L’Exercice du pouvoir/Partie II/Décembre 1936

Gallimard (p. 99-122).

Les organisations patronales se refusèrent, à la fin du mois de novembre à poursuivre les négociations directes avec les organisations ouvrières. Le gouvernement déposa aussitôt un projet de loi organisant une procédure d’arbitrage obligatoire. Léon Blum prit la parole, lors de sa discussion à la Chambre (séance du 1er décembre) :

On a parlé, ce matin, des conditions de hâte et de précipitation dans lesquelles ce projet de loi, si important, aurait été soumis à vos suffrages.

Je me permets de rappeler que si la décision de présenter ce projet de loi devant la Chambre a été, en effet, prise avec une certaine célérité, son élaboration avait été plus longue et plus patiente, car, ainsi que vous le savez, messieurs, le texte qui vous est aujourd’hui soumis n’est pas autre chose, avec un certain nombre d’adaptations inévitables, que le texte même de l’accord auquel étaient parvenus, après deux mois et demi de conversations et de collaboration, les délégués des organisations ouvrières et patronales, travaillant, bien entendu, avec l’appui le plus complet et le plus cordial du Gouvernement.

Il n’y a donc pas de précipitation.

Peut-être y aura-t-il, je l’espère du moins, quelque rapidité, dans votre vote, comme il y a eu quelque célérité et quelque décision dans l’acte gouvernemental qui vous est soumis.

Mais je pense aussi, comme l’a dit tout à l’heure M. Paul Reynaud, qu’il y a quelque chose de réconfortant et d’utile dans l’exemple que donne, à cet égard, depuis le commencement de la législature, le Parlement français, et que c’est un exemple assez important à présenter au monde, à l’heure actuelle, que ce rythme rapide et efficace imprimé au jeu des institutions démocratiques.

M. Paul Reynaud a critiqué certaines des dispositions du projet de loi. Je lui répète que, ce projet de loi, ce n’est pas moi qui l’ai fait, ce n’est pas mon collègue du Travail qui l’a fait, ce n’est pas le Gouvernement qui l’a fait.

Il est le résultat du travail commun, de la collaboration que je viens de rappeler à la Chambre. Et, en particulier, les observations ou les critiques qu’a, tout à l’heure, formulées M. Paul Reynaud sur la façon dont serait désigné le superarbitre, celui qui serait en haut de la pyramide, ce n’est pas sur moi, ni sur nous, si elles étaient fondées, qu’elles devraient retomber.

La Chambre tout entière devrait nous rendre cette justice que pour l’organisation de l’arbitrage et la désignation, en particulier, de l’arbitre définitif, en qui, le moment venu, tout l’arbitrage se concentre et se personnifie, nous avons choisi la combinaison qui devait laisser à l’initiative et, en tout cas, à l’arbitraire gouvernemental, la moindre part. En effet, ce superarbitre n’est désigné par le Gouvernement que si les deux premiers arbitres ne se sont pas mis d’accord pour le choisir et ce choix gouvernemental lui-même est restreint par une liste d’arbitres, je ne dirai pas professionnels, mais, somme toute, quasi permanents, dont le choix est arrêté d’accord par les délégués ouvriers et par les délégués patronaux.

Comment interviendra à cet égard le choix du Gouvernement ? Il interviendra simplement par le rapport que peuvent offrir à certains moments certains noms avec certaines catégories d’affaires.

Si vous vous reportiez aux affaires les plus récentes qui ont été tranchées suivant un système, en somme, assez analogue à celui de la loi, c’est-à-dire où le conflit ouvrier a été résolu, ou par l’arbitrage ou, dans d’autres cas, par la consultation, quand les patrons ont refusé le mot d’arbitrage, vous verriez que les arbitres ou que les conseils choisis par le Gouvernement, l’ont été précisément en raison de leur qualité, de leurs fonctions ou de leurs compétences particulières.

Pour ne citer qu’un exemple, dans un cas qui intéressait une usine travaillant pour l’armée, nous avons choisi un des plus hauts magistrats de la République, le Premier Président actuel de la Cour des Comptes, qui avait été pendant de longues années Secrétaire général du ministère de la Guerre.

C’est ainsi que, dans des hypothèses semblables, les choix du Gouvernement seraient déterminés.

Quant à la contradiction que vous avez cru sentir entre le projet de loi dont vous êtes saisis et celui sur lequel les journaux vous ont, en effet, apporté des informations, d’ailleurs peu précises, vous en jugerez quand le second projet de loi vous sera soumis. Pour l’instant, vous n’êtes saisis que du premier.

Quant à la coexistence possible de textes sur l’obligation arbitrale et sur ce que j’ai appelé le statut démocratique de la grève, l’histoire parlementaire vous en montre la possibilité.

Il y a trente-six ans, le Parlement a été saisi par un président du conseil qui s’appelait Waldeck-Rousseau, et par un ministre du commerce et du travail qui s’appelait M. Millerand, d’un projet de loi où, précisément, étaient résolus simultanément, en les complétant l’un par l’autre, le problème de l’arbitrage obligatoire et celui du statut démocratique de la grève.

Deux lois comme celles-là, vous en aurez un jour prochain la preuve, peuvent se compléter et non pas se contredire. Le système de l’arbitrage obligatoire laissera toujours, malgré tout, un certain nombre de failles, en supposant même son application complète et parfaite, où des possibilités de grève peuvent continuer à se nicher.

