L’Exégèse religieuse et l’Esprit français

L’Exégèse religieuse et l’Esprit français
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 235-245).
L’EXEGESE BIBLIQUE
ET
L’ESPRIT FRANÇAIS

Les amis de la critique savante apprendront sans doute avec plaisir la prochaine publication d’un ouvrage destiné à remplir une lacune que toutes les personnes éclairées regrettaient de voir en notre littérature je veux parler de la traduction de l’ouvrage du professeur hollandais M. Kuenen intitulé Recherches historiques et critiques sur la formation et la réunion des livres de l’Ancien Testament. Ce livre important est une histoire complète des écrits composant l’ancienne littérature hébraïque. Nous ne doutons pas qu’il ne soit accueilli avec la même faveur que les autres essais qui ont introduit parmi nous cette branche d’études, jusqu’à ce jour si négligée.

« La littérature hébraïque, dit M. Kuenen, aujourd’hui réunie dans un seul volume auquel on a donné le nom d’Ancien Testament, fait partie des livres sacrés en usage dans l’église chrétienne. À ce titre, c’est une littérature d’éducation où le fidèle puise des consolations et des principes de foi et de morale. À ce titre encore, elle forme simplement un tout collectif. Le lecteur ne se demande pas qui peut être l’auteur de tel livre particulier, ou dans quelle époque de l’histoire d’Israël tel autre livre a pu être composé; il s’attache uniquement à saisir la tendance générale et l’esprit, sans se préoccuper de la forme littéraire. Toutefois, si la piété ne voit dans l’Ancien Testament qu’un recueil sacré, il est permis à la science d’y voir autre chose encore. pour la science, notamment pour la philologie, ce recueil représente avant tout une partie importante de la littérature d’un peuple, savoir de la littérature sacrée des Hébreux avant Jésus-Christ; mais aussitôt qu’on se place à ce point de vue purement scientifique, on voit se poser une foule de questions plus graves les unes que les autres. Cette littérature est nécessairement l’image de la nation où elle a pris naissance. Jusqu’à quel point l’est-elle? Fruit de plusieurs siècles, cette littérature a dû se développer lentement, graduellement. Quelle a été son histoire depuis ses premiers rudimens jusqu’à ses jours de décadence ? Œuvre de Dieu en tant qu’elle porte l’empreinte de son esprit, elle n’est pas moins une œuvre humaine, soumise aux lois, aux conditions générales qui président à la vie littéraire et religieuse d’un peuple. De quelle façon, dans quelle mesure l’action de ces lois s’est-elle fait sentir ici? »

