L’Europe sans Autriche

L’Europe sans Autriche
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 241-261).
L'EUROPE SANS AUTRICHE

Taine a dit quelque part, à propos de Brissot, le mal que peuvent faire, lorsqu’ils se piquent de diplomatie et que le hasard les met en situation de régenter le monde, les hommes « à demi-renseignemens » et « à quarts d’idée[1]. » Mais que ne faudrait-il pas dire d’une autre espèce, plus dangereuse encore, les hommes « à idées » et « sans renseignemens ? » J’entends ici par « idées » les idées préconçues et les idées fixes, la chimère et la manie. Le propre des malheureux qui en sont possédés est de traiter la réalité qu’ils ignorent comme si elle n’existait pas et de bâtir sur leurs songeries comme si elles étaient cette réalité. Intrépidement ils substituent à la politique positive de purs jeux d’imagination et ils travaillent dans le fantastique, jusqu’à ce que leur échafaudage de nuées s’écroule et que la réalité dédaignée se venge de leurs mépris, en retombant sur eux de tout son poids. Jamais, peut-être, le goût du fantastique et le mépris de la réalité, l’oubli de toute politique positive et le jeu d’imagination, la tyrannie de « l’idée » et la négligence du « renseignement » n’ont été poussés aussi loin qu’ils semblent l’être à cette heure dans la question de « l’avenir de la Monarchie austro-hongroise. » Car, pourquoi le cacher ? dès cette heure, devant tous les cabinets de l’Europe, une question de « l’avenir de l’Autriche-Hongrie » est posée, et les plus prompts à la résoudre, ou seulement les plus hardis à la poser, ne sont pas ceux qui la connaissent le mieux. Ils n’hésitent que sur la date où elle se posera véritablement et en fait, parce qu’il y a là un élément qui leur échappe (les autres, ou bien ils croient les tenir, ou bien ils ne les soupçonnent même pas) : une marge incertaine à la durée d’une vie déjà longue. Mais à cette date, d’ailleurs imprécise, chacun rattache l’exécution de ses plans, la satisfaction de ses désirs, et l’on dirait des héritiers attendant, en un grand silence, l’ouverture d’un testament.

Une telle question pourtant, et de telle conséquence, ne va point sans questions préalables. Tout d’abord celle-ci : y aura-t-il un testament ? C’est-à-dire : y aura-t-il une succession pour d’autres que pour les héritiers naturels ; legs universel ou partiel, ou portions en déshérence sur lesquelles les convoitises étrangères trouveraient à s’apaiser ? En termes moins enveloppés, à l’échéance prévue, ou à une échéance quelconque, y aura-t-il une dislocation de l’Autriche-Hongrie ? S’il y en a une, jusqu’où ira-t-elle ? Si elle va jusqu’au bout, comment se fera le partage ? Et entre qui ? Et qui aura les bons morceaux ? Et tout le monde en aura-t-il ? Ceux qui n’en auront pas recevront-ils autre part autre chose en compensation ? D’où une question encore : y a-t-il intérêt, et pour qui, à ce que cette dislocation, ce partage, et ces remaniemens aient lieu ? Ce sont ces diverses questions que nous voudrions successivement examiner, afin que le problème soit posé, — puisqu’on le pose, — dans ses données exactes ; pour fournir aussi aux « hommes à idées » quelques « renseignemens » utiles, et tâcher d’aider à ce que, dix ans après Bismarck, presque trois cents ans après Richelieu, et presque quatre cents ans après Machiavel, les politiques se pénètrent enfin de cet axiome qu’il n’y a de politique que de la réalité.


I

Or, voici la réalité. Il existe, au milieu de l’Europe et pour ainsi dire sur son axe, une puissance officiellement double et composée de deux États : l’empire d’Autriche et le royaume de Hongrie, réunis sous le nom complaisamment élastique de Monarchie austro-hongroise. Monarchie en effet, si l’on ne regarde qu’à la personne du souverain, qui est le même pour les deux Etats, pour l’empire et pour le royaume ! Mais, dès qu’au contraire on regarde aux gouvernemens et aux peuples, l’Autriche-Hongrie est une dyarchie et une polygénie ; c’est un assemblage de pays et une rencontre de races. Elle est faite surtout de cinq ou six grosses pièces : à l’ouest, des Allemands ; au nord, au nord-est et au sud-ouest, des Slaves ; au centre, des Magyars ; vers le sud-est, des Roumains, et un groupe italien sur le littoral adriatique. Autant de religions que de races, et autant de langues, et autant d’histoires, et autant de législations. L’extrême mobilité dans le temps, l’extrême variété dans l’espace ; en cette mobilité nulle fixité, en cette variété nulle unité, que la seule personne du souverain, empereur et roi, Habsbourg ; mais fixité et unité au moins relatives, tant qu’il y aura un empereur et roi de la maison de Habsbourg[2]. Conglomérat artificiel et mosaïque de nations, qui, tant bien que mal, tient par l’Empereur. Faisons donc, nous aussi, comme les « hommes à idées, » et jetons-nous, pour un moment, dans les aventures de l’hypothèse, à travers le champ sans limite des si. Et donc, si tout à coup le conglomérat austro-hongrois ne tenait plus, où s’en iraient les plus larges plaques de la mosaïque ?

Quand on observe ce qui se passe en Autriche-Hongrie et ce qui s’est passé en Europe au cours du dernier demi-siècle, il apparaît que la règle directrice des déformations et réformations, des transformations des peuples, la grande force agissante, c’est le principe des nationalités. Encore que ce soit chose assez confuse que « la race, » et chose assez difficile à reconnaître que « la nationalité, » c’est en vertu de ce principe que, au dehors, Napoléon III, à qui l’on en doit la formule, a revendiqué la Savoie et que Guillaume Ier a pris l’Alsace ; c’est en vertu de ce principe que, dans la Monarchie même, les Polonais ont obtenu une certaine autonomie ; que les Tchèques, à leur tour, la réclament contre les Allemands, les Slaves ou les Roumains de Hongrie contre les Magyars ; et c’est toujours en vertu du principe des nationalités que, se tournant vers l’extérieur, tout ce qui est allemand en Autriche-Hongrie tend à s’écarter de ce qui ne l’est pas et à se rapprocher de la masse allemande ; tout ce qui est slave à se séparer de ce qui est allemand ou magyar et à se laisser attirer par la masse russe ; et de même pour les groupemens plus petits : Italiens du Trentin et de Trieste, et Roumains de Transylvanie. Le principe des nationalités, ici comme partout, développe une force à la fois de divergence et de convergence, et l’on est, par suite, fondé à conclure que c’est en vertu de ce principe et sous l’action de cette force en même temps « dissociante » et « intégrante » que s’opérerait le partage escompté, après la dislocation — hypothétique — de la Monarchie austro-hongroise.

