L’Europe et le Directoire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 144-174).
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L’EUROPE ET LE DIRECTOIRE

V.[1]
LA RÉVOLUTION DE BRUMAIRE


I

La France était entreprise au sud, à l’est, au nord. Le 19 septembre et le 6 octobre 1799, Brune battit, en Hollande, les Anglo-Russes et les força de se rembarquer. Le 25 et le 26 septembre, Masséna battit, en Suisse, les Austro-Russes, et Souvorof, qui déboucha, éreinté, des montagnes, dut se replier sur le lac de Constance, hors d’état de continuer la campagne. Le 18 septembre, l’archiduc Charles, menacé sur ses deux flancs, évacua Manheim. A Gênes, Moreau contenait les Autrichiens. Paul Ier voyait se dissiper le grand arbitrage qu’il avait rêvé. Les convoitises des Autrichiens l’indignaient. La défaite de ses troupes le consterna. Il était dégoûté de la coalition : le 22 octobre, il la rompit. La France, par un sursaut d’énergie patriotique, par un réveil de son génie militaire, par l’effet aussi des conflits entre les alliés, a écarté le péril de l’invasion et repoussé l’ennemi au-delà des frontières que la Convention avait prescrites à la République. Mais ni la République n’est assise au dedans, ni les frontières ne sont assurées au dehors. L’Europe ne les reconnaît point. La France s’est simplement replacée dans les conditions où elle était en 1795, après que Pichegru avait conquis la Hollande, lorsque les Prussiens se retirèrent de la coalition. Comme en ce temps-là, il restait à battre les Autrichiens et à réduire les Anglais. La campagne de Moreau en Allemagne, celle de Bonaparte en Italie, le congrès de Rastadt, le projet de descente en Angleterre et le grand dessein de coalition du continent contre les Anglais étaient à recommencer, si l’on voulait la paix dans les conditions où on l’avait esquissée à Campo-Formio et rédigée à Rastadt. Or, on n’en concevait pas d’autres : les limites naturelles, avec leurs garanties et leurs avant-postes : la Hollande, la Suisse dépendantes, l’Allemagne réformée et transformée, le Piémont assujetti ou réuni, l’Italie divisée en républiques, arrachée des mains de l’Autriche, et la France dominant la Méditerranée.

Tout le monde ne discerne point les conditions et les conséquences de la conquête des « limites » ; mais à part les financiers, partisans de la paix à tout prix, à part Talleyrand qui continue, timidement, à professer dans le vide les doctrines qu’il insinuait, en 1792, à Danton, personne en France n’entend, sans la frontière du Rhin, la paix républicaine. Quant à l’abandon de l’Italie, de la Hollande, de la Suisse, ceux mêmes qui n’y verraient pas un péril pour les « limites », y verraient une honte, une renonciation à la suprématie légitime de la République, prix et sanction de ses victoires. Plus que jamais ces mots : monarchie, contre-révolution, anciennes limites, se confondent. « Pour obtenir la paix, écrivait La Revellière dans un mémoire apologétique du Directoire, il faudra, sans doute, évacuer l’Egypte et la Syrie ;… il faudra indemniser la Porte, les beys, les mameloucks !… Il faut de suite évacuer Malte et abandonner l’Italie, la Suisse et la Hollande, renoncer à tout projet de limites naturelles, restituer tous les pays réunis, nous renfermer dans les anciennes limites de la France et rappeler le prétendant ! »

Donc la guerre et encore la guerre, et, dès le printemps, « la porter jusqu’au cœur de l’Allemagne et reconquérir l’Italie. » C’est le plan que développe le ministre qui a remplacé Bernadotte à la Guerre : Dubois-Crancé. Mais, reportant ses regards sur l’intérieur, ce conventionnel en qui survivait la vieille énergie des comités, ajoute aussitôt[2] : « Au milieu des plus brillans succès qui, s’ils étaient continus, assureraient à la République une paix prompte et glorieuse, je ne dois pas vous dissimuler que la France touche au moment d’être plongée dans une situation plus alarmante que lorsque l’ennemi menaçait ses frontières. »

On avait entrevu l’invasion, la Terreur ; le danger, l’horreur furent tels que le Directoire ne s’en releva pas. Le cauchemar écarté, tous s’accordèrent à reprocher au Directoire d’avoir attiré le péril, personne ne lui sut gré de la victoire. « On criait : Vive la République ! vivent nos braves armées ! rapporte une note de police. Chacun désirait encore plus particulièrement la paix pour la fin de la campagne, en manifestant le désir de voir le commerce reprendre son ancienne splendeur. » Car on avait encore, on eut jusqu’en 1812 l’illusion que « la campagne finirait », et que les Anglais capituleraient. Et on appelait d’autant plus avidement cette paix que, malgré l’administration désastreuse du Directoire, la France, grâce à la fertilité de sa terre, à son labeur, à l’économie de ses habitans, se sentait en état d’en profiter. Les récoltes avaient été bonnes, durant les dernières années, et le pain s’était vendu cher. Toute la jeunesse valide était aux armées, la main-d’œuvre augmentait dans les campagnes. Les impôts ne frappant que les ci-devant riches, désormais ruinés, le Trésor était vide ; mais le paysan, qui criait misère, ne payait pas les taxes, ou les payait dérisoirement, en papier. Il refusait d’acquitter ses fermages, ses dettes mêmes, et ce refus opposé à des parens d’émigrés passait pour patriotique. Il « mettait de côté », et sous la forme la plus sure, en achetant à vil prix, en payant en assignats, les biens nationaux, et, la terre ainsi acquise, il la cultivait avec amour, prêt à la défendre avec férocité. L’argent pouvait être pris par les agens du fisc, par les chauffeurs ; mais la possession de la terre, liée à l’existence même de l’Etat, associait le paysan à la fortune de la République ; elle faisait de l’Etat le garant de la fortune du paysan. Dans les villes, faute de commerce, on avait l’agio. Les financiers adroits, qui avaient accaparé l’or, réclamaient la paix qui leur permettrait de consolider leurs bénéfices, d’employer leur capital avec plus de sécurité que dans la spéculation des fournitures de guerre, de le placer avec plus de sécurité que dans des créances usuraires sur les caisses banqueroutières de l’Etat. Nul n’admettait un retour au passé, qui aurait supprimé l’égalité, dépouillé le citoyen de ses biens, arrêté toutes les espérances de travail et de bien-être. Mais si on s’attachait de plus en plus à la Révolution, dans son œuvre de liberté civile, dans ses réalités, si l’on avait hâte d’en jouir, on se détachait de plus en plus de son œuvre politique, avortée, la liberté. La République demeurait le nom du gouvernement accepté par l’immense majorité des Français, mais cette majorité concevait la République selon ses besoins et ses désirs, c’est-à-dire que la forme du pouvoir était indifférente, pourvu que le pouvoir fût fort, organisateur, tutélaire à la démocratie laborieuse, encourageant à l’épargne. On se souciait fort peu par qui et comment les lois seraient faites, pourvu qu’elles répondissent aux nécessités immédiates de la vie. Chacun réclamait le code civil ; fort peu se souciaient de la constitution. Je lis dans une lettre adressée de Limoges, en octobre, par un chef de brigade, très républicain, à son frère, régicide, Boutroue : « La masse de la nation, au fond, est bonne, ou du moins, si elle ne l’est pas effectivement, activement, elle ne demande qu’à l’être ; je puis te l’affirmer, car j’ai observé bien des choses en traversant nos départemens du midi… D’un moment à l’autre et à l’instant où l’on s’y attend le moins, il peut arriver des événemens qui changent totalement la face des choses[3]. » Partout, sous toutes les formes, se manifestent cette attente d’un lendemain, cet appel à l’inconnu ; c’est que l’on se sent plein de vie, plein de santé, mais entravé, mais étouffé, et que, ne pouvant pas rompre les liens, on cherche une main qui les tranche. Les factions sont si lasses d’elles-mêmes, si dégoûtées surtout les unes des autres, qu’elles sont prêtes à se soumettre à un arbitre commun, ne fût-ce que par rivalité.

Cet état d’esprit, confus chez la plupart des Français, se trahit chez les brouillons politiques, par les cabales les plus bizarres, les propos les plus incohérens. Les royalistes sont obsédés par la chimère d’un Monk. Les modérés ne le sont pas moins par celle d’un Guillaume d’Orange, qui succéderait directement à la République, sans passer par les Stuarts. « Le retour de la paix », disait à Sandoz Sainte-Foy, maître intrigant et l’un des « faiseurs » de Talleyrand, « pourrait dépendre uniquement du rétablissement d’une monarchie constitutionnelle. Si cela arrivait, les suffrages des autorités et de la saine partie de la nation ne se décideraient pas pour un Bourbon… Les suffrages se déclareraient plutôt pour un prince allemand et protestant. » Sainte-Foy insinue le nom du prince Louis-Ferdinand de Prusse ; d’autres, survivans de 1792, pensent encore à Brunswick ; d’autres, à un cadet d’Espagne ; les plus prévoyans enfin, les plus adroits, mais les plus prudens aussi, pensent tout bas au Duc d’Orléans, car il y a un parti « orléaniste » qui couve, gagne sourdement sans qu’on le déclare, mais qui se décèle, çà et là, à la surface par une parole, un acte significatifs.