L’ouvrage où M. Kuenen a essayé de répondre à ces questions n’a pas besoin d’une autre recommandation que le nom de l’auteur[1]. M. Kuenen est professeur d’Écriture sainte à la faculté de théologie de l’université de Leyde. Il est l’une des gloires de cette grande école, à la fois si savante et si chrétienne, qui a pour chef le profond théologien M. Scholten[2]. La publication qu’il a faite de la version arabe du Pentateuque samaritain, ses essais antérieurs de critique et d’herméneutique sacrées, l’avaient placé parmi les plus habiles connaisseurs de l’Ancien Testament. Ses '‘Recherches historiques et critiques'‘ sont sûrement l’ouvrage le plus complet, le plus méthodique, le plus judicieux de tous ceux qui aspirent à présenter l’ensemble des recherches sur l’ancienne littérature hébraïque. Esprit ferme et sévère, M. Kuenen vise moins à l’originalité des hypothèses qu’à donner la mesure exacte de ce qu’il est permis d’affirmer. Il sait ignorer; il se résigne à ne pas entendre l’herbe germer, à ne pas saisir l’insaisissable. Dans l’état actuel des études d’exégèse biblique, c’est là peut-être la première qualité. La critique de l’Ancien Testament est ce qu’on peut appeler une science close. On ne trouvera pas d’autres textes hébreux; on n’a guère de moyens pour améliorer les textes connus. Sans doute la découverte de nouvelles inscriptions phéniciennes, le progrès des études relatives à l’Égypte, à l’Assyrie, à la Perse, jetteraient sur plusieurs points de grandes lumières; mais le champ même de ce qu’il est permis d’espérer en ce genre est assez limité. Peut-on du moins compter sur les résultats qu’amènerait un redoublement d’efforts et de sagacité? Qu’on ne l’oublie pas des générations de savans ont consumé leur vie sur ces textes; presque toutes les combinaisons possibles ont été essayées. Une idée neuve en pareille matière a beaucoup de chance d’être un paradoxe. Inventer de nouvelles hypothèses est chose périlleuse quand depuis des années la science tourne dans un cercle battu, et qu’aucune donnée nouvelle n’y a été introduite. Ce qui est plus dangereux encore, c’est la tentation qu’éprouvent les esprits faux et sophistiqués, quand il n’y a plus rien de nouveau à trouver, de défaire ce qui a été bien fait. La science repose sur la liberté, et la liberté consiste à pouvoir toujours mettre en doute les résultats acquis; mais de là sortent de très graves inconvéniens, je veux dire ces stériles agitations d’esprits inquiets, ces pas en arrière sous prétexte de progrès, ces thèses bizarres où l’on voit remettre en question ce que le génie des grands maîtres avait prouvé. M. Kuenen échappe à ces défauts, qui malheureusement en Allemagne ne sont point rares depuis quelque temps. Il expose toutes les opinions, les pèse avec une sagacité admirable, trace avec sûreté la limite de ce qui est probable, douteux, certain, impossible à savoir. La grande solidité de l’esprit hollandais, à laquelle ces études durent au XVIIIe siècle de si grands progrès, s’est heureusement retrouvée au moment de leur maturité pour les résumer, en juger les résultats et en tirer les conclusions.

On a pensé que, dans l’état actuel des études savantes parmi nous, une traduction de l’ouvrage de M. Kuenen serait un grand service. L’ouvrage entier se compose de trois volumes, le premier consacré aux livres historiques, le second aux livres prophétiques, le troisième aux livres poétiques et à l’histoire du canon. M. Pierson, ancien pasteur de l’église wallonne de Rotterdam, a consacré à la traduction de longs efforts, une profonde connaissance des sujets traités dans le livre, et un vif amour de ces études où il est lui-même un maître autorisé.

On espère que cette traduction lèvera un des principaux obstacles qui s’opposaient au progrès des études hébraïques parmi nous. Un des livres les plus désirés des personnes avides de s’instruire qui ne peuvent lire l’allemand était une de ces introductions qui présentent en résumé les discussions sur l’authenticité, l’intégrité, la date de chaque livre de la Bible. L’ouvrage. de M. Kuenen atteint parfaitement ce but. C’est la dernière des grandes compositions de ce genre et le plus au courant de l’état des connaissances. Il ne doit pas nous en coûter de recevoir un tel livre de l’étranger. Ces grandes études de critique, nous les avions fondées; puis l’intolérance, la victoire de l’esprit étroit et superficiel, l’invasion des gens du monde dans le domaine de la science, détruisirent ces beaux commencemens. A part quelques illustres exceptions, les essais de l’érudition française dans le champ des études de philologie hébraïque eurent quelque chose d’incomplet, parfois de puéril. Cette histoire est curieuse; elle vaut la peine d’être racontée. Les questions de critique biblique ne commencèrent à se poser, en France du moins, qu’au XVIIe siècle. Le XVIe siècle eut bien assez à faire d’étudier les textes, de les établir, de les comprendre, de les traduire. Regretter de ne pas trouver chez les Vatable et les Mercier des vues saines sur les questions de critique biblique serait aussi déplacé que si l’on reprochait aux savans anglais de la Société de Calcutta de n’avoir pas aperçu la véritable chronologie de la littérature sanscrite et la valeur des Védas. Quelques esprits dépassant leur siècle, tels que Sébastien Castalion, arrivèrent, il est vrai, à des idées très avancées. Luther, dont la grande âme contenait le germe, obscur encore, de tout le génie allemand, fut parfois éclairé comme d’illuminations anticipées ; mais le calvinisme se montra plutôt contraire que favorable à ces études en mettant à la place de l’idée de l’église cette idée exaltée de la Bible qui a dominé et domine encore le protestantisme français orthodoxe. À ce point de vue, la Bible dut paraître un livre homogène, où tout fut divin jusqu’au dernier iota. Les consonnes et les voyelles furent tenues pour également inspirées, et peu s’en fallut qu’on n’érigeât en dogmes la divinité des points massorétiques et des accens. Tel était pourtant le principe de libre examen inhérent à la réforme que des pensées plus éclairées ne tardèrent pas à se faire jour. Les écoles de Sedan et de Saumur eurent de solides études d’hébreu. De ces écoles sortirent, dans la première moitié du XVIIe siècle, deux des hommes à qui la philologie hébraïque doit le plus de reconnaissance, Louis Cappel et Samuel Bochart.

