Aux Éditions de l’Estampe (p. 95-110).
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VII

Conversation entre Ludivine et Delphin, quelques jours plus tard. Ils sont seuls dans la cuisine, elle rangeant la vaisselle, lui pelant des pommes de terre. Les yeux moqueurs de la fillette cherchent ceux du garçon, qui baisse la tête. Elle a son ricanement provocant, et des gestes nerveux. Ce qu’elle veut, avec la perversité commune à beaucoup de filles de la ville, c’est arriver à faire dire au petit, malgré lui, ce qu’il pense. La méthode employée dans ce cas est parfaitement socratique. Dans le populaire on appelle cela « tirer les vers du nez ». Et les Normandes, sur ce point, sont extrêmement fortes.

Ludivine procède donc par questions, avec un air détaché qui dissimule très bien l’émotion qui se cache derrière sa taquinerie. Après toute une série de paroles railleuses :

— Allons !… Découvre un peu la racine, gas ! T’es pas heureux, chez nous, hein ?

Delphin ne lève pas les yeux.

— Oh ! mais si !… J’suis tout plein bien, au contraire ! J’mange comme vous autres, j’suis bien logé, et tout l’monde est d’amitié pour moi comme si j’étais de la famille. Et puis j’aime bien mon travail…

— Tu t’dépêches d’aligner le bon, mais tu passes c’qui te déplaît !… remarque-t-elle.

— Y a rien qui me déplaît !… Faudrait être bien mal racé pour me plaindre, moi qu’ai été ramassé à l’hospice !

Un petit bruit d’assiettes, la porte du buffet qui claque. Puis :

— Tu te dis dans toi que l’bastringue est trop souvent dans la maison, à côté de ce que c’était chez toi !…

Delphin ne quitte pas du regard la pomme de terre qui l’occupe.

— Chacun sa mode ! dit-il évasivement.

Ludivine attrape le mot au vol.

— La nôtre ne ressemble pas à la tienne, toujours !

Elle rit.

— Tu te dis dans toi que ça a l’air poissonnier de crier comme on crie ici !

Cet acte de contrition, tout déguisé qu’il soit, n’échappe pas à l’adolescent. Il relève la tête, cette fois, pour protester :

— Toi ?… Tu jettes ta goulée, mais t’as pas d’vice de cœur. À la détournée de la main, C’est déjà fini !

Arrêtée dans son va-et-vient saccadé, Ludivine, sombre, rêve un instant.

— Comment veux-tu, prononce-t-elle presque bas, qu’on vienne à bout de tout c’bétail-là ? L’père se pinte, la mère est molle comme chiffe, les mauvais garçons n’pensent qu’à mal faire…

Elle se tait. L’étrange aventure d’âme qui l’a changée, elle, repasse mystérieusement dans sa mémoire. Elle fixe le mousse avec des yeux graves de femme, des yeux pleins de choses. Et, sous l’empire de ce regard qui fascine, presque malgré lui :

— J’t’aime bien, va… s’exclame-t-il brusquement tout bas.

Sans bouger de sa place, sur le même ton :

— Moi aussi !… dit-elle.

Et vite elle ajoute :

— Est pour ça que j’veux pas qu’tu sois malheureux chez nous !

Avec chaleur, le petit :

— Tant que tu seras là j’serai jamais malheureux. Y a déjà longtemps que j’sais que j’pourrais plus m’en aller d’auprès de toi, même quand j’le voudrais !

Un silence suivit. Ce grand coup de sincérité, qui les étonnait eux-mêmes fit qu’ils détournèrent ensemble la tête, au lieu de se jeter au cou l’un de l’autre comme il eût été si naturel de le faire.

Ludivine reprit un ton léger pour annoncer :

— Ah ! v’là mon buffet rangé !…

Et Delphin, retournant à ses pommes de terre, se remit à les peler, attentif, sans plus prononcer un mot.


