L’Evolution de l’Industrie chimique

L’évolution de l’industrie chimique
P. Banet-Rivet

Revue des Deux Mondes tome 14, 1903


L’ÉVOLUTION
DE
L’INDUSTRIE CHIMIQUE

Une évolution qui tend à devenir une révolution, tel est le spectacle auquel assiste la génération actuelle dans toutes les branches de l’industrie et, particulièrement, dans celle de l’Industrie chimique, dont le domaine, immense déjà, ne cesse de s’accroître, car il comprend les différentes sortes de fabrications que la chimie permet de constituer de toutes pièces.

Le développement progressif de l’industrie chimique pendant le XIXe siècle, développement qui est une des grandes caractéristiques de cette époque, s’explique fort naturellement par les travaux de Lavoisier. En faisant connaître en gros la composition chimique des matières premières employées et des produits fabriqués, les contemporains et successeurs de ce grand homme avaient eu, à son exemple, le grand mérite de mettre les industriels à même d’appliquer immédiatement leurs découvertes. Aussi, dans une courte période d’années, voit-on Leblanc créer la fabrication de la soude ; Berthollet l’industrie des chlorures décolorans ; Chevreul établir les principes sur lesquels allait se fonder l’industrie des corps gras, etc. Trois générations profitèrent de ces travaux. Mais l’industrie chimique progressant de plus en plus, le jour arriva forcément où, tout le monde étant outillé pour bien faire, chacun dut s’efforcer de faire mieux ou, à qualité égale, de produire à meilleur marché. Il fallut alors, pour les industriels, retourner à l’école des laboratoires, délaisser les anciens procédés et, à l’aide des progrès accomplis dans la voie de l’analyse la plus minutieuse et de la synthèse la plus audacieuse, abandonner les méthodes jusqu’alors adoptées.

Comme nos lecteurs pourront s’en assurer, c’est surtout la synthèse qui, s’imposant de plus en plus dans l’ordre scientifique, est venue tout naturellement au secours des fabricans et a créé cette évolution, devenue une révolution par l’entrée en ligne d’un agent aussi souple que puissant, l’électricité, laquelle, sortie tout armée des laboratoires, s’impose actuellement à tout et à tous.

Ici, une courte remarque :

L’Exposition Universelle, qui a clôturé le XIXe siècle comme pour en faire l’inventaire au seuil du XXe siècle, ne nous a pas seulement montré cette introduction, dans des usines grandissantes, de procédés jusqu’alors confinés dans les laboratoires, et l’emploi, dans ces mêmes usines, des forces récemment découvertes. Elle a encore admirablement mis en lumière, et c’est peut-être le plus grand service qu’elle ait rendu, la fécondité des résultats que donne l’union intime, persistante, telle qu’on savait la pratiquer chez nous il y a un siècle, telle que la pratiquent aujourd’hui les Allemands, de la science et de l’industrie. II. Le Chatelier, A. Haller, A. Janet, L. Olivier et bien d’autres l’ont surabondamment démontré : c’est grâce à cette union que l’Industrie chimique allemande, dont la valeur annuelle dépasse, à l’heure présente, 1 500 millions de francs, a conquis, à pas de géans, dans ces trente dernières années, la première place dans le monde.


I

Etudions d’abord ce que les techniciens appellent la Grande Industrie chimique.

Cette industrie comprend la fabrication des substances nécessaires à l’obtention des produits destinés aux industries de second ordre : verrerie, céramique, photographie, produits pharmaceutiques, etc. Elle englobe une série de corps tels que la préparation des uns est, actuellement, une dépendance de la fabrication des autres : la soude commerciale (carbonate de soude artificiel), le chlore et les chlorures décolorans (chlorure de chaux, eau de Javel, etc.) étant les termes ultimes de toutes ces transformations.

La branche maîtresse de cette industrie est, aujourd’hui comme il y a un siècle, l’industrie de la soude, qui a pour tributaires la verrerie, la céramique, la savonnerie, la photographie, la fabrication des boissons gazeuses, des sels métalliques, des produits organiques tels que les colorans artificiels, la pharmacie, l’industrie des celluloses, celle du papier, etc.

La fabrication de la soude naturelle (carbonate de soude naturel) par l’incinération des goémons et surtout des plantes sodifères dont la culture, sur les bords de la Méditerranée, avait autrefois une grande importance, n’est plus qu’un souvenir : elle a été tuée par le procédé Leblanc, que le procédé Solvay est en train de tuer à son tour.

Dans le procédé Leblanc, qui date de 1792, la matière première employée est le chlorure de sodium (sol marin), et le principal agent de transformation, l’acide sulfurique. Cet acide, en agissant au rouge sur le chlorure, sépare le chlore du sodium : le chlore donne alors de l’acide chlorhydrique et le sodium du sulfate de soude. En traitant, à une température peu élevée, par le bioxyde de manganèse, l’acide chlorhydrique, cet acide abandonne environ la moitié de son chlore, qu’on peut recueillir et utiliser, le résidu de l’opération, le chlorure de manganèse, corps inutilisable, gardant malheureusement l’autre moitié. Quant au sulfate de soude, traité au rouge par un mélange de carbonate de chaux et de charbon, il se transforme en carbonate de soude avec production d’un résidu encombrant, dangereux et difficilement utilisable, qui est du sulfure de calcium.

Il y a un siècle, ce procédé de fabrication était parfait : le combustible abondait, le bioxyde de manganèse aussi, et la perte d’une moitié du chlore n’avait pas grande importance. Mais, avec le temps, le charbon est devenu plus rare et, par conséquent, plus cher : or, dans le procédé Leblanc, il y a véritablement gaspillage de combustible, car c’est à la flamme de la houille qu’on chauffe les fours à sulfate de soude et à carbonate de soude ; de plus, on vient de le voir, il faut ajouter du charbon au carbonate de chaux pour faire passer le sulfate de soude à l’état de carbonate. Avec le temps, aussi, le prix du bioxyde de manganèse est devenu inabordable, par suite de l’emploi de ce corps dans la métallurgie de l’acier. Quant au chlore, enfin, il devient de plus en plus indispensable.

Un changement radical dans la fabrication de la soude était donc inévitable, et c’est ici qu’on voit apparaître la chimie moderne, économe de combustible, soucieuse de ne rien laisser perdre et, dès lors, s’efforçant de récupérer ou de revivifier les agens de transformation employés.

Ainsi, dans le procédé Solvay, qui, dès 1872, a commencé à battre en brèche celui de Leblanc, on traite directement, à froid, par un courant d’acide carbonique, une solution de sel marin saturée d’ammoniaque. L’acide carbonique et l’ammoniaque, agissant sur le chlorure de sodium, séparent le chlore du sodium : d’un côté, l’ammoniaque s’unissant au chlore, il se forme du chlorure d’ammonium (sel ammoniac) qui, traité par la magnésie, régénère l’ammoniaque avec production de chlorure de magnésium ; de l’autre, l’acide carbonique s’unissant au sodium, il se forme du bicarbonate de soude, peu soluble, qui se précipite, qu’on recueille et qu’une légère calcination transforme en soude commerciale. Rien d’essentiel n’est perdu : d’abord, en traitant par le procédé Péchiney-Weldon le chlorure de magnésium, on obtient, en même temps que la régénération de la magnésie, la totalité du chlore de ce chlorure, c’est-à-dire, en définitive, la totalité du chlore du sel marin ; ensuite la calcination du bicarbonate de soude régénère la moitié de l’acide carbonique employé. Quant à la dépense de combustible, elle est à peine la moitié de celle qu’exige la méthode Leblanc.

