à jamais sur sa mémoire, s’était opérée en lui, et s’il hésitait encore, si, pour justifier ses hésitations, il invoquait et exagérait les difficultés qui entravaient son départ, c’est, nous le rappelons, qu’il était dominé par la crainte de livrer sa femme et sa fille aux vengeances de Bonaparte.

De là le mystère dont on le voit envelopper ses projets. Lorsque Daschkoff était venu conférer avec lui, ils avaient reconnu la nécessité d’une discrétion rigoureuse et d’un silence absolu. Précédemment, au cours de ses pérégrinations en Amérique, il avait rencontré le général Willot, qui s’était enfui d’Europe après de tristes aventures[3] assez semblables à celles de Pichegru et qui résidait maintenant à Baltimore. Ils avaient examiné ensemble les moyens de faire échec à leur ennemi commun et, en prévision d’événemens qui leur permettraient de franchir les mers pour aller le combattre, ils s’étaient engagés vis-à-vis l’un de l’autre à ne prendre aucun parti sans se prévenir. Mais Moreau, même après son entrevue avec Daschkoff, ne jugea pas que le moment fût venu de prévenir Willot.

En revanche, il considérait comme nécessaire de connaître les sentimens et les intentions de Bernadotte. Il cherchait un moyen de correspondre sûrement avec lui, lorsque à l’improviste, ce moyen se présenta. Un négociant de Philadelphie, David Parish, allait partir pour se rendre en Europe. En rapports d’affaires avec le proscrit, il lui offrit de se charger de ses commissions. L’occasion était sûre, et Moreau n’eut garde de n’en pas profiter. Il écrivit à sa femme pour l’engager plus instamment à quitter la France, à ses frères, à Rapatel et enfin à Bernadotte. Cette lettre au prince royal de Suède, il y attachait un prix particulier, il demanda à David Parish d’aller la porter lui-même à Stockholm, de la remettre en mains propres et de complimenter en même temps le destinataire sur la résolution des Etats de Suède qui lui assurait à brève échéance la couronne suédoise. Déjà, au moment où partait Rapatel, il lui avait confié le même message. Mais il ignorait encore si celui-ci s’en était acquitté.

Dans l’écrit que David Parish emportait pour Bernadotte, les dispositions de Moreau apparaissent avec encore plus de force et de netteté que dans la lettre transmise par Daschkoff à sa cour jet même que dans le mémoire qui l’accompagne, dont il n’est en réalité qu’une répétition[4]. En terminant, Moreau priait Bernadotte de lui répondre au plus vite et, s’il jugeait sa présence nécessaire en Suède, de lui envoyer un navire pour le transporter à Gothenbourg. Mais il ne lui parlait pas des offres qu’il avait reçues de l’empereur de Russie par l’entremise de Daschkoff.

Le bâtiment, qui portait Parish, effectua une traversée heureuse et rapide et le déposa à Hambourg, qu’occupait alors le corps d’armée de Davoust. Mais, le voyageur se vit arrêter par des consignes rigoureuses résultant de l’état de guerre ; on ne lui permit pas de passer en Suède, ce qui le décida à repartir immédiatement pour l’Amérique. Dès son retour, il avertissait Moreau « que le despotisme du maréchal Davoust l’avait empêché d’aller à Stockholm. » Moreau serait donc resté dans l’ignorance des intentions de Bernadette, s’il n’avait eu connaissance à l’improviste d’une lettre de Mme de Staël à ses correspondans d’Amérique. Etant alors en Suède, elle les chargeait de lui dire que le prince royal désirait le voir et le demandait à tous les échos. Sa réponse à cette invitation, à la date du 6 mai, prouve que l’avis qui venait de lui être donné précipita ses résolutions.

Après avoir reproduit sa première lettre, il faisait part à Bernadotte des propositions de la Russie et, présumant que sa femme n’était plus en France, il annonçait son départ pour la mi-juin. « Je suis prêt, ajoutait-il, à pénétrer en France à la tête des troupes françaises ; mais je ne vous dissimule pas ma répugnance d’y marcher à la tête des troupes étrangères. Quel gouvernement devrait-on établir si on détruit celui qui existe ? J’ignore quelles sont les opinions dominantes, dans un pays royalisé depuis dix ans ; quant à moi, je suis parfaitement libre et sans préjugés ; et si la nation désire les Bourbons, avec lesquels je n’ai jamais eu l’ombre de rapport, malgré la fameuse conspiration, je les verrais reprendre le gouvernement avec plaisir, sous des conditions qui assurassent la liberté personnelle des Français, garantie par quelques corps intermédiaires assez puissans pour arrêter l’ambition et l’avidité des courtisans ; je crois même que c’est le seul moyen d’en finir.

« J’apprends qu’ils ont envoyé un agent à Saint-Pétersbourg, peut-être avec l’espoir d’y enrôler quelques Français. Je ne désirerais nullement combattre sous cette bannière, qui jusqu’à présent n’a pas été heureuse en révolutions ; et puis, je ne voudrais jamais me charger d’être l’instrument d’aucune vengeance particulière. »

Il apparaît clairement dans cette lettre que, lorsque Moreau s’y déclarait résolu à partir et y fixait même la date de son départ, il n’avait pas encore reçu de nouvelles de sa femme. Il en était réduit à espérer qu’elle avait quitté la France ; mais, ainsi qu’il le disait à Bernadotte, il ne pouvait que le supposer. En fait, il ne fut fixé que quelques jours plus tard, par l’avis qu’elle lui donnait de l’obligation qu’on lui imposait d’aller s’embarquer à La Rochelle pour retourner en Amérique. Rien dans cet avis ne trahissait son dessein de passer en Angleterre. Son mari ne suspecta pas sa sincérité. Convaincu qu’elle s’était mise en route pour revenir auprès de lui, et qu’en conséquence, elle ne courait plus aucun péril, il se rassura en ce qui la concernait.

Quant à la colère dont il fut saisi au récit des traitemens dont elle avait été l’objet de la part de la police impériale, quelque légitime et fondée qu’elle fût, elle ne pouvait plus peser sur sa détermination. Ses déclarations à Bernadotte prouvent que son parti était pris. Il serait donc inexact de prétendre que la plainte de sa femme a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le vase avait déjà débordé. Tout au plus, cette plainte en accrut-elle le trop-plein.

La même lettre permet de rectifier ce que dit Hyde de Neuville dans ses Mémoires, en ce qui touche les dispositions du proscrit envers les Bourbons. Il y raconte qu’après le départ de Mme Moreau qui était l’amie de Mme Hyde de Neuville, ayant redoublé d’assiduité auprès du général, il fut mis au courant de ses projets et que, dans leur entretien, celui-ci s’engagea à aider au l’établissement de la monarchie. Il l’affirme non seulement dans ses Mémoires, mais aussi dans une lettre encore inédite qu’il écrivit à Louis XVIII en apprenant la mort de Moreau.

« Il n’a écouté que sa probité, mandait-il au Roi, et, sans changer d’opinion, il n’a point balancé à se réunir au parti qui seul pouvait assurer à la France une vraie liberté.

« — J’ai servi la République, me disait-il ; je lui ai toujours été fidèle. Mais, puisqu’elle est détruite et ne convient point à mon pays, je servirai avec le même dévouement le prince dont je connais les vertus et les intentions. Dites-lui que vous connaissez un bon républicain qui le servira mieux que beaucoup de royalistes. »

Dans une autre lettre, adressée le même jour à Bernadotte, et dans laquelle il l’adjure « de se couvrir de gloire » en renonçant à la couronne de Suède en faveur du fils de Gustave IV, Hyde de Neuville attribue à Moreau un langage analogue. Moreau n’existait plus et ne pouvait le démentir. Mais il est démenti par celui qu’on vient de le voir tenir au prince royal de Suède et qui démontre que, s’il est sans parti pris contre les Bourbons, « il ne veut pas marcher sous leur bannière. » Il est donc certain que les propos que lui prête Hyde de Neuville n’ont pas été tels qu’on nous les présente. Il suffit au reste, pour le mieux prouver, de citer ce que deux mois après, à la veille de son départ, Moreau écrivait à sa femme :

« M. Neuville, qui veut aussi s’en mêler, voulait me faire prendre des engagemens avec les Bourbons. Je lui ai répondu que je croyais qu’on finirait par là, mais que je ne pouvais pas m’engager sous leur bannière, ne voulant pas faite la guerre civile pour eux si la France n’en voulait pas et qu’au surplus, je n’engagerais jamais à les rappeler que sous des conditions telles que les biens nationaux, une certaine dose de liberté nécessaire au bonheur des hommes, l’oubli complet de ce qui s’était passé dans la Révolution, et la sanction de tous les emplois occupés. »

Voilà qui est net et qui démontre que Hyde de Neuville, pour se donner aux yeux du Roi le mérite d’avoir converti Moreau, a dénaturé ses paroles. Ainsi tombe la légende d’après laquelle il aurait quitté l’Amérique, après entente avec les Bourbons et pour aller les servir.