✽ ✽

Le premier soir — qui ne tarda guère — où Bucaille, de nouveau, rentra ivre au logis, Ludivine ne sortit pas de son lit pour l’insulter. Elle écouta de loin sa mère quereller, se rendit compte qu’il n’y aurait pas de coups, et, le silence retombé, se rendormit. Sans doute dut-elle faire un grand effort pour ne pas courir du côté des cris. Son instinct la jetait avec tant d’entrain dans les batailles ! Mais elle s’était fait honte à elle-même devant Delphin, en disant que « cela avait l’air poissonnier ». Ce fut l’orgueil qui la retint.

Cependant elle prit le lendemain sa revanche. Excessive, intransigeante, absolue comme seule peut l’être un enfant, elle reprocha vertement à sa mère de ne savoir pas tenir sa langue et lui fit remarquer qu’il était dangereux, inutile et déplacé de dire un seul mot à un homme qui rentre pris de vin.

L’autre, qui n’y comprenait plus rien, étant donnée la séance précédente où Ludivine elle-même avait tant parlé, se défendit, jetant les hauts cris. Cela fit une dispute qui remplit la maison une fois de plus. En revenant de mer, Delphin fut pris à témoin. Mais Ludivine, furieuse, le bouscula tout de suite si violemment, et, du reste, le débat était devenu tellement embrouillé que le mousse ne put guère démêler, au milieu d’une telle bourrasque, tout ce que sa petite protectrice avait mis d’héroïsme dans l’affaire,

Il ne comprit que plus tard, quand les rentrées avinées de Bucaille se renouvelèrent. Alors, tout doucement, ce fut lui qui prit la parole.

— J’vas vous dire, Mâme Bucaille… Plus qu’vous y en direz, plus qu’il en répondra. Vous le laisseriez se coucher sans lui parler, on n’entendrait rien dans la maison, sûr et certain !

Et la pauvre grêlée, qui conservait pour l’orphelin des Le Herpe un respect immense, comprit, cette fois, et promit de suivre son conseil.

À quoi Ludivine, ironique mais saisie, remarqua :

— Quand j’aurai queuque chose à t’expliquer, j’irai chercher Delphin, puisque tu ne veux écouter qu’lui !

Ainsi cet enfant pénétrait-il chaque jour plus avant, et pour l’améliorer, dans le cœur même de cette misérable famille qui l’avait adopté.

La tactique de Ludivine vis-à-vis de son père avait changé, Quand il était dégrisé, quand il redevenait lucide et doux, il s’apercevait que sa fille ne lui parlait pas, ne le regardait pas. Et la gêne qu’il en eut les premiers temps fit qu’il resta plus d’une semaine sans boire.

Les changements heureux survenus dans sa maison ne faisaient qu’accentuer ses torts. Il devenait le seul monstre de la famille. Il en éprouvait peut-être du chagrin et de la honte. On le vit par moments très sombre. À d’autres, quand il n’avait rien bu, son empressement et ses gentillesses étaient à fendre le cœur. Mais il était faible, ô misère ! Tout à fait habitué, maintenant, à la présence de Delphin, cet intègre petit témoin de ses écarts, il s’habituerait également à la froideur de sa fille, au contraste que faisait sa vie d’ivrogne avec la bonne tenue des siens.

Le manque d’argent recommençait au logis. Les repas se refirent insuffisants. Les souliers percés des gamins jetaient Ludivine dans des rages redoutables.

Et, vers le commencement de mai, l’aîné, Maurice, tomba malade,


✽ ✽

— Le docteur sort d’ici, dit la grêlée. Maurice a une pleurésie. J’ai donné les derniers cent sous qui m’restaient. Qui que tu comptes faire, à c’t’heure, mauvais père ?… Vas-tu continuer à boire ta gagne pendant que ton petit est en perdition ? Qui qui va payer les médecines ?…

Mais le pêcheur était saoul et répondit par des injures.


✽ ✽

Le lendemain, à l’aube, les deux marins étant en mer, sans avertir personne, Ludivine sortit.