Les producteurs de soude Leblanc, menacés par une aussi sérieuse concurrence, ont immédiatement songé à se défendre : appelant, eux aussi, la chimie à leur aide, ils se sont attachés à revivifier leur bioxyde de manganèse, à récupérer le soufre de leur acide sulfurique. Ils sont même arrivés, on employant le procédé Hargreaves, à économiser la fabrication de cet acide, fabrication qui, jusqu’alors, était connexe de celle de la soude. Ils ont remplacé, pour réduire les frais de main-d’œuvre et accroître la puissance de production, leurs fours fixes par des fours mécaniques. Enfin, grâce au procédé Deacon, ils extraient aujourd’hui de leur acide chlorhydrique la totalité de son chlore. Tous ces efforts ont prolongé la lutte. Mais la défaite était inévitable : dès l’origine, la soude Solvay revenait moins cher que la soude Leblanc, bien qu’on employât, au lieu de magnésie, de la chaux, ce qui, par suite de la formation d’un résidu à peu près inutilisable de chlorure de calcium, entraînait la perte de la totalité du chlore.

Aujourd’hui, le procédé Solvay l’emporte, non seulement dans l’industrie de la soude, mais encore dans celle de la potasse. Modifié par Engel, les Allemands l’emploient pour transformer en potasse commerciale (carbonate de potasse) le chlorure de potassium que leur fournissent les immenses dépôts de Stassfurt, dépôts dont ils extraient chaque année plus de 2 500 000 tonnes de sels de potasse bruts, dont les trois quarts sont utilisés directement par l’agriculture. Rappelons que le carbonate de potasse sert au blanchiment, à la fabrication des savons mous (les savons durs étant à base de soude), du cristal, du verre de Bohème, etc.

Le triomphe du procédé Solvay sera-t-il de longue durée ? Il ne faudrait pas se hâter de l’affirmer.

En effet, si on lance un courant électrique dans une solution de chlorure de sodium, ce sel est décomposé, le chlore se dégage à l’électrode positive (anode) et s’échappe, tandis que le sodium, à mesure qu’il se dépose à l’électrode négative (cathode), réagit sur l’eau et se transforme en soude caustique, substance qu’on peut regarder comme du carbonate de soude débarrassé de son élément inerte, l’acide carbonique. Si, au lieu d’opérer sur une solution, on opère sur le sel lui-même préalablement fondu, il y a encore, à l’anode, dégagement de chlore et, à la cathode, production de sodium, qu’il n’y a plus qu’à recueillir et à traiter par l’eau pour avoir de la soude caustique.

Ainsi le chlore du chlorure de sodium s’obtient immédiatement, en totalité, à l’état libre, et au lieu d’avoir de la soude sous forme de carbonate de soude, on a de la soude caustique, une fois et demie plus active. Voilà donc, semble-t-il, un procédé bien supérieur au procédé Solvay ! Eh bien ! il n’en est rien.

Si l’électrolyse est un moyen aussi simple que puissant, il n’en est pas de plus délicat. C’est surtout dans son emploi que la théorie doit venir au secours de la pratique, que l’intervention de spécialistes d’ordre purement scientifique est indispensable. En effet, les modifications les plus minimes apportées par le courant dans la composition du bain électrolytique soit, au point de vue chimique, par la production de composés secondaires, soit, au point de vue de la conductibilité, par la présence de ces mêmes produits secondaires, peuvent entraîner des changemens considérables dans les résultats.

Pour n’en citer qu’un exemple, prenons l’électrolyse de la solution de chlorure de sodium : suivant la façon dont l’opération sera conduite, on aura, à la température ordinaire, soit du chlore et de la soude, soit un chlorure décolorant (mélange d’hypochlorite de sourie actif et de chlorure de sodium inactif), soit de l’acide hypochloreux et de la soude, soit encore… rien, en ce sens que, le sel marin se reformant à mesure qu’il se décompose, on obtiendra uniquement de l’hydrogène et de l’oxygène, produits de la décomposition de l’eau de la solution.

Mais, dira-t-on, si le traitement de la solution de chlorure de sodium est si délicat, prenez le sel fondu ! Très bien ! mais il faut, quand même, compter avec des réactions secondaires et, ensuite, se pose la question épineuse d’avoir des appareils étanches à haute température et dont l’usure ne soit pas par trop rapide.

Tant que ces difficultés, et bien d’autres encore, telles que l’attaque des anodes par le chlore, ne seront pas résolues, le procédé Solvay, quoique menacé par les procédés électrolytiques, luttera, n’en doutons pas, avec avantage, d’autant plus qu’en définitive, de quelque manière que la soude électrolytique soit fabriquée, c’est toujours en solution qu’on l’obtient. Or, cette solution, il faut la concentrer, l’évaporer : d’où, en fin de compte, une dépense de combustible si peu négligeable que l’on a vu certaines usines qui utilisaient pour cette fabrication la houille blanche, c’est-à-dire les forces motrices naturelles, — et, par conséquent, la méthode électrolytique, — renoncer à l’emploi de ces forces et se transporter dans des charbonnages voisins des centres de consommation. C’est, d’ailleurs, à cause de cette dépense que, jusqu’à présent, les Allemands n’ont jamais sérieusement songé à substituer l’électrolyse au procédé Engel pour la fabrication de la potasse commerciale.

Mais le chlore électrolytique, dira-t-on, ne se présente-t-il pas dans des conditions de bon marché exceptionnelles ? Non, et voici pourquoi :

Dans le stand de l’Exposition collective allemande de Chimie, en 1900, nos lecteurs ont pu remarquer un groupe formé de personnages divers, en bronze, autour et au sommet d’un bloc de pierres translucides de couleurs variant du blanc au brun. Ces pierres étaient des sels bruts extraits des dépôts de Stassfurt, dépôts dont il a déjà été question plus haut : l’une des figures était celle d’un mineur qui présentait le bloc de sel à une divinité personnifiant la Chimie. Le mineur semblait dire : « Je l’ai extrait, à toi d’en tirer parti. »

Que sont ces sels de Stassfurt ? D’abord, enfoui dans les couches inférieures, du sel gemme plus ou moins pur ; puis, au-dessus du sel gemme, des couches de sels de potasse bruts, le toit de tout le dépôt étant constitué, en majorité, par de la carnallite, combinaison de chlorure de potassium et de chlorure de magnésium. Cette carnallite a été d’abord traitée comme minerai de sels de potasse. L’ébullition, en effet, la décompose et donne : 1° du chlorure de potassium, peu soluble, qui se dépose et, comme nous l’avons vu, sert de matière première à l’industrie de la potasse ; 2° du chlorure de magnésium, très soluble, qui reste dans l’eau-mère, d’où on l’extrait par concentration et évaporation, et qui se dépose, alors, en cristaux contenant une assez forte proportion d’eau. Or, c’est de ce chlorure de magnésium hydraté que les Allemands, par le procédé Péchiney-Weldon, extraient aujourd’hui, facilement et à bon marché, le chlore dont ils ont besoin.