Cappel se borna presque aux questions de lettres et d’alphabet ; mais ces questions étaient capitales. Le premier, il réduisit les points-voyelles à leur juste valeur. L’histoire des alphabets qui ont servi à écrire la Bible fut tracée par lui avec une parfaite sagacité. Ces. thèses, aujourd’hui élémentaires, soulevèrent des colères inouïes. Cappel fut traité de scélérat ; je ne sais quel théologien protestant appela sa '‘Critica sacrca'‘ la trompette de l’athéisme, '‘atheismi buccina, Alcorani fulcimentum, publica flamma abolendum'‘. Continuant malgré les anathèmes ses recherches excellentes, Cappel posa des principes féconds sur la comparaison du texte hébreu et des versions, sur le choix des variantes, sur la valeur de la lecture massorétique. Chose singulière, les protestans lui furent plus hostiles que les catholiques ; quelques-uns de ses travaux furent publiés par les soins de théologiens de l’église romaine. Dans la lutte des orthodoxies, on aimait mieux voir les hardiesses venir des adversaires. Nous verrons bientôt à l’inverse, Richard Simon beaucoup mieux accueilli des protestans que des catholiques et ses écrits, repoussés par ses coreligionnaires, publiés avec empressement par des théologiens réformés. Les ouvrages de Cappel, qui roulent pour la plupart sur des problèmes bien limités et susceptibles d’une solution précise, gardent aujourd’hui toute leur valeur. Si l’on n’en peut dire autant de ceux de Bochart, c’est que les questions qu’il attaqua étaient d’un ordre bien plus délicat, et supposaient des principes généraux de critique et de philologie qui n’étaient pas encore découverts. Plusieurs mauvaises étymologies et quelques naïvetés ne doivent pas faire oublier que Bochart posait vers 1650 les bases de la science comparative des antiquités sémitiques. Le temps était aux grands travaux; un éveil extraordinaire régnait dans les esprits. La rivalité féconde des catholiques et des protestans entretenait un merveilleux zèle pour les études savantes. La fondation définitive de l’exégèse biblique fut le fruit de cette émulation. L’un des deux partis n’aurait pu la produire à lui seul. Les catholiques se seraient endormis sous le poids de l’autorité traditionnelle; les protestans se seraient oubliés dans l’adoration superstitieuse de la lettre. Mis en présence les uns des autres, au sein d’une société sérieuse et que le despotisme de Versailles n’avait pas encore gâtée, ils produisirent les plus beaux fruits. On vit, à cet âge brillant de l’esprit français, ce que peut la liberté quand l’état est à la fois large et fort, quand il s’impose pour unique tâche de maintenir les divers élémens de la société en possession de leurs droits, quand il se contente de présider aux débats intellectuels avec une impassible sérénité.