Talleyrand, rendu aux loisirs, esquisse une constitution, inspirée de celle de 1791 et de celles que Bonaparte a données aux Italiens, une sorte de compromis entre le régime de Brumaire et la charte de juillet 1830. Sieyès élabore son projet de gouvernement : deux consuls, l’un civil, l’autre militaire ; le premier ordonnant, le second agissant ; deux conseils, l’un, le tribunat, discutant les lois ; l’autre, le corps législatif, les votant ; au-dessus des uns et des autres, un sénat conservateur et un grand électeur, juge des consuls, régulateur et horloger supérieur de toute la machine. Il prépare aussi le plan du coup d’Etat qui opérera cette révolution ; ce plan repose tout entier sur le droit qu’a le conseil des Anciens de transporter le Corps législatif hors de Paris. Mais, pour persuader les Anciens, il faut qu’ils aient peur d’une journée, il faut qu’ils aient confiance en un sauveur. La journée ou le complot sont affaire de haute police, Fouché s’en chargerait. Reste le sauveur, et ceci ramène à l’armée, à laquelle il faut bien revenir, puisqu’il s’agit d’un coup de force. « Ce n’est pas le Directoire, écrivait alors Sandoz, ce sont encore moins les jacobins, et ce sont aussi peu les deux Conseils qui décideront la transmutation de la république en monarchie, non certainement ; mais ce sont les armées »…

Les armées, justement parce qu’elles étaient très nationales, avaient subi les mêmes transformations que la nation. Tout le caractère de la guerre a changé, depuis 1794, par le seul fait que, portée au dehors de la France, au-delà des anciennes frontières, au-delà même des « limites naturelles », la guerre est désormais et restera, à moins d’une catastrophe de la République, une guerre de conquête. C’est une affaire toute militaire, non plus celle de volontaires engagés pour une campagne d’indépendance, mais celle de soldats de profession, qui, entrés aux armées, bon gré, mal gré, y restent par goût, par ambition, par impossibilité de rentrer chez eux et de vivre dans leur pays. On avait eu, de 1792 à 1794, la sortie en masse d’un peuple assiégé défendant sa cité, ses dieux, son droit, ses tombeaux ; on avait entrevu, quelques semaines on 1792, et revu, sur le Rhin, au temps de Marceau et de Hoche, à Naples, au temps de Championnet, la croisade exaltée d’un peuple qui croit posséder la recette du bonheur et va propager parmi les nations la justice et la fraternité ; maintenant, c’est la carrière glorieuse et fructueuse d’une race d’hommes qui se croit supérieure aux autres par ses institutions et sa révolution ; guerre faite aux États pour s’agrandir et s’enrichir à leurs dépens, pour gouverner les peuples, les régénérer en les soumettant, dans leur intérêt même et pour leur plus grand bien. Après tant de Romains de théâtre, on voit ici apparaître les vrais républicains de Rome, conquérans et régens de l’univers. On avait eu les armées purement patriotes, puis les armées généreuses ; on aura désormais les armées fières et magnanimes, mais surtout fières.

Et ces armées conquérantes vont trouver dans les conditions mêmes créées par la Révolution en France le recrutement qui leur convient. Les fils de paysans, enlevés par la réquisition, trouveraient, en rentrant chez eux, la maison occupée par le frère dispensé du service, les filles mariées ; ils restent au régiment et tachent de gagner des grades. Le petit peuple des villes, faute d’industrie et de commerce, n’a pas d’autre avenir que la guerre, et cet avenir est le seul qui convienne aux habitudes de licence, aux rêves ambitieux, aux besoins d’émotions violentes que la Révolution a développés. Ajoutez les fils de petits bourgeois, ceux surtout des petits nobles campagnards qui ont échappé aux proscriptions. L’armée avait été leur refuge pendant la Terreur ; elle devient leur seul moyen d’exister, de se refaire une fortune. Les écoles étant fermées, les églises supprimées, cette jeunesse n’a ni principes religieux, ni principes civiques, rien qu’un germe de culture classique, semé par le prêtre marié, réduit à la famine, enseignant, pour ne pas mendier : quelques vers de Virgile et quelques lectures de Plutarque. Tout dans cette jeunesse est tourné au plaisir, à la gloire, à l’honneur, au jeu de la vie et de la mort, à la grande aventure qui se rompt par un coup de foudre ou se dénoue dans l’opulence, avec les dignités, les titres, les couronnes même. Ils sont affamés, oisifs, inquiets, héroïques et comme travaillés par un excès de sang. C’est cette troupe turbulente et guerrière, abandonnée à la main qui la dirige, qui fait le destin de l’Europe. La vieille Europe sera leur colonie.

Ce n’est pas qu’ils renoncent à voir la fin de la guerre, et ne se bercent, ainsi que tous les Français, d’un rêve confus d’utopie ; mais ils conçoivent la république comme un d’Artagnan, sous Louis XIV, concevait la royauté, et ils ajournent la paix universelle au jour où ils seront les maîtres de toutes choses. Cependant ils ne sont point monarchistes : une monarchie ramènerait des favoris, des privilégiés, des courtisans qui accapareraient les grades et les emplois. Ils reconnaissent la nécessité d’un chef, mais ils le veulent tiré de leurs rangs, élevé par eux, expression de leur force, garant de leur suprématie dans la république. En attendant, ils crient misère dès qu’ils cessent de se battre.


II

Sieyès cherchait l’homme. « Nous n’avons pas une épée. Que votre frère n’est-il ici ! » disait-il à Lucien, le plus remuant, le plus intelligent, le plus ambitieux des frères de Bonaparte, conspirateur dans l’âme, comédien et politique, républicain d’ailleurs en sa conception de démocratie autoritaire et qui, pour s’être poussé aussi vite dans les assemblées que son frère sur les champs de bataille, se croyait un Bonaparte supérieur, étant le Bonaparte civil : il rêvait pour lui-même une place dans le Consulat futur et travaillait pour son propre compte, fort peu empressé de voir revenir Napoléon[4]. Sur ces entrefaites on reçoit des nouvelles. Le 5 octobre, le jour même où l’on avait appris la retraite définitive des Russes, on lit aux Conseils un bulletin prestigieux de Bonaparte, où la retraite forcée de Jaffa s’efface devant l’éclat de la bataille d’Aboukir. Les députés, debout, écoutent et acclament ces phrases qui résonnent comme une ode triomphale, avec une musique d’opéra. Le 10, ils lisent cet autre bulletin, de la campagne de Syrie : « Le général Murat a pris possession de Saffet, l’ancienne Béthulie. Les habitans montrent l’endroit où Judith tua Holopherne. Le même jour, le général Junot prit possession de Nazareth…, le général Kléber se porta entre le Jourdain et l’ennemi, tourna le Mont-Thabor. »

Que sont auprès de ces aventures épiques qui réveillent les échos des Croisades, à côté de ces noms sacrés que tous les hommes, encore que devenus athées ou philosophes, ont balbutiés dans leur enfance ; que sont les noms rudes, âpres et ingrats des bourgades suisses où l’armée d’Helvétie a remporté ses obscures et salutaires victoires ! Ce n’est ni Brune, ni Lecourbe, ni Masséna même que le peuple appelle à l’œuvre attendue de finir la Révolution. Les Conseils leur votent des félicitations solennelles et le public leur décerne des couronnes aux théâtres. Mais leur nom ne soulève ni enthousiasme, ni espérance. Ils ne passent point pour hommes d’État ; de plus, la guerre qu’ils ont menée, c’est la guerre commune, la guerre d’indépendance, la guerre de limites. Celle que raconte Bonaparte, c’est la guerre d’extension, de suprématie, celle qui donnera la paix glorieuse et magnifique. Et c’est pourquoi ses bulletins de victoires éblouissent tous les yeux et font oublier que la patrie, naguère en danger, vient d’être sauvée en Hollande et en Suisse. Le 13 octobre, le Directoire apprit que Bonaparte avait débarqué à Fréjus, que les autorités l’avaient dispensé de la quarantaine et qu’il arrivait en poste, acclamé par les populations. Moreau, mandé par Sieyès, arrivait en même temps. Le soir, il dînait chez Sieyès avec Baudin des Ardennes, ancien conventionnel. « Devinez, leur dit Sieyès, ce que j’ai à vous annoncer… Bonaparte vient de débarquera Fréjus. — Eh bien ! répliqua Moreau, voilà votre homme. Bonaparte vous convient bien mieux (que moi) ; il a plus que moi la faveur du peuple et celle de l’armée. » Le saisissement et la joie de Baudin furent tels qu’il en mourut dans la nuit. La nouvelle se répandit, portant la stupeur chez les chefs de parti, l’ivresse dans le public.

Le Directoire cependant se demande s’il ne fera pas arrêter Bonaparte qui a violé les lois sanitaires, et s’il ne le traduira pas devant un conseil de guerre. C’est l’avis de Bernadotte. Les Directeurs voudraient ; ils n’osent. Ils sentent la poussée populaire ; ils plient avec la « docilité » dont le confident de Barras les louait si fort, au temps de Campo-Formio. Ils ont quelque honte pourtant à ratifier le fait accompli, à célébrer comme une victoire cet abandon de toute une armée, cette violation d’une loi de santé publique. Mais ils se rappellent que, le 20 septembre, ils ont fait écrire au général : « Le Directoire vous attend, vous et les braves soldats qui sont avec vous. » Bonaparte a rencontré, en Provence, le courrier porteur de cette dépêche. L’opinion ne veut, ne voit que Bonaparte : elle jugera qu’il a simplement devancé les instructions des Directeurs. Ils prennent alors l’expédient, gauche et louche, d’insinuer la nouvelle à la suite d’un bulletin de l’armée de Hollande qui est lu aux Conseils dans la séance du 14 : « Le Directoire vous annonce avec plaisir qu’il a aussi des nouvelles de l’armée d’Egypte. Le général Berthier a débarqué à Fréjus avec le général en chef Bonaparte. » Ici, porte le compte rendu des Cinq cents, les cris de Vive la République ! interrompent la lecture ; l’assemblée entière est debout, « aux accens d’une musique guerrière », ajoute le journal officiel du Directoire. Dans les théâtres, ce furent des cris de joie, des transports orgueilleux. Les représentations s’interrompirent pour donner cours aux ovations, aux chants patriotiques. On s’embrassait en pleurant dans les rues. « Il semblait, rapporte un contemporain, que la France ne pût être sauvée que par lui ; le souvenir de ses exploits passés éclipsait les victoires récentes. » On ne parle que de son retour, portent les notes de police : « Les royalistes en gémissent et disent en soupirant : Nous voilà en république pour longtemps. Les exclusifs — lisez jacobins — disent au contraire qu’il vient en France pour river leurs fers. Les deux factions font tous leurs efforts pour calomnier les intentions de ce général et du Directoire, mais ils ne peuvent altérer la joie des vrais amis de la liberté. »