Le premier effet en serait, dans l’hypothèse d’une dislocation et d’un partage de l’Autriche-Hongrie conformément au « principe des nationalités, » que l’Empire allemand, comme suprême représentant de « l’être, » du « genre » ou du « règne » allemand, — deutsches Reich, — acquerrait les parties allemandes. Mais aussitôt une difficulté surgit, ou même plusieurs difficultés. Les parties allemandes de l’Autriche, ce n’est pas seulement le bloc compact de sa moitié occidentale ; c’est, en outre, toute une série de taches ethniques, de colonies moins nombreuses, moins étendues et moins denses, disséminées un peu au hasard, et jetées parfois très loin, très avant, jusque dans le sud de la Hongrie, sur le Bas-Danube.

Le bloc allemand du nord et de l’ouest se soude en quelque sorte sur trois de ses côtés à l’Allemagne, par la Silésie prussienne, la Saxe et la Bavière. Mais le reste est « en l’air, » et ne tient à rien. Sur le quatrième côté du losange bohème, c’est à peine si la ligne est interrompue : elle ne s’efface qu’en cinq points. Il est vrai que, par telle ou telle de ces cinq trouées, les Tchèques sont en communication avec les Slaves de Silésie et les Slaves de Moravie. Mais il est non moins certain que, de Neutitschein comme point extrême à Neuhaus par Olmütz et lglau, ou à Nikolsburg par Olmütz et Brünn, il s’en faut de peu que les tronçons allemands se rejoignent et se continuent. Et peut-être la tentation serait-elle très forte de pousser le trait et d’achever le parallélogramme : un beau cristal à agréger à la roche allemande, ou, si l’on préfère cette autre figure, un beau fruit à pendre à l’arbre allemand ! Seulement (et ce seulement est inquiétant) ce serait enfermer dans une écorce et sous une légère couche de pulpe allemandes, un noyau tchèque très dur et très aigu qui, tôt ou tard, les déchirerait ou les crèverait. D’autre part, si l’Allemagne se contentait d’enlever l’écorce et de peler le fruit, si elle faisait décrire à sa nouvelle frontière un cercle presque complet autour du pays tchèque, de Starnberg à Königgrätz, Leitmeritz, Pilsen, Taus, Budweis ou Krumau, Gmund, Neuhaus, Znaïm et Nikolsburg, pour revenir toucher, au-dessous de cette dernière ville, la rivière la March ou Morava ; si les annexions étaient bornées aux parties strictement allemandes, la Bohême tchèque ne serait-elle pas plus que jamais le coin dans la chair de l’Allemagne, der Keil in Deutschlands Fleische ? Jusqu’à présent, dans la chair allemande, le coin n’entre un peu profondément que vers Dresde et vers Eger ; alors, il entrerait par une ou deux pointes et couperait par un ou deux tranchans encore.

Mais supposons que cette solution soit adoptée : l’Allemagne prend ou reçoit tout ce qui est allemand, refuse ou se voit refuser tout ce qui ne l’est pas : quelle serait, dans ce cas, dans cette hypothèse, la future frontière de la future grande Allemagne ? A l’est, la limite ethnique, avec quelques franges ou bordures qui s’étalent en Hongrie, aux environs de Presbourg, d’Œdenburg et de Güns, est à peu près la limite actuelle des deux Etats, de l’Autriche et de la Hongrie, de la Cisleithanie et de la Transleithanie. A l’ouest, les Allemands ; et à l’est (sauf une dizaine d’îlots allemands autour de Gran, de Budapest, de Stuhlweissenburg, de Veszprém, autour de Fünfkirchen et de Mohacs surtout ; au-delà du Danube, entre Baja et Szegedin ; au-delà de la Theiss, autour de Temesvar ; en Transylvanie même, autour de Schässburg, et plus haut, autour de Bistritz) ; sauf ces îlots d’importance différente, à l’est, les Magyars.

La frontière future, laissant en dehors les éclats sautés du bloc allemand, suivrait donc ou à peu près, d’abord le cours de la March jusqu’à Presbourg, joindrait la Leitha, qu’elle suivrait jusqu’à Bruck, pour la rejoindre encore au-dessus de Wiener-Neustadt (si elle n’englobait la région qui s’étend entre la Leitha et la Raab) ; en d’autres termes, elle se guiderait plus ou moins exactement sur la limite orientale des provinces de Basse-Autriche et de Styrie, jusqu’à Radkersburg, sur la Mur, qu’elle franchirait en ce point. C’est là qu’elle rencontrerait la limite ethnique du deutsches Reich au sud, et conséquemment, en vertu du principe des nationalités, la nouvelle frontière sud de la grande Allemagne : c’est là que se ferait leur intersection. Elle toucherait la Drave une première fois à Marburg, une seconde fois à Unter-Drauburg, et en longerait la rive gauche jusqu’au-dessous de Villach en Carinthie. Après quoi, elle se confondrait avec la limite sud de cette province, jusqu’à la limite du Tyrol, vers Lienz sur l’Isel, la quitterait, pour mener, au-dessus des vallées ladines, les deux côtés d’un triangle, enfermant un autre triangle dont les sommets seraient Brixen et Bozen sur l’Eisack et Meran sur l’Etsch ou l’Adige, puis s’enfoncerait à l’ouest, parallèlement au cours de ce fleuve, jusqu’à la frontière suisse. A partir d’où, la frontière de la future grande Allemagne serait la frontière même de l’Autriche actuelle, tant vers la Suisse que vers la Bavière et la Saxe.

De la sorte, et en exceptant la moitié slave de la Styrie, l’étroite bande slave de la Carinthie, et le tiers ladin ou italien du Tyrol, l’Empire allemand, le « règne » allemand, pour s’affirmer en sa pleine unité, devrait s’annexer les provinces tout entières de Basse-Autriche, de Haute-Autriche, de Salzbourg, la majeure partie du Tyrol avec le Vorarlberg et la principauté de Liechtenstein, presque toute la Carinthie, l’autre moitié de la Styrie, sans oublier, au nord, le morceau de roi, la ceinture allemande de la Bohême.

Mais est-ce tout ? ou serait-ce tout ? Non pas, et le principe des nationalités, si une espèce de fatalité naturelle ne fait pas toute la politique et si elle est, dans une certaine mesure, œuvre de raison et de volonté, ce principe ne suffirait point à la tâche, n’emplirait point les ambitions. La future Allemagne voudrait et devrait presque être plus grande que cette grande Allemagne. Ayant la terre, elle voudrait la mer ; ayant déjà une mer septentrionale, elle en voudrait une méridionale ; d’autant plus que la première ne conduit nulle part, tandis que la seconde conduit partout, est au centre du globe exploitable ; et par elle, par cette mer méridionale, l’Allemagne deviendrait une puissance véritablement centrale et universelle.

