Dumont (p. 325--).


V


Quel réveil !… Sarah n’avait fait qu’entrevoir le malheur ! il appartenait à l’heure de sa faute de le lui révéler en entier et de lui enseigner ce qu’était l’infortune… Les yeux ouverts et fixement attachés sur René, elle semblait vouloir le transformer pour qu’il répondît au nom d’Alfred, qui s’échappait continuellement de ses lèvres frémissantes et pâles… elle tremblait violemment… Une fois Réné passa près d’elle et voulut prendre sa main… à peine l’eut-il touchée, qu’elle s’écria comme si un serpent l’eût piquée… et, s’élançant à l’autre bout de la chambre, elle y tomba en priant et demeura dans cette attitude pendant long-temps… Tandis qu’elle priait une pendule sonna cinq heures !… Que d’événemens s’étaient passés depuis que chez elle avait sonné minuit !… que de choses en cinq heures !… À mesure que la mémoire revenait à Sarah, le sentiment de son malheur lui revenait aussi !… Ce moment fut affreux !… Elle demeura anéantie d’abord sous le poids de l’horreur de son crime !… qu’allait-elle devenir ?…

— Je ne veux pas rentrer chez M. de Sorcy, dit-elle avec fermeté à René lorsqu’il lui rappela que l’heure s’avançait…

— Oh !… s’écria René charmé de cette volonté et jugeant Sarah par lui-même… voulez-vous, en effet, demeurer ici ?… Que je suis heureux !…

Sarah le regarda avec mépris.

— J’irai dans le seul lieu qui me convienne, monsieur… dans la maison de Dieu !…

René fit un mouvement que Sarah comprit.

— Oui, je sais que ces pensées ne sont pas les vôtres… mais, monsieur d’Erneville… vous n’avez plus le droit de me les imposer !…

— Écoutez, lui dit-il en la contraignant à s’asseoir… Je ne veux pas combattre votre folie par des argumens qui seraient trop convaincans par leur clarté, par leur lumineuse clarté. Je vous demanderai seulement de rentrer chez vous, dans votre maison, au nom de vous-même… de l’enfant que vous portez… dont Alfred est le père… vous ne vous appartenez plus ; Sarah, vous êtes mère, et ce titre est sacré.

— Je l’ai déshonoré

— Non… jamais vous ne fûtes plus pure devant Dieu et même devant les hommes, devant cette société corrompue qui ne juge que sur l’apparence… Eh bien ! devant ce tribunal, s’il sait la vérité, il vous plaindra et me maudira… mais j’accepte l’anathème… Je vous aimais avec passion, Sarah… il fallait que vous fussiez à moi… il le fallait… Pour y parvenir, voyez-vous, j’aurais pris toutes les routes, et celle du meurtre ne m’aurait pas vu reculer !…

Sarah poussa un cri.

— Silence…ne criez pas ainsi… qu’ai-je donc dit ? que je tuerais Alfred pour vous posséder ? c’est vrai… et même encore aujourd’hui, si, pour me fuir, vous persistez à suivre le plan que vous venez d’annoncer… songez-y bien, Sarah… le duel ou l’assassinat me délivreront de votre mari…

— Mais c’est pour le fuir lui-même ! je ne puis le voir après ce que je suis !… Ah ! laissez-moi, laissez-moi, par pitié, mourir au monde avant le temps !… laissez-moi dire adieu à tout ce qui m’est cher ! n’ai-je pas cette nuit frappé de mort jusqu’à mes espérances ?…

— Non… vous rentrerez chez vous parce que je le veux, dit Réné avec ce ton d’autorité qu’on prend avec les aliénés et en avançant vers elle les yeux ouverts et sans agiter la paupière… Vous rentrerez chez vous parce qu’il le faut, ajouta-t-il plus doucement en voyant le tremblement de la douce créature. Vous y devez rentrer et à l’instant, Sarah…

Il sonna : une femme parut… il lui fit un signe, et elle enveloppa Sarah dans ses fourrures et un manteau qui la cachait entièrement.… Lorsqu’elle fut prête, il ôta son domino, qu’il avait gardé, et s’enveloppa aussi d’un manteau ; lorsque tous deux furent prêts, la voiture s’avança, et René porta plutôt qu’il n’y conduisit Sarah… Pendant le trajet, qui fut court, pas une parole ne fut échangée… À la porte de madame de Sorcy, René lui dit :

— Une nouvelle vie va commencer pour tous deux… que chacun ignore tout ce que cette nuit a été dans notre commune existence… adieu… Si vous le voulez, vous pouvez encore être la plus heureuse des femmes…

Il la poussa légèrement pour la faire entrer dans son appartement ; car elle demeurait là, sur le seuil de la porte comme une statue… il descendit rapidement les marches du perron, et Sarah entendit bientôt la voiture s’éloigner… La première parole qu’elle prononça fut pour s’informer si le général était rentré. Jamais, depuis que leur existence était troublée, madame de Sorcy n’avait fait une telle demande ; mais ce matin il lui fallait comme une sorte de certitude que c’était bien lui qu’elle avait vu dans cette loge… Tous les événements de cette affreuse nuit lui semblaient le plus horrible songe !… Ah ! qu’elle eût été heureuse si sa femme de chambre lui eût répondu :

— Madame, le général n’est pas sorti !! Mais, au lieu de cette parole, mademoiselle Adèle lui dit :

— Madame, le général n’est pas encore rentré.

Sarah se frappa le front et courut à sa chambre d’un pas rapide. Elle se hâta de mettre une robe de chambre et renvoya ses femmes.

Ce fut alors que toute l’horreur de sa vie lui apparut, et qu’elle en comprit les terribles conséquences.

Plus de bonheur à espérer, et toutes les douleurs en point de vue vinrent fondre sur elle pour en faire leur pâture et lui imposer avec le remords la plus cruelle de toutes. Elle calcula combien elle avait encore peut-être d’années à passer ainsi, et recula devant un tel avenir… La mort est là !… se dit-elle enfin. On est toujours libre quand on peut mourir !…