Sieyès avait pris son parti. Ne pouvant réussir s’il avait Bonaparte contre lui, il fallait qu’il eût Bonaparte avec lui. « Le sort en est jeté, dit-il à Lucien. Ce n’est plus le temps où cedant arma togæ ! Nous n’avons pas dans notre pays d’institutions publiques capables d’imposer des limites à l’enthousiasme de la foule… C’est autour de votre frère maintenant qu’il faut tous nous grouper. »


III

Arrivé à Paris le 16 octobre, au matin, Bonaparte se rendit à sa maison de la rue Chantereine ; puis, en costume civil, en redingote avec un cimeterre turc attaché par un cordon de soie, il alla saluer, au Luxembourg, Gohier, président du Directoire. L’entrevue fut courte et froide. Le surlendemain, vinrent, avec la réception officielle, les effusions de commande. Bonaparte justifia son retour par le salut de l’Etat, et jura, sur son épée, qu’elle ne serait jamais employée « que pour la défense de la République et celle de son gouvernement », serment qu’il était bien décidé à tenir lorsqu’il serait lui-même le gouvernement de la République. Gohier lui donna l’absolution directoriale : « Votre présence ranime dans tous les cœurs le sentiment glorieux de la liberté ! » La salle était remplie de citoyens.

Chacun ensuite rentra chez soi, et la guerre de mines commença entre la rue Chantereine et le Luxembourg. Moulin ne comprenait rien, Gohier se méfiait de tout, Roger Ducos se réservait, Sieyès attendait Bonaparte, Bonaparte attendait Sieyès, et Barras guettait, cherchant à qui se vendre, prêt à recevoir le premier qui frapperait à sa porte, à suivre tout passant qui lui ferait un signe. Bonaparte interrogeait, observait, ménageait tout le monde. Il sentait s’élever autour de lui cette popularité qui lui avait manqué en 1797, après Campo-Formio, et qui permet de tout oser, parce qu’on est sûr que le succès justifiera tout ; tout, sauf un coup de main purement militaire, une brutale révolution de caserne.

Il convient que les formes soient respectées ; que l’on suive les précédens et que le peuple voie la Révolution se finir comme elle a commencé. Depuis le commencement de la Révolution, la force, populaire ou militaire, a décidé de toutes les crises ; mais ceux qui l’ont mise en mouvement se sont toujours réclamés du salut public ; leur objet a toujours été de commander, par la peur, aux assemblées investies, envahies, un décret motivé sur la raison d’État ; le pouvoir qui est sorti de l’œuvre de force a toujours été un pouvoir civil. Ce sont toujours les mêmes Français, élèves et continuateurs des Romains. César était magistrat et pontife, en même temps qu’il commandait les armées, et sa magistrature primait son commandement. Le roi de France faisait et défaisait la loi, mais il le faisait par son parlement, qu’il contraignait en forme solennelle, dans ses lits de justice. La République ne pouvait être tuée que juridiquement. Ni le peuple, ni l’armée ne se seraient prêtés à une expulsion cynique des députés, à une usurpation militaire. Il fallait que la nouvelle révolution parût une réforme et parût ordonnée aux Conseils par la voix publique. Il fallait que le dictateur parût délégué en quelque sorte par l’opinion et reçût son investiture du Corps législatif. L’armée ne devait figurer que pour porter les ordres du peuple et les faire exécuter. Bonaparte le savait ; c’était non seulement une nécessité, dans l’état des mœurs publiques, c’était son intérêt propre d’arriver au pouvoir par un coup d’Etat parlementaire, et d’arriver au pouvoir civil.

Il a pour lui la masse qui, depuis 1789, a tout porté dans la Révolution, oscillant de droite à gauche, mais allant toujours, d’instinct, au plus urgent, simplifiant toutes les idées et rompant de son choc formidable toutes les mesures des politiques. C’est la foule paysanne et bourgeoise, tout ce qui a besoin d’ordre, de sécurité, tout ce qui veut travailler, acquérir, conserver, tout ce qui par les biens nationaux, par les emprunts, par les emplois, vit de l’État et, en vivant, a besoin d’un État puissant, d’un État payant bien. Il a tous ces modérés, tous ces politiques, ce grand parti qui avait fait la force de Henri IV contre les Ligueurs et contre les Huguenots, celle de Richelieu et, toujours, après les grands troubles, a ramassé et reconstitué l’État. « Tous, dit un contemporain, Rœderer, qui mieux que personne a ressenti et traduit les impulsions de cette classe moyenne, tous étaient si fatigués des tentatives désastreuses, si consternés de leur impuissance, si effrayés du retour de la démagogie ; et tant de joie, d’admiration et d’amour s’épanouissaient dans tous les cœurs depuis le retour du héros, que, sans s’arrêter à l’idée de lui déférer l’autorité, tout le monde la lui reconnaissait, il l’avait réellement… » Il se faisait une « démission générale » en sa faveur.

C’était presque tout le monde ; ce n’était pas tout le monde. Bonaparte avait pour lui la Révolution anonyme ; il avait contre lui, en très grande partie, ce qui avait déployé un caractère, ce qui subsistait de pur dans la Révolution. Mais ces adversaires de Bonaparte se déchiraient entre eux depuis 1792 et continuaient de se haïr ; ils ne rêvaient que de s’expulser de la République ; nul d’entre eux, depuis 1789, n’avait jamais su résister à la poussée populaire ; ils n’avaient pu qu’en être écrasés ou s’en laisser porter. En premier lieu les jacobins : ils ont la majorité aux Cinq cents ; mais c’est une majorité récente, fort incertaine. Ils se réclament du salut public, mais l’opinion qui entrevoit un retour de la Terreur se détourne d’eux. Ils sont impopulaires, et leur impopularité, la crainte qu’ils inspirent, leurs menaçantes et troubles complicités avec les anarchistes, sont et seront une des principales forces de Bonaparte, un de ses plus puissans moyens d’action sur le public. Ajoutez quelques républicains, indéfiniment illusionnés, pour lesquels la Révolution a été une religion, et les crises, même la Terreur, des nécessités sacrées, comme des mystères du salut public ; mais ce sont des prophètes, quelque chose comme les protestans du midi, après la Révocation et les dragonnades. Ils entretiennent secrètement leur culte ; en ce moment, ils ne comptent pas. Le gros des anciens jacobins demeure peuple, et suit le peuple, pour le gouverner. Ils ont goûté du pouvoir, ils sont aptes à l’exercer ; ils subiront Bonaparte, ils le seconderont même, pourvu qu’il leur garantisse l’essentiel de la Révolution, la liberté civile, et leur donne dans l’Etat des places de sûreté contre leurs adversaires. S’il faut un militaire, ils préfèrent celui-là. De tous, c’est le plus civil, disait Cabanis.

Dans l’armée, Bonaparte trouve des compétiteurs et des jaloux ; mais la masse, ici encore, est avec lui et le suivra aveuglément. Il fait travailler les incertains ; il leur fait entrevoir, dans son consulat futur, la ruine des ennemis de l’armée, commissaires, avocats, agioteurs ; l’avancement, les grades ; la république glorifiée dans ceux qui l’ont si brillamment servie et l’ont tant de fois sauvée. Sur trois régimens de cavalerie, deux viennent de l’armée d’Italie, et sont sûrs. Leclerc, Lannes, Murat, Marmont, Eugène de Beauharnais se chargent d’endoctriner et d’embaucher les officiers et les soldats de la garnison. Les chefs qui font de la politique sont plus difficiles à séduire ; les uns, comme Jourdan et Dubois-Crancé, semblent irréductibles : ils ont des convictions. Il faudra se passer d’eux et les neutraliser. Augereau sera toujours docile au succès, étant, par-dessus tout, homme de bataille ; Lefebvre sera gagné par une embrassade ; Moreau, hésitant et cauteleux, ne se donnera pas, mais se laissera compromettre ; Macdonald se livre. Reste Bernadotte, qui convoite le rôle, et qui ne peut le remplir. Il se réservera, successeur toujours inquiet, toujours disponible, de Bonaparte au consulat, à la couronne. Ces prétendans se détestent d’ailleurs entre eux, et Bonaparte les dominera tous en prenant le pouvoir civil. C’est ce pouvoir seul qu’il affecte d’ambitionner, à tel point que Moreau s’imagine que, dans le consulat, Bonaparte aura l’Etat, où il s’usera comme ont fait les Directeurs, et, lui, Moreau, aura les armées, c’est-à-dire la force effective et la gloire.