II

A Washington, Dascbkoff, tenu au courant des intentions de Moreau, multipliait les démarches à l’effet d’activer son départ. À cette époque, les hostilités entre l’Angleterre et les Etats-Unis battaient leur plein. La flotte britannique commandée par l’amiral Warren, ayant sous ses ordres le vice-amiral Cockburn, bloquait le port de New-York. Aucun navire n’en pouvait sorti qu’en se dérobant à la surveillance des Anglais ou qu’autant qu’ils consentaient à le laisser passer. Daschkoff espéra d’abord que Moreau pourrait partir par le Neptune qui allait conduire eu Russie les délégués que les États-Unis envoyaient au Tsar pour répondre à ses offres de médiation entre eux et l’Angleterre et négocier, s’il y avait lieu. Mais, outre que Moreau ne pouvait avoir achevé en temps utile ses préparatifs, il n’eût guère été facile de cacher sa présence à bord du Neptune sur lequel naviguaient des personnages officiels de qui il était connu. Pour ce double motif, la combinaison à laquelle avait songé Daschkoff fut abandonnée, et il se décida à solliciter de Cockburn un sauf-conduit pour un bâtiment de commerce qu’il se réservait de lui désigner ultérieurement.

Sans lui parler de Moreau, il allégua la nécessité d’envoyer à sa cour un attaché du Consulat général de New-York nommé Paul de Svinine, chargé de dépêches importantes et de communications secrètes. Cockburn s’empressa de délivrer le saufconduit. Muni de cette pièce protectrice, Daschkoff n’eut aucune peine à trouver un armateur disposé à prêter un bâtiment dont la cargaison se trouverait ainsi garantie des risques de guerre. En écrivant à Romanzoff qu’il avait assuré de la sorte le départ du général Moreau et de Svinine, il lui demandait de faire accorder à l’armateur une égale protection pour le retour du bâtiment en Amérique, d’exempter sa cargaison des droits de douane et enfin de le recommander à la libéralité de l’Empereur.

Le 20 juin, grâce à l’activité de Daschkoff, le navire Hannibal, commandé par Curtis Blackman du port de New-York, n’attendait plus que ses passagers pour mettre à la voile. À cette date, le général Willot recevait à Baltimore une lettre de Moreau, annonçant qu’il allait dans le Nord de l’Europe, pour tenter la grande entreprise « contre le gouvernement de Bonaparte. » Il lui promettait de l’instruire de tout et l’engageait à se rendre en Angleterre où leurs communications seraient plus faciles et plus promptes que s’il restait en Amérique. Le ministre de Russie à Washington lui en faciliterait les moyens. « Je pense, ajoutait-il, qu’il ne faut pas divulguer, dans les premiers momens, ce que nous nous proposons de faire. Mais il sera convenable que vous en fassiez part aux représentans des puissances qui m’ont appelé et aux ministres d’Angleterre qui désireraient en avoir connaissance[5]. »

La dernière lettre qu’écrivit Moreau avant de quitter les États-Unis était adressée à sa femme et devait lui être remise quand elle y arriverait. Il suffira d’en détacher un passage pour faire comprendre qu’au moment où il allait s’embarquer, il n’éprouvait ni regrets, ni remords. Dans sa pensée, en allant combattre Napoléon, il allait combattre pour la France ; il se flattait de l’espoir d’être, après la chute du régime impérial, un médiateur entre sa patrie vaincue et les puissances étrangères victorieuses.

« Ma bien chère amie, — À ton arrivée ici, tu seras sans doute bien étonnée d’apprendre que j’ai quitté ce pays pour l’Europe, à moins qu’une des nombreuses lettres que je t’ai écrites depuis le mois de mars dernier, époque où j’ai reçu les propositions directes de la Russie et les invitations que m’a fait faire Bernadotte de me rendre en Europe ne te soit parvenue. Par la lettre que m’a remise M. Nérac, tu prévoyais ce cas, et rien ne m’a fait plus de plaisir, puisque c’était l’approuver. Les circonstances n’ont jamais été plus favorables pour rentrer dans notre pays ; mais le désir d’empêcher que la France entière ne soit la victime de la vengeance étrangère, à la chute de Bonaparte, me fait désirer d’y contribuer.

« J’ignore encore ce qu’on va faire. J’ai envoyé, il y a deux mois, un mémoire où j’exprime le désir qu’on me forme une petite armée des prisonniers français en Russie avec lesquels je tâcherais d’aborder en France et de donner un point d’appui aux mécontens. Je désirerais que Bonaparte tombât de la main des Français ; cela serait bien avantageux et bien honorable pour eux.

« On t’attend à tout moment sur l’Erié. Jamais ordre de Bonaparte ne m’a fait plus de plaisir que celui de te faire partir. Je ne voulais pas m’en aller d’ici avant d’être certain que tu avais reçu quelques-unes de mes lettres. Nous savons indirectement que tu pars. Un passager de l’Atlas a dit à Philadelphie qu’il avait une lettre de toi et que, la veille de son départ pour Bayonne, il t’avait vue faire tes paquets…

« Si ta santé n’était pas parfaitement rétablie, je pense que tu ferais bien, si la saison n’était pas trop avancée et que tu ne fusses pas trop ennuyée de la mer, de te rendre en Angleterre où nous serions plus à portée l’un de l’autre et où tu trouverais plus de ressources pour l’éducation d’Isabelle. Parish, qui était venu à la campagne, il y a trois jours, me donner toutes ces nouvelles venues par l’Atlas, les tenait de seconde main et m’a dit qu’on lui avait particulièrement parlé des progrès d’Isabelle qui faisait l’étonnement de tout Bordeaux. Embrasse-la bien tendrement pour moi et ne doute pas de mon tendre et sincère attachement. »

Le désir qu’exprimait Moreau d’empêcher qu’à la chute de Bonaparte, la France ne fût victime des vengeances de l’étranger nous est encore révélé par Daschkoff, dans une lettre qu’il lui confia pour Romanzoff. « Ce grand homme de guerre, qui joint toutes les vertus d’un citoyen éclairé et fidèle à sa patrie, se considère comme celui qui doit sauver la France de sa ruine. »

Ainsi se trouve précisé, sous diverses formes, le but que poursuit Moreau. A y regarder sans parti pris, il faut bien reconnaître que la répugnance qu’il éprouverait à marcher à la tête des troupes étrangères, ainsi qu’il l’a déclaré à Bernadotte, son projet de former un corps de Français, recrutés parmi les prisonniers de Russie, l’espoir qu’il a conçu d’être un médiateur, ne permettent pas de l’accuser d’avoir voulu trahir les intérêts de son pays. Sa conduite, bien qu’elle témoigne d’une incompréhensible illusion, ne saurait, cependant, être interprétée comme un acte de trahison.

Quand il accède aux propositions du Tsar, il a reçu par Daschkoff des assurances formelles propres à rassurer son patriotisme. On lui a déclaré que l’intégrité de la France, rétablie dans ses frontières naturelles, sera respectée ; que les Français seront libres de se donner un gouvernement et un régime de leur choix ; il a foi dans la parole d’Alexandre qu’il sait plus désintéressé que ses alliés et assez puissant pour contenir leurs ambitions et leur cupidité, s’ils voulaient les exercer aux dépens du vaincu. Que le désir de se venger de Bonaparte entre pour une grande part dans les considérations qui le guident, il faudrait, pour le contester, lui supposer une âme héroïque et même surhumaine. Mais l’idée qui le domine est une idée de protection pour sa patrie. En se vengeant, il la délivrera d’un fléau et la préservera d’un démembrement.

Cependant, si l’on peut invoquer ces argumens en sa faveur, il en est d’autres qu’on y peut opposer et qui les affaiblissent. Les raisons que se donnait Moreau pour se justifier sont, à peu de chose près, celles que se donnaient les émigrés lorsqu’ils pactisaient avec l’étranger. Mais les émigrés étaient dans leur rôle. Le Roi pour lequel ils combattaient représentait pour eux la patrie ; en marchant au nom du Roi, ils étaient convaincus que c’est elle qu’ils servaient. Moreau croit, lui aussi, qu’il va la servir. Mais il perd de vue qu’en empruntant à ses ennemis d’hier leurs instrumens et leurs moyens, il se met en contradiction avec lui-même, dément son passé et se fait l’allié des souverains contre lesquels il a glorieusement défendu la France.

Si grand est son aveuglement qu’il ne voit pas que l’armée de Français qu’il veut former, sera, en admettant qu’il parvienne à la réunir, à la solde de l’étranger, et que le premier pas qu’il aura fait dans une voie où il est si facile d’oublier ce qu’ordonne le devoir, le conduira fatalement à devenir le complice de la coalition contre laquelle luttent depuis plus de vingt ans les soldats de son pays, ceux mêmes qu’il a commandés. A quelque titre qu’il y figure, il n’y sera pas à sa place et n’y pourra trouver ni de la gloire, ni de l’honneur. Il en serait autrement, s’il était royaliste ; on comprendrait mieux sa conduite. Mais il n’est pas royaliste ; il ne l’a jamais été ; les Bourbons ne sont, à ses yeux, qu’un pis aller, et ce qui excuse les émigrés ne saurait excuser l’ancien général en chef des armées de la République.