Telles sont les très simples observations que je voulais présenter. Je demande à la Chambre la permission d’insister en quelques mots sur l’une d’elles.

M. Paul Reynaud, avec grande raison, à mon avis, a fait remarquer à la Chambre combien il était important, non seulement pour elle, mais pour le pays tout entier, qu’un projet de loi sur l’arbitrage obligatoire se présentât avec le plein accord, le plein concours des organisations ouvrières et qu’il eût pu même être préparé ou rédigé avec leur concours.

C’est, en effet, un phénomène nouveau et un phénomène important. Je m’étais permis de le rappeler, il y a quelques semaines, non pas devant la Chambre, mais devant le Sénat, quand j’ai défendu devant lui certaines dispositions de la loi monétaire.

Il est très vrai que, pendant de longues années, les organisations ouvrières de ce pays ont été résolument opposées au principe de l’arbitrage obligatoire. C’est qu’en effet la tactique des organisations ouvrières évolue et varie avec leur développement et avec leur croissance.

Il est très vrai que, comme beaucoup d’autres forces dans ce monde, les organisations ouvrières n’ont pu se développer et grandir que dans la lutte. C’est un fait, un fait historique. C’est vrai pour d’autres forces sociales et c’est vrai pour d’autres forces politiques. Elles ont, pendant de longues années, écarté l’arbitrage obligatoire, parce qu’elles ne pouvaient grandir et se développer que dans la lutte sociale. Et cette lutte sociale, elles étaient d’autant plus obligées de la soutenir, qu’elle était menée contre elles.

Oh ! messieurs, j’ai assisté ce matin à des dialogues échangés entre M. Paulin, qui prononçait du haut de cette tribune, un si noble et si beau discours, et quelques-uns d’entre vous. Ne niez pas, parce qu’il ne faut jamais nier la vérité, que, pendant de longues années, les organisations syndicales et leurs militants et leurs organisateurs ont été l’objet de l’hostilité et de l’animosité d’une très grande partie du patronat. C’est un fait.

Pendant les négociations qui ont eu lieu à l’hôtel Matignon, dans des circonstances que je voudrais qu’on n’oubliât pas trop vite, j’ai entendu, entre les délégués du patronat et des représentants ouvriers, des échanges de confidences dialoguées dont l’accent est encore présent à ma mémoire.

J’ai entendu les délégués ouvriers dire à de grands patrons, à quelques-uns des plus importants représentants du patronat dans ce pays :

« Si la situation est aujourd’hui ce qu’elle est… » — et vous vous rappelez ce qu’elle était — « …rendez-vous compte que cela tient pour une large part à ce que nos organisations syndicales ne sont pas plus fortes, et, si elles ne sont pas plus fortes, à qui la faute ? N’est-ce pas votre faute à vous représentants du patronat, qui pendant tant d’années avez brisé nos efforts et témoigné de l’hostilité à l’égard de nos militants ? »

Et j’ai entendu, de mes oreilles, quelques-uns des hommes qui sont les représentants les plus puissants et les plus intelligents du patronat dans ce pays dire : « Oui, c’est vrai, nous avons eu tort et nous nous en rendons compte aujourd’hui. »

Vous êtes aujourd’hui, messieurs, en présence d’un état d’esprit différent et dont tous ici, vous devriez vous réjouir, comme l’a fait tout à l’heure, avec ce qu’il y a toujours de noble et d’altier dans sa pensée, notre collègue M. Paul Reynaud.

Oui, aujourd’hui, les organisations ouvrières se sentent assez fortes dans ce pays pour avoir conscience de leurs devoirs et de leurs responsabilités vis-à-vis de l’ensemble de la vie nationale, et leur adhésion, leur collaboration à un texte de loi comme celui-ci en est un signe et même une preuve.

Elles ne se sont pas contentées de collaborer au dispositif de cette sorte de compromis qui est devenu le projet de loi. Avez-vous lu le préambule et la conclusion de ce compromis qui est annexé au projet de loi imprimé ? Sur les termes de ce préambule et de ce compromis, les représentants des organisations ouvrières étaient tombés d’accord avec ceux des organisations patronales. Cela prouve qu’aujourd’hui, la Confédération Générale du Travail, est, sans conteste, l’organisation syndicale la plus puissante et la plus représentative du pays.

Nous n’avons pas du tout l’intention de dénier aux autres le droit à l’existence. Personne ne nie que les autres organisations syndicales aient droit à l’existence. Ce qui a été signalé — et avec grande raison, selon moi — par M. Paulin, c’est la tendance de certains patrons ou de certains groupements patronaux à créer de nouveaux groupements syndicaux pour contrecarrer et contrebattre les organisations confédérées. Il a dénoncé cette tendance comme un fait social grave et qui peut, pour ce pays, entraîner des conséquences redoutables. En cela il avait raison.

J’achève mes explications et je veux seulement compléter, sur ce point, en quelques mots, l’expression de ma pensée.

Oui, c’est une grande chose que, dans ce pays, les organisations ouvrières, celles qui représentent aujourd’hui des millions et des millions d’hommes qui travaillent, acceptent leur pleine responsabilité dans une loi qui tend à substituer à la guerre sociale la conciliation et l’arbitrage pour la solution des conflits.