Il suffit, en effet, de porter les cristaux que nous venons de signaler à une température assez basse, pour qu’ils se décomposent : il se dégage de l’acide chlorhydrique que l’on peut recueillir, et il reste de la magnésie. Cette magnésie, mise en présence du chlorure de magnésium extrait comme il a été dit, donne une combinaison mixte, appelée oxychlorure de magnésium, qui, chauffée au rouge dans un courant d’air, abandonne la totalité de son chlore, que l’on peut recueillir, et se transforme en magnésie prête à servir pour une nouvelle opération. Il est clair que ce procédé, applicable d’ailleurs au chlorure de magnésium des soudières Solvay, est appelé, surtout dans le voisinage des dépôts de Stassfurt, à supplanter tous les autres.

Quant aux producteurs d’acide chlorhydrique qui, comme les fabricans de soude Leblanc, tiennent à extraire de cet acide tout le chlore qu’il contient, ils ont le choix entre deux procédés : 1° le procédé Deacon, dans lequel on décompose l’acide chlorhydrique, avec mise en liberté de la totalité du chlore, par un courant d’air chaud en présence du sulfate de cuivre ; 2° le procédé Péchiney-Weldon, légèrement modifié, dans lequel, au moyen de la magnésie, on transforme l’acide chlorhydrique en chlorure de magnésium, qu’il n’y a plus qu’à traiter comme on l’a indiqué tout à l’heure.

Cependant, pour la fabrication du chlore liquide, quelques usines emploient quand même l’électrolyse, le chlore gazeux obtenu par les méthodes précédentes se présentant dans un état de dilution qui rend difficile sa liquéfaction directe.

Quoi qu’il en soit, le chlore est, aujourd’hui, un produit des plus recherchés : à l’état liquide, on l’emploie comme dissolvant ou pour la préparation de certains produits minéraux (permanganate de potasse, ferricyanure de potassium) ou organiques (chloral, chloroforme, matières colorantes, etc.) ; à l’état de gaz, il sert à la fabrication de produits décolorans et désinfectans tels que le chlorure de chaux et l’eau de Javel.

Si, comme nous venons de l’établir, l’électrolyse n’est pas toujours d’un maniement facile ; si, au point de vue du prix de revient, elle laisse encore grandement à désirer, en revanche, à cause de sa délicatesse même, elle est douée d’une merveilleuse flexibilité. Ainsi, en électrolysant, à froid, une solution de chlorure de potassium, on obtient des produits complexes analogues à ceux que nous avons signalés à propos de la solution de chlorure de sodium ; mais, à chaud, en présence d’un excès de potasse, on obtient exclusivement du chlorate de potasse, sel indispensable aujourd’hui à la préparation des allumettes, au traitement des stomatites, etc. Aussi, introduit dans l’industrie en 1889, ce procédé de préparation a admirablement réussi et, de toutes les fabrications électrolytiques, il n’y en a pas une qui donne d’aussi bons résultats.

On ne peut pas en dire autant de l’eau de Javel (mélange d’hypochlorite de soude et de chlorure de sodium). Préparée par électrolyse, elle est d’un emploi excellent pour les usines qui la fabriquent sur place et l’emploient immédiatement au blanchiment des tissus ou du papier. Mais comme il est impossible de l’obtenir au titre commercial, par suite de la facilité avec laquelle elle se décompose dès que l’on arrive à un certain degré de concentration, cette eau ne vaut pas, si on veut la transporter, celle que l’on fabrique avec du chlorure de chaux.

En résumé, et ceci soit dit une fois pour toutes, si avantageux que paraissent les procédés électrolytiques, l’Electrochimie est une science encore si jeune, il se présente, à l’usage, de si grandes difficultés de détails que, dans toutes les usines bien installées, on a jugé indispensable, pour l’instant, d’associer, en vue d’une fabrication donnée, tous les divers procédés, électriques ou non. Seule cette façon d’agir présente des garanties suffisantes au point de vue de la certitude d’une marche immédiate et de l’établissement exact du prix de revient.

Les soudières Leblanc étant appelées à disparaître, l’acide sulfurique n’est plus l’agent de transformation dont il était impossible à la grande industrie chimique de se passer, et, dès lors, on peut se demander si la fabrication de cet acide, elle aussi, n’est pas sérieusement menacée. N’en croyons rien ! D’année en année, au contraire, on constate une augmentation sensible dans la production de l’acide sulfurique, et cela se conçoit : indispensable à la fabrication des engrais artificiels (sulfate d’ammoniaque et superphosphates), il sert encore à la préparai l’on des acides minéraux et organiques (acides carbonique, azotique, acétique, tartrique, etc.), au raffinage des huiles, à la fabrication des aluns, des vitriols, de l’éther, du glucose, des matières colorantes organiques, du papier parchemin, au chargement des accumulateurs électriques, à l’affinage des métaux précieux, etc.

Toutefois, à l’avenir, ce n’est plus la méthode, vieille de près de deux siècles, dite des chambres de plomb, qui fournira cet acide, c’est une méthode synthétique, simple dans son principe mais délicate dans son application, que Winckler, après des années de recherches, a réussi à faire passer du laboratoire des savans dans les usines des praticiens.

Mais d’abord, en quoi consistait cette antique méthode des chambres de plomb ? À transformer rapidement en acide sulfurique, à l’intérieur de grandes chambres tapissées de plomb, un mélange de gaz sulfureux, de vapeur d’eau et d’air, mis en présence d’une quantité convenable d’acide azotique. Cet acide azotique, simple véhicule, emprunte à l’air son oxygène et le fournit au gaz sulfureux, que cette oxydation, en présence de la vapeur d’eau, transforme en acide sulfurique. Il est certain que, si l’on veut, l’acide que donnent ces réactions peut être regardé comme un produit de synthèse, car, depuis longtemps, on est arrivé à régénérer la presque-totalité de l’acide azotique. Malheureusement, dans ce mode de fabrication, la matière catalytique, comme disent les chimistes, c’est-à-dire la substance qui, sans apparaître dans les produits ultimes de la réaction, augmente la vitesse de celle-ci, est mal choisie à tous les points de vue : économie et qualité du produit obtenu. Il faut, en effet, concentrer à grands frais l’acide sulfurique ainsi fabriqué. De plus, cet acide est toujours impur : on y trouve, d’abord, des traces de produits azotés dus à l’altération partielle et inévitable de l’acide azotique employé ; puis, de l’arsenic et autres impuretés amenées par les pyrites (sulfure de fer, de cuivre, etc.) dont le grillage dans un courant d’air fournit le gaz sulfureux.

Mais, à l’heure actuelle, grâce à Winckler, l’action catalytique de l’acide azotique est remplacée par celle du platine ou des cendres de pyrites. Comme ces matières ne sont pas altérées pendant l’opération, on obtient, au lieu du produit impur des chambres de plomb, un acide parfaitement pur, pourvu que le gaz sulfureux, matière première employée, le soit lui-même. Pour réaliser cette dernière condition, il fallait trouver un moyen radical de purifier le gaz sulfureux que donne le grillage des pyrites : on y est arrivé, non sans peine, d’ailleurs. Dès lors, en mélangeant en proportions convenables ce gaz à de l’air et en faisant passer le mélange à une température qui ne doit être ni trop haute ni trop basse (450 degrés environ), à travers la matière catalytique, on obtient, par suite de la combinaison du gaz sulfureux avec l’oxygène de l’air, non pas de l’acide sulfurique, mais de l’anhydride sulfurique (acide sulfurique déshydraté) parfaitement pur et, par conséquent, toujours identique à lui-même. Cet anhydride, corps solide blanc et soyeux, que l’on peut employer tel quel à certains usages, présente, d’ailleurs, un immense avantage : une simple addition d’eau le transforme en acide sulfurique pur et, de plus, on est toujours libre de n’y ajouter que la quantité d’eau que désire l’acheteur pour l’industrie qu’il exerce.