C’est encore par le pouvoir civil que Bonaparte ralliera et qu’il s’associera, sans se l’affectionner jamais, un autre groupe d’opposans plus perspicaces, plus redoutables que les militaires parce qu’ils sont sceptiques et rétifs à tout enthousiasme, mais moins dangereux que les jacobins, parce qu’ils sont intéressés, sans fanatisme, qu’ils tiennent à la vie, à la fortune, qu’ils désirent les emplois et qu’ils voudront les garder. Ce sont les hommes, à coup sûr, les plus habiles de la République, ceux qui ont travaillé aux grandes lois, préparé les grandes réformes, apporté dans les votes décisifs l’appoint indispensable à la majorité. C’est « la plaine ». Ils ont fait la révolution de 1789 contre les privilégiés, celle de 1794 contre les démagogues. Dans l’une et dans l’autre, ils cherchaient à prendre le gouvernement auquel ils se jugent, par grâce d’Etat, par éducation, prédestinés. Anciens parlementaires, avocats, légistes, commis des intendances et des grands ministères, publicistes ayant tâté du pouvoir, financiers, diplomates, épaves de la vieille société qui se reconstitue, fils d’émigrés qui désirent rentrer, recouvrer leurs biens et, dès qu’il y aura des places sûres, les occuper ; c’est la grande réserve des serviteurs de l’Etat, sous tous les régimes. Le fond de la Révolution leur échappe ; la poussée aveugle et profonde de la démocratie les déconcerte. Ils n’y comprennent rien. Ils n’aiment pas la République et n’y voient qu’un provisoire de mauvais aloi et de mauvaise compagnie. Ils craignent le retour des Bourbons, la restauration de l’ancien régime qui les éliminerait au profit des émigrés. Ce qu’ils voudraient, ce qu’ils préparent confusément, ce qu’ils ne cesseront d’espérer, c’est un chef — un prince s’il se peut — au-dessus de tous les partis, mais fait par eux, dépendant d’eux, ni trop grand, ni trop fort, ni trop populaire surtout pour leur échapper, et assez fin pour les servir en ayant l’air de les employer ; une constitution faite par eux, pour eux et qu’ils appliqueraient ; une liberté modérée, qu’ils ménageront au peuple ; de bonnes lois, de bonnes finances qu’ils lui feront. Pour ces politiques, la fin de la Révolution, la meilleure des républiques, que la plupart d’entre eux, les hommes d’affaires, disposent en travaillant pour le compte des gouvernemens, les plus divers, consulat, empire, restauration ; où ceux qui écrivent, les historiens, montreront le but poursuivi par la France depuis le moyen âge, c’est la monarchie de Juillet : les survivans de cette génération y entreront comme dans la terre promise.

Il fallait quelque argent ; Bonaparte n’eut qu’à ouvrir sa porte aux banquiers, Perregaux, Lecoulteux de Canteleu. Barras, flairant le coup d’Etat et ne voyant point venir d’émissaires, cherche à se mettre de la partie. Bonaparte le va voir. Barras le reçoit en homme de l’ancien monde, ci-devant comte et amant de Joséphine, ci-devant membre des Comités et protecteur de Bonaparte à l’armée d’Italie. Ce roué se conduisit en sot. Il insinua deux présidences : une civile qu’il exercerait, une militaire qu’il confierait à Bonaparte. Le général refusa de comprendre et sortit, décidé à marcher avec Sieyès. Sieyès voyait sa réforme se dénaturer à mesure qu’approchait le moment de l’accomplir ; mais il était trop engagé, trop entêté de son génie pour reculer. Bonaparte avait besoin, pour s’emparer de l’Etat, de tenir le commandement de Paris : il lui fallait une conjuration parlementaire, toute une procédure subtile et compliquée, car les Conseils ne pouvaient être anéantis que par eux-mêmes et il importait, bon gré mal gré, qu’ils fussent complices dans le complot tramé contre eux. Sieyès était seul assez délié, assez insidieux aussi, pour mener Bonaparte à travers ce défilé. Talleyrand se chargea de les rapprocher. Ils traitèrent comme font des États étrangers qui s’allient contre un adversaire commun, s’accordant sur une équivoque et se réservant de se duper l’un l’autre dans l’action, de s’expulser l’un l’autre après la victoire. Le pacte fut scellé le 30 octobre. « Ce que je crois impossible, écrivait Rœderer, c’est que la révolution ne se fasse pas, car elle est aux trois quarts faite. » « Nous avions, a-t-il écrit, plus tard, le sentiment d’avoir la France entière avec nous. » Mais il fallait se hâter.

Tout le monde parlait de la conjuration ; presque tout le monde voulait en être et prétendait en être. Les Directeurs pouvaient cependant, un jour, cesser de se boucher les oreilles et de se fermer les yeux. Barras, encore que méprisable comme allié, n’était point négligeable comme ennemi. Enfin, ce qui était plus grave, il se formait, aux Cinq cents, une majorité pour abroger les lois désastreuses, voter des réformes nécessaires, et par suite supprimer les prétextes du coup d’Etat. Le 31 octobre, ce Conseil se prononça, en principe, pour le rappel de la loi sur l’emprunt forcé et progressif.

Sieyès s’assura, au Conseil des Anciens, les inspecteurs de la salle, qui avaient la garde de l’Assemblée. Aux Cinq cents, Lucien se fît élire président et fit nommer quatre inspecteurs de la salle à sa discrétion. Quant au péril public qui motiverait la translation des Conseils hors Paris, Sieyès ne se mit pas en frais d’invention : la vieille machine jacobine, le complot liberticide qui avait tour à tour élevé et renversé Robespierre, y devait suffire : il n’avait jamais manqué son effet.

Les journées du 16 et du 17 brumaire furent employées aux derniers préparatifs. Bonaparte dicta ses proclamations, ses ordres du jour aux militaires. Sieyès rédigea les décrets, Regnault les affiches, Rœderer les articles pour les gazettes et Arnault, celui qui naguère devait rappeler Homère aux Corfiotes, composa une chanson pour les halles. Dans la soirée du 17 brumaire-8 novembre, le bruit se répandit que les faubourgs s’agitaient. Sieyès qui n’aimait point la guerre des rues, bien qu’en vue de la journée, et à tout événement, d’offensive ou de retraite, il apprît à monter à cheval, aurait voulu que, par mesure préventive, on arrêtât, dans la nuit, une vingtaine de députés. Cette épuration préalable, conforme d’ailleurs aux précédens, assurerait la majorité dans le Conseil des Cinq cents. Bonaparte s’y refusa. — « Je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir eu peur d’Augereau ou de Jourdan. N’avons-nous pas pour nous le peuple, les Anciens, une partie des Cinq cents et la majorité du Directoire ?… Je réponds de tout. » Lucien, illusionné par son élection à la présidence, donna le même avis. Les deux frères s’abusaient, et Sieyès, qui avait traversé les grandes crises, qui se rappelait le 31 mai, se connaissait mieux aux « journées ». Si avisé qu’il fût, il avait pourtant négligé une partie essentielle de son plan : la mise en scène du complot. Il ne pensa point que les députés réclameraient des détails, des commérages sinon des preuves, des délateurs sinon des témoins, des conspirateurs surtout. Robespierre en avait toujours, Fouché n’en manqua jamais. Ce ministre de la police était prêt, d’accord avec son compère Real, à en fournir ce jour-là ; mais ni Sieyès, ni Bonaparte ne daignèrent l’employer. Bonaparte affectait de dédaigner les moyens de police, il comptait trop sur son prestige. Il se figura que tout se passerait en parades de théâtre, qu’il lui suffirait de paraître avec son état-major, ses cavaliers, ses trompettes, ses musiques. Il méprisait trop « les avocats » et ne connaissait point les assemblées. Il ne prévoyait pas que toute cette subtile mécanique de motions et de décrets se détraquerait au premier incident de séance ; il eut à le regretter.

Fouché, décidé à se rendre utile, s’en alla rassurer les Directeurs. Dubois-Crancé, leur avait dénoncé les embauchages d’officiers ; mais Moulin était incapable de rien saisir ; Roger Ducos, s’était couché et ne voulait écouter personne ; Barras cherchait à placer sa dernière carte et négociait une entrevue avec Bonaparte ; le bon Gohier, circonvenu par Joséphine, avait accepté à déjeuner le 18 au matin, rue Chantereine : il fut le seul peut-être à prêter une attention bénévole au ministre de la police. Les régimens de Paris furent avertis que le 18, au matin, Bonaparte les passerait en revue dans le jardin des Tuileries, c’est-à-dire à la porte du palais législatif. Les officiers furent convoqués au petit jour rue Chantereine ; les Anciens reçurent une convocation extraordinaire pour le matin, à sept heures et demie ; les Cinq cents, à onze heures et demie. Les inspecteurs eurent soin d’épurer les convocations ; celles des députés redoutables s’égarèrent en route. Real, commissaire du Directoire près le département de Paris, suspendit les douze conseils municipaux de la ville, et Fouché fit fermer les barrières.


IV

Le 18 brumaire, la maison de Bonaparte était transformée en quartier général d’armée. Les généraux, en grande tenue, arrivèrent avec leurs aides de camp et leurs ordonnances ; les officiers remplissaient le jardin ; les cavaliers d’escorte encombraient la rue. Lefebvre, commandant de la place, accourut en colère, effaré de cette prise d’armes qui se faisait sans ses ordres. Bonaparte lui répondit en lui offrant le cimeterre qu’il portait aux Pyramides et l’adjura de marcher : « Lui ! — l’un des plus solides soutiens de la patrie, la laissera-t-il aux mains des avocats qui la perdent ! » — Lefebvre exécrait les avocats et pleurait au seul nom de la patrie. — « S’il ne s’agit que de cela, s’écria-t-il, je suis prêt. Jetons donc ces b….. d’avocats à la rivière. »

Aux Anciens, tout s’opéra selon le programme. Le citoyen Cornet, le futur comte Cornet, dénonça la conspiration jacobine ; sur quoi le Conseil vota la translation du Corps législatif à Saint-Cloud, où il se réunirait le 19 à midi. Bonaparte fut chargé de l’exécution du décret et de toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Les troupes furent placées sous ses ordres et il fut invité à venir prêter serment. Cornet courut l’en avertir. Bonaparte sortit aussitôt de sa maison, le décret à la main. « La République est en danger, il s’agit de la sauver ! » s’écria-t-il. Les officiers jurèrent de le suivre et l’on partit à cheval. C’était le plus brillant cortège de généraux que l’on eût vu à Paris ; enfans de la République qui firent souche de princes, ducs, pairs de France ; Lefebvre, Berthier, Lannes, Marmont, Murat, Macdonald, Beurnonville ; Brune et Masséna étaient aux frontières, mais l’un fut maréchal, l’autre duc ; parmi les manquans, Augereau devint duc et Jourdan maréchal, pair de France ; Bernadotte se tenait à l’écart, mais Bonaparte le fit prince, et l’Europe coalisée l’admit parmi les rois, après qu’il eut marché contre la France ; Moreau, le seul qui mourut sans titre, mourut d’un boulet français dans le camp ennemi, où Louis XVIII l’eût pris, vraisemblablement, pour le faire duc et pair, comme les autres, mais d’une promotion différente.