Mais, pour l’avoir, il faut qu’elle ait Trieste ; et, pour avoir Trieste, pour avoir à Trieste un accès toujours libre, il faudrait au moins qu’elle prit soit Göritz et Gradisca, soit le Küstenland ; or, Göritz est italien, le Kiistenland est slovène ; point de groupes allemands en ces deux provinces, et la fortune du César allemand, si le principe des nationalités est le vaisseau qui la porte, fait ainsi naufrage au port. Il reste, — et c’est le plus vraisemblable, — qu’il en soit de ce principe comme de tous les principes : que la politique le respecte quand il la sert, et le viole quand il la gêne. En vertu du principe des nationalités, la grande Allemagne réclamerait tout homme allemand et toute terre allemande ; et de plus, en dépit du même principe, alléguant quelque principe supérieur, comme la nécessité d’achever l’Allemagne, ce qu’elle jugerait utile d’hommes non allemands et de terres non allemandes. Car la politique et l’empire et l’histoire ne sont qu’humanité, et l’humanité n’est que contradiction.

Cependant, en vertu du principe des nationalités, dans l’hypothèse d’un partage loyal autant que sans réserve, la Russie aurait pour lot les provinces slaves : la Galicie, Ruthènes et Polonais, l’appendice polonais de la Silésie autrichienne, la Moravie, la partie tchèque de la Bohême (l’Allemagne s’étant prudemment contentée de la partie allemande), la Carniole et le Küstenland, en Hongrie, le pays slovaque, puis la Croatie-Slavonie. En vertu du principe des nationalités, la Roumanie déborderait par-delà les montagnes, sur la Transylvanie et la Bukowine, et entre ces trois grands États : une grande Allemagne, une grande Russo-Slavie, une grande Roumanie, en vertu de ce principe encore, la petite Hongrie, un petit État magyar de 8 à 10 millions d’âmes, vivoterait comme il pourrait. Enfin, et toujours en vertu du principe des nationalités, l’Italie se verrait adjuger un mince territoire en Istrie jusqu’à la pointe de Pola, et les parties ladines du Tyrol qui commandent Trente et le Trentin. Mais, en dépit du principe des nationalités, l’Allemagne, — quia nominatur leo, — et parce qu’il lui faudrait un passage franc et souverain vers Trieste, garderait par devers elle, malgré leur italianisme, Goritz et Gradisca : de toutes les puissances intéressées, l’Italie serait celle qui grandirait le moins, si même on ne lui demandait point quelques concessions ou quelques facilités dans le Frioul, qui est à elle.

Quant aux autres nations, en vertu du principe des nationalités, elles n’auraient qu’à regarder, les bras croisés, les mains vides ; et celles d’entre elles, s’il en était, — il en serait peut-être, — qui prétendraient se faire acheter par des compensations un désintéressement non sans mérite moral, mais sans valeur marchande, puisqu’elles n’auraient pas de titres directs à se montrer intéressées, celles-là feraient sagement de ne pas formuler de vœux ou de conditions tels qu’on leur pût opposer le principe lui-même des nationalités ; admirable et fameux principe, par l’extrême application duquel les nationalités allemande, russe, italienne et roumaine détruiraient la nationalité autrichienne et, pour la punir d’exister si peu, de ne s’être pas, dans le passé, suffisamment constituée, à tout jamais, en l’écartelant, l’empêcheraient de se constituer[3].


II

A l’application inexorable du « principe » des nationalités, qu’est-ce que l’Allemagne gagnerait ? Je veux dire : quel profit matériel, appréciable en chiffres, ou quel accroissement en retirerait-elle, — le bénéfice moral ou politique ne pouvant être évalué que par des mots, dont le sens et la force varient, selon le point de vue où se place celui qui les prononce ? — Au reste, nous ne nous piquons pas de déterminer de ce profit matériel lui-même la mesure rigoureusement, mathématiquement exacte, sans qu’il y ait à en retrancher ni une lieue carrée, ni une âme, et les chiffres mêmes ne sont ici qu’approximatifs : vouloir leur faire rendre davantage exigerait de très délicats et très longs calculs, dont il serait très malaisé de rassembler toutes les données. Mais peut-être n’est-il pas besoin de plus, et sera-ce déjà assez que de savoir à peu près ceci :

La future grande Allemagne, si elle s’épanouissait jusqu’à couvrir tout le domaine ethnique allemand en Autriche, gagnerait approximativement :


Comme territoire : Comme population :
La Basse-Autriche 19 853 km2 2 750 000 habitans
La Haute-Autriche 11 994 810 000 —
Salzbourg 7 163 180 000 —
Les deux tiers du Tyrol et Vorarlberg 20 000 640 000 —[4]
La Carinthie presque entière 9 000 300 000 —[5]
La Styrie 20 000 1 000 000 —[6]
Göritz et Gradisca 2 927 230 000 —
Trieste et son territoire 96 165 000 —
Un tiers environ de la Bohême 15 000 2 000 000 —[7]
La moitié de la Silésie 2 500 315 000 —[8]
Un quart environ de la Moravie 5 000 500 000 —[9]
Ensemble 113 533 km2 8 890 000 —[10]

Mais, comme la surface et le nombre ne sont pas tout, examinons avec un peu plus d’attention ces territoires et ces populations que la grande Allemagne annexerait. On peut d’ire de la Cisleithanie en général qu’elle se divise en deux régions ; l’une de montagnes, qu’il est d’usage d’appeler alpine ou alpestre, l’autre, de plaines ou de plateaux, car l’altitude moyenne ne s’en abaisse pas au-dessous de 100 mètres, et cela en deux endroits seulement, sur les rives de la Moldau et de l’Elbe, vers Prague, sur celles du Danube, de la Mardi et de la Leitha, autour de Vienne et de Presbourg[11]. Dans la part que se taillerait l’Allemagne, on ne descendrait guère au-dessous de 300 mètres en Bohême vers Pilsen et Eger, en Moravie vers Brünn, dans la haute ou moyenne vallée du Danube, de Passau à Vienne[12]. Le reste, — et c’est peut-être la portion la plus considérable, — appartient à la région montagneuse, de 500 à 1000 mètres (Riesen-Gebirge, Erz-Gebirge, Böhmer-Wald), s’élevant souvent jusqu’à 2 000 et parfois atteignant 3 000 mètres dans les Alpes de Styrie et de Carinthie.