Si l’on considère : 1° que l’acide sulfurique ainsi obtenu revient, à concentration égale, au même prix que l’ancien ; 2° que les frais d’établissement nécessités par le nouveau procédé représentent à peine les deux tiers d’un établissement à chambres de plomb ; 3° que cet acide peut être employé immédiatement, sans purification préalable, à la marche des accumulateurs, à la fabrication des matières colorantes organiques, etc., on avouera que cette nouvelle méthode de fabrication est un beau triomphe pour les méthodes de synthèse dans le domaine même de la grande industrie chimique.

Ce ne sera pas le seul, soyons-en sûrs.

Ainsi on peut se demander comment, une fois les soudières Leblanc disparues, une fois les dépôts de Stassfurt et les dépôts analogues épuisés, on pourra se procurer l’acide chlorhydrique nécessaire à l’industrie. L’extraire du sel marin à l’aide de l’acide sulfurique, il n’y faut pas songer, le sulfate de soude que l’on obtiendrait concurremment avec cet acide étant un sel sans valeur. Cependant, on a besoin de cet acide pour la préparation des chlorures métalliques, du chlorure d’ammonium (sel ammoniac), de certaines matières colorantes organiques (la fuchsine, par exemple), pour extraire la gélatine des os, décaper les métaux, revivifier le noir animal dans les sucreries, épailler les laines, laver les sables et argiles employés en céramique, etc.

À cette question, la réponse est facile :

Il suffira d’avoir recours au procédé synthétique, déjà essayé dans certaines usines, qui consiste à provoquer l’union directe du chlore et de l’hydrogène en les faisant passer simultanément à travers une longue colonne de charbon de bois, grossièrement pulvérisé et légèrement chauffé : le charbon agit par catalyse et l’acide chlorhydrique obtenu est envoyé dans une tour d’hydratation d’où il sort à l’état de solution commerciale.

Autre question, plus intéressante encore :

La race blanche vit essentiellement de pain et ne pourrait vivre d’autre chose sans transformer profondément, comme le fait observer Crookes, sa psychologie et sa civilisation. Or, tandis que le nombre des blancs augmente sans cesse, les terres à blé ne sont pas indéfiniment étendues, et on peut prévoir le moment où elles ne pourront fournir tout le blé nécessaire à la consommation de notre race. Il y a bien la ressource de la culture intensive ; mais cette culture exige l’emploi des engrais chimiques, des azotates en particulier. Où prendre ces azotates, le jour où les gisemens d’azotate de soude, dont l’exploitation est si active, seront épuisés ? Comme l’azotate de soude est une combinaison d’acide azotique et de soude, le problème revient, ’en définitive, à trouver un procédé simple et économique permettant de fabriquer l’acide azotique avec ses élémens principaux, l’azote et l’oxygène.

Cette fabrication est-elle possible ? Oui, car l’azote, ce gaz relativement inerte, perd cette inertie sous l’influence de l’électricité à haute tension. Soumis à une série d’étincelles électriques, il devient, comme on l’a démontré depuis longtemps, capable de s’unir directement à l’oxygène, en formant un gaz, d’une couleur rouge particulière, le peroxyde d’azote qui, dissous dans l’eau, donne de l’acide azotique.

Il ne s’agit plus que de faire passer cette expérience de laboratoire dans la pratique : c’est ce que prétendent réaliser MM. Bradley et Lovejoy. Dans le procédé imaginé par ces deux ingénieurs, un courant d’air est dirigé à l’intérieur d’un appareil spécial où ce mélange naturel d’azote et d’oxygène est soumis, à chaque minute, à l’action de près de 400 000 petits arcs électriques produits par une dynamo qui fournit un courant continu, sous une tension de 10 000 volts. Dans ces conditions, l’air est partiellement transformé en peroxyde d’azote et il suffit de l’envoyer ensuite dans une tour d’hydratation pour recueillir de l’acide azotique synthétique. Avec cet acide, on pourra facilement obtenir soit de l’azotate de soude, soit de l’azotate de potasse, en le faisant agir sur de la soude ou de la potasse. Il remplacera aussi l’acide azotique actuel dans ses applications : gravure sur cuivre et sur acier ; décapage du laiton et du bronze ; préparation de la nitrobenzine, de la nitroglycérine, de l’acide picrique, du coton-poudre, du collodion, des poudres sans fumée ; teinture en jaune de la laine et de la soie ; préparation des azotates métalliques et, en particulier, du mordant de fer utilisé pour teindre la soie en noir ; etc.

Sans nous hasarder à prédire si l’acide azotique et les azotates synthétiques préparés comme on vient de l’indiquer pourront, sous peu, faire concurrence aux azotates naturels et à l’acide azotique que l’on en extrait actuellement à l’aide de l’acide sulfurique, il est clair que, pour l’avenir, la fabrication par synthèse de ces corps doit être regardée comme parfaitement assurée. Pendant longtemps encore, les producteurs de blé pourront donc dormir tranquilles.

Pour en finir avec la grande industrie chimique, remarquons que ces nouveaux procédés de fabrication des acides usuels (acides sulfurique, chlorhydrique, azotique) auront pour conséquence d’accentuer la dispersion industrielle qui a commencé avec l’emploi des forces motrices naturelles.

Pendant toute la durée du xixe siècle, en effet, la fabrication qui constitue la branche d’industrie que nous venons d’étudier dans ces quelques pages, se concentrait en quelques points désignés par leur situation topographique ou économique et dans quelques usines où, par la force des choses, on produisait en même temps le carbonate de soude, le chlore, les chlorures décolorans, les acides usuels, etc. Désormais, il n’en sera plus tout à fait ainsi : acide sulfurique, acide azotique, acide chlorhydrique, soude, chlore, seront fabriqués, suivant les besoins, séparément ou simultanément, soit au centre des charbonnages, soit à proximité des chutes d’eau : l’important sera d’avoir de l’énergie, sous quelque forme que ce soit, à un prix rémunérateur. Inutile d’insister sur les avantages, sociaux ou économiques, qui résulteront de ces changemens : une plume autorisée a déjà traité la question dans cette même Revue.


II

Le four électrique dont l’apparition, il y a une dizaine d’années, a amené une véritable révolution en engageant les industriels à utiliser les forces motrices naturelles qu’ils avaient jusqu’alors tant négligées, a pour produit principal le carbure de calcium, découvert et étudié par Wœhler en 1862.

Nos lecteurs savent sans doute que ce corps résulte de l’action réductrice, à la haute température du four électrique (3 000 degrés environ), du charbon sur la chaux : la chaux est décomposée ; son calcium s’unit à une partie du charbon pour former du carbure de calcium, tandis que son oxygène s’unit au reste du charbon pour produire de l’oxyde de carbone qui s’échappe du four on brûlant.