Au Luxembourg, Gohier, réveillé par la nouvelle de l’événement, convoqua le Directoire ; il se rendait à la salle des séances quand il reçut un message du Conseil des Anciens l’invitant à venir délibérer sur les dangers de la patrie. Il apprit alors que Sieyès et Roger Ducos étaient déjà partis pour le palais législatif. Il alla quérir Moulin et fit chercher Barras. Ce Directeur qui jusqu’au dernier moment avait espéré qu’on le mettrait dans l’affaire, par-là de monter à cheval ; il fit en effet chercher des chevaux et des uniformes militaires. Il pria ses collègues de l’attendre, puis il envoya aux Tuileries son officieux, Bottot, à la découverte, à la quête aussi d’un rôle, au moins d’une sauvegarde. On s’occupait de la lui préparer. Rœderer s’était rendu à six heures du matin, chez Talleyrand, et pendant que Talleyrand s’habillait, Rœderer, moitié causant, moitié sous la dictée, écrivit le brouillon de la démission de Barras. Bruix qui se trouvait là se chargea de la lui porter. Barras lut la lettre qui était d’une belle platitude : « La gloire qui accompagna le retour du guerrier illustre à qui j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire… » Il y avait, tout donne lieu de le croire, une contre-lettre, qui était une lettre de change. Barras signa la première et empocha l’autre sans difficultés, puis il partit, sous escorte, pour sa terre de Grosbois. La carrière des aventures était finie pour lui. Gohier et Moulin, en tête à tête, attendaient toujours. Ils envoyèrent des ordres à Lefebvre, qui leur répondit de s’adresser à Bonaparte. Ils se décidèrent alors à se rendre aux Tuileries.

Bonaparte y était déjà maître. Arrivé, au milieu des acclamations des troupes massées dans le jardin, il parut à la barre du Conseil avec son formidable état-major. À ces cris du dehors, à l’apparition de ces militaires chamarrés, allègres, fiers, menaçans, les Anciens comprirent, mais trop tard, qu’ils avaient fait une révolution alors qu’ils ne voulaient faire qu’un coup d’Etat, un autre Prairial, tout au plus un Fructidor. Ils avaient appelé ces militaires comme jadis les meneurs jacobins, à la Convention, appelaient les sections de Paris à défiler devant l’Assemblée. Les sections s’arrêtaient devant la tribune, notifiaient les ordres du peuple souverain et sortaient en maîtresses de l’Assemblée décapitée.

Les Anciens étaient troublés ; Bonaparte se sentit mal à l’aise, embarrassé de parler dans une assemblée, encore que soumise et silencieuse. Il eut, paraît-il, quelque peine à retrouver et à prononcer la phrase qu’il avait préparée : « Nous voulons la République, fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale, nous l’aurons, je le jure ! » L’escorte répéta le serment ; Garai voulut faire observer que ces guerriers ne s’engageaient à rien sur l’article de la Constitution. Le Président lui coupa la parole : après le décret de translation, toute délibération était interdite, et la séance fut levée, aux cris de : Vive la République ! Vive la Constitution !

En sortant de la salle, Bonaparte trouva sur son chemin le messager de Barras, Bottot, qu’il connaissait bien depuis qu’il l’avait reçu en Italie. Bottot, à voix basse, exposa l’objet de ses démarches, et Bonaparte y répondit, très haut, par cette fameuse apostrophe que Rœderer et Arnault notèrent et reproduisirent le lendemain dans les journaux, auxquels elle était d’ailleurs destinée : « Qu’avez-vous fait de cette France que j’ai rendue si brillante ? Je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions de l’Italie, j’ai retrouvé des lois spoliatrices, et partout la misère. Que sont devenus cent mille hommes qui ont disparu du sol français ? Ils sont morts… Nous voulons la République assise sur les bases de l’égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique… Nous ne voulons pas des gens qui se prétendent plus patriotes que ceux qui se sont fait mutiler pour le service de la République. » Bottot, atterré, baissa la tête, et comprit que son patron avait sagement fait de quitter la partie.

Bonaparte alla passer la revue. Le temps était clair, le soleil lumineux dans le ciel d’automne. Bonaparte harangua les troupiers : « Vos compagnons d’armes, qui sont aux frontières, sont dénués des choses les plus nécessaires. Le peuple est malheureux. J’espère sous peu vous conduire encore à la victoire. Mais auparavant, il faut mettre les factieux dans l’impuissance. » Les grilles du jardin étaient fermées ; les passans, assez rares, entendaient les acclamations, s’arrêtaient, s’informaient. Des crieurs vendaient une brochure : c’était un dialogue entre un Ancien et un Cinq cents, que Rœderer avait rédigé. Il rassurait les Parisiens : — le gouvernement ne serait pas enlevé à leur ville, mais la République serait sauvée. Il fallait pour cette œuvre salutaire mettre le Corps législatif à l’abri des factions. « Mais, disait le Cinq cents, je crains Bonaparte, ses talens, son ascendant ; s’il était un César, un Cromwell ? — Un César ! Un Cromwell ! s’écriait l’Ancien ; mauvais rôles, rôles usés. Si Bonaparte était un César, il refuserait la mission de Salut public que lui donnent les Anciens ; il courrait aux armées, reviendrait avec ses troupes victorieuses et se ferait roi. Alors, j’appellerais le poignard de Brutus ! »

Les Cinq cents se réunissaient tumultueusement ; Lucien n’ouvrit la séance que pour lire le décret de translation et déclarer toute délibération impossible. Les députés sortirent indignés, effrayés aussi, parlant de résister, de soulever le peuple. Mais ils trouvèrent l’armée debout, la police aux aguets et Paris indifférent. Le Directoire s’en allait en pièces. Gohier et Moulin, abandonnés par Barras, trahis par Sieyès et Ducos, furent invités à donner leur démission. Devant plus de péril, ils montrèrent plus de fermeté que n’avaient fait La Revellière et Merlin, en prairial. Ils refusèrent et se retirèrent au Luxembourg. Ce fut pour y trouver Moreau qui avait pris le commandement du palais et les y enferma.

L’après-midi, les colleurs d’affiches se mirent à l’ouvrage et la population put lire les proclamations de Bonaparte à l’armée, à la garde nationale. C’était le même thème infiniment varié : le complot, l’appel à l’union, la liberté civile, l’égalité, la victoire, la paix, une révolution qui était la dernière et se faisait toute en faveur du peuple. Les journaux, en commentant les décrets des Anciens, annonceront le rappel de la loi des otages, de celle de l’emprunt forcé, la clôture de la liste des émigrés, enfin la paix, et, si l’Europe la refuse, une campagne qui sera la fin de la guerre comme la journée du 18 brumaire est la fin de la Révolution. Pendant que s’impriment les articles que Paris lira le 19 au matin, les derniers meneurs jacobins s’en vont au faubourg Saint-Antoine frapper de maison en maison. Rien ne répond.

Une dizaine de députés se réunissent chez Salicetti, décident de se rendre le matin à Saint-Cloud, de confier la garde des Cinq cents à Bernadotte ; mais à peine ses hôtes sont-ils partis, que Salicetti court dénoncer à Fouché son propre complot, ce qui le conduira dans les ambassades du Premier Consul et au ministère de la police du royaume de Naples, en 1800. Fouché insista pour que l’on « fructidorisât », grâce au calme de Paris, les députés les plus ardens ; Bonaparte s’obstina à refuser. Il tenait à garder, dans l’intérêt de son futur gouvernement, les dehors de la légalité, et se croyait assez fort pour tuer juridiquement la constitution directoriale.


V

Le 19 brumaire-10 novembre, le temps promettant d’être beau, les gazettes ayant annoncé pour l’après-midi, entre midi et deux heures, la déroute du Directoire et la fin de la Révolution, tous les vrais Parisiens se piquèrent d’assister à ce spectacle. On vit donc s’acheminer vers Saint-Cloud non seulement les députés et leurs cliens, mais les journalistes, les observateurs, les correspondans et espions de l’étranger, les militaires en quête de grades, les civils en quête d’emplois, et, comme on disait alors, les « amateurs » de tout genre. Tous d’ailleurs bavards, informés, curieux et de belle humeur ; telle était leur confiance dans le succès du coup d’Etat, l’habileté de Sieyès, l’énergie de Bonaparte. La route était gardée par les cavaliers de Murat, le palais investi par les fantassins de Sérurier : les députés seraient conduits dans une « souricière » et l’on aurait le divertissement de les y voir se débattre. Talleyrand et Rœderer se mirent en voiture avec un remarquable état-major de drôles à tout faire, à tout dire, les plus aimables compagnons du monde, en route et à table : Sainte-Foy, Roux de Laborie, Desrenaudes, qui faisait le républicain, et Montrond tenant à voir de près l’enlèvement de « l’indivisible citoyenne » qui avait failli le priver de sa tête. Avec eux, un fournisseur militaire, Collot, qui avait mis cinq cents louis dans ses poches, à tout événement. Sieyès, moins rassuré que le public, avait commandé de tenir une berline attelée, tout le jour, sur les confins du parc, ne se fiant point, pour le cas où il devrait battre en retraite, à son récent apprentissage de cavalier.