Ceci dit, il reste du moins à alléguer sa bonne foi, l’influence pervertissante de l’exil et son ignorance de ce qui se passait alors dans l’âme française. Sans doute, elle était lasse du joug impérial, de douze années de guerres ruineuses, de tant de sang versé, de tant de vies humaines sacrifiées, de tant de trésors dissipés pour assurer à Napoléon l’empire du monde. Mais, sous la menace de l’étranger, elle oubliait ses griefs ; dans le César dont l’étoile pâlissait et pour qui, après l’ère des victoires, avait commencé l’ère des revers précurseurs de la chute finale, elle voyait le symbole vivant et agissant de la défense nationale ; elle se solidarisait avec lui, faisait sienne sa cause, et si elle souhaitait encore sa chute, elle ne voulait pas, quoique victime de ses fautes, être délivrée de lui par la coalition des puissances. « Tenons pour sûr que le salut ne peut venir que de la France, » écrivait alors Joseph de Maistre. C’était aussi, parmi les Français, l’opinion de ceux qui observaient, de ceux qui pensaient ; ils se révoltaient contre l’intervention étrangère. Voilà ce que Moreau ignorait. Dans cette ignorance, dont la soudaineté de sa mort ne lui laissa pas le temps de se convaincre on doit voir la cause initiale de la défaillance douloureuse, qui allait jeter une ombre sur sa gloire restée pure jusque-là.

Le 25 juin, l’Hannibal mettait à la voile, emportant le général Moreau, son ancien secrétaire Fresnières qui était venu le rejoindre aux États-Unis et l’attaché russe Paul de Svinine, qu’à sa demande, Daschkoff avait autorisé à partir avec lui. Une courte relation de Svinine nous permet de suivre les voyageurs pendant cette traversée qui dura un mois et s’effectua sans incidens. Le 1er juillet, on fait escale à Terre-Neuve, le général passe cette journée à pêcher la morue. Le 24, en longeant les côtes de Norvège, on croise une frégate anglaise, l’Hermodry, dont le commandant, sur la nouvelle que Moreau est à bord de l’Hannibal, s’y fait porter, lui apprend que Mme Moreau est en Angleterre et se charge de lettres pour elle. Le soir du même jour, on est en vue de Gothenbourg.

Dans les Archives de Russie, nous avons trouvé la lettre, en date du 21, que le voyageur, avant de mettre pied à terre, écrivit à l’empereur Alexandre pour lui annoncer son arrivée. Il n’y entrait dans aucun détail relatif à ses projets : « Votre Majesté peut compter sur mon empressement à me rendre auprès d’Elle, se contentait-il de dire, et sur mon désir de pouvoir lui être de quelque utilité. » Une lettre analogue fut envoyée à Bernadotte, qui se trouvait à Stralsund où Moreau comptait le trouver quelques jours plus tard. Le 27, il débarqua à Gothenbourg. Dans sa marche du bateau à la maison où, par ordre de Bernadotte, ses appartemens étaient préparés, il fut reconnu et acclamé. Une lettre du prince royal l’attendait. Elle lui souhaitait la bienvenue et l’invitait à se rendre au plus vite à Stralsund.

A Gothenbourg, résidait alors le général d’Essen[6], commandant les troupes suédoises. Moreau étant allé le voir, il le salua de ces mots :

— Vous nous apportez un secours de cent mille hommes.

Et il lui fit part de l’impatience avec laquelle il était attendu par les souverains alliés. Nonobstant cette impatience, Moreau, fatigué par une longue traversée, se reposa durant trois jours. Le 1er août, il se mettait en route pour Estadt. Là se tenait à ses ordres un navire qui, dans la journée du 6, le déposa à Stralsund. Bernadotte, obligé de s’absenter, avait laissé des ordres pour donner un caractère triomphal à l’accueil qu’il réservait à Moreau. Dès que le bateau avait été en vue, les troupes de la garnison étaient venues former la haie entre le port et le palais du prince royal où le voyageur devait descendre. Quand il débarqua, vingt et un coups de canon et les acclamations de la foule accourue pour le voir, le saluèrent. Dans la soirée, à l’issue d’un souper offert par le gouverneur de la ville, le prince royal se présenta et, devant la foule des invités, les deux transfuges s’embrassèrent.

Il y avait alors plus de huit ans qu’ils ne s’étaient vus. Que d’événemens s’étaient accomplis depuis leur séparation et combien étranges, extraordinaires, imprévues les circonstances qui les réunissaient ! L’un, chassé de son pays par un arrêt inique, y revenait, moins pour se venger de l’artisan de son malheur que pour en délivrer la France, mais avec la certitude froidement envisagée et délibérément acceptée qu’il ne le pouvait sans l’appui de l’étranger ; l’autre, après une brillante carrière militaire, durant laquelle Napoléon l’avait comblé de titres et d’honneurs, se voyait maintenant debout sur la plus haute marche d’un trône qui lui était destiné et condamné, par les intérêts de sa nouvelle patrie, à s’allier aux ennemis de son ancien souverain, à le combattre, après avoir reçu tant de témoignages de sa confiance.

Dans les documens qui sont sous nos yeux, il n’apparait pas que Bernadotte et Moreau se soient communiqué les réflexions que devaient nécessairement leur suggérer ce passé. Mais ils eurent plusieurs conversations intimes dont il est plus facile de se figurer l’objet que de le certifier. Ce qui en transpira atteste tout au moins une confiance réciproque, une entente entière et la résolution de Moreau de jouer jusqu’au bout la partie en laquelle il s’était engagé.

Ensemble, ils examinèrent les moyens les plus sûrs de la gagner, les forces dont ils disposaient, les conséquences d’une victoire finale dont ils ne doutaient pas, bien qu’ils fussent convaincus qu’elle ne serait obtenue qu’au prix d’énormes sacrifices et qu’à la condition de ne pas commettre de ces fautes qui, à la guerre, perdent tout, et dont Napoléon était si habile à tirer parti. Bernadotte, qui allait partir pour passer la revue de troupes russes réunies à Strélitz sous les ordres de Woronzoff et de Tchernicheff, rendait hommage à la valeur de ces soldats, à celle de leurs chefs, à la belle tenue des premiers, à l’habileté des seconds. Il se plaignait du défaut d’instruction des troupes hanovriennes ; mais c’était un défaut auquel on pouvait remédier et, en tout cas, les armées de Russie comme celles de Prusse ne laissaient rien à désirer. Quant à l’armée suédoise, il en répondait[7]. Voilà quelles forces pouvaient être employées avec avantage contre Napoléon. C’était aussi l’avis de Moreau. Mais, en tout cela, il n’était pas question du corps de prisonniers français qu’il avait eu l’idée de former pour en prendre le commandement, et s’il en entretint Bernadotte, il dut commencer à entrevoir qu’il aurait beaucoup de peine à faire adopter ce projet, en raison des difficultés pratiques qu’il présentait et des défiances qu’il excitait.

Ainsi s’entretenaient Bernadotte et Moreau quand ils étaient seuls sous le toit où le prince royal recevait son ancien camarade ou lorsque, assis dans la même voiture, ils visitaient les forts de Stralsund. Mais ces conversations confidentielles étaient brèves ; on leur en laissait rarement la liberté. Moreau était assailli ; tout le monde voulait le voir ; dans les rues, le peuple se pressait sur son passage et l’acclamait. Le soir, la foule se groupait autour du palais où Bernadotte tenait sa cour. Les étrangers, qui se trouvaient alors en grand nombre à Stralsund, généraux, diplomates, fonctionnaires, émigrés français étaient invités et formaient le cercle autour du vainqueur de Hohenlinden, sur lequel la coalition fondait maintenant de si grandes espérances. Seul à ne pas porter d’uniforme, simplement vêtu d’un frac, n’ayant ni cordons, ni décorations, il affectait « au milieu de ces Excellences » un air modeste et négligé, « rougissait au moindre mot d’éloge. » Lui demandait-on s’il allait prendre le commandement de l’armée russe : « Je ne veux rien commander, répliquait-il ; je dirai ce que je sais, et s’ils veulent, il sera battu. » El faisant allusion aux résultats de la politique révolutionnaire, dont il avait paru être le partisan lorsqu’il commandait les armées de la République, il ajoutait : Nous devons réparer les maux que nous avons faits afin qu’on ne se venge pas sur nous. »

Il en fut ainsi pendant les trois jours qu’il passa à Stralsund. Au moment où il allait en partir pour rejoindre à Prague l’empereur Alexandre, il vit apparaître à l’improviste son ancien aide de camp, le colonel Rapatel, que ce prince, en apprenant son arrivée par un émigré, le marquis de la Maisonfort, avait eu l’attention d’envoyer à sa rencontre et d’attacher à sa personne, sur la proposition de Bernadotte. Il y a lieu de croire que c’est par Rapatel qu’il apprit que son projet relatif aux prisonniers français n’avait pas été agréé, pour des causes qui, d’ailleurs, nous échappent. Peut-être avait-on prévu à Saint-Pétersbourg les périls que pouvait créer ce genre de recrutement. Peut-être aussi l’accueil fait par les soldats français à ces propositions avait-il découragé les émissaires et fait renoncer à des démarches ultérieures. Ce qui permet de le supposer, c’est que Rapatel, étant en route pour rejoindre Moreau, avouait, dans une lettre écrite de Berlin à Alexandre, que, si disposé qu’il fût à prendre le commandement d’un des corps, formés de prisonniers, il avait cru devoir refuser « sous des rapports de délicatesse » de se charger de ces formations. Ce refus d’un officier français de faire des ouvertures à ses compatriotes indiquait trop clairement la crainte d’un échec pour que des étrangers consentissent à s’y exposer.