Un réseau fluvial d’une vingtaine de cours d’eau de premier ou de second ordre couvre, dans l’Autriche allemande, une longueur de plusieurs milliers de kilomètres, y portant et y répandant la fertilité de la vie. Les prés, pâturages et alpes, les forêts, « d’arbres à aiguilles » ou « d’arbres à feuilles, » — ainsi distingue la statistique, — forêts de pins ou forêts d’essences diverses. dominent dans le Tyrol et le Vorarlberg, la Basse-Autriche, la Haute-Autriche, Salzbourg, la Styrie, la Carinthie, où domine la montagne ; les diverses cultures, au contraire, céréales, blé, orge et avoine, pommes de terre, betteraves à sucre, en Bohême, en Moravie et en Silésie, où c’est la plaine ou le plateau qui l’emporte. Pour ne parler avec quelque détail que de deux des principales productions de l’Autriche-Hongrie, le vin et la bière, si, des 6 200 000 hectolitres de vin que rendent les deux pays de la Monarchie et des 3 700 000 que fournit l’Autriche seule, la Carinthie n’en donne que 500 et la Bohême que 6 500, le Küstenland en donne 676 000, la Basse-Autriche 700 000. D’autre part, sur les 16 263 000 hectolitres de bière, si le Küstenland ne figure que pour 36 000, la Moravie dépasse 1 430 000, la Basse-Autriche donne 3 350 000, la Bohême 7 288 000 hectolitres[13].

Mais les richesses minérales de l’Autriche ne sont pas moindres que ses richesses agricoles : lignite, houille, minerai de fer transformé sur place en fer cru ou fonte, sel, naphte ou pétrole, minerais de mercure, de zinc, de plomb, de cuivre, d’argent et même d’or, — quoiqu’on doive, à chercher en Autriche l’Eldorado, s’exposer à une déconvenue, puisqu’en moyenne, on n’en tire annuellement que 13 kilos d’or fin qui ne valent pas plus de 18 000 florins. — Seulement, il est des objets que leur accumulation, des matières que leur abondance rend au total plus précieux que les métaux dits précieux, et dont l’industrie et le commerce opèrent la transmutation merveilleuse. Le fer en vient alors à représenter, pour l’Autriche, une valeur annuelle de 22 millions de florins, les lignites 30 millions, la houille 32 millions, qui ne sont rien encore auprès des 56 millions que représente l’industrie du vêtement, des 60 millions de l’industrie du bois, des 95 millions de l’industrie des produits chimiques, des 120 millions de l’industrie métallurgique, des 430 millions enfin que représentent les industries textiles (coton, laine, soie, lin, chanvre et jute)[14]. L’activité commerciale de la Monarchie austro-hongroise est d’ailleurs attestée par le double courant de l’exportation et de l’importation qui, chaque année, fait sortir de l’un ou de l’autre de ses deux Etats, par quantités fort importantes, des lignites, cokes et charbons de terre, des bois ouvrables, des blés et des légumes, des fruits, des sucres, des boissons, des papiers et articles de papeterie, des tanins et substances colorantes, etc., et qui, chaque année, y fait rentrer, par quantités fort importantes aussi, des charbons et des bois, des blés, des légumes et du riz, des fruits, des huiles minérales, des cotons, des fers, des poteries, des produits chimiques, des pierres, etc., etc.[15].

Elle ressort également, cette activité commerciale, du mouvement des voyageurs et des marchandises sur les 15 940 kilomètres de voies ferrées qui sillonnent l’Autriche : lequel mouvement se traduit en gros, pour les voyageurs, par un déplacement annuel de 95 à 100 millions de personnes, et, pour les marchandises, par un trafic d’environ 90 millions de tonnes[16]. Elle s’affirme, en outre, par une circulation postale et télégraphique particulièrement abondante dans les provinces du nord et de l’ouest, dans la Basse-Autriche, la Haute-Autriche et Salzbourg, la Bohême, la Moravie et la Silésie, la Styrie, le Tyrol et le Vorarlberg, le Küstenland ; et l’ordre dans lequel ces provinces se classent peut bien changer selon qu’il s’agit de lettres, d’imprimés et échantillons, de journaux ou de valeurs, mais toujours elles viennent en tête, laissant loin derrière elles les pays du sud et de l’est[17], et prouvant par-là encore que c’est en elles que la vie est le plus développée.

Car ce n’est pas une terre nue sur laquelle la grande Allemagne poserait et fermerait sa main jalouse, mais une terre outillée, armée, ou, si on l’osait dire, « armaturée. » Ce ne sont pas des populations qui seraient ce qu’elles sont et resteraient ce qu’elles seraient que la grande Allemagne s’annexerait comme un caput mortuum, mais des populations vivantes et travaillantes, croissantes et multipliantes.

Des dix-sept provinces dont se compose l’Autriche actuelle, il en est, à la vérité, où la plante humaine est plus épaisse, et, par exemple, les pays pauvres de l’est et du nord-est, la Bukowine et la Galicie, qui, en beaucoup d’endroits, ne portent pas moins de 80 à 100, à 120 et même 150 habitans par kilomètre carré. Mais cette moyenne très élevée se retrouve dans toute la partie septentrionale des hypothétiques conquêtes de la future grande Allemagne, en Silésie, en Bohême, en Moravie, au centre aussi dans la Haute-Autriche vers Linz, comme dans la Basse-Autriche autour de Vienne, et au sud encore, en Styrie, vers Graz. Bien plus, elle est dépassée, c’est-à-dire que l’on compte au-delà de 150 habitans par kilomètre carré, non-seulement dans les grandes villes comme Vienne et Prague avec leurs environs immédiats, leurs banlieues, mais sur cinq ou six points de la Bohême, autour [18] de Trautenau, de Reichenberg, de Leitmeritz, de Pilsen et de Kuttenberg, en Moravie autour de Brünn, en Basse-Autriche à Wiener-Neustadt.

Or, de ces huit ou neuf points surpeuplés, six ou sept sont situés dans la sphère allemande. Et si la plante humaine est ailleurs plus serrée qu’elle ne l’est généralement dans ces provinces occidentales, si elle est ailleurs plus féconde, toujours dans les pays pauvres de l’est, en Bukowine et en Galicie, nulle part, en revanche, elle n’est plus résistante ; nulle part, en Autriche, elle ne dure plus que dans le Tyrol et le Vorarlberg, la Basse-Autriche, la Carinthie, Salzbourg, la Styrie, où, sur 1 000 personnes qui meurent, il y en a de 315 à 365 qui ont vécu plus de soixante ans, tandis qu’en Galicie et en Bukowine, il n’y en a que de 115 à 155, reprise de la mort sur la vie, par la misère ; — car il semble que la misère soit la régulatrice de la vie parmi les sociétés et que, lorsqu’elle a semé trop dru, elle éclaircisse.