Les applications du carbure de calcium ont une grande importance :

1° C’est un réducteur précieux, c’est-à-dire qu’en agissant sur les minerais métalliques, qui sont généralement des oxydes ou qu’on transforme en oxydes avant de les traiter, il met le métal en liberté en s’emparant de l’oxygène : aussi a-t-il déjà servi à fabriquer du cuivre et du nickel purs, des bronzes, des laitons, etc. Peut-être même, un jour, comme son calcium, à la suite de ces réductions, se transforme en chaux, pourra-t-on l’employer dans les grandes opérations métallurgiques, telles que la préparation des aciers avec déphosphoration.

2° Traité par l’eau à la température ordinaire, il régénère, sous forme de chaux hydratée, la chaux qui a servi à le préparer, et donne, par l’union de son charbon avec l’hydrogène, de l’eau, de l’acétylène. Or, on le sait, l’acétylène est un gaz dont le pouvoir éclairant est supérieur à celui de toutes les autres matières employées pour l’éclairage : huile, pétrole, gaz ordinaire, lampes à incandescence. Si l’on songe qu’avant l’invention du four électrique, on ne pouvait obtenir ce gaz que très difficilement et en petites quantités, on juge combien le nouveau procédé de préparation devait éveiller d’espérances, On crut à l’imminence d’une révolution dans l’éclairage et, comme, autrefois, on avait eu la fièvre de l’or, on eut la folie du carbure : les capitaux affluèrent par millions, des usines furent montées de tous côtés. Personne n’osait prévoir la surproduction ! Elle arriva, cependant, et d’autant plus vite que l’acétylène perdit un peu à être connu. N’importe, pour l’éclairage des wagons, des tramways, gares, etc., il est presque sans rival, et il est possible que, plus tard, on l’applique au chauffage et à la production de la force motrice.

N’aura-t-on plus rien, à ce moment, à attendre de lui ? Non, et en voici la raison :

On est en droit de se demander par quoi, le jour où l’emploi de l’énergie électrique produite par les forces motrices naturelles aura fait disparaître les usines à gaz et les fours à coke, l’industrie chimique remplacera le goudron de houille, que ces usines et ces fours produisaient en si grande abondance, et dont elle lire, on le sait, presque toutes ses matières premières organiques. Il n’y a à ce sujet, dit M. Berthelot, aucune espèce d’inquiétude à avoir : avant même qu’elle se pose, la question, grâce aux progrès de la synthèse, est résolue. Avec du carbure de calcium et de l’eau, on fera de l’acétylène ; avec l’acétylène, de la benzine, du toluène, de la naphtaline, de l’anthracène, etc., bref la série des carbures dits aromatiques. Ce n’est pas tout : avec de l’acétylène, on pourra faire aussi de l’alcool, de l’acide acétique, de l’acide oxalique, etc. Ce sont là des réactions très faciles à réaliser et de l’ordre de celles qui passent chaque jour du laboratoire des savans dans l’usine des praticiens.

Pour fixer les idées à cet égard, prenons pour exemple la fabrication synthétique de l’alcool, fabrication dont le principe est incontestablement dû au chimiste éminent que nous venons de citer.

En chauffant l’acétylène avec de l’hydrogène, on le transforme en éthylène (bicarbure d’hydrogène) ; en mettant en contact cet éthylène avec de l’acide sulfurique concentré et agitant violemment pendant près d’une heure, ce gaz est absorbé par l’acide sulfurique qui se change en acide sulfovinique. Etendons ce nouvel acide de dix fois son volume d’eau et distillons : l’acide sulfurique est régénéré et l’on recueille de l’alcool, produit synthétique comme l’acétylène lui-même.

Que cet alcool synthétique puisse, dès aujourd’hui, lutter sur le marché avec l’alcool naturel, c’est là une pure illusion, étant donné le prix de revient du carbure de calcium. Mais ce qui n’est pas douteux, c’est que l’alcool synthétique menacerait très sérieusement l’alcool naturel si, un de ces jours, on finissait par découvrir ce qu’on cherche depuis assez longtemps déjà, savoir, un procédé simple et économique permettant de fabriquer au tour électrique, avec le chlorure de sodium comme matière première, du carbure de sodium. En effet, abstraction faite du chlore, en traitant ce carbure par l’eau, on aurait de l’acétylène, et le résidu, au lieu d’être de la chaux hydratée, substance presque sans valeur, serait de la soude caustique, produit dont nos lecteurs connaissent maintenant l’importance. Cette découverte, le hasard peut la procurer d’un moment à l’autre. N’est-ce pas à lui, si l’on en croit A. Janet, qu’est duc la découverte de la fabrication industrielle du carbure de calcium ? Dans l’usine Cowles, on avait jugé nécessaire, pour les rendre plus réfractaires, d’enduire d’une garniture de chaux mélangée de charbon, les creusets où l’on recueillait l’aluminium obtenu au four électrique. Si des gamins, en s’amusant à jeter de l’eau sur les débris des garnitures de creusets, n’avaient pas remarqué les premiers le dégagement d’acétylène, l’industrie, à cette heure, ne fabriquerait peut-être pas encore le précieux carbure.

C’est au hasard, aussi, qu’on doit la découverte, vers 1859, des premières couleurs d’aniline, la mauvéine et la fuchsine. À cette époque, nul ne pensait, fait remarquer Ch. Lauth, qu’on pourrait arriver à remplacer les matières colorantes naturelles (campèche, cochenille, orseille, garance, indigo, etc.) par des substances préparées de toutes pièces dans le laboratoire du chimiste ; nul ne pouvait supposer que l’on était à la veille d’une véritable révolution dans l’industrie de la teinture, quoique la fabrication de l’acide picrique, qui date de 1845, fût déjà un premier symptôme de bouleversement futur. Aussi, l’apparition de ces deux matières colorantes tirées, par des procédés très simples, d’une matière première, l’aniline, chimiquement analogue au gaz ammoniac, dérivée elle-même de la benzine (un des produits que la distillation du goudron de houille fournit avec le plus d’abondance), eut un succès foudroyant. Les savans tinrent à honneur d’élucider, par une analyse minutieuse, les réactions capables de changer ainsi en matières colorantes aussi belles un liquide tel que l’aniline, incolore et, en apparence, sans intérêt. Ils démontrèrent, d’abord, que le traitement par le bichromate de potasse et l’acide sulfurique d’une part, par le bichlorure d’étain de l’autre, qui avait donné à Perkin la mauvéine et à Verguin la fuchsine, n’aurait pas du tout produit les mêmes résultats si ces chimistes avaient opéré sur de l’aniline chimiquement pure. À l’époque des travaux de ces deux chimistes, en effet, la benzine la mieux rectifiée, la plus pure, contenait toujours des traces d’un liquide analogue, le toluène qui, traité par les mêmes réactifs que la benzine, se transforme en un liquide incolore, la toluidine, analogue à l’aniline.

Ce point acquis, les savans finirent par découvrir que, si les sels d’aniline et de toluidine eux-mêmes sont incolores, en revanche ces deux alcalis, lorsqu’on les met en présence et qu’on fait agir sur leur mélange un corps oxydant tel que l’acide arsénique, peuvent grouper leurs élémens en molécules plus complexes qui constituent une catégorie de véritables bases, appelées rosanilines, incolores elles aussi, mais dont les sels, la fuchsine par exemple, qui n’est qu’un chlorure de rosaniline, sont très vivement colorés.