Cette révélation de Rapatel dut être un gros crève-cœur pour Moreau. S’il l’eût prévue six semaines plus tôt, il n’aurait pas quitté l’Amérique. Maintenant, il était trop tard pour reculer. Il n’apparaît pas qu’il ait hésité à poursuivre sa marche, non avec l’espoir, comme on l’en accuse, d’obtenir le commandement général des armées alliées[8], mais avec le ferme dessein de se réduire, auprès du Tsar, au rôle de conseiller. Il ne voulait ni revêtir un uniforme étranger, ni montrer l’uniforme français dans les rangs russes.

Est-il vrai, comme on l’a prétendu, qu’il ait alors, ou un peu plus tard, écrit à sa femme à Londres : « On m’a fait donner dans un guêpier. » Nous ne pouvons ni l’affirmer, ni le nier. Mais cette plainte, à supposer qu’il l’ait formuée, n’était pas fondée. Bien qu’il eût, il est vrai, envoyé d’Amérique à l’empereur de Russie et à Bernadotte, son projet relatif aux prisonniers, aucune réponse ne lui était encore parvenue, quand il s’embarqua pour l’Europe, et sa faute consistait justement à n’avoir pas exigé cette réponse avant de partir. Comme elle eût été probablement négative, il aurait pu réfléchir, envisager les conséquences de ce refus, et sans doute, en constatant l’impossibilité de s’assurer le commandement d’un corps de Français, il eût renoncé à ce funeste voyage. Il ne pouvait donc s’en prendre qu’à lui-même de la désillusion qu’il éprouva à son arrivée en Suède ; il ne lui appartenait pas d’en accuser personne, car personne ne l’avait trompé, ni vouIu le tromper.

Du reste, lorsque le 10 août, suivi de Rapatel et de Svinine[9], il se sépara de Bernadotte pour se rendre à Prague où le tsar Alexandre l’attendait, son visage témoignait de sa sérénité, et ses propos de sa confiance. L’avant-veille, Bernadotte avait écrit au Tsar : « Le général Moreau, mon ancien frère d’armes et mon ami particulier, se rend auprès de Votre Majesté Impériale et de Sa Majesté le roi de Prusse. Cet officier général, célèbre autant par ses vertus et ses talens que par les persécutions que sa gloire militaire lui a attirées, aura, j’espère, le bonheur d’être utile à Votre Majesté et à la cause pour laquelle Elle fait de si grands efforts. »

L’itinéraire de Moreau le faisait passer par Oranienbourg, Berlin, Olaw et Kœnigratz. À ces diverses étapes de sa route, il fut reçu avec les mêmes égards qu’à Stralsund. Les chefs de corps, les officiers russes, prussiens, suédois, les Anglais qui se trouvaient au milieu d’eux, se portaient à sa rencontre, le comblaient d’éloges, provoquaient ses réflexions, ses remarques ou même ses critiques sur les opérations de Napoléon, dont il blâmait « la tactique furibonde. »

« Il ne remporte ses victoires qu’à coups d’hommes, disait-il ; les batailles qu’il livre ne sont plus que des boucheries. »

A Berlin, sa présence excita « une espèce d’enthousiasme » qui se manifesta par l’empressement de la foule à le saluer de ses cris de joie et de ses vivats. Au sortir de cette capitale, il rencontra des déserteurs français. Il se laissa conter par eux que Napoléon, à Magdebourg, avait défendu « sous peine de mort » de répandre dans l’armée que Bernadotte faisait cause commune avec les alliés et que le général Moreau était arrivé en Allemagne[10]. A Olaw, le diplomate russe Pozzo di Borgo, qu’il y trouva, lui communiqua une nouvelle bien autrement importante : l’Autriche venait de rompre les traités qui l’unissaient à Napoléon et de se joindre à la coalition. A Kœnigratz, en présence du prince royal de Prusse, il passa la revue des troupes de l’empereur Alexandre.

« On peut tout entreprendre avec de tels hommes ! » s’écria-t-il.

Enfin, le 16 août, il arrivait à Prague, c’est-à-dire au cœur même du foyer où s’agitaient les pires ennemis de la France.

Son arrivée coïncidait avec la fin du Congrès diplomatique qui s’était réuni dans cette ville, à la date du 30 juillet, afin d’examiner les conditions auxquelles pourrait s’exercer la médiation offerte par l’Autriche pour terminer la guerre qui avait mis aux prises la France d’un côté, la Russie et la Prusse de l’autre. Les plénipotentiaires s’étaient séparés le 11 août, sans avoir pu s’entendre. L’armistice, précédemment conclu entre les belligérans, à la faveur duquel les négociations s’étaient ouvertes, expirant le 17, les hostilités devaient reprendre le même jour.

Ce dénouement était prévu. A l’exception du plénipotentiaire français, le général de Caulaincourt, qui s’était vainement efforcé de convaincre Napoléon que, pour lui, tout était préférable à la continuation de la guerre, tous les intéressés avaient souhaité l’échec de cette tentative de réconciliation, véritable comédie imaginée par Metternich pour colorer d’un prétexte la résolution prise par l’Autriche de faire cause commune avec les alliés. Favorisée par les atermoiemens qu’opposait Napoléon aux conditions qu’on voulait lui imposer, comme par l’énergique volonté du monarque russe d’en finir avec lui et de ne déposer les armes qu’après l’avoir renversé, la comédie maintenant était jouée. L’ultimatum signifié par la diplomatie autrichienne à l’Empereur, ne lui laissait aucun doute sur l’aggravation des périls auxquels il était exposé, résultant de l’entrée en campagne des trois cent mille hommes que l’Autriche mettait au service de la coalition et du secours de l’armée suédoise que lui apportait Bernadotte, définitivement rallié à elle, par les engagemens réciproques pris à Trachenberg, entre lui et les souverains.

Ces périls, Napoléon les avait mesurés avec son ordinaire sang-froid. Confiant dans son génie, dans ses victoires, dans les avantages que lui avaient procurés les deux plus récentes. Lutzen et Bautzen ; sourd aux avertissemens qu’il aurait dû tirer des revers de ses lieutenans en Espagne, qui l’obligeaient à évacuer ce pays et rendaient inutiles les longs et onéreux sacrifices qu’il avait faits afin d’y maintenir sa puissance sous le nom de son frère Joseph, il avait mis à profit l’armistice pour se préparer à tenir tête aux forces formidables qui marchaient contre lui. Fortifié sur la ligne de l’Elbe, maître de Dresde, le centre de son armée sous les murs de cette ville et le reste échelonné de manière à barrer tous les chemins qui auraient permis à l’ennemi de le prendre à revers, non seulement il se croyait inexpugnable, mais encore, tandis que les armées alliées réorganisées, elles aussi, grâce à l’armistice, s’avançaient de divers côtés, convaincu qu’il les battrait l’une après l’autre, il projetait de se porter sur Berlin, d’infliger à la Prusse une sanglante leçon et de frapper au cœur la coalition. Ainsi, dans l’un et l’autre camp, on se flattait de l’espoir de vaincre et de porter à l’adversaire des coups irréparables.


III

Telles étaient les circonstances créées par les événemens, lorsque Moreau fit son apparition à Prague, cinq jours après la rupture du Congrès et à la veille de l’expiration de l’armistice. En descendant de voiture, il se rendit chez le Tsar. Mais Alexandre allait au théâtre ce soir-là avec l’empereur d’Autriche ; l’entrevue que sollicitait Moreau dut être ajournée au lendemain. Désireux de le dédommager de ce contretemps, le Tsar, le lendemain, dès le matin, se présenta chez lui, l’embrassa, se répandit en remerciemens et en louanges et déploya tant de séductions et de grâces, que Moreau fut conquis au point de se déclarer prêt à mourir pour un tel prince.

C’est tout ce que nous savons de cet entretien qui fut long, cordial et confiant. Le projet relatif aux prisonniers y fut-il discuté ? La question du commandement général y fut-elle agitée ? Y délibéra-t-on sur le plan des prochaines batailles ? Nous l’ignorons. Ce qui est moins incertain, c’est qu’on apprit bientôt que Moreau conseillait vivement de n’accepter le combat qu’avec les lieutenans de Napoléon et d’éviter le contact avec les Français, quand on saurait qu’il les commandait en personne. On apprit de même que l’Autriche avait exigé la nomination du prince de Schwarzenberg comme généralissime, ce qui mettait à néant le bruit un moment répandu que cette haute fonction était destinée à Moreau, encore qu’il se fût défendu d’y prétendre et qu’il eût conseillé au Tsar de la revendiquer pour lui, en offrant, en ce cas, d’exercer celle de major général. Quant au projet de former un corps à l’aide des Français prisonniers, ou n’en parla plus, ce qui donne à croire que, dès le premier moment, on y avait irrévocablement renoncé.