D’autres indications, du reste, concordent à montrer que c’est bien dans les provinces occidentales, dans les futures acquisitions allemandes, si de l’hypothèse sortait un jour le fait, que le bien-être est le plus répandu. Il n’est pas jusqu’à la répartition de l’impôt qui ne puisse en porter témoignage, puisque enfin il faut toujours qu’il y ait une certaine proportion entre les charges et les facultés des contribuables : or, chaque habitant de la Basse-Autriche (y compris Vienne) paie une moyenne annuelle de 19 florins 6 ; l’habitant de la Basse-Au triche et de Salzbourg, 10 florins 6 ; celui de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie, 9 florins ; et ainsi de suite, en diminuant, jusqu’à l’habitant de la Galicie et de la Bukowine, qui ne paie que 3 florins 7.

Pour les impôts indirects, observation identique, mais autrement significative, parce qu’en ce qui concerne la plupart de ces impôts, chacun, étant le juge de ses moyens et le maître de sa propre consommation, se taxe en quelque sorte lui-même ; et que, par conséquent, là aussi, il y a toujours une relation, et souvent même plus étroite, entre les facultés du contribuable et ses charges. Or, chaque habitant de la Basse-Autriche (y compris Vienne) paie, de ce chef, une moyenne annuelle de 28 florins 6 ; l’habitant de la Moravie et de la Silésie, plus de 14 florins ; celui de la Bohême plus de 13 florins ; et ainsi de suite, en descendant, jusqu’à l’habitant de la Galicie et de la Bukowine, qui ne paie guère plus de 5 florins.

Dans le même ordre d’idées, la comparaison par provinces des inscriptions hypothécaires pourrait servir à une constatation analogue, puisqu’il y a toujours un rapport entre la somme prêtée et la valeur du gage ; elle établirait que la Basse-Autriche, à cet égard, vient, avec Vienne, au premier rang, et, sans Vienne, au cinquième, mais que la Galicie et la Bukowine occupent les deux derniers et, que, sauf la Carniole et le Küstenland, qui s’intercalent avant Salzbourg, toutes les provinces du nord et de l’ouest, toutes les parties allemandes de l’Autriche, se suivent et se tiennent : Basse-Autriche, Bohême, Silésie, Moravie, Haute-Autriche, Styrie, Tyrol et Vorarlberg, Carinthie et Salzbourg.

De même encore pour « le mobilier vif » de la terre, pour les diverses races d’animaux : excepté pour les chevaux et les mulets, plus nombreux dans l’est et le nord-est, en Bukowine et en Galicie, pour tout le reste, l’avantage demeure aux pays occidentaux, notamment pour la race bovine, qui donne le classement suivant : Bohême, Haute-Autriche, Styrie, Moravie et Silésie, Galicie et Bukowine, Basse-Autriche, Carinthie et Carniole, Tyrol et Vorarlberg, Küstenland.

Et de même, enfin, pour l’épargne. La terre, le bétail, c’est le bien au soleil, la richesse vivante ; mais la richesse en réserve, « l’argent mis de côté », est signe d’aisance, signe aussi d’énergie morale, et peut à tout instant redevenir créateur de richesse. Or, aucune province, si ce n’est le Küstenland, — à en juger par les dépôts des caisses d’épargne postales, — n’économise plus que la Basse-Autriche, le Tyrol et le Vorarlberg, Salzbourg ; aucune, si ce n’est la Dalmatie, plus que la Silésie, la Haute-Autriche, la Moravie, la Bohême, la Carinthie ou la Styrie.

Mais ces populations du nord et de l’ouest, qui sont assurément les plus aisées, sont en même temps les plus instruites : il y a quelques années, tandis que, dans la Galicie, on rencontrait 68 personnes sur 100 qui ne savaient ni lire ni écrire, 79 sur 100 en Bukowine et 82 sur 100 en Dalmatie, au contraire, on tombait, par une échelle rapide, à 6 pour 100 dans la Basse et dans la Haute-Autriche, à 5 pour 100 en Bohême, à 3 pour 100 dans le Tyrol et le Vorarlberg.

Ainsi, ce serait la part, presque de toutes les façons la meilleure, de l’Autriche qui serait dévolue à la « grande Allemagne, » dans le futur démembrement, de par le principe des nationalités, si, même sans pousser l’appétit jusqu’à vouloir dévorer par surcroît la Bohême tchèque, et sans risquer de se meurtrir au coin de fer, elle portait, dès que la table serait dressée, une dent vorace sur tout ce qui sentirait pour elle la chair fraîche, la chair allemande.


III

Maintenant, l’Allemagne aurait-elle une fringale aussi exigeante ? Et si, par hasard, elle l’avait, voudrait-elle essayer de l’assouvir d’un seul coup ? Il y eut, dans la récente histoire, des momens où l’Allemagne, — c’était alors la Prusse, et la Prusse, c’était Bismarck, — fut en situation de détacher de l’Autriche pied ou aile. Elle mettait, en ce temps-là, à ses prétentions, singulièrement plus de modération ou de retenue. Même après Sadowa, tout ce que la Prusse demandait à l’Autriche, de ce qui était foncièrement autrichien, c’était « la Silésie autrichienne et une zone frontière en Bohême, » environ vingt mille kilomètres carrés de territoire et une population d’environ 2500 000 âmes[19]. Pourquoi M. de Bismarck, tout chaud encore de la victoire et pouvant ce qu’il voulait, crut-il devoir y renoncer ? Uniquement, on le pense bien, par des raisons politiques, — toute sentimentalité lui étant étrangère, — et par des raisons allemandes, car il n’en a jamais connu ou entendu d’autres.

De ces raisons, quelques-unes étaient de simple circonstance, comme la crainte, s’il s’avançait trop, de provoquer, sur le Rhin, une démonstration armée de Napoléon III, qui eût pu suffire à changer brusquement la face des choses et à renverser la fortune. Mais il y en avait plusieurs qui devaient survivre à la circonstance même, des raisons non superficielles, non accidentelles, ni contingentes, mais profondes, durables, et l’on dirait volontiers nécessaires. Celles-ci, quand on y songe, n’étaient pas les moins fortes ; après tout, depuis le 12 juillet, Bismarck savait « qu’un agrandissement de la Prusse de quatre millions d’âmes au plus dans l’Allemagne du nord, avec la ligne du Mein comme frontière au sud, n’entraînerait aucune intervention de la France »[20] ; et cette assurance était plutôt faite pour l’enhardir en ses desseins sur l’Autriche elle-même.