C’est une grande chose qu’elles se sentent responsables, dans une si large mesure, de l’ordre social, de la concorde sociale et, par là même — elles l’ont dit expressément d’ailleurs, dans un texte qu’elles étaient prêtes à signer — elles se sentent également responsables de la qualité et de la quantité de la production dans ce pays.

Je crois donc que la Chambre devrait, et pour la discussion et pour le vote de ce projet, apporter le même esprit de confiance et d’optimisme qui, si je l’ai bien compris, animait tout à l’heure le discours de M. Paul Reynaud.

Vous êtes en présence d’une loi sur laquelle, si vous envisagez les intérêts permanents de ce pays, vous devriez vous trouver unanimes et c’est à cette unanimité de la Chambre que je me permets de faire appel.

M. Pinelli propose de distinguer entre les conflits d’ordre juridique et les conflits d’ordre économique.

J’ai, depuis six mois, acquis une certaine expérience des conflits ouvriers et je demande à M. Pinelli de m’en croire, quand je lui affirme qu’en ce qui concerne et l’interprétation des contrats collectifs et surtout leur revision ou leur conclusion, la distinction entre le litige purement juridique et la question d’ordre économique est infiniment difficile à faire.

Je pourrais vous citer des exemples nombreux et, je crois, convaincants, à l’appui de cette affirmation.

Par exemple, lorsqu’un contrat collectif n’est pas encore signé, lorsque le conflit ouvrier vient de la résistance des patrons à signer le contrat collectif et lorsque la difficulté tient, par exemple, aux taux des salaires, croyez-vous que la question à régler avant tout ne soit pas, précisément, la détermination des salaires que l’entreprise est en état de supporter ?

Comment échapper à cela en matière de conflits sociaux ?

M. Reille-Soult a été frappé par la même difficulté, mais il se trouve qu’il la résout à l’inverse. M. Pinelli vient de nous dire : « J’accepte les arbitres pour le conflit juridique et je n’en veux pas pour le conflit économique. » Dans le contre-projet de M. Reille-Soult, c’est l’inverse. M. Reille-Soult propose de renvoyer à la juridiction de droit commun les conflits juridiques et de renvoyer à l’arbitrage les conflits économiques. Je crois que si l’on instituait, ici, une controverse entre M. Reille-Soult et M. Pinelli, c’est à M. Reille-Soult qu’il faudrait donner raison ; car c’est pour le litige économique que l’arbitrage est encore plus nécessaire, s’il est possible, que pour le conflit juridique proprement dit.

Voilà, messieurs, l’observation que je voulais présenter, en réponse à l’intervention de M. Pinelli. Je l’ai faite sans craindre d’avoir fait perdre du temps à la Chambre, car je crois qu’elle éclaire le débat, qu’elle contient une réponse préalable au sujet du contre-projet que M. Reille-Soult soutiendra tout à l’heure et qu’elle montre aussi comment, en pareille matière, sous la contrainte même de la réalité, la notion du conflit ouvrier et la recherche des moyens d’y mettre un terme par voie amiable dépassent nécessairement et fatalement le cadre strictement juridique et le cadre des juridictions de droit commun.

Devant le Sénat, la discussion de cette loi porta surtout sur les conflits en cours à ce moment dans la métallurgie du Nord. De nombreuses modifications furent proposées. Léon Blum dut prendre la parole à plusieurs reprises pour souligner l’importance des modalités de l’arbitrage (séances des 17, 26 et 27 décembre) :

Messieurs, je vais répondre à mon tour aux questions posées par les honorables sénateurs MM. Millerand, Gautherot et Fourcade.

J’ai déjà eu l’occasion de faire observer au Sénat que le nombre des établissements occupés s’était constamment réduit et n’était plus aujourd’hui que très faible. Je ne nie pas que ce soit autre chose qu’une question de quantité, mais je voudrais pourtant que le Sénat comprît que nous sommes en présence d’une situation qui s’atténue, qui se réduit, qui est en régression.

Monsieur Fourcade, vous ne vous contentez pas d’une déclaration d’illégalité ; vous voulez savoir ce que nous faisons pour faire cesser cette illégalité ? N’oubliez pas, je vous prie, que dans le cas de Lille, qui a été spécialement évoqué par M. le sénateur Mahieu et auquel je reviendrai tout à l’heure, c’est M. le ministre de l’Intérieur qui, à Lille, a fait évacuer les usines. C’est un premier point.

D’autre part, je répète au Sénat, — et je veux qu’il n’y ait à cet égard aucune équivoque entre l’Assemblée et le Gouvernement, — que nous sommes aujourd’hui comme hier résolus à faire cesser les occupations d’usines, mais que nous sommes également résolus, pour les faire cesser, à employer tous les autres moyens possibles avant de recourir aux moyens de contrainte et de force. Si là-dessus, il devait exister un dissentiment entre la majorité du Sénat et nous, qu’une bonne fois il nous le dise.

Sur la question des neutralisations, M. Fourcade sait que M. le ministre de l’Intérieur n’a jamais employé ce mot. Il lui a déclaré tout à l’heure que les instructions données aux gardes mobiles étaient d’assurer l’ordre dans la rue. Mais là non plus, messieurs, je ne veux pas ruser avec l’Assemblée.

