L’Exercice du pouvoir/Partie VII/24 janvier 1937

Gallimard (p. 349-356).

Enfin, la manifestation organisée à Lyon, le 24 janvier 1937, en l’honneur d’André Février, donna le témoignage de la cohésion et de l’élan persistants du Rassemblement Populaire. Léon Blum en prit acte dans la première partie de son discours, il analysa la situation politique et économique, et laissa prévoir la nécessité d’une « pause » :

Chers citoyens, chers camarades, chers amis,

La fête qui nous réunit aujourd’hui a peu à peu changé, non pas de caractère, mais de proportion. Quand mes camarades de la Fédération socialiste du Rhône m’y ont invité, je n’avais pas d’autre pensée que de célébrer avec eux la réélection d’André Février, du camarade aimé qui préside aujourd’hui le groupe socialiste au Parlement et dont l’esprit charmant, la tendre délicatesse, l’ardent et noble désintéressement, font la parure et la fierté de notre Parti.

Puis la fête d’aujourd’hui, sans cesser d’être le banquet d’André Février s’est élargie jusqu’à devenir une sorte de Congrès du Rassemblement Populaire. Le Gouvernement de Front Populaire est ici presque au complet : nous aurions pu tenir un petit Conseil de cabinet avant les hors-d’œuvre ou après le café. Les chefs politiques de tous les partis adhérant au Rassemblement Populaire sont ici, et vous les avez entendus, acclamés, l’un après l’autre. Les représentants des grandes organisations groupées dans le Rassemblement sont ici, et vos applaudissements les ont aussi salués tour à tour.

Bien que je ne sois ici qu’un invité comme eux, permettez que je les remercie tous pour l’éclat que leur présence apporte à cette cérémonie et pour la signification qu’elle lui prête.

Permettez qu’un remerciement particulier aille à l’ami dont nous sommes tous les hôtes, au maire de Lyon, Édouard Herriot. Je l’en avertis : cette expression de gratitude et d’amitié va peut-être plus loin qu’il ne le suppose. Ma pensée se reporte à ce Cabinet de juin 1924, où Camille Chautemps et Édouard Daladier étaient ses collaborateurs et que les socialistes ont soutenu avec une fidélité sans défaillance. Nous sommes, à bien des égards, ses héritiers et je me rends compte aujourd’hui, plus clairement que jamais, qu’il a dû faire face à certaines conditions de lutte plus difficiles encore que les nôtres : d’abord, parce que sa majorité parlementaire était moins nombreuse, moins homogène, moins nettement délimitée, ensuite et surtout, parce que les institutions républicaines n’avaient pas été mises en péril, et que, par conséquent, le sentiment de ce péril n’avait pas pu susciter dans la profondeur des masses populaires cette volonté d’union et d’action commune qui est la forme de l’instinct de conservation républicain.

La fête d’aujourd’hui est précisément le symbole de cette volonté d’union et d’action commune. Elle est la marque de la camaraderie ou de l’amitié qui unissent les divers éléments de la majorité gouvernementale. Elle apporte la preuve éclatante et retentissante que, neuf mois après les élections, en dépit de tant de traverses difficiles, l’idée du Front Populaire est plus puissante et plus vivace que jamais.

Cette idée est née le 6 février 1934. Elle est sortie du danger dont une entreprise factieuse menaçait la République. Elle évolue aujourd’hui vers l’objet que, dans leurs discours inauguraux, les Présidents Jeanneney et Herriot définissaient en termes presque identiques : la consolidation et le développement de la démocratie politique, l’extension de la démocratie politique en démocratie sociale.

Tel est en effet le but du Rassemblement, et c’est pourquoi nul républicain n’a le droit de s’étonner, ou encore moins de s’offusquer, si les partis prolétariens et les organisations ouvrières y tiennent une si large place. Hier, on n’aurait pas pu défendre ou préserver efficacement la République sans eux. On ne pourrait pas demain, sans leur confiance et leur collaboration, assurer la transformation amiable et paisible de la condition humaine à l’intérieur du cadre républicain et par le jeu des institutions démocratiques.