Que ces conseils aient été émis et ces résolutions prises ce jour-là ou les jours suivans, il n’est pas douteux qu’ils forment le fond des conversations qu’eut Moreau avec les souverains alliés. Alexandre l’avait conduit chez l’empereur d’Autriche, dont l’accueil fut aussi flatteur qu’avait été le sien. Le lendemain, il lui amena le roi de Prusse, avec le visible souci d’afficher hautement devant un tel témoin le cas qu’il faisait des talens militaires du nouvel arrivant, l’estime en laquelle il le tenait et l’espoir qu’il fondait sur lui.

Pour achever de le séduire, il eut recours à sa sœur, la grande-duchesse Catherine, femme du prince d’Oldenbourg dont les États avaient été, en 1810, incorporés à la France sous le nom de département des Bouches-du-Weser. Jalouse de les recouvrer, elle avait suivi à Prague son frère et son mari. Sa jeunesse, son charme personnel, joints au prestige de sa naissance, faisaient d’elle la plus brillante parure de la cour toute militaire qui s’était formée autour des souverains. Personne ne pouvait mieux qu’elle seconder les desseins d’Alexandre sur Moreau. Elle le flatta, l’enguirlanda et ne contribua pas peu à lui voiler ce qu’offraient de cruellement gênant, pour un Français qui avait commandé les armées de la République contre les alliés, sa présence au milieu d’eux, les égards et les prévenances dont ils le comblaient.

il est d’autant plus permis de croire que tel fut l’effet de l’influence qu’elle exerça sur lui que, pendant les dix jours que passa Moreau parmi les alliés, soit à Prague, soit au quartier général d’Alexandre où il s’installa le 19 août, on ne le voit pas un seul instant embarrassé de son rôle. Bourgeoisement vêtu, n’offrant rien dans sa personne qui révèle le militaire, il est à cheval auprès du Tsar, comme un conseiller et comme un ami. Il passe des revues, assiste aux conseils de guerre et vit dans L’intimité d’Alexandre, qui, à tout instant, l’interroge, le consulte, le met aux prises avec le généralissime dont Moreau n’approuve pas toujours les ordres et les projets ; en tout cela, Moreau conserve un sang-froid, une présence d’esprit, une sérénité qui décèlent une conscience que ne troublent pas les remords.

On a raconté que le général de Jomini, né en Suisse et ensuite annexé, qui, après avoir servi dans les armées de Napoléon et en dernier lieu comme chef d’état-major du maréchal Ney, venait de se ranger parmi les alliés, aurait laissé comprendre à Moreau, en le rencontrant auprès d’eux, qu’il le désapprouvait de porter les armes contre sa patrie. Mais, outre qu’il est assez invraisemblable que Moreau, tel qu’on le connaît, se soit laissé donner une telle leçon sans en relever ce qu’elle présentait d’outrageant, cet incident n’a été raconté que par les gazettes anglaises et n’y figure que comme un racontar dépourvu de preuves. Il n’en est fait mention nulle autre part. On n’en saurait donc tenir compte et pas davantage en conclure que, parmi ses nouveaux amis, la conduite de Moreau était sévèrement jugée.

Ce qui est plus vrai, c’est que, dans l’entourage des souverains, on jalousait la faveur dont il était l’objet de leur part et surtout de la part d’Alexandre. Schwarzenberg ne lui pardonnait pas plus qu’à Jomini de contrôler ses plans d’opérations qu’il avait fait adopter et Jomini ne l’entendait qu’avec impatience discuter ses critiques. Quant aux Russes, les réflexions désobligeantes pour Moreau qui leur ont été attribuées, en admettant même qu’on n’en ait pas exagéré le caractère malveillant, prouvent simplement le dépit qu’ils éprouvaient en voyant leur maître accorder sa confiance à un étranger et paraître ainsi mettre en doute la valeur de leurs propres avis.

Cette confiance semble d’ailleurs avoir été sans limites. D’après l’émigré comte de Rochechouart, dans ses Mémoires, Alexandre l’aurait manifestée en nommant Moreau feld-maréchal. C’est là une invention forgée de toutes pièces et dont il n’existe aucune trace dans les documens contemporains. Moreau, disposé à devenir le major général du Tsar si celui-ci eût pris pour lui le commandement supérieur des armées de la coalition, ne voulait être et ne fut en effet qu’un donneur de conseils. C’est à ce titre qu’au cours des opérations, il blâme la mollesse apportée par Schwarzenberg dans sa marche et ses attaques, déclare « qu’il va tout perdre » et lui dit dans une minute d’emportement :

« Je ne m’étonne pas si, depuis dix-sept ans, vous avez été toujours battus. »

Le mot est dur et le généralissime ne le pardonnera pas.

Dans ce qui précède, se résument les seuls renseignemens à peu près authentiques que nous possédions sur le séjour que fit Moreau parmi les alliés, du 16 août, date de son arrivée à Prague, au 27 du même mois, date de sa mort. En dehors de ceux-là, on ne trouve que des incidens et des propos dont la base est si fragile qu’on ne saurait en faire état dans un récit dont l’auteur n’a rien négligé pour se rapprocher de la vérité.

A peine est-il besoin de rappeler après Thiers, celui de nos historiens qui a donné le plus de détails sur la campagne de 1813 et sur la bataille de Dresde où Moreau perdit la vie, que celui-ci et Jomini avaient fait modifier en plusieurs points le plan concerté à Trachenberg entre les alliés, au mois de juillet, en vue de la reprise des hostilités. L’exécution de ce plan, tel qu’il avait été définitivement arrêté, commença le 22 août. Ce jour-là, l’armée alliée débouche des montagnes de la Bohême en cinq colonnes[11]. Les quatre colonnes de la gauche ne rencontrent aucune résistance ; celle de la droite commandée par le comte de Wittgenstein, est portée sur le camp de Pirna, d’où après un brillant engagement, où elle prend une aigle et trois canons, elle déloge les troupes du corps de Gouvion Saint-Cyr, qui l’occupent. Mais, à la suite de cette opération, la colonne de Wittgenstein paraît à une trop grande distance des autres pour pouvoir être promptement soutenue, si elle venait à être attaquée par des forces supérieures. On croit donc devoir rapprocher les effectifs de secours et les faire avancer par Tiplitz, Seyda, Trauenstein et Dippoenswalda.

Dans la soirée du 23, toute l’armée alliée se concentre devant Dresde. Le 26, on fait une reconnaissance sur la place pour s’assurer si l’on ne peut pas remporter de vive force, ce qui donnerait l’avantage de détruire le pont et d’enlever ainsi aux Français un de leurs principaux débouchés. Par les prisonniers capturés dans cette journée, on apprend que Napoléon vient d’arriver avec sa garde et ses réserves de cavalerie et qu’il se propose d’attaquer le lendemain. L’armée alliée prend donc une position sur les hauteurs devant la ville. Dans la soirée du 26, on est informé qu’un corps français considérable a passé l’Elbe à Konigstein et réoccupé le camp de Pirna.

Le 27, l’affaire s’engage à la pointe du jour par une forte canonnade. Le temps est épouvantable ; une pluie battante ne discontinue pas. On ne fait que se canonner. La possession d’une place forte au centre de son armée offre à Napoléon l’avantage de pouvoir étendre sa ligne. Il porte en conséquence des forces très considérables sur les deux ailes des alliés, mais particulièrement sur la droite. Malgré cela, toutes ses attaques sont repoussées et il ne réussit point à gagner un pouce de terrain.

Cependant, à la fin de la journée, sur la droite, ses forces se sont accrues ; jointes à celles venues de Königstein, elles menacent les communications des alliés et les routes par lesquelles doivent arriver leurs munitions ; elles empêchent Bernadotte, dont ils ignorent les mouvemens, de se réunir à eux. Dans cet étal de choses, ils jugent qu’en restant devant Dresde et en attaquant Napoléon même avec succès, les résultats seraient à peu près nuls, puisqu’il peut se retirer, protégé par les canons de la place d’où il serait impossible de le déloger. Cette considération prévaut et l’on se décide à se porter par la droite derrière les défilés qui séparent la Saxe de la Bohême avec l’intention de reprendre bientôt l’offensive et de remarcher en avant.

Grâce à ces détails, nous pouvons aisément reconstituer par la pensée le théâtre sur lequel, dans la journée du 27, Moreau trouva la mort. C’était vers midi, au gros de l’action qui s’était engagée dès le matin. La pluie tombait à torrens et de toutes parts grondait une canonnade effroyable. Coiffé d’un chapeau haut de forme, botté et éperonné, un manteau jeté sur le frac bleu dont il était ordinairement vêtu, Moreau à cheval allait en avant de la suite de l’empereur Alexandre et assez rapproché de lui pour pouvoir lui communiquer ses observations. On arriva ainsi près d’une batterie sur laquelle pleuvait la mitraille française. Il y avait péril à rester là.

— Votre Majesté s’expose trop et bien inutilement, dit Moreau au Tsar.