Elle avait pris ses dispositions la veille. La pêche des moules sur le Ratier, qui s’ouvre au 1er mai, recrutait en ville toutes les femmes de bonne volonté. On les embarque à vingt ou vingt-cinq dans un chalutier, et, sous la conduite du patron et du matelot, les voilà parties, à la marée descendante, pour le grand banc submergé qui ne se découvre tout entier qu’à mer basse. Elles doivent cueillir une quantité déterminée de moules pour gagner leur journée. Et quand la mer remonte la barque remmène au port les cueilleuses et le chargement.

Ludivine savait que ces expéditions féminines ne sont guère consenties que par une certaine racaille, Mais elle ne craignait pas un monde dont elle avait si longtemps fait partie.

Qu’est-ce qui faisait peur, du reste, à cette audacieuse petite-là ? En s’engageant parmi les moulières, elle savait fort bien où elle voulait en venir.

Les propos salés qu’elle n’allait pas manquer d’entendre n’avaient rien qui pussent étonner ses quatorze ans avertis de tout. Et si quelqu’un s’avisait de lui manquer, elle avait sa langue pour répondre,

Ce n’était pas la première fois qu’elle prenait la mer. Le père Bucaille, dans le bon temps, l’avait quelquefois emmenée à bord ; et le goût qu’elle avait de la navigation faisait regretter au marin, que, solide et hardie comme elle l’était, sa fille ne fût pas plutôt un garçon.

Les plaisanteries les plus osées commencèrent dès la descente dans la barque, par l’étroite échelle de fer qui devient si longue quand le flot baisse. La bande de femmes et de filles jetait vers l’aurore naissante des fusées de rires canailles.

Chacune emportait un petit panier de vivres. Ludivine avait le sien, préparé sans bruit dans le logis encore endormi. Silencieuse parmi le caquetage général, elle s’était placée à l’avant, et, tendue comme une figure de proue, regardait le beaupré s’avancer au-dessus des petites vagues glauques.

Quand la barque fut sortie de l’avant-port, un peu de roulis fit crier les femmes, car les femmes ne perdent jamais, quel que soit leur monde, une occasion de crier.

L’aurore achevait de naître parmi les dernières rayures du crépuscule matinal, des vapeurs se formaient au-dessus de l’horizon rose. Et les premiers rayons, en touchant les vagues, les faisaient courir dans une lumière fatigante.

Ludivine se retourna pour regarder la ville s’éloigner. Un nuage rond et blanc, au-dessus de la côte verte, voyageait en sens contraire de la barque.

On voit très bien, en mer, la forme des collines qui composent le rivage. La petite cité, dans son creux, hérissait ses silhouettes d’un autre temps. Les jetées et le phare diminuaient. Une cloche sonnant l’Angélus semblait jeter des bénédictions vers les voiles qui papillonnaient dans toute la baie.

Les yeux de Ludivine s’amusaient de tout ce qu’elle voyait. Cette promenade en mer, outre l’intention qui l’avait motivée, enchantait son instinct obscur de petite viking. Elle leva la tête pour regarder marcher dans les nuages le mât et les voiles, qui semblent de si immenses choses au-dessus de soi, et qu’on croit voir trouer le ciel, écarter les nuées.

La vie de la barque, quand on est dedans, apparaît à la fois énergique et molle. Ses mouvements sont rapides mais ronds, comme les vagues elles-mêmes. Et son ombre à quatre voiles navigue à côté d’elle, ondulée par la mer mouvante.

Les pieds dans l’eau, car l’intérieur d’une barque pontée est toujours plus ou moins trempé, les moulières, se plaignant « que leurs jupons étaient néyés », continuaient leur bavardage. L’attitude de la petite Bucaille, qui leur déplaisait, les faisait chuchoter par instants. Et, à d’autres, c’étaient des propos à la fois grossiers et spirituels, échangés avec les deux hommes bien plus réservés qu’elles.