Si, dans un sens général, l’exégèse biblique fut l’œuvre commune des catholiques et des protestans, on ne saurait nier cependant que l’homme qui donna à cette science son cadre et sa forme arrêtée n’ait été un catholique. Ce fut le Dieppois Richard Simon, prêtre de l’Oratoire. L’Histoire critique du Vieux Testament, publiée pour la première fois en 1678, est un traité complet d’exégèse en avance de près de cent cinquante ans sur les autres ouvrages du même genre. Une nouvelle édition de ce livre, annotée et complétée sur certains points, serait encore un livre précieux, pouvant être consulté avec fruit sur toutes les questions difficiles relatives aux écrits hébreux.

La méthode de Richard Simon est la vraie; c’est celle de la raison pénétrante, aidée par un immense savoir. On a pu appliquer cette méthode avec plus de suite et de rigueur; on ne la changera pas tant que le bon sens présidera à ces études. La profonde connaissance des langues orientales que possédait le père Simon lui donnait d’immenses avantages sur tous ses émules. Son analyse du Pentateuque est un chef-d’œuvre. Le principe fondamental de la critique des textes sacrés anonymes, principe applicable à presque toutes les littératures de l’Orient, est chez lui parfaitement développé. L’idée de la retouche des textes, des incorporations successives, est substituée aux vieilles discussions d’authenticité. le texte n’est plus dans cette manière de voir quelque chose de fixe, qu’il faut tenir pour authentique ou apocryphe, admettre ou rejeter en bloc. C’est un corps organique. qui s’accroît selon certaines lois, et de temps en temps se métamorphose, sans cesser d’être lui-même. Si quelques-unes des explications de Simon paraissent pénibles et contournées, il faut songer aux difficultés de sa situation. Le moment où il commença de publier était celui où le gouvernement de Louis XIV devint décidément une tyrannie mesquine et tracassière, s’occupant de tout, intervenant dans toutes les discussions, érigeant tout en affaire d’état. Malgré sa réserve, le savant auteur n’évita pas la persécution. Ce qu’il y a de singulier, c’est que la gêne le porte parfois à une critique en quelque sorte trop radicale. L’importance exagérée qu’il attribue à Esdras et à la « grande synagogue, » le privilège bizarre qu’il confère aux prophètes « d’ajouter ou de diminuer aux livres sacrés, » sont des singularités qui lui étaient imposées par les exigences théologiques du temps. Nous autres, libres penseurs, il nous est permis d’être moins embarrassés. En ces matières, plus on est libre, plus on est respectueux; mais les quelques taches qu’on peut signaler dans l’ouvrage de Simon ne doivent rien enlever à l’admiration qu’il mérite. On citerait difficilement un livre qui ait aussi immensément dépassé son siècle que l’Histoire critique du Vieux Testament. Certes Richard Simon n’était pas le seul qui, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, appliquât la critique aux écrits hébreux. Spinoza en particulier, dans le Traité théologico-politique, arrivait sur le Pentateuque aux résultats les plus importans; mais Simon lui est bien supérieur sous le rapport de la méthode et de fait la science exégétique, telle que l’Allemagne l’a créée, ressemble beaucoup plus au livre de Simon qu’à celui de Spinoza. Le Traité théologico-politique est de 1670, antérieur de huit années par conséquent à l’Histoire critique. Je ne sais si Richard Simon avait lu l’ouvrage de Spinoza; en tout cas, il n’en relève pas. Spinoza fut le Bacon de l’exégèse, il entrevit une méthode qu’il ne pratiqua pas avec suite; Simon en fut le Galilée, il mit résolument la main à l’œuvre, et avec un surprenant génie éleva d’un seul coup l’édifice de la science sur des bases qui n’ont pas été ébranlées.