Bonaparte partageait la confiance générale et s’imaginait que la journée de Saint-Cloud serait la répétition de celle des Tuileries. « S’ils ne sont pas entraînés par la force des choses, dit-il à Lecoulleux, en parlant des députés, s’ils ne sont pas subjugués par l’ascendant de cet événement dont la toute-puissance est dans l’opinion, alors nous leur ferons sentir leur faiblesse. » Il emmena Berthier et Gardanne, « le gros papa » Gardanne, ce dont il se trouva bien ; Lefebvre le précédait avec huit cents hommes. Il partit en voiture ; un très beau cheval noir d’Espagne, que lui avait procuré Bruix, était tenu à sa disposition. Fouché répondait de Paris. « Le premier qui remuera sera jeté à la rivière, disait cet ancien collègue de Carrier. C’est au général à répondre de Saint-Cloud. »

Là, rien n’était prêt, et l’on vit, du premier coup, quel pauvre mécanicien était le fameux astrologue Sieyès. Les salles où devaient se réunir les Conseils : les Anciens, au premier, dans la galerie de Mignard ; les Cinq cents, au rez-de-chaussée, dans l’Orangerie, n’étaient point disposées quand les députés arrivèrent. Au lieu de les « chambrer » au débotté, de les séparer, de les jeter à l’improviste, dans une délibération préparée d’avance par les meneurs et conduite à coups de sonnette et à coups de votes, on les laissa errer dans les cours et dans les jardins, de midi à deux heures, Anciens et Cinq cents mêlés. Ils s’abordent, ils s’interrogent, ils s’expliquent, et tout est compromis. Les Anciens sont harcelés de questions : « Pourquoi ce départ subit, cette translation ? Quel est ce complot si redoutable ? Où sont les conjurés ? qui a vu les pièces ? » Les Anciens ne savent que répondre. Ils avaient déjà des scrupules, de la crainte, quelque honte. Ils se sentent dupés. Est-ce donc à faire une dictature qu’on les emploie ? Orgueil, patriotisme, politique, ils délibèrent, ils hésitent, et il se forme une fissure dans cette majorité compacte sur laquelle Bonaparte et Sieyès comptaient aveuglément.

Parmi les Cinq cents tout est en ébullition. Les rudes meneurs de la Convention, les Montagnards à sabre et à poigne, ne sont plus là. Ce n’est plus que la monnaie de la grande assemblée : des « hommes à impressions violentes et à tête faible, susceptibles d’enthousiasme et de colère. » Ils se démènent, s’excitent à la lutte. C’est aux Anciens, c’est dans le Palais même qu’est le vrai complot ; c’est là qu’il faut frapper. Mais avec quoi ? Les bras, les armes manquent, et aussi l’impulsion de l’assaut, la poussée du dehors qui force à aller de l’avant ; la nécessité de marcher en tête de la foule ou d’être écrasé par elle. Ils s’emportent en invectives, en motions violentes, et ils s’arrêtent, décontenancés d’être là où ils sont, de se trouver si peu nombreux, éparpillés dans ces grandes cours désertes, avec des soldats, les fusils en faisceaux, tout à l’entour. Où est la foule ? Cette foule qui était allée, en 89, chercher le roi à Versailles pour le ramener à Paris dans la maison du peuple, les a laissés partir ce matin, s’enfoncer dans l’impasse, en ce palais du roi. Ils se voient dans le délaissement où, tour à tour, ont sombré la Cour, les Girondins, les Dantonistos. Non seulement la tempête ne souffle plus, les poussant au rivage, mais les eaux se sont retirées. Ils sont échoués dans un marécage. Ils ne peuvent que se démener et s’enlizer. Ce sentiment, obscur en eux, les étreint, malgré l’agitation qu’ils se donnent pour s’en distraire, et il les paralyse.

Bonaparte s’était retiré avec Sieyès et Roger Ducos, dans les salons du premier étage. Le temps lui semblait long ; autour de lui on s’efforçait de dissimuler l’inquiétude. « On se regardait, on ne se parlait pas ; on semblait ne pas oser s’interroger et craindre de se répondre. » Bonaparte, nerveux, allait, venait, s’emportait contre les malheureux officiers pour une consigne maladroite, pour un poste mal placé. Et ces lenteurs misérables, cette résistance absurde des petites choses, contre lesquelles tout son génie ne pouvait rien, l’impatientaient prodigieusement, et commençaient à le déconcerter.

Sieyès avait compté que les Anciens, réunis à midi, voteraient sans délibération, ou à peu près, le décret qui suspendait les Conseils, nommait trois consuls provisoires et une commission législative, chargée d’élaborer une nouvelle constitution. Les Anciens n’entrèrent en séance qu’à deux heures. À peine le président au fauteuil, les interpellations partirent de tous les bancs, se confondant dans un tumulte de cris, de gestes. Les uns, ce sont les plus ardens républicains, se plaignent de n’avoir pas été convoqués la veille. Cinquante, cent collègues sont dans le même cas ! s’écrie-t-on. On presse les inspecteurs de la salle qui se dérobent, effarés, confondus. On réclame des explications sur le « complot des jacobins ». On réclame les Directeurs. Des légistes soulèvent cette question préjudicielle : la Constitution veut que le Directoire réside au lieu où délibèrent les Conseils ; où est le Directoire ? Sur ces entrefaites arrive un messager d’État : le secrétaire du Directoire, Lagarde, mande, ce qui est faux d’ailleurs, que quatre Directeurs ont démissionné, et que le cinquième est en surveillance par ordre du général Bonaparte. Les Anciens s’interrogent ; ils ne comprennent pas ; et, dans la confusion, la séance est suspendue un peu avant quatre heures.

Aux Cinq cents, le déchaînement est général. Lucien préside : c’est un tout jeune homme : vingt-quatre ans, la physionomie expressive, distinguée ; une belle taille, avantageuse ; mais le masque romain et le costume des grands spectacles révolutionnaires, à la Saint-Just, sont gâtés par des lunettes : Lucien est myope, sa voix nasillarde est voilée et sans timbre ; ses discours ont du trait, de la chaleur, sa parole ne porte pas. Il est assailli de motions. On réclame un rapport sur l’état de la République. Avant tout la Constitution ! — « La Constitution ou la mort ! Les baïonnettes ne nous font pas peur ! » On décide de députer aux Anciens. Là-dessus un membre, Delbret, monte sur une chaise et propose de prêter serment. Ce jacobin, très sincère, fait les affaires de Bonaparte. Lucien met la motion aux voix ; elle est votée. L’appel nominal commence ; et comme personne n’a sa place marquée, que tout le monde va, vient, se démène, déclame, l’opération est laborieuse ; le bureau ne se presse pas ; on perd ainsi deux heures, puis on apprend la démission de Barras ; on propose de le remplacer ; on dresse des listes.

Des émissaires avertissent Bonaparte. Il voit la journée tourner an rebours de ses prévisions. Augereau narquois, au souvenir de Fructidor où il a fermé la bouche aux « avocats », sans prétention à l’élégance juridique, mais efficacement, Augereau lui dit : « Eh bien ! te voilà dans une jolie position ! — Nous en sortirons, souviens-toi d’Arcole ! » répond Bonaparte. Il comprend que, s’il laisse le courant dériver, il est perdu. Il sort, suivi de ses officiers, il se rend au Conseil des Anciens ; ces députés reprennent leurs places pour l’écouter. Mais ce n’est ni Arcole, ni Rivoli, ni Castiglione ; il n’y a ni positions à emporter, ni Autrichiens à enfoncer, ni mitraille, ni bruit de canons et de clairons. Le silence se fait. Il faut parler, et Bonaparte ne sait plus que dire, ou plutôt il ne retrouve plus ses paroles ; sa pensée même le fuit. Il avait réfléchi au discours qu’il tiendrait ; ce discours lui échappe. Il n’en reste plus que des lambeaux, des traits préparés, appris, qui surgissent, incohérens, entre des bouts de phrases hachées, décousues. On l’interrompt et il se trouble. Il veut imposer : il ne lance que des mots emphatiques, boursouflés, ballons lourds qui crèvent mollement. Il proteste de la pureté de ses vues : ni César, ni Cromwell !… La nation, ses compagnons d’armes l’ont appelé à se faire l’arbitre des partis. Il dénonce Barras, les jacobins, les anarchistes. Il fait appel au grand parti du peuple français. Mais quant au complot même, il balbutie, il se dérobe. « Je dirai tout », répète-t-il ; et il ne dit rien ; il ne sait parler que de lui-même, du pouvoir qu’on doit lui donner, pour le salut de l’Etat. Alors, décontenancé, il menace : si quelque orateur, payé par l’étranger, propose de le mettre hors la loi, il fera appel à ses soldats et ils marcheront. « Souvenez-vous, dit-il, que je suis accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune… Qui m’aime me suive ! »

Cette harangue incohérente, ce mélange de protestations et de menaces, déroutent les Anciens. Ils ne demandaient, au fond, qu’à se faire forcer la main. Mais il semble que Bonaparte hésite à passer le Rubicon. Pour ces hommes habitués à tout juger sur la parole, à n’agir que par la parole, ce discours est une déception. L’orateur manquant, l’homme d’État s’évanouit, et le soldat même s’efface. Cependant les acclamations des troupes qui saluent Bonaparte à sa sortie leur donnent à penser ; et, confusément, sans entrain, mécontens d’eux-mêmes, avec l’espérance vague qu’en gagnant du temps, ils se tireront d’affaire par un ajournement, ils se remettent à délibérer.