Le matelot, à la barre, changeait d’un seul revers de main la direction des voiles, lesquelles sont commandées par le gouvernail, exactement comme le cheval l’est par les rênes. La barque galopait, souples foulées. On avait l’impression, cependant, de remuer sans avancer. Et les bouées du chenal, au moment où l’étrave arrivait sur elles, semblaient au contraire accourir, puis dépasser l’arrière du bateau resté sur place.

Pour distraire les femmes, les deux pêcheurs nommèrent au passage :

— V’là la Haut de 40 !… V’là la bouée du Rocher !… V’là la Grante herbage !.… V’là la Maison rouge !…

— J’vois l’Ratier !… s’écrièrent des voix.

— Y en a encore qu’un morceau d’échoué !… dirent les hommes, ce qui signifie « à sec ».

Le banc, comme une petite île déserte, apparaissait au milieu de la baie, foncé sur l’eau laiteuse, imitant la forme d’une gigantesque raie.

Subitement, un calme plat. Les sautes de vent, en mer, sont infiniment plus sensibles que sur la rive.

— Y a pas une haleine ! remarqua le patron.

Plusieurs femmes, écœurées déjà, commencèrent à pâlir, car le roulis donne moins de vertiges, souvent, que le calme,

— Elles vont jouer du cœur ! dirent les autres.

— Les petits bateaux, pourtant, c’est bien plus marin qu’les grands !… fit le matelot.

Et là-dessus, la mer recommença de se gonfler, tandis que le ciel se couvrait un peu.

— J’ai jamais vu eune marée comme ça ! bougonna le patron. On aura eu les quatre temps en un quart !

— Tu tiens bien la mer, toi !… s’exclamèrent quelques femmes en s’adressant à Ludivine.

Mais elle fit celle qui n’a rien entendu. Alors une commère raconta l’histoire de la femme accouchée en allant au Ratier, et dont l’enfant avait, sur l’état civil, été déclaré comme Parisien, puisqu’il n’était né sur aucun territoire et ne pouvait, de ce fait, ressortir que de la capitale.

Le Ratier n’est possible qu’aux embarcations dont la qu’ille est peu considérable, et assez plate pour accoster sans dommage. Sinon il faut jeter l’ancre et descendre par canots.

Quand l’avant de la barque commença de gratter le rocher, les cris des femmes recommencèrent.

Le débarquement, qui se fit à demi dans l’eau, les remettait en gaîté. Les hommes avaient déroulé la longue amarre qui, terminée simplement par un poids, ou même un caillou qu’on jette sur le banc, suffit à tenir en laisse la barque docile. Et bientôt la cueillette commença.

Dispersées, occupées, les femmes ne disaient plus rien. Seuls un ou deux éclats de voix, par instants, signalaient quelque méduse, « une sagone », disent-ils, ajoutant que, pleine d’acide, elle n’est constituée que par « de la graisse d’eau ». Il y avait aussi la mouette-poule « qui se nourrit du bien des autres », et divers autres oiseaux et bêtes marines, seuls habitants du Ratier ruisselant d’eau.

Cependant les bouées qui le dessinent et qui, la nuit, sont lumineuses, indiquent assez le péril que représente cet écueil long de cinq à six kilomètres et large de quelque quatre cents mètres.

La bouée, ou « tonne » de l’Ouest, mouillée à cent mètres du danger, est un véritable petit phare à éclipses, complété par la tonne du Sud, la tonne de Noroît et la tonne de l’Est, celle-ci marquant la queue de la raie.

Les marins, disent aussi, sans rien savoir de la vieille légende du géant Ratir changé en silex sous le roi Artus, « que le Ratier ressemble à un bonhomme ». Il y a la gambe du sû (jambe du Sud) et la gambe du Noroît.