Voilà le fait essentiel qui trouve ici même sa pleine vérification : la permanence de « l’esprit Front Populaire ».

J’ai le droit d’en tirer une conséquence qu’à coup sûr vous ne jugerez pas trop présomptueuse. Un échec aurait provoqué, dans les masses profondes du pays, des déceptions d’autant plus lourdes et d’autant plus redoutables qu’un espoir plus ardent s’était attaché à la victoire électorale du printemps dernier. Si des déceptions n’apparaissent pas, si, au contraire, chaque sondage fait apparaître dans les masses populaires une réserve de confiance et une puissance d’enthousiasme intactes, c’est tout de même que nous avons un peu réussi.

L’expérience montre que des formations politiques comme celle que nous représentons au pouvoir sont exposées a une alternative de risques ; ou bien le détachement et la désaffection de la classe ouvrière, ou bien le rejet vers la réaction d’une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie. La classe ouvrière se retire et se replie sur elle-même, quand l’œuvre de réforme ne s’assemble pas sous ses yeux avec assez de célérité et de hardiesse. Une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie s’alarme et cherche un recours du côté de la réaction politique, quand l’effort de progrès social se présente avec un caractère d’incohérence, de partialité ou de brutalité.

Toute œuvre humaine est approximative et je ne me flatte pas que nous ayons évité ce double danger avec une perfection totale. Mais je constate cependant que l’ensemble des travailleurs et des petits producteurs reste attaché, plus étroitement, plus passionnément que jamais, à l’œuvre entreprise et qu’une portion croissante de la bourgeoisie et des classes possédantes commence à en comprendre le sens exact et à en apprécier l’intérêt pour la nation tout entière.

Au fond, nous avons prouvé — et quel que puisse être notre sort, la démonstration restera et vaudra — qu’un Gouvernement populaire pouvait être un Gouvernement national, un gouvernement de bien public. Nous avons prouvé qu’un Gouvernement démocratique, volontairement et loyalement enclos dans la légalité républicaine, pouvait être un Gouvernement de renouvellement social.

Car nous avons apporté une nouveauté, et une nouveauté dont la nation entière bénéficie. Un observateur impartial qui aurait quitté la France il y a huit ou dix mois et qui y reviendrait aujourd’hui aurait, je crois bien, les yeux frappés du changement.

La vie renaît, la nation recouvre peu à peu sa tension normale. Comme je le disais il y a quelques jours, la transfiguration morale est peut-être encore plus sensible que la transformation matérielle. Une autre humeur est venue ; la santé, la confiance, ou même la gaieté, circulent à nouveau.

Tout nous encourage donc à persévérer dans notre voie et c’est ce que nous ferons quand nous soumettrons au Parlement des réformes telles que le fonds national de chômage, l’assurance contre les calamités agricoles, la retraite des vieux travailleurs — énumération qui n’a rien de limitatif, croyez-le bien.

Notre ambition serait de pouvoir répéter un jour ce que disait M. Roosevelt, en termes d’une admirable noblesse, au départ de son second mandat présidentiel :

« Il y a un siècle et demi, un gouvernement fut établi dont la mission était de développer le bien-être général et d’assurer la liberté du peuple. Aujourd’hui, nous faisons appel au même pouvoir gouvernemental pour obtenir le même objectif… Les tâches que nous avons accomplies ont, en fait, exigé la participation active de la démocratie… Nous avons rendu l’exercice du pouvoir plus démocratique parce que nous avons réduit les puissances autocratiques privées à leur rôle, et que nous les avons placées sous le contrôle nécessaire du gouvernement du peuple… Nous sommes tenus, non seulement de suivre un chemin tracé selon de nouvelles méthodes de législation sociale, mais de construire, sur de vieilles fondations, un édifice plus durable à l’usage des générations futures… »

Je ne me dissimule pas à moi-même, et je n’ai jamais dissimulé à l’opinion, les difficultés que nous avons encore à vaincre.