Les hésitations des Anciens, l’échec de Bonaparte, enhardissent les Cinq cents. Ils entendent les soldats crier ; mais ils voient que ces soldats ne bougent point. Bonaparte trouve dans la cour Arnault qui vient de la part de Talleyrand et de Fouché : « Brusquez les choses ! » lui dit Arnault. Mais Bonaparte espère encore forcer, par son seul prestige, les députés à capituler. Il ne les connaît pas, et ne se rend point compte à quel point, à leurs yeux, depuis quelques minutes, son prestige s’est dissipé. Les Cinq cents attendaient un message des Anciens, des éclaircissemens sur le complot. La porte s’ouvre ; l’orateur qui parlait s’arrête, toutes les têtes se tournent vers l’arrivant. Ce n’est pas le messager d’Etat ; c’est Bonaparte, avec des officiers et quatre grenadiers. Cette escorte s’arrête sur le seuil. Bonaparte veut s’avancer entre les bancs, le chapeau à la main. Tous les députés se dressent, vocifèrent, menaçans, la main levée ; ils se précipitent sur lui, escaladant, renversant les banquettes et les chaises, se bousculant les uns les autres. Les cris de « Hors la loi ! » éclatent de toutes parts. « A bas le tyran ! Tue ! tue ! » — « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? » lui crie Destrem. Affreusement pâle, Bonaparte demeure muet, glacé, inerte. Au lieu où il est, il sent que, par lui-même, il ne peut rien. Il n’est qu’un homme au milieu d’une foule hostile d’hommes. Si parmi ces députés il s’était trouvé un vrai Brutus, la scène tournait au tragique. La seule poussée de leurs corps eût étouffé ce jeune homme grêle, suffoquant déjà. Mais le Brutus ne se révéla point. Ils hésitent, non par respect du droit, car, en criant : « Hors la loi ! » ils crient : « Sus à Bonaparte ! » et dévouent sa tête au premier exécuteur venu. Mais ils n’éprouvent pas cette pression souveraine, cette certitude d’être tués, s’ils ne tuent pas, qui a donné aux Conventionnels, en thermidor, le courage de renverser Robespierre. D’ailleurs, même en thermidor, les députés n’ont fait que proscrire, comme ils avaient fait en juin 1793. Il a fallu la force armée pour exécuter le décret. Ici les soldats sont rebelles, hostiles : les officiers voient le péril de leur chef. Ils font une percée dans la foule des députés, et tandis que les curieux qui s’étaient procuré l’entrée dans la salle, sautent effarés par les fenêtres, Gardanne saisit le général à bras-le-corps et l’emporte dans la cour.

Les Cinq cents reprennent leur délibération, en tumulte. Tous crient : « Hors la loi, Bonaparte et ses complices ! » Ce terrible cri conserve encore quelque chose de son horreur sacrée. Lucien refuse de mettre aux voix la motion. Les députés, furieux, envahissent le bureau : — « Marche donc, président ! Mets aux voix ! » Lucien, pour gagner quelques minutes, prend le parti de quitter la présidence, qu’il remet à Chazal. Il essaie de monter à la tribune : « Hors la loi ! hors la loi ! » Il trouve moyen de glisser ces mots au général Frégeville, inspecteur de la salle : « Avant dix minutes, il faut interrompre la séance, ou je ne réponds de rien. » Frégeville sort, inaperçu. Ces dix minutes, les députés vont les procurer, et au-delà. C’est qu’au lieu de prendre des mesures, chacun cherche son personnage, son rôle dans la journée, son épisode, sa citation au compte rendu.

On oppose les motions les unes aux autres. On réclame des priorités. On se dispute la tribune. — « Vous voulez nous faire perdre du temps, s’écrie un vieux jacobin. Aux voix la motion de hors la loi ! » Il faut un sabre, des troupes. On cherche des généraux, un homme capable d’entraîner les soldats. On fait appeler Bernadotte ; on parle de requérir 6 000 hommes, de retourner à Paris… Lucien est parvenu à gagner la tribune ; il propose qu’on entende son frère. On refuse. Alors Lucien, qui se montra, en cet instant, grand acteur politique, fait un geste théâtral : — « Il n’y a plus de liberté ! En signe de deuil public, votre président dépose les marques de sa magistrature. » Mais l’effet manque ; les députés entourent Lucien, le bousculent, essaient de le jeter à bas de la tribune. Un piquet de grenadiers entre et le dégage. Il sort.

Cependant Bonaparte, dans le palais, apprend que le décret de proscription va être voté. Il pâlit. « Général Bonaparte, cela n’est pas correct ! » disait, le soir, Montrond. Mais Sieyès argumente : « Ils vous mettent hors la loi, dit-il au général. Ils y sont. » Bonaparte avait assez attendu. L’heure de la force était venue. Il met l’épée à la main et crie par les fenêtres : « Aux armes ! » Il descend dans la cour, saute à cheval et se présente aux troupes. C’est l’instant solennel, la crise de la journée. Il faut se rappeler ici la scène fameuse du 2 juin 1793 : la Convention, son président en tête, sommant la garde nationale de se disperser, et Henriot, le sabre à la main, répondant par ce mot qui dicta la mort des Girondins : « Canonniers, à vos pièces ! » et la Convention avait reculé. La troupe marchera-t-elle ? Sérurier allait, de rang en rang, répétant qu’on avait voulu assassiner le général, que des misérables, soldés par l’Angleterre, avaient levé sur lui le poignard. La loi, depuis des années que les factions la violent, les unes contre les autres, a perdu sa majesté ; l’affection, au contraire, des soldats pour leurs chefs a grandi dans les épreuves de sept années de guerre. Pourtant, les soldats hésitent : ce sont les grenadiers du Corps législatif, et il s’agit pour eux d’agir contre le corps qu’ils ont charge de protéger. Ces braves gens ne pouvaient être déliés de leur scrupule, tirés de ce cas de conscience que par quelque exorcisme sacré. Il y avait, dans le répertoire révolutionnaire, un vieux sophisme qui avait servi à décapiter la Convention, et naguère encore à fructidoriser les Conseils. Lucien s’en souvint à propos.

C’était le moment où il sortait de la salle : « Un cheval pour moi, s’écrie-t-il, et un roulement de tambours ! » Il monte en selle, le silence se fait. Il invoque sa qualité de président des Cinq cents ; il fait appel au respect des troupes pour l’autorité civile ; il peint le Conseil opprimé par les factieux, délibérant sous les poignards ; il requiert les grenadiers du Corps législatif : les factieux veulent mettre Bonaparte hors la loi ; qu’on les expulse, et que les députés délibèrent en paix sur le salut de la patrie ! Les grenadiers hésitent encore. Bonaparte s’emporte : « Suivez-moi ! suivez-moi ! Je suis le dieu du jour ! Si l’on vous résiste, tuez, tuez ! » Ils ne bougent pas. Lucien fait taire son frère, saisit une épée, la brandit, jure de mourir s’il porte atteinte à la liberté. Enfin il les ébranle. Murat aperçoit le mouvement, lève son sabre, se met à la tête des grenadiers et fait battre la charge. Les soldats obéissent au commandement, au geste, au rythme impérieux. Murat et Leclerc en tête, ils pénètrent dans la salle, la baïonnette basse, et foncent au milieu, en poussant devant eux les députés qui essaient de résister. Murat leur crie : « Citoyens, vous êtes dissous ! » Ils vocifèrent, les tambours étouffent leurs clameurs ; les soldats les poussent toujours. Alors honteux, furieux, désespérés, ils jettent leurs toques, leurs toges et s’élancent vers les portes-fenêtres vitrées qui donnent sur le jardin.

La salle se vide. Il n’y reste bientôt, autour des soldats, que des banquettes brisées, la tribune renversée, les insignes de la représentation nationale foulés aux pieds. On en a fini avec ces républicains, comme les Conventionnels en avaient fini avec Robespierre : par le bruit brutal, couvrant, brisant la voix humaine. Ils n’étaient rien que par la parole ; en les bâillonnant, on les anéantit. C’est peu de chose encore que ces grenadiers qui les pressent, ces tambours qui étouffent leurs cris ; mais, en s’échappant de la salle, ils trouvent la nuit, le silence, le vide : quelque chose de pire pour eux que le vacarme et la violence soldatesques. Ils se dispersent, ils se cherchent dans les allées, dans les charmilles. Les plus ardens courent à Paris. C’est pour y voir un public en joie, des cafés illuminés ; autour d’eux, même dans les faubourgs, la solitude va se faire. Alors seulement ils se sentiront, et pour longtemps, vaincus.

Les Anciens, anxieux, attendaient la fin de cette bagarre, car, pour solennelle qu’est la date dans l’histoire, le spectacle ne fut pas autre chose qu’une vilaine bagarre. On raconte qu’Aréna a menacé Bonaparte de son poignard ! On propose, faute de décrets à rendre, de prêter serment à la Constitution. Mais des légistes distinguent : « Où est la Constitution ? Est-ce dans le texte littéral des articles de l’an III ? Non : la Constitution, c’est la souveraineté du peuple, c’est la liberté, c’est l’égalité. » On dispute sur les termes ; on cherche un texte de la loi ; on n’en trouve pas, et l’on se forme en comité secret sous prétexte de délibérer sur la situation, en réalité, parce qu’on se sent impuissant, et que l’on est inquiet. Mais Lucien paraît ; il raconte la séance des Cinq cents ; il en fait une tragédie romaine : un frère forcé de mettre aux voix la mort de son frère ! les horribles cris de la Terreur ! le Hors la loi de 93 ! Les Anciens frémissent à ce récit et se rassurent aussitôt. La déroute des Cinq cents les ranime. Quelqu’un enfin a voulu, a fait quelque chose, et la force a dénoué la crise. Alors chacun s’empresse vers les amis du pouvoir nouveau. On acclame, on félicite les soldats ; on se félicite surtout d’être sorti du péril, et l’on s’avoue que l’on a eu très peur. Puis, comme la nuit est venue, que l’on n’a point dîné, on envahit les cabarets d’alentour. Lucien fait ramasser ceux des Cinq cents qu’il croit disposés à se rallier ou qu’il savait gagnés d’avance. Cette arrière-garde désastreuse d’une Chambre dispersée se réunit à neuf heures dans l’Orangerie. « Figurez-vous une longue et large grange, remplie de banquettes bouleversées, une chaire adossée au milieu contre un mur nu ; sous la chaire, un peu en avant, une table et deux chaises. » Sur cette table, deux chandelles, autant sur la chaise. Les députés mornes, éreintés, errent dans l’obscurité, s’étalent sur les banquettes ; il fait si noir qu’on ne peut apprécier, même vaguement, leur nombre. Les témoins varient entre 30 et 120, la plupart s’arrêtent à la moyenne de 50. Ajoutez, ce qui fait confusion, des curieux, des domestiques pris par le froid et qui se réfugient dans la salle. Ce parlement croupion se déclara majorité du Conseil. Il décide que Bonaparte a bien mérité de la patrie en sauvant le Corps législatif d’une minorité assassine ; il décrète qu’il n’y a plus de Directoire ; il dresse une liste de proscription ; il s’épure.