Ces résultats une fois établis, — et A. Janet le fait très justement observer, ce n’est pas un petit mérite pour la chimie moderne que d’avoir su démêler le rôle de tout premier ordre joué par les soi-disant impuretés de l’aniline avec laquelle Perkin et Verguin avaient opéré, — savans et praticiens se prêtant un mutuel appui dans des recherches qui paraissaient aussi intéressantes qu’elles promettaient d’être fructueuses, on vit naître, grandir et se propager un mouvement scientifique et industriel unique, peut-être, dans l’histoire. En quelques années, on découvrit et on fabriqua des centaines de colorans synthétiques de la classe des rosanilines, tous extraits, en fin de compte, du goudron de houille, et l’on constitua ainsi une gamme de couleurs d’un éclat sans pareil, d’une richesse de tons prodigieuse, d’un pouvoir colorant sans rival, dont on chercherait vainement les analogues dans la Nature.

À ces colorans, Baeyer ne tardait pas à en ajouter d’autres, les phtaléines, voisines des rosanilines, et dont une des matières premières est la naphtaline, carbure solide, aujourd’hui bien connu, que l’on extrait aussi du goudron de houille. Ces phtaléines, — dont la plus curieuse est la fluorescéine, la plus employée la rhodamine, — donnent sur les tissus, en raison de leur fluorescence, des nuances extrêmement vives, douées d’un éclat singulier, en tous points comparable à celui de nos fleurs les plus délicates.

Enfin, à l’heure présente, de toutes les classes de matières colorantes artificielles, la plus importante, sans nul doute, est celle des composés azoïques, composés dus à l’action des oxydes de l’azote sur l’aniline et ses analogues. Ces corps, dont les plus connus sont la safranine, le rouge de Bordeaux et l’hélianthine, ont l’avantage de posséder des nuances claires qui complètent de la manière la plus heureuse les lacunes que pouvaient présenter les colorans des classes précédentes.

N’insistons pas davantage sur ces conquêtes de la chimie des couleurs. On obtient si aisément, aujourd’hui, des matières colorantes nouvelles que, dédaigneux d’augmenter ce genre de richesses, les chimistes tendent plutôt à diriger leurs études vers la recherche de produits moins dangereux à fabriquer que les composés azoïques (qui sont de véritables explosifs), plus résistans que les couleurs de rosaniline et que les phtaléines et, surtout, imprégnant les tissus d’une façon plus uniforme. À ce dernier point de vue, en effet, les milliers de colorans synthétiques actuellement connus et appartenant aux groupes précédens, ne valent pas, bien souvent, les couleurs naturelles et, surtout, l’indigo, qu’ils n’ont jamais pu supplanter dans la teinture des cotonnades unies.

La production mondiale de cette splendide matière colorante étant, annuellement, d’environ 5 millions de kilogrammes, d’une valeur totale de 60 à 75 millions de francs, on comprend l’intérêt qui s’attachait à sa fabrication synthétique.

Comme toujours, en pareil cas, une analyse minutieuse a précédé la synthèse : on a d’abord détruit la molécule d’indigotine, substance colorante de l’indigo ; on a étudié les divers termes de cette destruction et on les a reliés entre eux. C’est alors seulement qu’on s’est trouvé en mesure, en refaisant le même chemin en sens inverse, de reconstruire l’édifice abattu par les forces chimiques. Deux procédés, en ce montent, se trouvent en présence :

Le procédé français, dû à Baeyer (le chimiste qui, le premier, en 1880, a réalisé la synthèse de l’indigotine), a pour point de départ le toluène : en traitant ce carbure successivement par l’acide azotique, un mélange de bioxyde de manganèse et d’acide sulfurique et, enfin, un mélange d’acétone et de soude caustique, on obtient un mélange d’indigotine insoluble et d’acide acétique soluble.

Mais le toluène revient cher. Aussi, en Allemagne, préfère-t-on le procédé Heumann, dans lequel la matière première est de la naphtaline, très abondante dans les produits de la distillation du goudron de houille et, par suite, très bon marché, quoique la transformation de ce carbure soit un peu plus longue, et, par suite, un peu plus coûteuse que celle du toluène.

Nous n’avons pas la prétention, ici, de nous prononcer sur la valeur comparative de ces deux procédés. Ce qui importe, c’est de savoir qui l’emportera de l’indigo naturel ou de l’indigo synthétique : la réponse est difficile. Certes, l’indigo synthétique présente des avantages de premier ordre : 1° composition constante ; 2° qualité toujours la même ; 3° fabrication indépendante des intempéries. Mais la culture des Indigo fera est si facile, la science a donné à ceux qui s’y livrent de tels, moyens d’améliorer le rendement, les coupes sont si fréquentes, les feuilles dont on extrait la matière colorante la contiennent en si grande abondance que, jusqu’à présent, les deux indigos se présentent sur le marché avec des prix à peu près égaux.

Il en a été autrement pour la synthèse de l’alizarine, réalisée en 1809 par Graebe et Liebermann, synthèse qui, la première, a appelé l’attention du public sur les perturbations que pouvait produire la chimie dans le domaine industriel et économique. La garance, qui produisait cette matière colorante, est très pauvre en alizarine ; c’est une plante délicate, qui exige des soins minutieux et qui ne peut donner de récolte que tous les deux ou trois ans. Aussi la fabrication synthétique d’une matière relativement rare, donnant des teintes belles, variées, résistantes, était sûre d’un succès retentissant. C’est ce qui eut lieu : en douze ans, la culture de la garance disparut complètement de nos départemens méridionaux et, à l’heure présente, la précieuse substance se fabrique facilement en deux ou trois journées de travail, à l’aide de quelques récipiens et de quelques ouvriers. Il suffit de traiter l’anthracène, carbure solide fourni par le goudron de houille et point de départ de cette fabrication, successivement par le bichromate de potasse, l’acide sulfurique et de la potasse en excès : finalement, on obtient un mélange d’alizarine ordinaire (alizarine pour rouge) insoluble et de sulfate de potasse soluble.

Ici, qu’on nous permette une parenthèse.

Il y a certes, dans cette chimie des couleurs, pour la méthode synthétique, un succès dont on ne saurait méconnaître la portée. Mais quel triomphe pour l’hypothèse atomique ! pour cette hypothèse qui, en nous faisant entrevoir l’architecture du monde des atomes, nous permet non seulement de reconstituer de toutes pièces des substances qu’élaborent les êtres vivans, mais encore nous rend facile et aisée la création de substances nouvelles analogues ! On a parlé, un moment de la déroute de l’atomisme. Erreur ! Comme le fait remarquer M. L. Poincaré, c’est encore l’hypothèse atomique qui, après l’interprétation toute naturelle des phénomènes chimiques, se prête le plus complaisamment à celle de toutes les découvertes retentissantes faites, depuis quelques années, dans les régions neuves de la physique. Aussi, sans vouloir rien exagérer, est-on en droit d’attribuer, en grande partie, à l’adoption franche et sincère, dans leur enseignement, de cette hypothèse dont ils avaient vite reconnu les avantages pratiques, les progrès incessans des Allemands dans le domaine de la chimie pure et de la chimie appliquée.