On sait la triste destinée de ce livre extraordinaire; il succomba pour un temps sous la conjuration de toutes les routines ameutées contre lui. Le volume allait paraître quand Arnauld fit parvenir à Bossuet un exemplaire de la préface et de la table des matières. C’était le jeudi saint de l’an 1678. Bossuet, en quelques minutes, vit, avec son habileté ordinaire, que c’était ici un dangereux ennemi. La rage du rhéteur contre l’investigateur qui vient déranger ses belles phrases éclata comme un tonnerre. Esprit absolu, ennemi de l’instruction qui gênait ses partis-pris, rempli de cette prétention déplacée qu’a l’esprit français de suppléer à la science par le talent[3], indifférent aux recherches positives et aux progrès de la critique, Bossuet en était toujours resté, en fait d’érudition biblique, à ses cahiers de Sorbonne. Le savant incommode qui venait troubler son repos lui causa une vive impatience. A l’instant même, sans s’arrêter à la solennité du jour, Bossuet courut chez le chancelier Le Tellier[4], et quelques heures après M. de La Reynie, lieutenant de police, saisissait chez l’imprimeur tous les exemplaires de l’Histoire critique. On essaya un arrangement; mais que pouvait un simple prêtre, qui n’avait pour lui que son savoir et sa sincérité? La Reynie reçut l’ordre de brûler tous les exemplaires, au nombre de treize cents. Il ne s’en sauva que six ou sept. Sur l’un d’eux fut faite l’édition de Rotterdam (1685)[5]. A partir de ce moment, Richard Simon eut un persécuteur vigilant et acharné, toujours prêt à entraver ses recherches. Le chancelier Pontchartrain aurait désiré lui être favorable. « Il est singulier, disait Bossuet, que, dans un si grand bruit contre ce livre, M. le chancelier ne fasse rien. Veut-il se le faire dire et s’y faire contraindre par une autorité supérieure? Il faudra bien y venir, s’il ne le fait lui-même. » Pour être juste, on doit ajouter que Bossuet n’était en tout ceci que le représentant de l’église de France, et en quelque sorte le fondé de pouvoirs de tous les défauts de l’esprit français. L’église gallicane donna en cette occasion la mesure de sa médiocrité intellectuelle, de sa paresse pour la recherche, de son incurable pesanteur.

Le coup fut décisif. Bossuet, assisté par La Reynie, tua les études bibliques en France pour plusieurs générations. La révocation de l’édit de Nantes acheva l’œuvre en enlevant le seul aiguillon qui donnât quelque activité au clergé catholique. La lutte des deux partis produisait de fortes études. Désormais la paresse l’emporte. La France verse absolument du côté de la littérature. L’Académie française et les gens du monde font la loi; la science perd toute autorité. La France devient une nation composée de conservateurs aveugles et de spirituels étourdis. Rien n’égale la nullité où tombèrent à cette époque les études dont nous parlons. La Sorbonne continuait ses traditions séculaires d’hostilité contre les études historiques et philologiques. La chaire d’hébreu au Collège de France ne compte pas un seul titulaire de quelque mérite. Jean Goudouin, le seul qui paraisse avoir été habile, se garda de rien publier[6]. L’école janséniste, qui compta dans son sein tant d’hommes laborieux, n’aimait pas la Bible et fut toujours médiocre en philologie. La sotte ingérence de l’état dans les questions les plus purement scientifiques amenait de ridicules incidens. Quand Fourmont défendit les rabbins injustement attaqués par dom Calmet, Louis XIV, qui se laissait dire que nycticorax fut un roi d’Israël, et le cardinal de Noailles, qui sûrement ne savait pas un mot d’hébreu, intervinrent dans la question et imposèrent silence à Fourmont. Le jésuite Hardouin, l’évêque Huet, appliquaient à la Bible, l’un ses niaises et paradoxales chimères, l’autre son érudition dénuée de discernement et même de sincérité. La pitoyable méthode de Masclef et d’Houbigant corrompait jusqu’à la grammaire hébraïque, et rendait impossible toute étude sérieuse du texte hébreu, La grande autorité en exégèse de cette triste époque est dom Calmet. Il est difficile de concevoir plus de puérilité chez un savant homme. Calmet ignore précisément ce qu’il importait de connaitre, c’est-à-dire les langues orientales et les rabbins, que Simon possédait si bien, et qui, à cette époque, étaient indispensables à étudier. Sa crédulité dépasse toutes les bornes. Ses dissertations sur les démons, les vampires, les revenans, les dragons volans, comptent parmi les ouvrages les plus extravagans qui aient jamais été écrits.