J’en suis convaincu, un jour prochain, nous serons obligés d’envisager ensemble cette question — appelez-la d’un nom ou d’un autre, peu m’importe — de la neutralisation des usines qui était si nettement posée, monsieur Millerand, dans votre projet de 1900. Car enfin, quand on dit dans un texte législatif que la grève est décidée à la majorité et, qu’à partir du moment où elle est décidée par la majorité, elle devient obligatoire pour l’ensemble de la collectivité ouvrière, que fait-on de la liberté du travail et du droit du patron ? Je me permettrai, monsieur Millerand, de m’armer, contre vous, de vous-même.

Maintenant, messieurs, je voudrais bien que nous revenions, si vous le permettez, à ce qui est l’objet même de la question posée par M. Mahieu.

J’aurais voulu qu’il sortît de l’échange de vues entre M. Mahieu et le ministre de l’Intérieur, autre chose que le débat assez ardent qui vient de s’instituer. Qu’avait dit M. Mahieu, en termes qui avaient touché et ému tout le Sénat ? Il avait dit : « il y a là-bas une situation grave et qui ne peut durer davantage. »

Nous sommes, vous le savez, pénétrés comme vous de cette conviction, et comme vous, nous faisons tout ce qui peut dépendre de nous pour la faire cesser.

Ce que j’avais souhaité, c’est qu’il sortît de cette enceinte une confirmation de la volonté du Sénat qui, tout à l’heure, dans une heure peut-être, nous donnât plus d’autorité pour faire accepter, et par les patrons et par les ouvriers, un arbitrage nécessaire. C’est cela que je voudrais demander maintenant au Sénat. Je le prie de revenir à ce qui fut le point de départ de cette discussion.

Il y a, en effet, là-bas, des conflits cruels, d’autant plus cruels que, jusqu’à présent, nous n’avons pas pu persuader les parties d’accepter les procédures d’arbitrage, auxquelles, je dois le dire — et M. Mahieu le sait comme moi — les ouvriers de la Sambre et les ouvriers de Lille sont prêts.

Les ouvriers de Lille ont déjà évacué les usines, ceux de la Sambre sont prêts à les évacuer dans une heure, à la simple nouvelle que la procédure d’arbitrage est acceptée ; ils les évacueraient même avant que l’opération de l’arbitrage eût commencé.

Si vraiment, les délibérations et la formule adoptée par le Sénat peuvent nous aider en quelque chose dans nos efforts pour obtenir des patrons et des ouvriers qu’on ait recours enfin aux procédures d’arbitrage, je crois qu’un résultat important et précieux aura été obtenu. L’argument invoqué par M. Mahieu : l’arrêt des fabrications dans la Sambre et dans la grosse métallurgie de Lille risque en ce moment de priver de matières premières un certain nombre d’usines qui travaillent pour la défense nationale, est senti par les patrons, mais je vous réponds, monsieur Mahieu, et vous le savez comme moi, qu’il n’est pas senti par les ouvriers d’une façon moins profonde.

… Voici, selon moi, pourquoi le Sénat devrait, sous une réserve que je vais lui indiquer dans un instant, voter le second paragraphe de l’article 2 et repousser l’amendement de M. Georges Pernot.

Nous sommes ici en présence, si je puis dire, d’une disposition transitoire à l’intérieur d’une loi transitoire. Car le débat qui est suivi avec tant d’intérêt par le Sénat porte exclusivement sur les grèves qui seront en cours jusqu’au moment de la promulgation du décret. Il ne s’agit donc que d’un petit nombre de cas, très limités par leur nombre et très limités dans le temps. Il fallait néanmoins, à leur égard, une disposition spéciale.

Mais vis-à-vis de ces conflits en cours au moment où la loi sera promulguée et où le décret ne le sera pas encore, quelle doit être, selon moi, l’attitude du législateur ? Je crois qu’il doit se conduire à leur égard comme si, par hypothèse, la loi avait déjà été votée et les décrets promulgués depuis un temps suffisamment long pour qu’ils s’appliquassent à ces conflits en cours.

Vous allez me comprendre, monsieur Georges Pernot. Je suis sûr que nous allons être d’accord, tout au moins sur ma pensée, sinon sur les conclusions que je vais en tirer.

Voici un conflit qui existe aujourd’hui. Si la loi avait été votée il y a trois semaines ou il y a un mois, en principe, il n’aurait pas pu éclater. L’article premier aurait été appliqué. Il aurait fallu recourir à la conciliation et à l’arbitrage avant toute grève et tout lock-out. La grève aurait été impossible. Le travail n’aurait pas été interrompu et l’usine n’aurait pas été occupée, on n’aurait pas vu s’installer des piquets de grève à la porte des usines et on n’aurait pas vu ce qui est visé par l’idée de neutralisation indirecte.

Je n’ai pas l’intention, pour ma part, d’extirper du Sénat par une voie oblique, une reconnaissance de la légalité des faits que j’ai déclarés et que je déclare encore illégaux.

Il ne s’agit pas de cela ; il s’agit de bien autre chose.