Formé de roche, de vase et de sable, traversé de bâbord à tribord par un petit canal naturel, le banc est recouvert d’un manteau de moules, les blondinettes, qui sont les meilleures, et les fillettes ou moules ordinaires. La mer, pendant la sixième heure de sa montée, s’avance dessus, selon le terme matelot « au pas d’un homme ». Elle l’engloutit peu à peu, le cache pendant fort longtemps, puis le laisse lentement réapparaître. Il a, lorsqu’on le parcourt, deux versants en dos d’âne, et un aspect de grève sauvage, d’une couleur générale « tête de nègre », faisant une opposition très marquée avec les pâleurs changeantes de l’estuaire. On s’y trouve situé entre la côte du Havre par le Nord, et la côte de Honfleur par le Sud.


✽ ✽

Les pieds dans la vase ou dans l’eau, comme les autres, trempée, crottée, Ludivine, restée à l’écart, cueillait avec rage, tout en ressassant des pensées sans douceur. Et, redevenu besogneux, son regard ne s’attardait pas aux détails de ce Ratier désolé, qui devait jouer, dans sa vie, un rôle si tragique.


✽ ✽

Quand elle apparut à la porte du logis, vers l’heure du déjeuner, elle fut accueillie par une clameur mêlée à tant de gestes qu’elle en resta pendant une seconde immobile sur le seuil.

Sa robe boueuse se collait à ses jambes ; sa lourde frange de chanvre, dérangée par le vent marin, s’écartait sur son front décoiffé.

Elle vit d’un coup d’œil que la famille, dans la cuisine, était au complet. Son père venait de rentrer, sans doute, avec Delphin. Le gamin Armand arrivait de l’école. Il ne manquait que le petit malade couché dans la chambre du fond. Ils étaient tous là, tendant vers elle des visages où le courroux et l’anxiété se mêlaient. Et, plus que toute autre chose, elle remarqua l’expression scandalisée de Delphin.

Son père venait de se lever d’un bond. Il la saisit par le bras comme s’il allait la battre. Et pourtant il n’était pas ivre.

— Vas-tu nous dire où qu’t’étais ?… demanda-t-il, frémissant de colère.

— Depuis c’matin, glapissait la mère, qu’on est là à se ronger les sangs !… Que déjà la maladie du petit me crève le cœur !…

— Même qu’il a fallu que j’coure toutes les boutiques pour te chercher !… continuait la voix aiguë du petit Armand.

Mais Delphin, lui, ne dit pas un mot.

— Quittez-moi tranquille !… répondit-elle en bloc.

Elle arracha son bras de la poigne paternelle, toisa le grand marin qui revenait sur elle, et prononça, les yeux fulgurants :

— J’te conseille pas de m’chercher des mots, tu sais !…

Il alla vers la table pour y donner un grand coup de poing.

— Faut-y qu’tu sois piante !… dit-il, les dents serrées, en avançant le cou. J’vas t’le dire, où qu’t’étais, moi ! Tout le port vient de m’l’apprendre, t’entends ?… On t’a vue ! T’étais au Ratier, à cueillir la moule avec des filles de noce ! Dis l’contraire, si t’oses !

Debout à quelques pas de lui, toute droite, elle tourna la tête, un peu, pour le regarder du haut de son immense mépris. Au milieu de la stupéfaction générale, elle proféra lentement, savourant ses propres paroles, avec un ricanement qui plissait ses yeux clairs :

— Et pour qui que j’irais pas comme les autres, au Ratier, puisqu’on meurt de faim chez nous ?…

— À son tour elle s’avança vers la table, du même geste que son père, et posa dessus, comme si elle y donnait également un coup de poing, les deux billets bleus chiffonnés au creux de sa main.

— V’là douze francs que j’ai gagnés, dit-elle. Avec ça j’pourrons payer des remèdes à Maurice.

Une exclamation étouffée courut. Le pêcheur était devenu blême. La dure leçon de sa fille portait en plein cœur, comme un coup de couteau. Que pouvait-il répondre ?

— Il avait courbé le dos, n’osant plus regarder autour de lui. Et, gênés pour lui, les autres non plus n’osaient pas le regarder.

Le silence qui suivit fut si pénible que, bientôt, la femme Bucaille se leva, retournant vers l’enfant malade. L’autre écolier, en chantonnant, ouvrit un de ses livres de classe. Quant à Delphin, presque aussi pâle que son patron :

— Faut qu’on retourne à la criée avant d’manger, murmura-t-il, V’nez-vous, m’sieu Bucaille ?

