L’Exercice du pouvoir/Partie III/30 juin 1936

Gallimard (p. 132-142).

Léon Blum se rendit à Genève, à la tête de la délégation française. Le 30 juin, devant l’Assemblée de la Société des Nations, il exposa la position du gouvernement français devant le problème de la sécurité collective :

Vous entendrez aujourd’hui, comme délégué de la France, un homme neuf dans cette Assemblée comme il était neuf dans les conseils du Gouvernement de son pays, et qui se présente à vous avec toute la force de son inexpérience. Je m’adresserai à vous sans détours, ou même sans précautions, et je voudrais devoir votre sympathie à ma franchise.

Permettez-moi donc, avant de définir la position du Gouvernement, du Parlement et du peuple français, d’éclaircir quelques équivoques qui pèsent sans doute d’un poids assez lourd sur l’ensemble de la situation internationale. J’ai entendu, j’ai lu que, depuis quelques semaines, l’influence de la France en Europe, sa faculté d’action sur les affaires européennes étaient allées en déclinant. Puissance désormais incapable d’opposer une réaction efficace aux violations de la loi internationale, ou d’apporter une aide efficace à l’exécution des contrats internationaux… Puissance neutralisée au dehors par ses difficultés intérieures… Puissance réduite au second ordre !… Ces mots me blessent en les prononçant, mais on a dit, on a écrit cela, et vous ne vous étonnerez pas si j’aborde de front cette question préalable, comme je ferai pour toutes les autres.

Il n’y a pas et nous comptons bien qu’il n’y aura jamais d’ « ordre » entre les puissances qui participent à la communauté internationale. Le jour où il s’établirait à l’intérieur de la Société des Nations une hiérarchie d’États, le jour où il s’établirait en dehors d’elle une catégorie dirigeante, la Société des Nations serait moralement et matériellement ruinée parce qu’elle aurait renversé son propre principe. Mais sur quoi se fonde-t-on pour affirmer, pour présumer, ou pour redouter, la dévalorisation du facteur France dans les affaires de l’Europe ? On se fonde sur deux sortes distinctes de faits : le mouvement de revendications ouvrières, la crise ouverte le 7 mars par l’occupation militaire de la zone rhénane. On a interprété les mouvements ouvriers comme s’ils ouvraient dans la vie intérieure de la France une phase de divisions et de déchirement équivalant à un commencement de guerre civile. On interprète les événements consécutifs au 7 mars comme s’ils ouvraient dans la politique extérieure de la France une phase d’abnégation passive la portant à tout tolérer pour elle et, à plus forte raison, à tout accepter pour les autres. De part et d’autre, la méprise est grave.

On s’attendait assurément en Europe à ce que l’occupation militaire de la zone rhénane provoquât de la part de la France une réplique d’ordre également militaire. La France ne l’a pas fait. Elle n’a recherché la solution d’une crise si dangereuse que dans les procédures internationales. Au lieu de mobiliser, elle a mis en cause les puissances garantes du traité de Locarno et la Société des Nations… Était-ce de sa part une marque de faiblesse ? En sommes-nous venus à ce point dans l’Europe d’aujourd’hui, qu’une nation s’affaiblisse ou se déclasse quand elle s’astreint à recourir aux armes du Droit ?… Sans doute, un texte indiscutable assimile l’occupation de la zone rhénane à une agression caractérisée. Mais, malgré l’équivalence juridique, le sol français était intact. Qui donc oserait supposer que notre réaction eût été la même si l’on avait réellement touché soit à nos frontières, soit à celles que garantissent nos engagements ?

Quant aux mouvements ouvriers, je n’ai pas à en expliquer ici le caractère ni à justifier ici la politique sociale engagée en France par la nouvelle majorité et le nouveau Gouvernement. Un grand changement s’accomplit, sans violence. Les récits qui montrent la France en proie à je ne sais quelles convulsions sanglantes — récits dont je n’aurais pas à chercher bien loin des exemples — ne sont que des travestissements calomnieux. Certes, notre vie publique est ardente, mais les peuples ardents ne sont ni des peuples lâches, ni des peuples égoïstes. Une nation ne s’affaiblit pas, mais au contraire, elle se fortifie, quand elle accroît l’intensité de son énergie intérieure. Un peuple est d’autant plus attaché à son indépendance qu’il a plus de raisons de la défendre, qu’il vit plus libre dans une société plus juste. C’est ce qui se passe en France aujourd’hui.