Il s’agit d’obtenir, rétroactivement, pour les conflits en cours, quels qu’ils soient, les résultats que la loi nous aurait procurés si elle avait été votée il y a quelques semaines. Nous déclarons que cette première conséquence du retard de la loi — l’occupation, la neutralisation directe ou indirecte — doit cesser. Nous touchons ici à un point dont M. Pernot a très bien compris l’importance. C’est qu’en effet si la loi avait été appliquée plus tôt, le travail aurait continué ; et le patron ne pourrait pas dire, comme il le dit dans certains conflits en cours, vous le savez aussi bien que moi monsieur Pernot : « Oui, je veux bien aller à l’arbitrage ; mais, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation, tous les contrats individuels de mes ouvriers avec moi sont rompus. J’ai, par conséquent, le droit d’opérer par réembauchage individuel, en procédant à tous les filtrages que je veux et en éliminant tous les ouvriers que je considère, pour des raisons dont je suis seul juge, comme dangereux dans mon établissement. » Si la loi avait été votée plus tôt, si la conciliation et l’arbitrage avaient été organisés plus tôt, cette élimination n’aurait pas été possible et, en admettant que le patron eût, contre tel ou tel ouvrier, tel motif légitime de licenciement, c’est la conciliation et l’arbitrage qui auraient permis de trancher ce litige comme tous les autres.

Y a-t-il là, messieurs, quelque chose de monstrueux ? N’est-ce pas, au contraire, quelque chose de parfaitement pratique et raisonnable ? Allons au fond des choses. Vous savez que j’ai l’habitude de dire directement ce que je pense et je croirais vous faire injure en rusant avec vous. Nous avons, en ce moment même, des conflits d’une gravité particulière et sur lesquels l’application ou la non-application de cette disposition de l’article 2 porterait de la façon la plus directe. Il y a de graves conflits ouvriers dans le Nord. Pendant longtemps, ils se sont prolongés parce que l’arbitrage n’a pas été accepté. Grâce à vous, il a été accepté. C’est le soir de l’intervention de M. Mahieu, intervention qui avait produit sur tous les bancs du Sénat un effet que vous n’avez pas oublié, que j’ai pu obtenir et du côté patronal et du côté ouvrier l’adhésion au principe de l’arbitrage et l’accord sur le nom d’un arbitre que j’avais proposé. À présent, le principe de l’arbitrage étant admis, l’assentiment sur la personne de l’arbitre étant obtenu, par quoi sommes-nous arrêtés ? Par le fait que, invoquant la jurisprudence de la Cour de cassation, le patronat entend soustraire à l’arbitrage le cas d’un certain nombre de licenciements individuels…

Alors que ce sont des conflits qui, comme tous les autres cas de litiges entre ouvriers et patrons, doivent, le cas échéant, être résolus par la conciliation et par la sentence d’un arbitre.

Monsieur Desjardins, vous connaissez l’histoire des conflits ouvriers de ce pays, vous savez très bien que si nous en prenions la liste depuis cinquante ans, à commencer par les plus longs et les plus célèbres, comme la grève de Carmaux en 1893, nous constaterions que, dans la moitié des cas, et dans les cas les plus graves, c’est pour des questions de licenciements individuels que les conflits ouvriers ont éclaté dans le pays. Vous savez bien que c’est l’éternel litige, le patron disant : « J’ai renvoyé l’ouvrier pour des fautes professionnelles » ; les ouvriers disant : « Non, on l’a renvoyé parce qu’il était un des chefs de l’organisation syndicale » ; vous savez bien, ce litige, qu’il est éternel dans la vie ouvrière, et que vous entretiendriez sans fin les conflits ouvriers dans ce pays si vous vouliez, a priori, l’excepter des procédures arbitrales. Eh bien, si vous votez l’article 2, ce sont ces conflits-là qui sont réglés tout de suite.

À partir, en effet, du moment où vous dites aux ouvriers : « Plus d’occupations, plus de neutralisations », à partir du moment où vous dites aux patrons : « Plus de congédiements, plus de réembauchages », à partir du moment où vous dites aux uns et aux autres : « tout est remis à l’arbitrage », alors personne n’a plus intérêt à continuer la grève, et la reprise du travail — c’est-à-dire ce que vous souhaitez tous en ce moment — est la solution naturelle et nécessaire.

Je supplie le Sénat de voter ce texte dans ses dispositions essentielles, parce que, de ce vote, dépendra peut-être, à partir de demain, la solution de conflits dont vous savez tous la gravité et dont vous savez quelles peuvent être les répercussions pour la vie économique du pays.

Car enfin, nous délibérons en ce moment sur une loi de conciliation et d’arbitrage. Voilà six mois que nous essayons de concilier et d’arbitrer. Voilà six mois que des centaines et des centaines de conflits ont passé entre nos mains. Vous connaissez ceux qui ont éclaté, mais vous ignorez tous ceux que nous avons pu prévenir. Vous connaissez ceux dont le règlement a rencontré des difficultés, mais vous ne connaissez pas ceux qui ont pu être réglés à l’amiable. Nous avons acquis tout de même une sorte d’expérience professionnelle dans une profession qui n’était certes pas la nôtre ! Je vous le dis très franchement, s’il devait être entendu que l’on excepte de l’arbitrage, par voie directe ou par voie détournée, sous prétexte d’attentat à l’autorité patronale, tous les conflits résultant de congédiements individuels, toute législation de conciliation et d’arbitrage devrait être écartée ; et, pour ma part, j’aimerais mieux y renoncer tout de suite, plutôt que d’entrer dans cette espèce de fiction hypocrite, car, pour la classe ouvrière et pour le patronat à la fois, ce serait cela que nous leur offririons, au lieu d’un remède réel, efficace, à un mal que nous voulons tous guérir.