Alexandre donna de l’éperon pour revenir en arrière, et le général le suivit. Mais, au même moment, un boulet tombé de haut atteignit Moreau au genou droit qu’il brisa, traversa le cheval et alla fracasser la jambe gauche du cavalier. Ils s’abattirent l’un et l’autre. Sur l’ordre du Tsar, on se précipita au secours du blessé pour le dégager. Il était sans connaissance et ne reprit ses sens que pendant qu’on le transportait, sur des lances arrangées en brancard, jusqu’à une maison voisine où, après examen de la blessure, les chirurgiens durent déclarer que l’amputation de la jambe droite pouvait seule lui sauver la vie. D’après Svinine, il aurait alors demandé s’il n’était pas nécessaire aussi de lui couper l’autre et, sur la réponse qui lui fut faite, il se serait écrié :

— Eh bien, coupez-la !

Un cigare à la bouche, il subit la terrible opération qui, dût-il y survivre, le condamnerait désormais à la plus cruelle inactivité. Mais, des paroles qu’à tort ou à raison, on lui a attribuées, et toutes très vraisemblables, on doit conclure qu’il ne se faisait pas illusion sur son état. Au moment où il tombait sous son cheval, on l’avait entendu murmurer ce seul mot : « Mort ! » et après l’amputation, il dit à son aide de camp Rapatel :

— Je suis perdu ; mais il est glorieux de mourir pour une si belle cause.

Le surlendemain, l’empereur Alexandre, en envoyant de son quartier général d’Altenberg, à Bernadotte, le compte rendu de la bataille du 27, lui disait :

« Des considérations tenant à l’Autriche m’ont empêché de réaliser l’idée que Votre Altesse Royale m’avait elle-même suggérée relativement au commandement. Elle doit le regretter puisque cela m’a empêché de tirer des talens supérieurs du général Moreau le parti qui aurait été si utile au succès de la cause. Votre Altesse Royale sait combien j’ai toujours désiré d’avoir auprès de moi cet homme si estimable sous tous les rapports ; Elle pourra donc juger de toute l’étendue de la douleur que doit me causer l’horrible malheur que j’éprouve : un boulet de canon lui a enlevé, à côté de moi[12], les deux jambes. Il a supporté l’amputation avec le courage et le sang-froid qui caractérisent sa vie entière. Je ne perds pas tout espoir qu’on puisse lui sauver la vie. »

Au moment où Alexandre exprimait ces regrets, Moreau, qu’il n’avait cessé d’entourer de la plus tendre sollicitude, s’acheminait par des routes affreuses vers la petite ville de Laun, à la suite des armées alliées qui battaient en retraite. Le Tsar avait offert sa voiture pour le transporter ; mais l’état du blessé avait fait préférer un brancard que portaient des soldats qui se relayaient. Rapatel et Svinine cheminaient à cheval à côté de lui. Le colonel Orlof, aide de camp du Tsar, commandait l’escorte à laquelle avait été confiée la garde de Moreau. Pendant ce long trajet à travers les montagnes, le malheureux mutilé souffrit horriblement. Mais son courage ne se démentit pas un instant. Il avait conservé assez de présence d’esprit pour s’intéresser aux nouvelles plus ou moins exactes qui arrivaient en cours de route sur les mouvemens de larmée française et, à diverses reprises, on l’entendait se laisser aller aux réflexions qu’elles lui suggéraient.

Le 30, à midi, il était à Laun d’où il espérait gagner Prague et où, en attendant, il devait rester. Le même jour, il reçut la visite du duc de Cumberland, fils du roi d’Angleterre, auquel il dit « qu’il eût préféré faire sa connaissance sur un champ de bataille. » Il vit aussi Metternich avec qui il put échanger quelques mots. Enfin, il voulut écrire lui-même à sa femme et, de sa main défaillante, il traça ces lignes :

« Ma chère amie, à la bataille de Dresde, il y a trois jours, j’ai eu les deux jambes emportées d’un boulet de canon. Ce coquin de Bonaparte est toujours heureux. On m’a fait l’amputation aussi bien que possible. Quoique l’armée ait fait un mouvement rétrograde, ce n’est nullement par (illisible), mais pour se rapprocher du général Blucher. Excuse mon grifouillis... Je t’aime et t’embrasse de tout mon cœur. » Il voulait encore ajouter quelques mots ; mais ses forces étaient épuisées ; il ne put qu’écrire : « Je charge Rapatel de finir. »

Durant la journée du lendemain 1er septembre, son accablement redoubla. Cela n’empêcha pas qu’ayant appris que le général français Vandamme, fait prisonnier après avoir essuyé une défaite, venait d’arriver à Laun, il lui envoya Rapatel afin d’avoir des détails. L’aide de camp trouva Vandamme en proie à la plus violente colère contre Napoléon par qui, disait-il, il avait été sacrifié. À ces propos que Rapatel répétait à Moreau, il répliqua :

— Il est temps que ce monstre soit mis hors d’état de faire du mal.

Ainsi, au moment de mourir, se manifestait encore sa vieille haine contre l’artisan de son malheur, haine longtemps nourrie dans l’exil et qu’il avait sentie renaître plus vive en se retrouvant aux prises avec lui.

Dans la nuit du 1er au 2 septembre, il fut en proie, par intermittences, au délire de la fièvre ; un hoquet qui s’était emparé de lui ne cessa de le secouer. Rapatel, Orlof et Svinine ne quittaient pas son chevet. Au lever du jour, un peu après six heures, il les fit se rapprocher de lui et, d’une voix expirante, il murmura :

— Dites à l’Empereur que je descends au tombeau avec les mêmes sentimens de vénération, de respect et de dévouement qu’il m’avait inspirés dès notre première entrevue[13].

Et, comme se parlant à lui -même, il ajouta :

— Je n’ai rien à me reprocher.

Aussitôt après, un délire incessant supprima en lui toute lucidité ; l’agonie commençait ; elle fut brève et il expira sans avoir repris l’usage de ses sens. Orlof regarda sa montre : elle marquait sept heures moins cinq minutes. « C’est ainsi, mandait-il au Tsar, que, par un concours singulier des circonstances, cet homme célèbre, que vous n’aviez jamais connu, a consacré à Votre Majesté Impériale sa dernière action, sa dernière parole et la dernière goutte de son sang. »

Sous la plume de l’aide de camp d’Alexandre, ce langage équivalait à un éloge. Aux yeux des Français, il précise, en le résumant, le reproche de la postérité contre Moreau, reproche trop juste pour être discuté, mais qui, quelque fondé qu’il soit, ne peut être jugé qu’à travers les circonstances par lesquelles cette infortuné soldat avait été conduit à l’encourir. « La faute du général Moreau fut assez grave, déclare Thiers, pour qu’on ne l’exagère point, et on doit à ses grands services d’autrefois, à son ancien désintéressement, à sa gloire, de réduire à ce qu’il fut véritablement l’acte coupable qui a terni une des plus belles vies des temps modernes. »

Cet acte. Napoléon était intéressé à l’aggraver. Oublieux de la part qu’il y avait eue en faisant condamner injustement Moreau en 1804 et en le proscrivant, il n’épargna rien, en 1813, pour le présenter comme odieusement criminel. En apprenant la mort de sa victime, il affecta de l’interpréter comme l’exécution d’un décret vengeur de la Providence. Il alla jusqu’à laisser répandre que c’est lui-même qui avait pointé le canon et tué Moreau. Il convient de rappeler ici qu’en cet instant, il Ignorait la présence de son ancien rival au camp des alliés ; il ne l’apprit que grâce au hasard qui amena dans le sien, à la fin de la journée du 27, un chien errant appartenant à Moreau, sur le collier duquel était gravé le nom de son propriétaire.

A la nouvelle de l’événement tragique qui lui enlevait un homme pour lequel il avait, en quelques jours, conçu des sentimens d’amitié et qui périssait pour avoir consenti à servir sa cause, le Tsar versa des larmes. Il s’affligeait d’avoir perdu « un ami » et d’être la cause de son trépas. Ces regrets apparaissent dans les ordres qu’il s’empressa de donner afin d’honorer sa mémoire. Le colonel Rapatel reçut, le premier, le témoignage de la bienveillance qu’Alexandre entendait exercer au profit de ceux qui s’étaient dévoués à Moreau. Il l’attacha à sa personne en qualité d’aide de camp. Il lui fit ensuite demander s’il voulait se charger d’aller porter à Londres une lettre qu’il se proposait d’écrire à la veuve pour lui exprimer ses regrets et lui offrir un asile en Russie, ou s’il préférait accompagner à Saint-Pétersbourg les restes du général, auxquels il tenait à honneur de donner la sépulture dans sa capitale. En le laissant libre de choisir l’une ou l’autre de ces missions, il inclinait à penser que mieux valait qu’il choisît la seconde. Quelque pénible qu’elle fût, elle ne pouvait être confiée, faisait-il écrire à Rapatel par le comte de Nesselrode, qu’à celui qui avait été uni au général» par tous les liens de l’amitié et de la reconnaissance. » Dans ce cas, il enverrait à Londres Svinine qui avait été attaché au défunt. Connu déjà de Mme Moreau, il semblait désigné pour lui faire part des offres de l’Empereur, s’en entendre avec elle et la conduire en Russie.