Lorsque, à la suite d’une étude approfondie de l’industrie chimique allemande, on constate, comme A. Haller, que la seule fabrication des matières colorantes organiques correspond, aujourd’hui, chez nos voisins de l’Est, à une valeur annuelle de 250 millions de francs, avec des bénéfices de 20 pour 100, et que l’on compare cette fabrication à la nôtre, on reste stupéfait,… et effrayé de la responsabilité qu’ont assumée, chez nous, les représentais officiels de la science qui, pendant trente ans et plus, se sont ouvertement opposés et s’opposent encore sournoisement à l’enseignement intégral de la théorie atomique dans nos collèges…

Gardons-nous bien de croire, d’ailleurs, que la théorie atomique, en ce qui concerne la fabrication des colorans organiques, ait dit son dernier mot. Obsédés par l’idée de donner aux colorans artificiels la solidité qui leur manque, les chimistes se sont demandé s’il ne serait pas possible d’obtenir de nouveaux colorans intermédiaires entre ceux de composition organique proprement dite et ceux que fournit la chimie minérale, lesquels sont remarquables, en général, par leur fixité. On n’en est encore qu’au début dans cet ordre île recherches, mais des matières colorantes de ce genre, les Thiazines, par exemple, dont l’élément minéral est le soufre, ont déjà fait leur apparition sur le marché.

Il semble qu’à l’époque où la découverte de la mauvéine et de la fuchsine révolutionnait l’industrie de la teinture et la science elle-même, — car c’est à la fièvre de recherches dont nous avons parlé plus haut que la chimie des carbures aromatiques doit la plupart de ses progrès, — une question qui s’offre sous un aspect des plus séduisans, je veux dire la reproduction de toutes pièces du parfum délicat des fleurs, eût dû tenter les chimistes, qui avaient déjà de nombreux succès à leur actif en ce qui concerne le parfum des vins, des liqueurs et des fruits : il y a longtemps, en effet, qu’on utilise un certain nombre d’éthers tels que le formiate et le butyrate d’éthyle (succédanés des essences de rhum et d’ananas), l’éther œnanthique (identique à l’essence de cognac), etc. Il n’en fut rien pourtant. Il fallut la découverte de la vanilline (essence de vanille), dont la préparation est devenue industrielle depuis 1870, pour leur ouvrir les yeux et appeler leur attention sur l’industrie des parfums, qui commença, dès lors, à devenir ce qu’elle est aujourd’hui, surtout en Allemagne, une grande industrie chimique.

À l’heure présente, alors qu’il y a peu de temps encore, la chimie des parfums consistait uniquement à extraire des fleurs les principes odoriférans qu’elles contiennent, on se trouve en présence de trois sortes de produits artificiels :

1° D’abord, ceux que l’on fabrique synthétiquement, comme les muscs artificiels (succédanés du musc naturel), la nitro-benzine (succédané de l’essence d’amandes amères), l’aldéhyde benzoïque (essence d’amandes amères), l’aldéhyde salicylique (essence de reine des prés), dérivant tous du goudron de houille qui, comme on le voit, est une véritable mine dont les mineurs sont les chimistes.

2° Ensuite, des produits qu’on pourrait, comme les précédons, obtenir totalement par synthèse, mais que, pour l’instant, il est plus économique de demander à des matières premières naturelles, produits que l’on peut diviser en deux catégories : 1° ceux qui sont identiques à l’essence que l’on extrait de la plante, comme la vanilline (dont la matière première est l’essence de girofle), l’aldéhyde cinnamique (essence de cannelle), l’acétate de linalyle (essence de bergamote), le géraniol et le rhodinol, tous deux principes constituais de l’essence de rose ; 2° ceux qui ne sont que des succédanés, comme l’aldéhyde toluique (odeur de jacinthe), l’aldéhyde anisique (odeur d’aubépine), l’ionone (odeur de violette), l’héliotropine (odeur d’héliotrope), le terpinéol (odeur de lilas).

3° Enfin, quelques produits de synthèse partielle, tels que les chlorhydrates de térébenthine (camphres artificiels), le camphre synthétique (identique au camphre naturel).

Toutes ces substances, au premier rang desquelles il faut placer la vanilline, l’ionone et les muscs artificiels, n’offrent ni la fixité, ni la suavité, ni les principales qualités des essences extraites des plantes elles-mêmes. Cela s’explique : par une analyse des plus minutieuses, on a reconnu que les parfums naturels ne doivent pas, en général, être considérés comme dus à une substance unique, mais comme la résultante de l’action de diverses substances dont le mélange constitue l’essence naturelle, la variation d’une de ces substances, dans des proportions même très faibles, pouvant altérer complètement le caractère du parfum naturel. Aussi n’est-ce qu’en mélangeant, dans des proportions convenables, des produits définis tels que ceux que nous avons énumérés tout à l’heure, que l’on peut arriver, plus ou moins péniblement, à fabriquer des parfums rappelant les parfums naturels.

La chimie des parfums, encore à ses débuts, est donc loin de présenter le caractère de précision de la chimie des couleurs ; elle est plus empirique que scientifique. N’importe ! elle dispose déjà de ressources qui ne peuvent que s’accroître et les fabricans de parfums naturels feront bien de toujours mettre leur matériel et leurs procédés en harmonie avec les progrès de la science. Dans le cas contraire, en effet, ils pourraient, un jour ou l’autre, se voir distancés : 1° par l’emploi de moyens rationnels permettant, grâce à la séparation méthodique de certains élémens, soit d’affiner la qualité des produits naturels, soit d’améliorer le rendement d’une récolte accidentellement mauvaise ; 2° par l’emploi ou la découverte de succédanés ou de produits identiques à l’essence cherchée, et assez économiques pour qu’en les mariant et les diluant on puisse se passer de la fleur.

Pour l’instant cependant, comme ! le fait remarquer le Dr Charabot, ils n’ont aucune crainte à avoir : les deux industries, celle des parfums naturels et celle des parfums chimiques, rivales en apparence, sont, en réalité, solidaires dans la voie du progrès et également prospères, et cela parce que les parfums artificiels sont si durs, si éloignés de la finesse et du moelleux des parfums naturels, qu’il faut absolument, même dans la parfumerie à bon marché, les mélanger, pour avoir des produits vendables, aux essences naturelles. Ainsi s’explique que l’apparition de l’ionone ait eu pour effet d’augmenter sensiblement, depuis une dizaine d’années, la consommation des fleurs de violette.

Les succédanés jouent aussi un rôle des plus importans dans la chimie pharmaceutique. Les chercheurs qui, au lieu de s’orienter vers la fabrication synthétique des produits de luxe, comme les colorans et les parfums, se sont occupés des produits utiles, ont souvent vu leurs efforts, s’ils n’étaient pas couronnés d’un succès absolu, obtenir, grâce à la découverte de succédanés, des résultats très appréciables. Par exemple, en cherchant à réaliser la synthèse de la quinine, le fébrifuge par excellence, on n’a pas obtenu, il est vrai, le produit désiré, mais on a découvert des fébrifuges nouveaux, tels que l’antipyrine, la phénacétine, le phénocole, parfois préférables à la quinine elle-même, dont la synthèse, du coup, a perdu tout intérêt. Si donc la chimie pharmaceutique, comme celle des parfums, n’est pas encore au point de perfection atteint par la chimie des couleurs, si elle n’obtient pas encore, dans ses synthèses, le produit exactement visé, du moins est-elle déjà parvenue à réaliser des corps appartenant bien à la catégorie cherchée.