Voulez-vous que je vous dise, par exemple, comment des questions ont pu se poser dans telle ou telle usine que je pourrais vous désigner ? Voilà une usine qui licencie une portion considérable de son personnel. Elle a des commandes de l’État et les ouvriers viennent dire : « Nous affirmons qu’avec les commandes qui viennent d’être données à cette usine elle pourrait conserver une fraction plus importante de son personnel. » La question a été arbitrée à la satisfaction des ouvriers et des patrons — non pas peut-être à leur entière satisfaction, car, vous le savez bien, un bon arbitrage laisse tout le monde insatisfait ; mais en fait, cette question a été réglée dans des conditions telles que et les ouvriers et les patrons se sont inclinés et que le travail a été repris.

La même chose s’est produite tout récemment encore, il y a quelques jours, dans le conflit des raffineries Lebaudy. Là aussi des questions de personnel, des questions individuelles ont été réglées sur l’arbitrage de M. le contrôleur général Guinand, aujourd’hui Premier Président de la Cour des comptes.

Dans d’autres affaires, des questions plus délicates encore, touchant encore plus à ce que vous appelez la direction de l’entreprise, ont été soulevées. Voilà, par exemple, une usine qui, pour monter une fabrication, a embauché un grand nombre de techniciens et de dessinateurs. Elle entre maintenant dans le stade de la fabrication en série et elle déclare ne pouvoir garder que tel ou tel nombre de ces dessinateurs et techniciens qu’elle a embauchés. Voilà un arbitrage sur la question de savoir quel est le nombre de dessinateurs et de techniciens que les patrons de l’usine peuvent conserver, à partir du moment où ils commencent à fabriquer en série. L’arbitrage a eu lieu et il a abouti.

Je le répète, si vous voulez que les conflits ouvriers ne se perpétuent pas dans ce pays, il faut que vous acceptiez l’idée de renvoyer à la conciliation et à l’arbitrage des conflits comme ceux-là.

C’est au Sénat d’en juger. Mais ce que je lui demande avec instance, ce dont je l’adjure, c’est de ne prendre aucune disposition dont on pourrait, a contrario, tirer cette conclusion que les questions de licenciements individuels ne peuvent pas être soumises à l’arbitrage. Si le texte doit être remanié, j’adjure le Sénat de n’y rien introduire qui puisse avoir cette signification, car vous auriez alors dans ce pays des conflits ouvriers inextricables et insolubles. On entre ou non dans la voie de l’arbitrage. Ce n’est pas moi qui y suis entré, c’est le Sénat, vous le savez bien, et vous vous rappelez dans quelles conditions. Mais si on y entre, il faut y entrer franchement, délibérément, courageusement, et avec la volonté d’aboutir et de réussir.

… Nous nous trouvons aujourd’hui en présence d’un texte auquel il ne m’est pas possible d’apporter l’accord du Gouvernement. Il dispose que si, pendant ce que vous me permettrez d’appeler la période suspecte — et vous voyez dans quel sens j’emploie l’expression — c’est-à-dire entre la cessation du travail et l’ouverture de la procédure arbitrale, des licenciements ont été prononcés par les patrons, provision sera donnée à ces licenciements et le travail sera repris sans réintégration de ces ouvriers. Or, messieurs, je vous déclare qu’une telle disposition rend d’avance vaine et caduque la procédure transitoire que vous cherchez en ce moment à instituer.

Je voudrais d’abord vous montrer qu’une telle disposition est inutile. Puisque vous décidez que les arbitres seront saisis de l’ensemble du litige, ils seront saisis de ces éléments de litige comme de tous les autres. Vous envisagez en ce moment, dans votre pensée, certains cas extrêmes, exceptionnels, isolés, où le patron pourra prétendre que la présence dans son usine de tel ou tel ouvrier déterminé est inacceptable ou impossible pour lui. Cette question, comme toutes les autres, sera soumise à l’arbitre. L’arbitre aura à dire si la reprise du travail est ou non possible avec la présence dans les ateliers de tel homme sur qui pèsera une accusation particulièrement grave.

Moi, messieurs, je ne vois pas la nécessité de prévoir ce cas dans la loi, et je vais vous en dire la raison.

Pourquoi, dans cette loi, avez-vous l’air de prévoir des cas dont vous savez bien qu’ils sont l’exception, qu’ils ne se présentent que d’une façon isolée ? Pourquoi, dans une loi, avez-vous l’air de ne prévoir que les fautes qui doivent être à la charge des ouvriers ? Pourquoi y introduisez-vous d’avance cet élément d’inégalité ? En agissant ainsi, vous donneriez l’impression que vous avez fait une loi partiale.

Il n’y a pas une seule loi ouvrière dans laquelle le législateur ne se soit pas appliqué à tenir, entre employeurs et employés, la balance rigoureusement égale ; ou lorsque quelquefois il a fait pencher la balance d’un côté, il l’a tout naturellement fait pencher du côté des employés, parce que ce sont ceux pour lesquels la protection et l’intervention de la loi sont le plus nécessaires.

Et ici, vous semblez légiférer par présomption de fautes commises exclusivement par certains éléments du personnel ouvrier, alors que vous savez bien, par la pratique des choses, que d’autres fautes, parfois aussi graves, peuvent être commises d’autre part.