L’économie française doit digérer et assimiler tout un ensemble de mesures importantes, tombant presque simultanément sur elle, et dont, dans des temps plus propices et plus calmes, nous aurions pu graduer plus longuement et plus lentement l’effet. La correspondance entre les cours intérieurs et les salaires, dont dépendent la préservation et l’accroissement de la capacité générale de consommation, est encore soumise à des tâtonnements laborieux. La situation financière sous ses différents aspects : budget, trésorerie, marché, n’a pas encore retrouvé les caractéristiques normales.

Je mentirais assurément, et mon mensonge ne tromperait d’ailleurs personne, si j’affirmais que tous les capitaux émigrés ont aujourd’hui réintégré la mère patrie, ou que la thésaurisation de l’or et des billets n’appartient plus qu’au domaine du passé.

En un sens la reprise économique si rapide et si intense, que personne n’ose plus maintenant dénier, vient encore ajouter, pour la période présente, à nos embarras financiers.

Alors qu’une masse insuffisante de capitaux a été reversée dans la circulation économique, le besoin de capitaux s’accroît, du fait même de la reprise, pour l’industrie et pour le commerce. On constate, pour la première fois depuis des années, des investissements nouveaux et des créations d’entreprises nouvelles ; des stocks se reconstituent, ce qui signifie que des dépôts, des crédits, du numéraire, se transforment temporairement en marchandises. Les importations de matières premières augmentent en quantité et leurs prix montent de jour en jour sur les grands marchés extérieurs.

Ces besoins privés viennent ainsi s’ajouter aux besoins publics dont vous connaissez les causes : déficits accumulés des budgets, programme d’armement, déficit des chemins de fer, dépenses ou avances exceptionnelles, d’ordre social ou d’ordre économique, que personne ne doit assurément regretter, puisque leur secours salutaire a précisément permis le démarrage.

Rien n’est donc plus naturel et nécessaire que les conseils de prudence donnés récemment par mes amis Vincent Auriol et Charles Spinasse à la masse des travailleurs publics ou privés, ou que les avertissements patriotiques, renouvelés par eux à l’adresse des détenteurs de capitaux rétifs. Rien n’est plus naturel et plus nécessaire que le contrôle vigilant qui doit s’exercer sur le mouvement des prix.

Mais, dans l’ensemble, je conserve pour ma part une vue optimiste et vous me saurez peut-être gré de vous communiquer la raison de ma confiance résolue en l’avenir. Dans la plupart des pays qui ont modifié leur parité monétaire et rétabli l’équilibre entre leurs prix intérieurs et les prix dits « mondiaux », l’effet de stimulation initial s’est exercé sur la situation financière et sur ses multiples éléments tels que je les désignais tout à l’heure ; encaisse métallique, aisance du marché, hausse des titres, baisse du taux de l’intérêt, etc… C’est dans une seconde phase, et par contre-coup, que l’amélioration de l’état financier s’est répercutée sur l’état économique.

Je suis convaincu qu’en France, — et pour ma part je ne le regrette qu’à demi — nous assisterons à un processus inverse. L’amélioration de la situation économique est dès à présent un fait acquis, et nous la verrons dans une phase seconde, dans une phase prochaine, se répercuter sur l’ensemble de la situation financière.

Quand l’évidence aura triomphé, quand on aura vu s’accroître, de semaine en semaine, les excédents de dépôts des caisses d’épargne et les recettes des chemins de fer, quand on aura vu s’accentuer, de mois en mois, les plus-values de recouvrement d’impôts et s’élever les indices de l’activité productrice, alors les capitaux sortiront de leurs cachettes ou reviendront de leur exil, alors le budget se rapprochera progressivement d’un équilibre réel, alors le trésor retrouvera sur un marché ranimé ou auprès d’une épargne reconstituée sa capacité naturelle d’emprunt à court ou à long terme.

Mon cher Vincent Auriol, qui est probablement à l’écoute, doit entendre ces paroles avec un souriant réconfort. Elles n’expriment, à mon avis, qu’une prévision raisonnable, à condition que, grâce à l’effort commun du Parlement, du Gouvernement et des organisations ouvrières, l’ordre intérieur, l’ordre véritable, celui qui résulte de l’intelligence réciproque, de la collaboration confiante et du respect des droits mutuels, puisse se prolonger et se consolider.