La délégation française se sent donc en état de parler d’une voix ferme et tranquillement assurée quand elle se fait ici l’interprète de la volonté de la nation. Cette volonté est claire. Le peuple français veut la paix. Il est unanime à la vouloir. Il la veut si profondément que, dans nos polémiques intérieures, le suprême argument des partis les uns contre les autres est de dire : « Vous compromettez la cause de la paix ; vous attirez la nation vers la guerre ». Bien qu’il se sache assurément libre comme tous les autres peuples de choisir ses amitiés, et de les choisir selon ses affinités politiques, sociales, historiques, ethniques, il veut la paix pour tous les peuples et avec tous les peuples, quels que soient leur régime ou leurs principes de gouvernement. Mais sa volonté de paix n’est ni une faiblesse abandonnée, ni un repliement égoïste sur lui-même. La paix telle que la conçoit le peuple français, n’est pas la soumission muette à la force, l’acceptation résignée du fait accompli. Elle se fonde sur la légalité et la moralité internationales. Même si nous voulions nous enfermer dans une conception purement égoïste de notre intérêt, nous ne le pourrions pas, et quelle est la nation qui le pourrait plus que nous ? Il n’y a pas un conflit européen où la France ne risquerait de se trouver entraînée tôt ou tard, bon gré mal gré. La paix telle que nous la concevons et la voulons n’est donc pas seulement la paix de la France, mais la paix indivisible de l’Europe et du monde.

C’est assez vous dire avec quelles graves appréhensions la France envisage la situation actuelle. L’Europe présente n’est pas une Europe de paix. Le monde présent n’est pas un monde de paix. Je ne recherche pas pourquoi. Je ne recherche pas depuis quand. Le fait, le terrible fait, est là. Nous sentons l’atmosphère s’alourdir, l’ombre s’étendre. Partout, l’on arme, et le mystère dont certains pays entourent leurs armements ajoute encore à l’émoi universel. Pour la première fois depuis dix-huit ans la guerre européenne est de nouveau envisagée comme une chose possible. Or, de tous les dangers de guerre, le plus redoutable est peut-être le sentiment collectif que la guerre est devenue possible. La guerre est possible dès qu’elle est conçue comme possible. La guerre est presque fatale, dès qu’elle est conçue comme fatale. Je veux noter un symptôme qui ne me paraît pas moins alarmant. Les événements de ces derniers mois conduisent à cette conclusion désolante que les États qui agitent les dés de la guerre et semblent prêts à les jeter sur la table, s’assurent par là même un avantage, une prime, sur les États fidèles à leurs obligations et qui ont franchement renoncé à la guerre en tant qu’instrument politique ou en tant que moyen de puissance. Résistera-t-on à la contagion de l’exemple, à la contagion plus dangereuse encore du succès ?

Permettez-moi de vous le dire, messieurs. Mes amis et moi-même, dans notre effort de propagande auprès de l’opinion française, nous ne nous sommes pas efforcés seulement de parer aux dangers immédiats de guerre. Nous nous sommes attaqués de notre mieux aux causes permanentes de la guerre. Nous nous sommes attaqués à l’esprit de guerre, je veux dire à ces conceptions séculaires de la politique, de la moralité, de l’honneur collectif, sur lesquelles la « légitimité » de la guerre reposait. Nous y avons réussi dans une large mesure. Mais chez les peuples les plus résolument pacifiques, les traditions guerrières, les « vertus guerrières » ne sont pas enfouies à une si grande profondeur ! Il ne faudrait pas trop d’épreuves pour les ramener à la surface… On a le droit de parler comme je le fais, quand on a dévoué sa vie à la cause de la paix.

Voilà le péril : l’Europe d’avant 1914 reconstituée, dans ses éléments non seulement matériels, mais moraux ; la foi dans la paix ébranlée et disloquée par des secousses trop de fois répétées ; la catastrophe finalement préférée à l’angoisse. À ce péril, la France veut résolument et tenacement barrer la route. Ce qui signifie que son action se tend, avec plus de résolution et de ténacité que jamais, vers l’organisation internationale dont vous êtes, Messieurs, les représentants.

Sans doute, la Société des Nations vient de subir un échec, et nul d’entre nous ne doit le taire. Sans doute, elle s’est montrée impuissante à prévenir une agression et à arrêter une guerre. Mais la cause de l’échec ne réside pas dans le Pacte ; elle réside dans l’application tardive, incertaine, équivoque du Pacte. La conséquence qu’il convient de tirer de l’échec n’est pas le relâchement, mais bien le resserrement des obligations que le Pacte implique. Le Gouvernement français ne pourrait donc se rallier à aucune des formules de révision qui réduiraient la Société des Nations à un rôle de consultation académique. Il est prêt à proposer ou à accepter tous les modes d’aménagement ou d’interprétation qui accroîtraient l’efficacité pratique du Pacte, et l’adapteraient plus exactement ou plus promptement à ses fins.