Messieurs, je pense qu’une telle disposition est dangereuse. Mais voulez-vous maintenant que nous en envisagions ensemble les conséquences pratiques ?

Faisons ce que j’ai fait franchement hier avec M. Georges Pernot : considérons les litiges en cours ; demandons-nous quelle va être la répercussion de la loi sur les grèves qui sont en cours en ce moment même et pour lesquelles je vous demandais hier, avec tant d’insistance, des instruments de conciliation et d’apaisement.

Il est possible que, dès à présent — je n’en sais rien, c’est possible — les patrons du Nord, de Lille et de Maubeuge aient signifié à tout leur personnel un certain nombre de formules de licenciement. Peut-être l’ont-ils déjà fait. Peut-être même, allant jusqu’au bout de la théorie de la résolution du contrat de travail par la grève, ont-ils envoyé des significations de ce genre à tout leur personnel. S’ils ne l’ont pas fait hier, qu’est-ce qui les empêchera de le faire demain et ne voyez-vous pas que votre projet de loi va les y inciter ?

Qu’arrivera-t-il ? En vertu de votre texte, tous ces licenciements auront force et vigueur jusqu’à la décision ultérieure de l’arbitre, c’est-à-dire que vous allez prescrire la reprise du travail précisément après cette élimination et ce tri que les patrons de Lille et de Maubeuge veulent en ce moment opérer parmi leur personnel et qu’ils entendent soustraire à l’appréciation de l’arbitre.

Messieurs, de bonne foi, vous croyez que la reprise du travail aura lieu dans des conditions pareilles ? Vous croyez qu’après que 200, 300, 500 ouvriers, considérés par leurs camarades comme leurs chefs et leurs représentants naturels, auront été éliminés par voie de licenciement individuel et exceptés de la reprise collective du travail, cette reprise collective pourra s’opérer ? Qui peut le croire et qui, dans son for intérieur, trouvera le courage de blâmer les ouvriers qui manifesteraient leur solidarité à leurs camarades ainsi atteints et ainsi frappés ?

Messieurs, prenez-y garde, au lieu d’apaiser le conflit, vous allez l’aviver et le prolonger par une disposition comme celle-là.

Le Sénat me permettra-t-il, quelques réflexions d’un caractère un peu plus général. Sans nul doute, dans une partie du patronat français, se révèle en ce moment, non pas seulement un esprit de résistance devant nos efforts de conciliation, mais quelque chose que je trouve plus sérieux et plus grave : la conviction qu’au moment du trouble et de la crise de Juin, des concessions excessives leur ont été arrachées, soit au point de vue des avantages matériels, soit surtout, car pour beaucoup d’entre eux ces avantages matériels ne passent qu’au second plan, soit surtout au point de vue de leur autorité. Et ces concessions, ils jugent le moment opportun pour en reprendre une partie.

Il est hors de doute que nous nous trouvons en présence de cet état d’esprit et que, dans des conflits, dont nous avons eu les uns ou les autres à essayer de procurer la conciliation, nous nous sommes sentis en face de cet état d’esprit. Permettez-moi, messieurs, de vous le dire, je n’ai ni conseil, ni avertissement à donner à une assemblée comme la vôtre, mais j’ai le droit et le devoir de vous parler franchement.

Vous commettriez, je crois, une grande et redoutable erreur si vous permettiez, dans une mesure quelconque, à cette résistance patronale de s’appuyer en quoi que ce soit sur vous, sur ce que l’on peut présumer, soit de vos sentiments à l’égard du Gouvernement, ce qui est peu de chose, soit de votre position vis-à-vis des réformes sociales, ce qui est infiniment plus grave.

Je me permets de le dire au Sénat, un texte comme celui qu’on lui propose serait de nature à éveiller ou à fortifier un tel soupçon contre lequel, j’en suis sûr, il n’est pas un seul d’entre vous qui ne veuille se défendre.

Pour ma part, messieurs, je le dis dès à présent au Sénat, je ne serai pas en état de soutenir devant la Chambre une disposition comme celle-là, parce que je la crois inapplicable et parce que, même, j’en suis convaincu, si elle était appliquée ou si l’on tentait de l’appliquer, elle produirait un effet exactement contraire à celui que vous souhaitez tous avec la même sincérité.

Le Gouvernement, qui vit maintenant depuis un peu plus de six mois, a une tâche assez lourde à remplir. On nous disait hier que les choses n’ont pas beaucoup changé depuis six mois. Si ! messieurs, elles ont changé malgré tout ! Je vous en donnerai la preuve explicite si vous le voulez, en vous faisant le tableau exact de ce qui subsiste actuellement de conflits sociaux et de tous ceux que nous avons résolus, soit par la conciliation, soit même, ce que chacun de vous ignore sans doute, par des mesures de fermeté. En effet, quand nous les prenons, ce sont toujours celles qui sont le plus complaisamment ignorées. Mais la situation a changé, croyez-moi. Laissez-moi vous le dire, si elle n’avait pas changé, si elle était encore aujourd’hui ce qu’elle a été au mois de juin dernier, quand nous avons pris le pouvoir, nous rencontrerions, sans doute, moins de résistances.