Et, quand son père passa devant elle pour sortir avec le mousse Ludivine s’aperçut qu’il pleurait.


✽ ✽

— Y m’a dit comme ça : « Écoute, mon p’tit gas ! Puisque tu fais à bord le travail d’un matelot, auras tous les jours le tiers de la pêche, comme ça s’doit. T’es d’la famille, à présent. Si le cœur te pousse, tu remettras c’t’argent-là à la femme et à Ludivine pour payer la vie. Et quand t’auras besoin d’une paire de sabots, c’est eusses qui te donneront c’qu’il faut pour. »

Delphin souriait, comme illuminé. Ludivine et sa mère, assises, leurs visages levés vers lui, l’écoutaient, bouche bée.

Il était rentré tout essoufflé de mer pour leur apporter la nouvelle et l’argent. La scène de la veille avait porté ses fruits. Le pêcheur usait de ce moyen détourné pour rentrer à peu près dans le devoir. La part du patron et la part du bateau lui restaient pour boire. Il ne renonçait pas à son vice, sachant bien qu’il était trop faible ; mais du moins sa famille ne serait-elle plus dans la misère.

Un soupir immense délivrait les poitrines. La femme Bucaille pleura, Ludivine rit.

Elles commençaient à peine à commenter que, pour leur étonnement, le pêcheur rentra.

— Bonsoir, papa !… dit joyeusement Ludivine en courant à lui.

Il l’embrassa, mais sans la regarder.

— Comment va Maurice ?… s’informa-t-il, les yeux au sol.

— Y n’va pas pire, Dieu merci ! répondit la mère. L’médecin revient demain matin. Son frère est près de son lit, qui l’garde.

Personne ne disait un seul mot de ce qui venait d’arriver. Le pêcheur passa dans la chambre à côté, suivi par tous, et s’assit, à côté de son second fils, au chevet de l’enfant malade.

— Tiens ! dit-il avec une petite rougeur aux joues, j’t’apporte des gâteaux !

Naïf, il développait, devant le gamin fiévreux et qui ne pourrait pas les manger, les deux éclairs qu’il venait d’acheter. Et ses gestes étaient si gauches, son regard si doux et si honteux, que des larmes en vinrent aux yeux durs de Ludivine.

— Pauvre papa ! murmura-t-elle.

— Spontanée, elle le prit par le cou, mit un baiser sur son visage taché de rousseur. Mais, cette fois encore, il n’osa pas la regarder et baissa profondément le front.

Pendant toute une semaine, il rentra régulièrement. L’argent qu’il rapportait, joint à celui qu’il donnait au mousse, la part du bateau qu’il enfermait dans une petite boîte, tout cela semblait accumuler des richesses dans la maison.

— Ludivine, au Ratier, était allée cueillir un trésor.

Naturellement, au bout de cette semaine exemplaire, Bucaille fit un retour nocturne plus bruyant que jamais. Mais chacun s’y attendait si bien qu’il n’y eut aucune surprise. Tant que Delphin rapporterait l’argent chaque jour, il ne fallait pas se plaindre. Dans cette nouvelle combinaison, il n’y avait plus de lésé que le bateau. Mais les fournisseurs auxquels on devait de l’argent ne réclamaient pas encore, et, malgré les réparations qu’on ne faisait point, la barque pouvait aller longtemps sans trop de dommage.

Le petit Maurice se guérissait lentement. Les siens n’avaient pas bien compris la gravité de sa maladie. Quand il fut debout, ils s’étonnèrent de le voir si maigre et si faible, encore qu’ayant grandi, comme il arrive souvent en pareil cas.

— Y n’fera jamais un marin… dit la mère assez tristement.

À quoi Ludivine répondit, goguenarde :

— Qui qu’ça peut fiche, à c’t’heure, puisque nous avons Delphin ?