L’électricité, enfin, commence, elle aussi, avenir au secours des fabricans de produits organiques : c’est par électrolyse, aujourd’hui, que l’on prépare certains produits pharmaceutiques, tels que l’iodoforme et le bromoforme, et certaines matières colorantes, comme l’alizarine cyanine. L’acétylène lui-même, c’est-à-dire le four électrique, permet la préparation d’un succédané de l’iodoforme, le diiodoforme, doué de propriétés identiques, moins l’odeur écœurante que tout le monde connaît.


III

Si courte, si incomplète que soit cette étude, ceux qui nous ont suivi jusqu’ici sont à même maintenant de saisir et de comprendre le rôle rénovateur joué, de nos jours, par l’électricité dans le domaine de l’industrie chimique, ainsi que celui plus modeste, mais non moins utile, qui est échu à l’analyse. Celle dernière intervient sans cesse dans l’industrie métallurgique : d’empirique qu’elle était, la métallurgie, en effet, devient de plus en plus une dépendance étroite de la chimie et, là comme ailleurs, l’énergie électrique a commencé le renouvellement des anciens procédés de fabrication.

Par-dessus tout, et c’est le but que nous avions en vue, nos lecteurs doivent être surabondamment édifiés sur le rôle, créateur au premier chef, qu’à l’heure présente joue la synthèse chimique, cette synthèse que « les représentans officiels de la science, dit M. Berthelot, n’envisageaient guère, il y a cinquante ans, que comme un simple contrôle de l’analyse. » Ce rôle, de tout premier ordre dans le présent, ne peut que grandir encore : d’ores et déjà, la chimie, demandant un dernier effort à ses fidèles, rêve de réaliser l’œuvre grandiose et bienfaisante de la fabrication simple et économique des alimens eux-mêmes !

Personne, en effet, à notre époque, n’accorde plus à la Nature seule le monopole de la production des corps organiques, quels qu’ils soient ; et comment pourrait-il en être autrement après les merveilles de la chimie des couleurs et des parfums ? En ce qui concerne les matières alimentaires, dès 1854, M. Berthelot, on le sait, a obtenu par synthèse les corps gras naturels au moyen de leurs composans prochains, acides gras et glycérine ; or, ces composais, on peut aussi les produire de toutes pièces au moyen de leurs générateurs, les carbures d’hydrogène, carbures qu’il est facile de préparer (on l’a vu plus haut pour l’un d’entre eux, l’éthylène) au moyen de l’acétylène. Quant aux sucres ou hydrates de carbone, depuis les travaux de Fisher on sait les obtenir par synthèse presque tous : le glucose (sucre de miel), par exemple, qu’on peut facilement préparer en prenant la glycérine pourpoint de départ. Il est vrai que les saccharoses, dont le type est le sucre ordinaire, ont résisté aux efforts tentés jusqu’ici ; mais la synthèse de ces substances n’est peut-être qu’une question de mois. Restent les alimens azotés, c’est-à-dire les principes albuminoïdes, principes nécessaires à la formation et à la réparation de nos tissus. Mais, affirme M. Berthelot, les méthodes de synthèse qui leur seront applicables sont poursuivies avec zèle par la génération d’aujourd’hui, et aucun chimiste réputé ne peut douter de la réalisation de ce dernier groupe.

Tout cela, certes, nous présage, pour l’avenir, d’étranges changemens !… Mais, déjà, le présent lui-même nous donne sur le terrain économique, à nous Français, surtout, une leçon de choses sur laquelle nous nous reprocherions de ne pas insister.

Réduit à la France et à l’Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle, non seulement le champ clos de l’industrie chimique, remarque A. Haller, s’est singulièrement élargi, mais encore, comme nous l’avons fait savoir dès le début de cette étude, ce ne sont pas les champions de la première heure qui, actuellement, sont le plus avancés.

Si, afin d’avoir une idée exacte du prodigieux développement de l’industrie chimique en Allemagne, après 1870, nous consultons, avec le savant que nous venons de citer, les Tableaux de l’administration des Douanes de cet empire, voici ce qu’ils nous apprennent : en vingt ans, de 1881 à 1901, l’exportation des produits chimiques (matières premières et produits fabriqués) a passé de 305 à 510 millions de francs, soit une augmentation de 205 millions, tandis que l’importation s’est élevée de 289 à 414 millions de francs, soit 125 millions d’augmentation seulement.

Comparons ce mouvement industriel avec celui de l’Angleterre. En 1890, l’exportation des produits chimiques, en Allemagne, s’élevait à 343 millions de francs, en Angleterre à 224 millions seulement, soit 78 millions en moins. Dix ans plus tard, en 1900, l’exportation allemande monte à 497 millions de francs, l’exportation anglaise à 232 millions, soit 208 millions en moins. Il est vrai que, pendant cette période, l’importation allemande passait de 330 à 414 millions de francs, soit une augmentation de 58 millions, tandis que l’importation anglaise baissait de 205 à 139 millions, ce qui correspond à une diminution de 66 millions.

Voyons maintenant la France. Un regard jeté sur les Tableaux de l’administration des Douanes de notre pays semble indiquer, à première vue, une situation satisfaisante : nous n’occupons plus le premier rang, il est vrai, mais, au moins, il semble que nous ayons conservé le second. Pure illusion ! Si en 1900, par exemple, l’exportation de nos produits chimiques monte à 253 millions de francs, dépassant de 20 millions l’exportation anglaise, en revanche, nos importations, d’une valeur de 286 millions, dépassent de 146 millions les importations anglaises et sont supérieures de 33 millions à nos exportations.

Serrons de plus près la question, en comparant seulement ce qui est comparable, c’est-à-dire les produits dont la fabrication nécessite l’intervention de l’homme de science. Les chiffres, alors, parlent d’eux-mêmes.

Pour ce que nous avons appelé la grande industrie chimique, en 1900, l’exportation allemande s’élève à 142 millions de francs, la nôtre à 88 millions, soit 54 millions en moins ; les importations correspondantes montent à 44 millions pour l’Allemagne, à 135 millions pour la France, soit 91 millions en plus. Pour l’industrie des matières colorantes artificielles, les résultats sont encore plus significatifs : l’Allemagne exporte pour 189 millions de francs et importe pour 21 millions ; nous exportons pour 16 millions et importons pour 17 millions.

Une importation, pour les matières colorantes artificielles presque égale à l’importation allemande, une exportation qui lui est inférieure de 173 millions de francs, tel est le résultat que, pour une grande part, nous devons, à la fois, aux savans qui se sont entêtés, chez nous, à méconnaître le rôle vivifiant et créateur de la théorie atomique, et à nos industriels, trop enclins, en général, à dédaigner les hommes de science et la science elle-même, alors que telle usine allemande, comme la Fabrique badoise d’aniline et de soude, n’occupe pas moins de 148 chimistes, dont plus de la moitié ont le titre de docteur.

Gardons-nous, cependant, d’un pessimisme exagéré. Nous sommes au troisième rang, soit, et encore ce rang modeste, les Etats-Unis s’apprêtent-ils à nous le disputer. Mais, en 1901, nos exportations en produits chimiques sont montées à 262 millions de francs, dépassant de 4 millions nos importations : une seule année a donc suffi pour améliorer la situation à ce point que notre exportation ait augmenté de 10 millions et que notre importation ait fléchi de 28 millions. L’espoir d’un avenir meilleur ne nous est donc pas interdit.


P. BANET-RIVET.