Il est vrai que ces desseins n’étaient point absolument les siens, mais ceux-du roi, du prince Frédéric-Charles et de l’état-major ; et c’est peut-être pourquoi il y tint moins que s’ils eussent été de lui. Les militaires voulaient la Silésie autrichienne ; ils voulaient, « comme glacis en avant des montagnes de Saxe, » la bordure allemande de la Bohême, « comprenant Reichenberg, la vallée d’Egra et Carlsbad. » Il les y fit pourtant renoncer, quoi qu’il leur en coûtât. Pour lui, il eût voulu du moins « le petit territoire de Braunau, » qui forme, par-dessus l’Heuscheuer Gebirge, un angle entrant dans la Silésie prussienne « et qui avait pour la Prusse un intérêt spécial en vue de son réseau de voies ferrées, » traversé qu’il est par une des lignes de Glatz à Breslau. Quoi qu’il lui en coûtât, cependant il y renonça. Et pourquoi donc ? Parce que « Karolyi refusait catégoriquement toute cession de territoire, » si minime fût-elle[21] ? Il eût bien trouvé le moyen de briser le refus catégorique du comte Karolyi. Parce qu’il avait peur, les négociations traînant, d’éveiller à la longue l’inquiétude et l’impatience de la France ? Oui, sans doute, mais les raisons profondes, durables et nécessaires, les raisons de toujours étaient sous ces raisons d’une heure et leur donnaient une solidité invincible.

C’est Bismarck en personne qui l’avoue : « Pour me rendre compte de l’opportunité d’annexions en Autriche et en Bavière, je me posai la question de savoir si, dans des guerres éventuelles, les habitans, quand se retireraient les troupes et les autorités prussiennes, continueraient à rester fidèles au roi et à recevoir ses ordres ; je n’avais pas l’impression que la population de ces territoires, habituée à la vie bavaroise et autrichienne, nourrirait des sentimens bien favorables aux Hohenzollern[22]. » Plus loin : « Nous devons éviter de blesser grièvement l’Autriche, d’y laisser plus qu’il n’est nécessaire une rancune et un besoin de revanche. Il faut, au contraire, nous réserver la possibilité de renouer avec l’adversaire actuel et considérer en tout cas l’État autrichien comme une pièce de l’échiquier européen, et la reprise de nos bons rapports avec lui comme une manœuvre qui devra toujours être possible. » Et plus loin encore : « Pouvons-nous envisager de sang-froid l’avenir des pays qui forment la monarchie autrichienne, si elle doit être détruite par des insurrections hongroises ou slaves, ou bien encore tomber à une dépendance permanente ? Que mettrait-on à la place qu’occupa jusqu’à présent en Europe l’Etat autrichien, depuis le Tyrol jusqu’à la Bukowine ? De nouvelles formations dans ces parages ne peuvent avoir qu’un caractère constamment révolutionnaire[23]. Nous ne pouvons rien faire de l’Autriche allemande, que nous l’annexions en entier ou partiellement ; nous ne pouvons pas obtenir un renforcement de l’Etat prussien par l’acquisition de provinces comme la Silésie autrichienne et de parcelles de la Bohême ; une fusion de l’Autriche allemande avec la Prusse est irréalisable, et Vienne ne se laisserait pas gouverner comme une dépendance de Berlin. »

Fusion irréalisable, en effet, parce qu’à défaut d’unité nationale, il y a trop de longues unions, et, à défaut d’histoire nationale, trop d’histoires parallèles ou voisines ; parce que, mosaïque ou damier, si l’on veut, les carreaux en datent toutefois, les moins anciens, comme la Silésie, la Moravie et la Bohême, de 1526 ; d’autres, comme le Tyrol, de 1363 ou, comme la Carinthie, jointe à Salzbourg, de 1336 ; d’autres, comme la Styrie, de 1192 ou, comme la Haute-Autriche, de 1356 ; et le cœur enfin de la Monarchie, l’antique Marche d’Autriche, des environs de l’an 1000.

Les raisons de Bismarck avaient donc raison. Comment, avec une accoutumance de tant de siècles, — et sans croire plus qu’il ne convient à tout ce qu’on a écrit des deux natures, des deux âmes allemandes du Nord et du Sud, celle-ci molle et rêveuse, celle-là belliqueuse et âpre, — comment, avec cette qualité différente de germanisme, la germanisation ou regermanisation radicale, la prussification des parties allemandes de l’Autriche se ferait-elle assez vite, et assez aisément, et assez sûrement ? De l’avoir prise et de la garder, cette Autriche allemande, serait-ce pour l’Allemagne prussienne, en dernière analyse, et aux jours critiques, une force ou une faiblesse ? Serait-il bon pour elle d’avoir sous elle ou derrière elle ce fond mouvant d’Allemagne vague et diffuse ? Est-il certain qu’on en ferait ainsi une plus grande Allemagne ? Lorsque M. de Bismarck s’est interrogé là-dessus, en une heure où, s’il n’était pas tout à fait le maître, il ne lui fallait plus qu’un petit effort pour le devenir, il s’est répondu à lui-même par la négative. Il s’est lui-même arrêté par un : Non, plus catégorique encore que le refus de Karolyi. Il a, pour lui-même et pour autrui, formulé cette règle : « Nous devons considérer l’Etat autrichien comme une pièce de l’échiquier européen. »

Et non seulement Bismarck a vu que ce n’était pas l’intérêt de l’Allemagne, de son Allemagne, d’enlever à la Monarchie austro-hongroise ses provinces allemandes, mais il a vu que c’était son intérêt de ne pas les lui enlever. Il a compris non seulement l’utilité européenne, mais l’utilité allemande de l’Autriche : « Les traditions historiques et confessionnelles, la nature humaine et en particulier les habitudes transmises par les souverains font que l’étroite alliance entre la Prusse et l’Autriche, qui a été conclue en 1879, exerce une pression en quelque sorte concentrique sur la Bavière et la Saxe. Elle sera d’autant plus forte que l’élément allemand de l’Autriche, noblesse, bourgeoisie et peuple, saura marquer davantage son attachement à la dynastie de Habsbourg. C’est pourquoi les excès parlementaires de l’élément allemand en Autriche et leur action finale sur la politique dynastique ont menacé d’affaiblir le poids de l’élément national allemand, et même hors d’Autriche[24]. » Ainsi M. de Bismarck ne se sentait aucune tendresse pour M. de Schœnerer, ses quatre chevaliers teutoniques du Reichsrath, et la troupe plus ou moins nombreuse de ses féaux plus ou moins déclarés parmi les Allemands de Bohême : il a peu fait pour mériter leurs hommages et leurs monumens. Outre qu’il ne leur accordait sans doute pas un grand crédit auprès de leurs compatriotes, il ne pouvait perdre de vue qu’annexer à l’Allemagne prussienne 8 ou 9 millions d’Allemands d’Autriche, c’était annexer à l’Allemagne protestante 8 ou 9 millions d’Allemands catholiques, et par-là rompre l’équilibre des religions en Allemagne, dans l’Allemagne telle qu’il la voulait, telle qu’il la fallait à la Prusse.