Richard Simon ne laissa pas un seul élève, Dom Calmet en eut un ce fut Voltaire. Je ne plaisante pas. Voltaire puisa toutes ses connaissances bibliques dans dom Calmet. Il fit un quatrain pour son portrait[7], et contribua beaucoup à sa réputation imméritée. Dieu nous garde de médire de l’homme prodigieux auquel nous devons tant de reconnaissance! Voltaire n’est pas plus un savant et un critique qu’un philosophe et un artiste. Il est un homme d’action, un homme de guerre tout devient arme entre ses mains; mais on ne fait pas de bonne science, pas plus qu’on ne fait de grand art, avec la polémique. La polémique est bonne et nécessaire quand la religion est intolérante et constitue un obstacle pour la science ; elle n’a pas de valeur absolue en elle-même. Ce qu’elle poursuit, ce n’est pas la vérité, c’est la victoire. Quand on veut vaincre à tout prix, on ne regarde pas beaucoup à la qualité des argumens. Les études hébraïques d’ailleurs sont des études de haute antiquité. Or Voltaire, qui traite des époques pleinement historiques avec tant de pénétration, n’entend rien à la haute antiquité. Toute l’école philosophique du XVIIIe siècle, si brillante dans l’ordre des sciences exactes, avait peu le sentiment de ces sortes d’études, qui supposent des qualités fort opposées à l’esprit mathématique. Je ne dis pas qu’au milieu de tout ce verbiage, étincelant d’esprit, qui rempli le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur les mœurs, il n’y ait des détails traités avec bon sens ; mais rien n’est déduit d’une manière savante, les questions sont mal posées ce sont des à-peu-près de conversation, des vues rapides d’homme du monde, parfois justes, parfois hasardées, jamais fondées sur de solides recherches. L’auteur a raison fort souvent ; mais le ton général est mauvais. Hâtons-nous d’ajouter que ces fades plaisanteries, ce ton narquois. ces hypocrites protestations, ces traits à la dérobée, étaient les suites de l’intolérance du temps. Les seuls qui n’aient pas le droit de s’en plaindre sont les orthodoxes. On avait rendu la franchise et le sérieux impossibles ; on récoltait ce qu’on avait semé.

Après tout, ce n’est pas à nous qu’il appartient ici d’être sévères. Si Voltaire a fait de la pauvre exégèse, c’est grâce à lui que nous avons le droit d’en faire de bonne. En revendiquant la liberté de penser, il rendit en un sens plus de services à la science qu’en avançant la solution de telle question de détail. On fait rarement deux choses à la fois. Ceux qui fondent la liberté ne sont pas toujours ceux qui en usent le mieux. Ces hommes à qui nous devons le repos de notre vie et la paix de nos travaux ne firent faire aux études savantes aucun progrès. Le succès de Voltaire tua l’érudition en France ; les bénédictins arrêtèrent leurs publications faute de lecteurs. Dans l’ordre de recherches qui nous occupe en particulier, l’école philosophique ne fit pas de travaux sérieux, et par malheur n’en provoqua pas chez ses adversaires. On répondit à des enfantillages par des enfantillages, L’abbé Guénée a plus de savoir solide que Voltaire, mais aussi peu de critique. Formé à la chétive école des apologistes anglais, il ne sort pas des vétilles matérielles. Il prouve par des renseignemens pris chez un fondeur de Paris que Moïse put couler le veau d’or dans le désert ! Les questions capitales, l’âge des textes, le mode de rédaction, l’origine des renseignemens qui y sont consignés, ne se présentent jamais à lui.