La France déclare hautement et attestera par ses actes sa fidélité à la loi internationale. Elle veut rejeter loin d’elle toute pensée de déception ou de découragement. La France donne sa parole et tiendra sa parole. Elle veut faire de la sécurité collective une réalité. Elle contribuera de toute sa force à ranimer dans la Société des Nations et autour d’elle, cet élan d’enthousiasme et de foi qui fit la beauté de quelques grandes heures : en 1924, au moment du Protocole, en 1932, quand s’ouvrit la Conférence du Désarmement, et aussi à l’automne dernier quand tous les États associés proclamaient leur résolution unanime. Par delà le moment présent, nous nous reportons vers ces souvenirs où nous trouvons à la fois un réconfort, une expérience, une règle. Nous n’épargnerons rien pour leur rendre vie. Nous n’épargnerons rien pour ramener et pour fortifier sans cesse la confiance entre les puissances qu’anime la même volonté. Et nous nous félicitons que nos récents entretiens nous aient permis de vérifier une exacte conformité de vues avec la plupart des puissances ici représentées auxquelles nous lient des engagements de garantie ou d’assistance mutuelle.

C’est l’instinct même de la conservation qui doit conduire ainsi les puissances pacifiques à se serrer étroitement les unes contre les autres, à rendre les obligations qui les lient plus précises et plus sûres. C’est aussi le même instinct qui les pousse à imprimer à leurs armements un rythme d’accélération fébrile. Tous les gouvernements tiennent à cet égard le même langage : « Si j’arme, c’est pour mettre une force accrue au service des engagements que j’ai contractés et, par conséquent de la paix. C’est pour jeter, le jour venu, un poids plus lourd dans la balance et la faire pencher du côté du droit… » Dans cet instant précis de l’histoire, on s’explique qu’il en soit ainsi, et sans doute ce réflexe était-il malaisément inévitable. Cependant, sur ce point encore, je veux dire toute notre pensée.

La sécurité collective fondée sur la coalition de forces supérieures s’opposant à toute agression ou à tout système d’agression possible, — c’est-à-dire, en somme, sur la croissance continue des armements, — ne peut pas être un instrument durable et stable de la paix. Avant peu, le monde étoufferait sous le poids simultané de deux guerres, celle dont les conséquences se développent encore, celle qui se préparerait. Avant peu, la charge des armements entraînerait le monde vers la guerre en vertu d’une sorte de loi de la pesanteur.

Je veux ajouter une réflexion tout aussi grave à mes yeux et tirer une des leçons du drame éthiopien qu’on n’a pas le droit de négliger plus que les autres. La sécurité collective, tant qu’elle s’organisera dans une Europe armée et surarmée, posera devant chaque État — et surtout devant chaque peuple — une trop cruelle alternative. Les engagements internationaux sont défiés ou mis en échec, si les puissances qui les ont souscrits ne sont pas résolues à aller jusqu’au bout… D’accord. Mais aller jusqu’au bout, c’est accepter le risque d’aller jusqu’à la guerre. Il faut donc accepter l’éventualité de la guerre pour sauver la paix. Le Pacte impose cette alternative à toutes les puissances sans distinction. Nos projets d’aménagement la limitent aux puissances les plus proches — géographiquement ou politiquement — de la puissance attaquée. Mais plus ou moins généralisée, l’éventualité existe, le risque subsiste.

Je déclare sans hésiter que dans l’état présent du monde, ce risque doit être envisagé en pleine conscience et avec un plein courage. Je conviens sans plus d’hésitation que plus il sera courageusement couru, plus il sera faible.

Cependant, l’unique solution qui puisse satisfaire la conscience des peuples est celle qui viderait la sécurité collective de toute la virtualité de guerre qu’elle peut encore receler. La sécurité collective ne doit être qu’un pur instrument de paix et son jeu ne devrait normalement contenir aucun danger de guerre. Ce qui revient à dire que pour être complète, la sécurité collective doit se combiner avec le désarmement général.

On paraît presque ridicule en lançant à nouveau l’idée du désarmement à travers l’Europe d’aujourd’hui, toute résonnante du fracas des armes. Et pourtant, il est bien certain que sans la réduction progressive des appareils militaires, que sans la « course au désarmement » il n’est pas possible de concevoir la pleine efficacité des sentences arbitrales et le pouvoir exemplaire de sanctions purement pacifiques.