Mais, aussi bien, rompre en Allemagne l’équilibre des religions, ne serait-ce pas y rompre, à cause de la manière dont protestans et catholiques s’y groupent géographiquement, l’équilibre du Nord et du Sud, autant dire l’équilibre de la Prusse et de l’Allemagne ? A une moitié d’Autriche qui, s’ajoutant à la Bavière, exercerait au dedans de l’Allemagne une action centrifuge par rapport à Berlin, Bismarck préférait, et ne s’en cachait pas, une Autriche qui, « du dehors, » exercerait, avec la Prusse, « une pression concentrique sur la Bavière et sur la Saxe. » Après avoir exclu l’Autriche de l’Allemagne, il n’était pas pressé de l’y réintroduire, même à l’état nominalement allemand. La crainte salutaire d’une Allemagne autrichienne contre-balançait heureusement en lui l’amour ou le désir, s’il l’eût éprouvé, d’une Autriche allemande.

Et comme il ne chevauchait pas la chimère, comme sa politique était la plus réaliste et la plus positive qui se puisse concevoir, comme il vivait le jour présent, minute par minute, et non, vingt ans à la minute, de fantastiques lendemains, il aimait mieux l’Allemagne ayant à ses côtés l’Autriche battue et alliée, que travaillée en ses entrailles par une Autriche déchiquetée et palpitante encore. — Ce mangeur formidable savait par expérience que, surtout lorsqu’on’ se repaît de nations, ce qui « profite », ce qui fortifie, ce qui fait « grandir, » ce n’est pas ce qu’on absorbe, c’est ce qu’on s’assimile. Et l’Allemagne, étant plus une sans l’Autriche, sans elle il la jugeait assez grande.


IV

Mais, s’il est au moins contestable qu’il soit de l’intérêt de l’Allemagne de devenir, aux dépens et sur les ruines mêmes de l’Autriche, cette « plus grande Allemagne » dont le contour commence à se dessiner dans les songes de quelques hommes d’Etat trop échauffés, un pareil agrandissement peut-il être de l’intérêt certain des autres puissances, éventuellement et hypothétiquement co-partageantes ? Fût-il de leur intérêt particulier, comme toutes les puissances ne co-partageraient pas, serait-il de l’intérêt de l’Europe en général ?

Premièrement, de l’intérêt des puissances co-partageantes. Par hypothèse, et en vertu du principe des nationalités, ces puissances seraient l’Italie, la Russie et la Roumanie, — réserve faite de la Hongrie.

L’Italie recevrait tout au plus le Trentin et les vallées ladines du Tyrol ; quant à Göritz, elle serait considérée par l’Allemagne comme le chemin ou la porte, et l’Istrie, comme le prolongement ou l’enceinte de Trieste. Avec Göritz et l’Istrie allemandes, une moitié des terres irredente, et non pas la moins aimée, serait plus que jamais et probablement à jamais irredenta : du jour où l’Allemagne les baptiserait allemandes, où elles entreraient dans le cercle impérial, il faudrait laisser là l’espérance. Et le spectacle ne manquerait pas d’être instructif autant que piquant et même paradoxal, de voir la Triple Alliance aboutir, pour le seul avantage d’un des alliés, à la destruction de l’autre et à la spoliation du troisième.

Quoique agrandie vers l’Ouest, la Russie s’en trouverait retournée fatalement vers l’Asie. Elle aurait beau recevoir sa très large part, les pays slaves du nord de la Monarchie, Galicie, Moravie, pays slovaque, Bohême, et les pays slaves du sud, Carinthie méridionale, Carniole, Croatie, Slavonie, et au besoin Bosnie-Herzégovine ; elle aurait beau venir, sur la côte dalmate, jusqu’à l’Adriatique, elle n’y gagnerait pas tant qu’on pourrait le penser. Car son slavisme est autre que le slavisme polonais, qui est autre que le slavisme tchèque, qui est autre que le slavisme slovaque, qui est autre que le slavisme slovène, qui est autre que le slavisme croate, qui est autre que le slavisme serbe. Et il n’y a pas d’apparence que, malgré quelques légers symptômes en sens contraire, tous ces types hétérogènes se ramènent d’ici longtemps à un type supérieur ; et, puisque le volume des États n’est pas tout, il n’est pas à croire que, cette diversité se fondant en unité, ces minerais slaves forment, aux mains de la Russie, un métal slave d’une densité suffisante.

Il y a à cela d’autant moins d’apparence que la première de ces annexes slaves à la grande Russie, celle du nord de l’Autriche, serait et resterait isolée de la seconde, celle du sud, par une Hongrie qui vivrait comme elle pourrait. Et il n’y aurait pour la Hongrie qu’une manière de pouvoir vivre, qui serait de s’accoler à l’Allemagne, de marcher dans son ombre, et d’être pour elle comme un hinterland, au-delà de la Leitha, sur les deux rives du Moyen-Danube et de la Theiss. Par goût et par peur des slavismes conjurés contre elle, la Hongrie ne penche que trop du côté de l’Allemagne ; elle y verserait infailliblement par nécessité. Pour ce qui est d’une grande Roumanie, elle-même contribuerait à accroître encore en Europe la place démesurée de l’Allemagne en séparant la Russie, fût-ce la plus grande Russie, de sa clientèle ou de ses dépendances slaves de la péninsule des Balkans, en lui barrant la route de Constantinople, en lui fermant ainsi l’Orient européen, et en contribuant ainsi à faire d’elle une puissance moins européenne qu’asiatique.

Et l’Europe ? Il n’y aurait plus d’Europe. Le continent qui s’est appelé de ce nom serait coupé en deux par le milieu : une Allemagne, une Russie. A ses extrémités et comme en marge, quelques États de deuxième, troisième ou quatrième rang, des États qui n’auraient plus de rang, qui traîneraient misérablement une existence précaire et tolérée, et sur lesquels l’un des deux colosses n’aurait qu’à s’abattre pour les écraser, les broyer, les mêler à la poussière des nations déjà disparues. Or, si le colosse russe regarde vers l’Orient et tomberait vraisemblablement en Asie, vers quoi regarde le colosse allemand, et où tomberait-il ? Il n’est point de compensation pour tout ce qui en Europe n’est pas l’Allemagne ou la Russie, supposé que l’on en offre ou que l’on en accorde, — je dis qu’il n’en est absolument point, — qui vaille le prix dont elle serait alors payée, et puisse excuser la folie de courir un tel risque.