Seule en France au XVIIIe siècle, l’Académie des inscriptions et belles-lettres aurait pu s’élever au-dessus de cette science mesquine et avortée. Malheureusement les études bibliques furent le côté le plus faible de cette savante compagnie. Les essais de Boivin l’aîné, de Fourmont l’aîné, de l’abbé Banier, qui se lisent dans les premiers volumes des Mémoires, sont erronés ou même charlatanesques. Peu à peu cependant le niveau des études s’éleva. Trois hommes éminens, qui furent la gloire la plus solide de cette Académie, Fréret, Burigny, l’abbé Barthélemy, touchèrent aux antiquités hébraïques d’une façon indirecte il est vrai, mais suffisante pour montrer ce qu’ils auraient pu faire, s’ils avaient été libres ou portés de ce côté par l’esprit du temps. L’abbé Barthélemy, en donnant définitivement la clé de l’écriture et de la langue phéniciennes, fournit à la philologie hébraïque un de ses secours les plus efficaces. Fréret et Burigny sont déjà des savans laïques complets, se servant des textes sacrés comme de tous les autres textes anciens, leur appliquant les mêmes règles de critique, ne cherchant ni à combattre la religion ni à la défendre. Malheureusement on était sous le joug d’un pouvoir capricieux, qui n’était tolérant que par négligence et oubli. Tout ce qui tenait de près ou de loin à la religion était régi par un code terrible, exposant à la prison et à la mort l’honnête homme qui osait dire le résultat de ses recherches. Croirait-on, si un document positif ne nous l’apprenait[8], que Montfaucon eut à solliciter ses amis de Rome pour mettre l’inoffensif dom Calmet à l’abri des poursuites de l’inquisition ?

Mais la France est un pays de ressources infinies. En presque toute chose, elle dit le premier mot, et souvent aussi elle dit le dernier. Par un hasard singulier, la France, qui avait eu la gloire de fonder ces études, qui ensuite sembla prendre à tâche de les détruire et de les fausser, eut encore l’honneur d’une tentative isolée, qu’on ne peut placer bien haut, puisqu’elle ne se rattachait pas à une méthode suivie, mais où l’auteur fit preuve d’un rare esprit d’observation. Je veux parler de l’essai que Jean Astruc, médecin et physiologiste habile de récole de Montpellier, publia en 1753 sous ce titre : Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer le livre de la Genèse[9]. Astruc n’était pas un hébraïsant ; c’était un esprit curieux, qui avait lu la Genèse avec soin. Il remarqua les sutures et le mélange d’élémens hétérogènes qui frappe à chaque page en ce livre le lecteur attentif. Il essaya de montrer que Moïse, en composant la Genèse, n’a fait que partager par morceaux les mémoires anciens qu’il avait entre les mains et les mettre bout à bout. Il prouva sa thèse par les répétitions, par l’alternance des noms de Jéhovah et Élohim, par les dates interverties. Tout cela est déduit avec beaucoup de justesse. Astruc va même plus loin ; il cherche à décomposer la Genèse en plusieurs colonnes et à retrouver les documens originaux d’une façon qui ne diffère pas beaucoup de celle des critiques modernes. Les documens empruntés aux peuples voisins d’Israël sont bien reconnus ; mais tout le livre est gâté par une contradiction qui met l’ouvrage d’Astruc fort au-dessous de ceux de Simon et de Spinoza. Quand on admet en effet que Moïse est l’auteur de la Genèse, soutenir que cet écrit n’est qu’un ajustage de documens antérieurs est une invraisemblance de plus. Les mêmes observations qui fondent l’hypothèse d’Astruc ruinent l’opinion toute gratuite du reste, d’après laquelle Moïse aurait écrit le Pentateuque. Astruc était-il sincère, et le système qu’il proposait avait-il réellement pour but, comme il le disait, de défendre la Bible contre les « esprits forts ? » Ou bien, en proclamant hautement son adhésion à l’opinion traditionnelle sur un point, voulait-il se donner le droit d’énoncer sur un autre point une opinion nouvelle, qui pouvait paraître hardie ? On ne saurait le dire. Le manque total de liberté dont jouissaient alors les sciences historiques obligeait ceux qui ne voulaient pas se taire à des mensonges perpétuels.