Sans doute, la sécurité collective est la condition du désarmement, car aucun État ne consentirait à désarmer si l’assistance mutuelle ne présentait pas un caractère de certitude. Mais la réciproque est tout aussi vraie. Le désarmement est la condition d’une sécurité collective complète, car il faut que les États soient « substantiellement désarmés » pour que les sentences arbitrales s’imposent, pour que les sanctions pacifiques contraignent. Au-dessous d’un certain degré de puissance offensive immédiate, la communauté internationale n’aurait plus à redouter de rébellion. Le désarmement est la caution de l’arbitrage et la sanction des sanctions.

Voilà dans quelle direction la France s’efforcera d’orienter l’activité internationale, sans reculer devant aucune initiative. Et voilà dans quel esprit elle est résolue à examiner les litiges actuellement soumis à votre Assemblée. Deux infractions ont été commises à la loi internationale : violation du Pacte, violation d’un Traité solennel. Toutes les deux ont abouti à une situation de fait contraire au droit. L’affaire rhénane n’est pas réglée par le temps qui passe. L’affaire d’Éthiopie peut être réglée en Afrique ; elle ne l’est pas à Genève.

La France cherche à concilier sa fidélité au Droit, et sa volonté de Paix. Elle ne veut pas prononcer sur les faits contraires au droit une absolution qui serait un encouragement. Elle ne veut pas demander à la guerre la réparation du droit. Mais surtout, elle pense à l’Europe de demain, et son audacieuse ambition est de tirer des litiges actuels une contribution à la véritable Paix, à la Paix organisée, à la Paix indivisible, à la Paix désarmée. Elle n’aperçoit qu’un moyen sûr de liquider le passé, c’est de créer un autre avenir.

La question essentielle que la Société des Nations doive poser aux Puissances par qui les infractions ont été commises est de savoir si elles sont ou non résolues à préparer cet avenir. Sont-elles d’accord pour que, dans l’histoire de l’Europe, avertie et éclairée par de cruelles leçons, une phase nouvelle s’ouvre ? Acceptent-elles le travail commun pour la « Paix désarmée » au sein d’une Société des Nations régénérée par l’épreuve ? Quelles sont leurs intentions, leurs offres, leurs garanties ? Selon ces intentions, ces offres, ces garanties, les difficultés d’aujourd’hui peuvent s’atténuer jusqu’à disparaître. Nous sommes heureux de constater que l’envoi du mémorandum communiqué à l’assemblée par le gouvernement italien contient en ce sens une contribution, et nous souhaitons que la réponse de l’Allemagne au questionnaire britannique puisse à son tour servir de point de départ à une reconstruction pacifique de l’Europe.

Tel est, messieurs, l’appel de la France aux présents, tel est son message aux absents. Certains d’entre vous penseront peut-être qu’en dressant vis-à-vis du monde actuel cette image du monde possible, nous poussons l’idéalisme jusqu’à la chimère. N’oubliez pas cependant qu’à cette chimère la vie universelle est suspendue, qu’elle seule peut ranimer l’enthousiasme dans l’esprit et dans le cœur de centaines de millions d’êtres vivants. N’oubliez pas qu’à défaut de cette chimère, la Paix restera toujours incertaine et toujours menacée. N’oubliez pas non plus qu’à une heure si grave, il faut que la bonne foi de chacun se vérifie. Les assurances de paix et les offres de désarmement sont venues de partout. Il faut qu’elles soient éprouvées. Je ne veux pas croire que, mise en présence d’une volonté commune, d’un effort commun, une seule puissance puisse répondre : « Je me refuse à y prendre part. Par mon refus, j’oblige toutes les autres nations du monde à rester armées, à s’armer chaque jour plus lourdement, à se laisser pousser malgré elles sur la pente de la guerre… »

Je n’achève donc pas par un cri d’alarme, mais par une protestation d’espoir et de confiance, je voudrais dire par un acte de foi.

Messieurs nous sommes ici, dans cette salle des délégations. Derrière chacune de nos délégations il y a un gouvernement. Derrière chaque gouvernement il y a un peuple, un peuple composé d’hommes et de femmes, semblables les uns aux autres, mus par les mêmes sentiments et par les mêmes besoins. Ils vous demandent de mettre un terme à ce que Hugo, au lendemain du Traité de Francfort, appelait la grande insomnie du monde. Les hommes veulent retrouver le sommeil. Ils veulent poser sur l’oreiller une tête tranquille après leur dure journée de travail. Ils mettent leur espoir en vous. Que la Société des Nations sente la présence autour d’elle de cet espoir unanime ! Pour ne pas le décevoir, il suffit, messieurs, que vous preniez pleinement conscience de la force qu’il vous donne.