V

Que conclure de ces faits et de ces déductions ? Que, pour qu’il y ait une Europe, il faut qu’il y ait une Autriche en Europe. Faite, comme elle est faite, de cinq ou six peuples ou fractions de peuples, sans consistance et sans résistance, l’Autriche est l’idéal de l’État-tampon. Trop faible à elle seule pour inquiéter, assez forte pour maintenir, elle est comme un gage et une condition de la paix européenne. Dans la classification des puissances, elle relève plutôt du système ancien des Marches, que du système des grands États modernes, unifiés et concentrés. Elle continue l’Allemagne et en quelque sorte elle l’atténue par la Marche germanique de ses provinces du nord-ouest et de l’ouest ; elle continue et elle atténue la Russie par la Marche slave de ses provinces de l’est et du nord-est. Quel danger nouveau ne résulterait-il pas de ce que le contact entre l’Allemagne et la Russie, déjà périlleux sur la Vistule, se ferait désormais sur une frontière incomparablement plus étendue, et, si le mot est permis, plus entrante ? Avec la Hongrie comme hinterland, l’Allemagne se glisserait sous la Russie, presque jusqu’aux Carpathes ; mais, avec la Bohême tchèque, la Russie pénétrerait dans l’Allemagne, presque jusqu’à l’Erz-Gebirge et au Böhmer-Wald ; elles s’emmêleraient, s’enchevêtreraient l’une dans l’autre, et il n’y aurait bientôt que l’épée pour les débrouiller. Voilà à quoi l’Allemagne et la Russie, et, par elles, l’Europe entière serait condamnée, si l’Autriche n’existait pas. Si donc l’Autriche n’existait pas, l’Europe devrait l’inventer. Et puisque l’Autriche existe, l’Europe doit tout faire pour la conserver.


Mais l’Europe, — et c’est peut-être la vraie question préalable, celle par l’examen de laquelle il faudrait commencer, — l’Europe est-elle réellement menacée de la disparition de l’Autriche ? Les temps de la dissolution sont-ils réellement accomplis pour la monarchie des Habsbourgs ? Est-elle réellement à la merci de l’accident à la fois prévu et inévitable, du grand accident de toute existence mortelle ? Cet accident, quand il se produira, ouvrira-t-il réellement une crise ? Ouvrira-t-il réellement la crise, celle que les chancelleries semblent attendre, et pour laquelle certaines d’entre elles semblent se préparer, avec plus ou moins d’esprit politique et plus ou moins de sens pratique ?

Le secret n’en est ni à nous ni à personne. Il se peut que la crise se produise ; il est probable qu’une crise se produira, mais il est probable aussi qu’elle n’affectera, et, dans tous les cas, il est possible qu’elle n’affecte, au début du moins, que la forme intérieure de la Monarchie austro-hongroise, nullement sa forme extérieure, internationale et européenne. Autrement dit, il se peut qu’au dualisme succède le trialisme, qu’une monarchie à trois termes remplace cette monarchie à deux termes, que le jeune Empereur soit roi de Bohême comme il sera roi de Hongrie, qu’il se fasse couronner à Prague comme à Vienne et à Budapest. Il se peut que la crise s’arrête là ; il se peut qu’elle ne s’arrête qu’à un fédéralisme à plus de trois termes, et c’est dès lors que les incidences et les contre-coups en Europe en seraient sérieusement à redouter.

Aussi toute l’Europe ne peut-elle que souhaiter ou qu’elle ne s’ouvre pas ou qu’elle s’arrête au plus vite et au plus près ; toute l’Europe qui, — pour reprendre l’image du rocher, — est intéressée à avoir à son centre, où elle lui pèse infiniment moins, cette éponge de nationalités qu’est la Monarchie austro-hongroise, au lieu d’y avoir, comme elle l’y aurait, le lourd « rocher de bronze » de l’Allemagne prussienne, grossi et alourdi encore du bloc rendu compact de l’Autriche allemande.


CHARLES BENOIST.

  1. Les Origines de la France contemporaine. La Révolution, la Conquête Jacobine, 22e édit., in-12, t. V, p. 164.
  2. Aux termes de la Pragmatique Sanction de 1713 (Hongrie 1723), expressément rappelés par le Compromis de 1867.
  3. Pour ce qui concerne spécialement la Bohême dans toute cette première partie, consulter l’Ubersichst-Karte des Königreiches Böhmen, de J.-E. Wagner, Prague, 1896, Kytka.
  4. Sur 29 300 kilomètres carrés et 960 000 habitans, pour la province tout entière.
  5. Sur 10 333 kilomètres carrés et 370 000 habitans.
  6. Sur 22 449 kilomètres carrés et 1 320 000 habitans.
  7. Sur 51 948 kilomètres carrés et 5 960 000 habitans.
  8. Sur 5 153 kilomètres carrés et 630 000 habitans.
  9. Sur 22 231 kilomètres carrés et 2 330 000 habitans.
  10. La population allemande de l’Autriche ne s’élève en tout qu’à 8 840 000 habitans (avec les Allemands de Hongrie, et pour toute la Monarchie, 10 960 000). Mais il est évident que, dans les parties allemandes de l’Autriche qui seraient par hypothèse annexées à la « grande Allemagne, » il y a un certain nombre d’habitans non allemands dont la fortune devrait suivre celle de la majorité. Tous les chiffres que nous donnons sont empruntés à l’excellent Geographisch-statistiscker Taschen-Atlas von Œsterreich-Ungarns du professeur A. -L. Hickmann. Vienne, 1895, Freytag et Berndt.
  11. Altitude moyenne de 100 à 300 mètres.
  12. De 300 à 500 mètres.
  13. Voici les chiffres pour les autres provinces qui, hypothétiquement, en vertu du principe des nationalités, seraient annexées à la « grande Allemagne. »
    Vin : Moravie, 206 000 hectolitres ; Styrie, 253 000 ; Tyrol, 432000.
    Bière : Carinthie, 175 000 hectolitres ; Tyrol, 277 000 ; Salzbourg, 348 000 ; Silésie, 372 000 ; Styrie, 804 000 ; Haute-Autriche, 1 050 000.
  14. Autres industries : papier, 38 millions de florins : cuirs, 30 millions ; verres, 30 millions ; articles d’industrie graphique, 24 millions ; musique et instrumens scientifiques, 5 millions ; articles inflammables, 2 millions.
  15. Voyez, dans le Statistischer Atlas de M. Hickmann, les tableaux 29 et 30.
  16. Hickmann, Statistischer Atlas, tableau 26.
  17. Sauf pour les télégrammes, où la Dalmatie s’avance au troisième rang : mais la Galicie et la Bukowine restent toujours au dernier.
  18. L’excédent des naissances sur les décès, qui, pour l’Autriche entière, s’exprime par une moyenne de 11 pour 1000, monte en effet à 14 pour 1000 en Galicie, à 18 pour 1 000 en Bukowine.
  19. Voyez les Pensées et Souvenirs du prince de Bismarck, traduction de M. Ernest Jyglé, t. II, p. 45.
  20. Pensées et Souvenirs ; t. II, p. 50.
  21. Pensées et Souvenirs, II. p. 48.
  22. Ibid., p. 46.
  23. Pensées et Souvenirs, II, p. 52-53. — Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1898, notre article : l’Autriche future et la future Europe.
  24. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 91-92.