Du reste, ce déplorable régime, qui ne permettait de franchise à la science qu’à la condition qu’elle fût libertine, avait porté ses fruits. Les études sérieuses étaient tuées en France. La Hollande d’abord, l’Allemagne ensuite, prirent la direction des grandes études critiques appliquées à l’antiquité. La France devint étrangère à la science qu’elle avait fondée, et se consola de son ignorance en dédaignant ce qu’elle ignorait. Si l’on excepte Silvestre de Sacy, il n’y avait pas en France, vers 1800, un seul homme qui entendit quelque chose à la philologie hébraïque ; encore Silvestre de Sacy ne publia-t-il rien sur ces matières. De là l’extrême faiblesse de tous les travaux d’érudition à cette époque, ce quelque chose de gauche et d’écolier qui caractérise les premiers mémoires de l’Institut, La religion y avait-elle beaucoup gagné ? L’exploit de La Reynie sauva-t-il la Bible des atteintes de la critique ? On sait ce qu’il en fut. Bossuet, en persécutant Richard Simon, avait cru délivrer l’église de France d’un grand danger. Il préparait Voltaire. On n’avait pas voulu de la science sérieuse, libre et grave ; on eut la bouffonnerie, l’incrédulité railleuse et superficielle. Le succès de Voltaire vengea Richard Simon. Si l’expérience comptait pour quelque chose dans la conduite des choses humaines, cette leçon-là serait bien digne d’être méditée.


Ernest Renan.
  1. Ces pages doivent servir d’introduction à la traduction du livre de M. Kuenen, qui paraitra chez Michel Lévy.
  2. Voyez sur les travaux et les idées de cette école l’intéressante étude de M. Albert Réville dans la '‘Revue'‘ du 15 juin 1860.
  3. C’était l’impression de son secrétaire. « Il craint furieusement la peine. Cet ouvrage est un ouvrage de détail et de discussion; c’est ce qu’il n’aime pas, cela l’embarrasse. Il ne veut que du raisonnement; c’est pour lui le plus aisé et le plus court; qu’il raisonne donc tant qu’il lui plaira! Il croit que c’est là sa gloire, que personne ne lui peut ravir, et son fort, où personne ne peut atteindre ni le suivre. » (Journal de l’abbé Le Dieu, t. II, p. 22 ; — Paris, Didier, 1856-57.)
  4. Histoire de Bossuet, par le cardinal de Bausset, t. IV, p. 273 et suiv.
  5. L’édition d’Amsterdam 1680 est tout à fait fautive, ayant été faite sur une copie. La traduction latine (Amsterdam 1681) est plus défectueuse encore.
  6. L’abbé Goujet, Mémoire historique et littéraire sur le Collège royal de France, t. 1er, p. 356 et suiv.
  7. La pièce vaut la peine d’être citée :

    Des oracles sacrés que Dieu daigna nous rendre,
    Son travail assidu perça l’obscurité
    Il fit plus, il les crut avec simplicité,
    Et fut, par ses vertus, digne de les entendre.

  8. Correspondance inédite de Mabillon et de Montfaucon avec l’Italie, publiée par Valery, t. III, p. 206.
  9. L’ouvrage porte l’indication de Bruxelles ; mais il fut imprimé à Paris. Il en a paru une seconde édition, in-12, — Bruxelles (Paris), 1755.