Rapatel n’hésita pas. Sans doute le voyage derrière le cercueil de son général serait affreux pour lui. Mais il le préférait à la douleur « d’aller confirmer en personne la triste nouvelle à Mme Moreau. » En l’avouant à Nesselrode, il le suppliait de ne pas laisser Svinine arriver à Londres et se présenter chez la veuve sans l’avoir préparée à cette visite. Il conseillait d’employer à cet effet la comtesse de Lieven, femme de l’ambassadeur russe en Angleterre. Personne ne pourrait mieux qu’elle prodiguer à Mme Moreau les consolations qui lui étaient nécessaires et la convaincre de l’intérêt qu’elle avait à accepter les offres généreuses du Tsar. Cette conviction, Rapatel s’efforçait de l’en pénétrer en lui écrivant en même temps qu’il répondait à Nesselrode. « L’intention, le désir et la volonté de notre auguste souverain, disait-il à Mme Moreau, seraient que vous vinssiez en Russie. Vous le devez, madame et amie, si ce n’est pour vous, du moins pour votre enfant. »

Par suite de ces arrangemens, le 6 septembre, Svinine, qui avait rejoint à Tœplilz le comte de Nesselrode, partait pour l’Angleterre, porteur d’une lettre du Tsar, et, le 22 du même mois, le convoi funèbre, qu’accompagnait Rapatel, quittait Prague où, Moreau mort, sort corps avait été transporté et embaumé, et se mettait en route pour Saint-Pétersbourg[14].

Des ordres avaient été donnés en Russie pour sa réception aux frontières de l’Empire et son libre passage dans les États impériaux. A Saint-Pétersbourg, les honneurs militaires l’attendaient. Les funérailles furent célébrées en grande pompe à Sainte-Catherine, l’église catholique. Avant que le corps ne fût déposé dans le caveau, où il est resté depuis, un jésuite français émigré, le P. Rosaven, prononça l’oraison funèbre qui ne satisfit personne. Du reste, la solennité donnée à la cérémonie n’en put dissimuler la froideur. Les fonctionnaires russes y assistaient par ordre. Aux places réservées au Corps diplomatique, Joseph de Maistre, qui occupait la sienne, constata des vides. Le comte de Briou, représentant officieux de Louis XVIII, profita de ce qu’il était sans instructions pour ne pas paraître. Il était de ceux qui ne croyaient pas au royalisme de Moreau. Rapatel repartit aussitôt pour rejoindre Alexandre, auprès duquel le rappelaient ses fonctions d’aide de camp.

A Londres, où on l’a vue se réfugier en s’enfuyant de Bordeaux, Mme Moreau était en proie au plus affreux désespoir, que s’efforçait vainement d’apaiser la comtesse de Lieven. Depuis le jour où on avait appris en Angleterre que. le général accourait d’Amérique à l’appel du Tsar, l’ambassadeur et sa femme s’étaient rapprochés d’elle et l’avaient comblée d’égards et de politesses. Au premier récit du malheur survenu au général, et qu’avaient d’abord transmis les gazettes, ils étaient accourus, redoublant de soins. C’est à Mme de Lieven que Rapatel avait envoyé, en la suppliant de le remettre elle-même, le court billet qu’il avait envoyé du champ de bataille à Mme Moreau pour lui apprendre que son mari était blessé : « Le général a perdu ses deux jambes, mais sa tête nous reste. » C’est encore à l’ambassadrice qu’il avait recouru pour annoncer à cette malheureuse femme qu’elle était veuve. Il était donc naturel qu’on se servît de la même voie pour lui faire parvenir la lettre et les offres de l’empereur Alexandre. Elle les reçut de la main et de la bouche de la comtesse de Lieven, dans les premiers jours d’octobre, quelques heures après l’arrivée de Svinine à Londres. Les offres étaient aussi formelles que généreuses, et la lettre impériale, datée de Tœplitz, le 4 septembre, les formulait avec une émotion entraînante.


« Madame, — Lorsque l’affreux malheur qui atteignit à mes côtés le général Moreau me priva des lumières et de l’expérience de ce grand homme, je nourrissais l’espoir qu’à force de soins on parviendrait à le conserver à sa famille et à mon amitié. La Providence en a disposé autrement. Il est mort, comme il a vécu, dans la pleine énergie d’une âme forte et constante. Il n’est qu’un remède aux grandes peines de la vie, celui de les voir partagées. En Russie, madame, vous trouverez partout ce sentiment, et, s’il vous convient de vous y fixer, je rechercherai tous les moyens d’embellir l’existence d’une personne dont je me fais un devoir sacré d’être le consolateur et l’appui. Je vous prie, madame, d’y compter irrévocablement, de ne me laisser ignorer aucune circonstance où je pourrais vous être de quelque utilité et de m’écrire toujours directement. Prévenir vos désirs sera une jouissance pour moi. L’amitié que j’avais vouée à votre époux va au delà du tombeau, et je n’ai pas d’autre moyen de m’acquitter en partie envers lui que par tout ce que je serai à même de faire pour assurer le bien-être de sa famille. Recevez, madame, dans ces tristes et cruelles circonstances, les témoignages et l’assurance de tous mes sentimens.

« ALEXANDRE. »


Mme de Lieven et Svinine, après elle, développèrent les propositions résumées dans cette lettre, s’efforcèrent d’en faire sentir à Mme Moreau les avantages pour elle et pour sa fille. Mais elle ne se décida pas sur-le-champ. Il lui en coûtait de s’éloigner de la France, alors que la chute de Napoléon, qui semblait imminente, promettait de la lui rouvrir sous peu. Déjà elle était entrée en relations avec la petite cour d’Hartwell et devait croire que, Louis XVIII remis en possession de sa couronne, elle serait l’objet de sa bienveillance. Quoique son mari ne se fût pas prononcé pour les Bourbons, le Roi inclinait à croire qu’il était mort rallié à sa cause et faisait bénéficier sa veuve de sa gratitude. Elle ne prit son parti d’un nouvel exil qu’à l’instigation de Rapatel, dont elle avait reçu une nouvelle lettre et de son frère, le colonel Hulot, qui se préparait lui-même à passer au service de la Russie. Le 12 octobre, elle remerciait le Tsar : « Oui, Sire, j’irai, puisque vous me le per- mettez, rendre hommage à vos vertus, partager le bonheur de vos peuples, et la nouvelle patrie que Votre Majesté veut bien m’offrir me sera d’autant plus chère que j’y trouverai les restes précieux d’un époux honoré de votre confiance. Il n’a pu vous donner que sa vie. »

Toutefois, en acceptant ainsi les offres du Tsar, elle désirait savoir sous quelle forme se traduiraient les avantages qu’elles indiquaient ; elle souhaitait aussi que ce fût Rapatel qui la conduisît en Russie et non Svinine qu’elle trouvait trop jeune, disait-elle à Lieven, pour servir de compagnon, pendant un si long voyage, à la jeune femme qu’elle était encore ; enfin, elle ne partirait qu’au printemps de 1814. Alexandre répondit à ces demandes avec la magnanimité qui lui était naturelle. Une somme de cent mille roubles était promise à Mme Moreau, ainsi qu’une pension annuelle de trente mille, qu’elle allât ou non en Russie[15]. Si elle y allait, Rapatel l’accompagnerait, et sa fille serait nommée demoiselle d’honneur de l’Impératrice.

On sait qu’elle renonça à partir. La mort de Rapatel, tué en 1814 au combat de La Fère-Champenoise[16], la privait de son compagnon de route, et ce fut une des causes qu’elle allégua pour retarder son départ. Puis, vint la Restauration qui réduisait à néant les raisons qu’elle avait eues de s’expatrier. Alexandre, qui était alors à Paris, approuva qu’elle ne quittât pas la France et s’offrit pour la recommander au Roi. Par son ordre, Nesselrode remit à Talleyrand une note où était rappelée la conduite de Moreau et qui sollicitait pour sa veuve et pour sa famille les récompenses qui lui avaient été promises, ou tout au moins l’équivalent de celles que sa mort ne permettait plus de lui décerner. D’après ces promesses, Moreau, à en croire l’impérial avocat de sa veuve, aurait été nommé, s’il eût vécu, « connétable de l’Ordre du Saint-Esprit[17]. » Puisqu’il ne pouvait jouir de cet honneur, n’était-il pas juste que le Roi exprimât, dans un acte public, le regret d’être empêché de le lui accorder ? En outre. Sa Majesté voudrait-elle souffrir que la veuve du général fût aujourd’hui « une simple particulière et non titrée, » tandis que si elle n’eût pas eu le malheur de perdre son mari, elle eût possédé les titres que le Roi destinait à celui-ci ? L’Empereur demandait donc pour elle des faveurs octroyées « par des lettres patentes » où seraient relatés le dévouement du général à la cause royale, les intentions bienveillantes de Sa Majesté à son égard, ainsi que ses promesses et qui, pour conclure, accorderaient à Mme Moreau le titre de duchesse.