Vous trouvez notre œuvre insuffisante ; c’est possible. Mais personne ne peut nier que nous ayons, malgré tout, depuis six mois, à l’intérieur de ce pays, introduit un peu plus de concorde… Comparez la situation d’aujourd’hui à celle que nous avons trouvée quand nous avons pris le pouvoir, M. Sarraut ou moi-même, et voyez s’il y a un changement.

Cet effort-là nous voulons le continuer, et nous vous en demandons les moyens. Nous, responsables de la sécurité de ce pays, déclarons que nous ne pouvons pas l’assurer si vous ne nous donnez pas les moyens d’y maintenir la concorde civique.

Nous vous déclarons — c’est là la raison de ce que vous nous avez tant reproché, de ce que vous appelez notre faiblesse — que laisser se perpétuer les conflits ou les éteindre par l’application de la force, ce sont des moyens différents de ruiner ou d’atteindre la concorde civique, la concorde nationale, et c’est parce que nous avons voulu ramener cette concorde et que nous en avons besoin plus que jamais dans les conditions françaises et dans les conditions européennes de l’heure, c’est pour cela que nous avons agi.

Je vous demande de considérer cela, je vous demande de considérer que la paix intérieure en France est aujourd’hui une des conditions de la paix dans le monde.

Le Sénat, dans sa très grande majorité, je crois, peut-être même dans son unanimité, cela est possible, éprouve de la sympathie et serait prêt peut-être à marquer un assentiment à l’effort que nous avons fait depuis des mois pour préserver la paix de l’Europe. Cet effort est vain, ou du moins compromis, nous en sommes convaincus, si nous ne parvenons pas à maintenir en France tout à la fois l’ordre public et la concorde civique. C’est de cela que nous vous demandons les moyens. Nous n’avons pas d’autres pensées.

Le Sénat nous suspecte de je ne sais quelles intentions partiales. Il pense que, par des procédures de ce genre, nous voulons consolider dans le pays, ou le pouvoir, ou le monopole, de telle ou telle organisation ouvrière. Messieurs, là-dessus, je veux m’expliquer tout de suite. Nous n’avons jamais entendu, soit par le projet de loi que nous vous avons soumis, soit par la demande de pouvoirs que nous vous présentons, installer le monopole en France de l’organisation confédérée. Elle est puissante, elle est l’organisation la plus puissante, elle est l’organisation la plus représentative. C’est un fait, le Conseil national économique composé de patrons et d’ouvriers l’a lui-même reconnu sans discussion. À quoi sert de fermer les yeux devant les faits ?

Je m’adresse à mes amis radicaux de cette Assemblée. N’ai-je pas le droit de rappeler que le Parti Radical participe au même titre que la Confédération Générale du Travail à la formation du Rassemblement Populaire qui a emporté la majorité, qu’on le veuille ou non, aux dernières élections législatives ? N’ai-je pas le droit de leur rappeler que les congrès du Parti Radical, à maintes reprises, et je crois bien encore le congrès de Biarritz, ont adhéré au programme de la Confédération Générale du Travail ? J’ai le droit de rappeler des faits comme ceux-là.

Ce nom de confédération a-t-il donc, je le demande, quelque chose qui brûle les lèvres quand on le prononce ? Et d’ailleurs, messieurs, depuis quelques mois, si je vous rappelais toutes les circonstances où, en présence de tel ou tel conflit délicat, on est venu nous dire, — nos collègues de la Chambre et parfois aussi nos collègues du Sénat — : « Ici ou là, il y a un incident pénible ; ne pouvez-vous pas faire intervenir la Confédération Générale du Travail pour y mettre un terme ? » Combien de fois nous a-t-on demandé cela et combien de fois l’avons-nous obtenu !

Par conséquent, il faut envisager cette question aussi franchement. Il est impossible de faire réussir en France une procédure de conciliation et d’arbitrage, si les organisations ouvrières et patronales ne se sentent pas également intéressées à la faire réussir, si elles ne s’y trouvent pas engagées, si elles ne s’en jugent pas responsables. C’est là l’intention, l’explication véritable des textes que nous vous proposons.

J’ai fait au Sénat un appel plus long et plus complet que celui que je voulais lui adresser. Mais je l’assure qu’il est en présence d’une décision sérieuse. Ni pour vous, ni pour nous, ni pour personne il ne faudrait qu’on eût l’impression qu’une loi de ce genre, dont l’intention ne peut être douteuse, dont les effets sont attendus et réclamés de tous, devient vaine ou inopérante parce que, dans ces va-et-vient interminables entre les deux Assemblées, elle a perdu quelque chose de sa vertu propre, de la confiance qu’elle peut inspirer, ou bien parce que des modifications continuelles de textes auront paralysé d’avance l’application qu’il sera possible d’en faire. Nous ne vous demandons pas autre chose que des moyens d’agir pour créer entre le capital et le travail, dans ce pays, une collaboration active, de façon à recréer une concorde civique, à ranimer une activité de production. C’est cela que nous voulons. Nous avons la chance d’avoir avec nous, dans cet effort, des organisations ouvrières qui, pendant de longues années, ont combattu des mesures comme celle que nous vous proposons. Et vous allez négliger cet avantage ? Vous allez le considérer comme vain ou comme suspect ? Vous allez mettre en doute la bonne foi d’hommes prêts à travailler avec nous dans une œuvre comme celle que je viens de définir ?

Je vous en supplie, ne commettez pas cette faute, elle serait funeste pour la République elle-même !