Boulay fait le programme du gouvernement futur : le peuple veut la paix ; il veut le bonheur domestique : « Ce bonheur consiste dans le libre exercice de ses facultés naturelles et acquises, dans la jouissance assurée de sa personne, de sa propriété, des plaisirs de son choix. Il consiste, en un mot, dans la liberté civile. » Cette liberté manque, faute de gouvernement. Boulay propose d’en créer un provisoire composé de (rois consuls, Sieyès, Roger Ducos et Bonaparte, qui auront la mission de rétablir l’ordre dans l’administration, la paix au dedans et au dehors. Une commission de vingt-cinq membres assistera les consuls dans l’expédition des affaires, et préparera une constitution. Les Conseils seront ajournés au 20 février 1800. Ces mesures sont votées, et Ton y ajoute une proclamation, rédigée par Cabanis : « La République et la liberté cesseront d’être de vains noms, et une ère nouvelle commence ! »

Ces votes furent ratifiés par les Anciens, avant une heure du matin. A deux heures, on battit aux champs. Les trois consuls parurent devant cette cinquantaine d’usurpateurs qui s’intitulaient impudemment le Conseil des Cinq cents ! et ils prêtèrent, entre les mains de Lucien, serment de fidélité inviolable a la République française, une et indivisible, à l’égalité, à la liberté et au régime représentatif. Puis, Lucien entonna l’épithalame triomphal du nouveau régime : « Si la liberté naquit dans le Jeu de paume de Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud ! » Sur cette antithèse impertinente, l’assemblée se sépara, et les consuls passèrent aux Anciens, où la cérémonie se répéta. Bonaparte revint à Paris, en voiture, avec Sieyès et Lucien. Il dicta, en hâte, une proclamation : les poignards métaphoriques des Cinq cents, les dangers courus par sa personne, y occupaient la plus grande place ; Fouché en composa une autre ; Lucien rédigea pour les Cinq cents un procès-verbal, où il rétablit les formes, à défaut de la légalité. Les « faiseurs » qualifiés, Rœderer et ses collaborateurs, remirent sur pied le compte rendu des séances, pour les journaux du matin ; ils donnèrent à ces scènes confuses une apparence d’ordre et de suite ; ils s’efforcèrent de recoudre les phrases incohérentes de Bonaparte, et d’en tirer un discours lisible et intelligible.

La mise en scène et le texte de la pièce ainsi disposés pour le public et pour la postérité, Bonaparte, les nerfs apaisés, redevenu maître de lui-même et se sentant, pour un temps indéfini, maître des choses, dit à ses associés : « Nous avons détruit, il nous faut maintenant reconstruire, et solidement. » C’était son affaire et il s’y mit dès le lendemain. « Français, dit-il dans une proclamation datée du 12 novembre, la République, raffermie et replacée dans l’Europe au rang qu’elle n’aurait jamais dû perdre, verra se réaliser toutes les espérances des citoyens et accomplira ses glorieuses destinées. » Il le dit, il le pensait, tous les acteurs de la journée en étaient pénétrés, et la France le crut avec eux. « La merveille, dit Quinet, fut la complicité de tous à s’aveugler. »

Quand on lut les journaux, on s’étonna du peu de part que Bonaparte avait eu dans l’événement. L’événement n’en parut que plus inévitable et l’homme plus nécessaire. Dans la suite, jugeant la journée sur ses conséquences, que personne alors ne désirait ni ne prévoyait, on a tenté de la détacher de l’histoire de la Révolution. Ceux qui, par intérêt de parti, par passion, font en histoire de la politique rétrospective, et trouvent plus expédient, plus flatteur, plus facile surtout, d’imaginer de toutes pièces le passé que de le ressusciter de la poussière des documens et de l’expliquer par les idées des contemporains, ont ramené le 18 brumaire aux seules machinations d’un ambitieux. Ils ont pris l’effet pour la cause. La journée ne s’explique que par la conviction où était tout le monde, y compris Bonaparte, qu’en prenant le gouvernement il assurait la République et garantissait la Révolution. Jamais mieux qu’en cette journée qui fit d’un homme le maître de l’Etat, on ne vit à quel point la Révolution continuait de mener les hommes, loin d’être menée par eux. Jamais coup d’Etat plus mal conçu ne fut plus mal conduit. Toutes les conjectures y furent démenties, toutes les prévisions renversées ; les moyens manquèrent, les hommes, sauf Lucien, furent au-dessous de leur lâche ; tout l’imprévu, tout le hasard des choses humaines, toutes les petites causes inopinées tournèrent contre le dessein et contre les auteurs. La machine se détraqua vingt fois et cependant l’événement s’accomplit. Ce n’est pas parce que deux tambours et quelques grenadiers pénétrèrent dans l’Orangerie de Saint-Cloud que le Directoire croula. La cause, ce fut l’état général des esprits : il fit que les officiers osèrent commander la charge, que les tambours osèrent battre, que les soldats osèrent marcher, et que les députés, en fuite, se dispersèrent dans le silence, l’isolement, la nuit. Ce qui emporta tout, ce fut l’allure générale : la constitution atteinte mortellement en fructidor, le Directoire honni, Bonaparte populaire.

Cette journée continua donc la Révolution[5] ; elle ne l’acheva pas, comme les contemporains en eurent l’illusion. Elle ne la rompit pas davantage, comme la plupart des historiens l’ont prétendu. Et la démonstration se lit quatorze ans après, lorsque Bonaparte, précipitant par son génie hyperbolique, et poussant aux extrêmes, les causes qui l’avaient porté en brumaire : l’ordre et la paix glorieuse ; transformant l’ordre en despotisme, la gloire en suprématie universelle ; désespérant la soumission après avoir comblé les espérances, tomba dans la même impopularité, la même haine où avait sombré le Directoire. On vit alors les hommes qui l’avaient élevé en brumaire, le renverser du pouvoir par les mêmes moyens, et, en quelque sorte, par une répétition des mêmes scènes. Parmi les maréchaux qui lui arrachèrent son abdication à Fontainebleau, on aurait reconnu des figurans de son escorte de Saint-Cloud. Les sénateurs, les députés, les ministres, le même Talleyrand, le même Fouché, qui siégeaient aux Anciens ou machinaient dans la coulisse, l’expulsèrent avec la même incohérence qu’ils l’avaient intronisé. L’empire s’effondra malgré le prestige de l’empereur et de son autorité souveraine, comme le Directoire s’était effondré malgré le prestige du redoutable Hors la loi ! des jacobins.

Mais l’esprit de brumaire était demeuré si vivant, le pacte qui s’était scellé, ce jour-là, entre les républicains et Bonaparte était si naturellement issu de la force des choses, qu’il suffit de rétablir la monarchie, d’ouvrir les avenues à la contre-révolution, pour que ce pacte se scellât de nouveau entre les survivans du parti républicain et ceux du parti de l’empire ; ceux qui avaient mis Bonaparte hors la loi, et ceux qui l’avaient servi. Bonaparte recommença, en mars 1815, l’aventure de novembre 1799, et après une seconde catastrophe, les vaincus, réunissant dans la légende ce que des historiens essayèrent plus tard de séparer, formèrent cette opposition redoutable qui releva contre la Restauration le drapeau et le mot d’ordre de la république consulaire : l’égalité, la liberté civile, le régime représentatif et les limites naturelles. Rien, en histoire, ne s’explique que par enchaînement, ne se comprend que par comparaison. Tout à sa suite et sa proportion dans les choses humaines comme dans le reste de la nature. Il n’est que de les chercher. Si des événemens de grande conséquence semblent parfois fortuits, c’est qu’on ne les voit point se préparer et venir, comme viennent ces vagues, lentes et lourdes, qui arrivent de la haute mer, que l’on discerne à peine sur la surface mouvante, tant leurs ondulations sont prolongées, que l’on n’attend, ni ne redoute, et qui, tout à coup, sur la grève plate, se gonflent et se déroulent formidablement.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet, 15 août, 15 septembre et le décembre 1897.
  2. Iung, Dubois-Crancé, t. II. Mémoire du 24 octobre 1799.
  3. Lettres de Boutroue publiées par A. d’Hauterive ; Paris, 1891.
  4. Sur le rôle des frères de Bonaparte en 1799, voir Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, I, Paris, 1807, ch. V : le Dix-huit Brumaire ; sur Joséphine : Napoléon et les femmes, Paris, 1894, p. 66 et suiv.
  5. Quinet, La Révolution, I. XXIII, ch. I. — « Quand on interrompt l’histoire de la Révolution française avant la chute du Directoire, les événemens restent tronqués ; la plus grande partie du sens nous échappe. Ce n’est qu’en arrivant au coup d’État du 18 brumaire que vous voyez les causes produire leurs effets et les énigmes s’expliquer. La période est alors achevée. »