L’intérêt que lui portait le Roi n’avait pas besoin d’être excité. Il était resté tel qu’il l’avait manifesté en Angleterre, alors que Mme Moreau lui communiquait, par l’intermédiaire du comte de Blacas, les nouvelles que Rapatel lui envoyait du théâtre de la guerre. Mais Louis XVIII n’aimait ni les mises en demeure, ni qu’on lui dictât son devoir. Aucune suite ne fut donnée à la requête de l’Empereur de Russie et l’appui que ce prince prêta aux démarches de Mme Moreau, afin d’obtenir la révision du procès de 1804, ne les fit pas aboutir. Le Roi, qui savait quelle part avait eue son frère dans la conspiration de Georges, ne tenait pas à exhumer ces pénibles souvenirs. En revanche, au mois de juin, il accorda à Mme Moreau, avec une pension de douze mille francs, le titre et les honneurs auxquels elle aurait eu droit si son mari eût été maréchal de France. Elle fut dès lors jusqu’à sa mort, survenue en 1823 à Bordeaux, la Maréchale Moreau.


En 1816, il fut question d’élever un monument à Moreau, sur l’une des places de Morlaix, sa ville natale. Ce projet dut être abandonné par suite du peu d’empressement de la population à l’approuver. L’opinion que trahit son attitude en cette circonstance est et restera celle de la postérité. Mais elle ne doit pas faire oublier que Moreau fut une victime ni qu’avant de se laisser pervertir par les influences de l’exil, il avait à trois reprises sauvé l’armée et par conséquent la patrie et que, toujours ardent patriote, il avait été un grand serviteur de la France,


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre.
  2. Telle n’est pas l’opinion de Thiers. Il croit que ce projet n’était pas dépourvu de chances de succès, » de même qu’il attribue à ces prisonniers des idées de vengeance contre Napoléon. C’est méconnaître l’état d’âme de l’armée française. Il avait pu y avoir des plaintes parmi ces milliers de malheureux tombés au pouvoir des Russes ; mais elles ne signifiaient pas qu’ils fussent disposés à marcher contre leur Empereur, même sous un chef tel que Moreau que, d’ailleurs, beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas. Au premier contact avec leurs camarades, ils se fussent réunis à eux. Quiberon et 1815 constituent à cet égard des preuves formelles. Du reste, comme on le verra plus loin, il ne fut pas donné suite au projet de Moreau
  3. Je les ai racontées dans mon Histoire de l’Émigration, t. II, p. 386 et suivantes et t. III, p. 175 et suivantes.
  4. Cette circonstance et le défaut d’espace me décident à ne pas donner ici cette lettre de Moreau à Bernadotte qui, du reste, est connue au moins en partie. J’en reproduirai le texte intégral dans le volume où sera complétée la présente étude.
  5. Quelques jours après avoir reçu cette lettre, Willot écrivait au commandant de la flotte anglaise pour le prier de le ramener en Europe. Mais il n’était pas encore parti lorsque arriva aux États-Unis la nouvelle de la mort de Moreau. Elle lui fit ajourner son départ et il ne revint en France qu’après le rétablissement des Bourbons. Louis XVIII le créa comte et lui confia le commandement militaire de la Corse. Willot mourut en 1823.
  6. Né en 1755, mort en 1824. Il avait fait en Suède une brillante carrière militaire, sous le règne de Gustave III, aux côtés duquel il se trouvait quand ce prince fut assassiné. Il fut ensuite gouverneur général de la Poméranie et, en 1810, ministre de Suède à Paris. Il reçut plus tard le gouvernement de la Norvège et fut créé Grand Maréchal.
  7. Nous reconstituons ce résumé d’entretien d’après une lettre écrite, le 9 août, par Bernadotte à l’empereur Alexandre et d’après une autre qu’envoyait à Londres un émigré français qui se trouvait à Stralsund en même temps que Moreau.
  8. J’ai le regret d’être en désaccord sur ce point avec mon regretté et illustre ami, l’historien Albert Sorel, et le devoir, alors que, malheureusement, il n’est plus là pour me répondre, de me borner à constater ce désaccord. Dans le VIIIe volume de son ouvrage : l’Europe et la Révolution française (page 181), il dit que Moreau s’était flatté du commandement suprême des armées alliées. La correspondance intime du général ne permet pas de lui prêter cette intention ; loin d’en témoigner, elle la dément.
  9. Svinine avait été chargé à New-York de pourvoir à tous les frais du voyage de Moreau.
  10. Le 4 septembre, huit jours après la mort de Moreau, le Journal de l’Empire annonça son arrivée en Allemagne : « Il vient détromper lui-même, il vient démentir à la face du monde ceux qui voulaient l’estimer encore ; il justifie, il renforce l’accusation qui précède son exil, enfin il se voue au mépris de la patrie qu’il trahit, de l’étranger qui l’achète et de la postérité qui l’attend. »
    Il y a bien de l’exagération dans ces formules de rhétorique. Moreau n’avait pas été acheté et son désintéressement est hors de doute. Quant à la postérité, quoique justement sévère pour lui, elle lui a tenu plus de compte, que ne le prévoyait le rédacteur de cette note, de son infortune imméritée et de l’exaspération légitime en laquelle l’avait jeté l’inique condamnation de 1804.
    La nouvelle de sa mort ne fut publiée à Paris que le 13 septembre. Mais déjà le ministre de la Police avait interdit aux hommes d’affaires de Moreau de se dessaisir des sommes qu’ils avaient à lui. Elles s’élevaient à environ 500 000 francs qui furent mis sous séquestre. L’année suivante, le gouvernement provisoire les restitua à Mme Moreau.
    Quant à la proclamation signée : « Général Moreau, adjudant général de S. M. l’Empereur de Russie, » qui circula alors, elle était apocryphe. Elle avait été fabriquée dans les bureaux de la police, et c’est elle qui la répandait après l’avoir fait imprimer à Morlaix, pays natal de Moreau, pour la rendre plus vraisemblable. Lui-même, en arrivant au quartier général russe, en avait rédigé une, si, toutefois, on peut donner ce nom aux quelques lignes qui suivent :
    « Je ne viens pas, comme un autre Coriolan, venger une injure personnelle ; je viens délivrer ma patrie du joug qui l’opprime. Dès que j’aurai atteint ce but, je me hâterai de rentrer dans les phalanges françaises. »
  11. Pour ce court résumé des journées de Dresde, j’ai suivi la relation de l’état-major de Schwarzenberg, tel qu’il fut adressé par Alexandre à Bernadotte, le 29 août. Dans son ensemble, il concorde parfaitement avec le récit de Thiers, plus complet et plus détaillé et où les diverses versions de la bataille ont été utilisées et mises d’accord.
  12. Le 28 septembre, Joseph de Maistre, écho des versions de la mort de Moreau qui circulaient à Saint-Pétersbourg, écrivait à Blacas : « On a dit mille choses sur son compte, toutes parfaitement fausses, notamment qu’il avait été frappé à côté de l’Empereur. Cela n’est pas vrai ; ils étaient ensemble et marchaient à cheval. Arrivés le 15/27, avant le jour de la grande reconnaissance sur Dresde, au bord de je ne sais quel terrain marécageux, ils se séparèrent. L’Empereur alla en avant à cheval. Moreau mit pied à terre et prit une autre route pour examiner les choses par lui-même. C’est pendant cette reconnaissance qu’il fut frappé. » La lettre d’Alexandre à Bernadotte rectifie formellement cette affirmation.
  13. Ces paroles sont reproduites d’après la lettre que le colonel Orlof adressa au Tsar, quelques instans après la mort de Moreau, pour la lui annoncer. Svinine, dans sa relation où il se montre, du commencement à la fin, visiblement soucieux de grandir son rôle, les donne comme le texte d’une lettre que le moribond aurait commencé à lui dicter et n’aurait pu achever. Dictées ou non, il est certain qu’elles ont été prononcées.
  14. Les frais de ce voyage s’élevèrent à 800 ducats que paya le trésor impérial.
  15. Deux ukases en date de février 1814 réalisèrent ces promesses.
  16. Il fut frappé au moment où il adjurait des soldats français de se prononcer pour les Bourbons. Comme son général, il succombait dans les rangs ennemis sous les coups de ses compatriotes. On raconte qu’au même moment, un de ses frères, le capitaine Rapatel, de l’armée française, fait prisonnier par les Russes sur le miême champ de bataille, ne sauva sa vie qu’en se nommant et en se réclamant de lui.
  17. On tombe des nues en voyant le puissant protecteur de Mme Moreau réclamer l’exécution d’une telle promesse, alors qu’il est vraisemblable qu’elle n’avait jamais été faite. A quel moment aurait-elle pu l’être ? A Londres, Louis XVIII n’apprit que le 10 août l’arrivée de Moreau en Suède. J’ai eu sous les yeux : et j’ai reproduit dans mon Histoire de l’Emigration (t. III, p. 521) le questionnaire qu’il dressa pour être soumis au général et qu’il lui fit porter par l’émigré Bascher de Boisgely. Il résulte de cette pièce qu’il n’était pas encore assuré des dispositions de Moreau et il n’y est fait aucune allusion à des récompenses ultérieures. Peut-être, il est vrai, l’envoyé fut-il chargé de les promettre. Mais il ne put partir de Londres que le 12 septembre, ignorant que Moreau n’existait plus. Il l’apprit en chemin et par conséquent ne le vit pas. Comme il est certain que Moreau n’avait pu recevoir de promesse par une autre voie, il en faut conclure qu’il n’y en eut pas, à moins qu’elle n’eût été faite éventuellement à sa femme, et il ne semble pas que Louis XVIII l’ait jamais reconnu.