L’Europe et le Directoire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 241-269).
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L’EUROPE ET LE DIRECTOIRE

I
LE CONGRÈS DE RASTADT ET LA CESSION DE LA RIVE GAUCHE DU RHIN

I[1]

Le Comité de Salut public de l’an III et le Directoire, qui en était le continuateur, avaient assigné pour terme à la guerre la conquête des limites de la Gaule, les « limites naturelles » comme on les nommait alors. Ces limites, sauf la place de Mayence, étaient conquises depuis 1795 ; mais il s’agissait de se les faire céder par l’Allemagne, de les faire reconnaître par l’Europe, enfin de transformer en possession pacifique, de droit, l’occupation militaire, de fait. C’était l’objet de la guerre qui s’était prolongée deux ans après la conquête et avait été suspendue, en octobre 1797, à Campo-Formio. Par ce traité, l’Autriche, avait cédé, ou plutôt échangé, les Pays-Bas, et promis secrètement de prêter, moyennant salaire, ses bons offices à la cession de la plus grande partie des territoires allemands de la rive gauche du Rhin par l’Empire, qui, seul, avait qualité pour les céder. La Prusse, à Berlin, en 1796, avait, pour les territoires qu’elle possédait sur cette rive gauche, conclu une convention éventuelle d’échange. Un congrès des États de l’Empire était convoqué à Rastadt.

Mais la cession faite, rien ne serait achevé et tous les traités demeureraient vains tant que l’Angleterre n’y aurait pas consenti. Pour la contraindre, autant que pour s’assurer la libre possession de la Belgique, le Comité de l’an III avait conquis la Hollande et se l’était assujettie ; le Directoire s’était assuré l’alliance de l’Espagne et il espérait entraîner cette cour par l’appât d’un partage du Portugal. L’annonce de la paix avec l’Autriche avait été accompagnée d’un cri de guerre contre les Anglais. Le Directoire réunit à grand fracas une armée d’invasion qui devait être commandée par Bonaparte. Il ferma les côtes de France aux marchandises anglaises ; il prononça la confiscation de ces marchandises dans tout le territoire de la république ; il les déclara de bonne prise, même sous pavillon neutre, et il tâcha d’imposer les mêmes mesures à ses alliés de Hollande et d’Espagne. L’Allemagne, dès qu’elle serait pacifiée, devrait être fermée à son tour. Le ministre de Portugal fut arrêté et mis au Temple. Augereau reçut l’ordre de préparer à Perpignan une expédition contre ce royaume. Les Anglais, chassés de partout, n’auront plus pied sur le continent ; tous les marchés seront interdits au commerce anglais, du Holstein à Gibraltar. En même temps, la flotte espagnole et la flotte hollandaise combinées contiendront les flottes anglaises ; Bonaparte passera la Manche et marchera sur Londres ; une insurrection nationale en Irlande, une révolution démocratique en Angleterre, une diversion de Tippo-Saïb aux Indes compléteront ces mesures formidables. L’Angleterre sera perdue. « De quelque éclat qu’elle paraisse environnée, écrivait Talleyrand, sa position est effrayante, et sa chute peut être instantanée et terrible. »

Telles sont les vues du Directoire dans les semaines qui suivent la ratification du traité de Campo-Formio. Toutefois ce traité est encore lettre morte : il faut se faire livrer Mayence par les Autrichiens et leur livrer Venise, qui est le prix du marché. Or, le Directoire se flatte d’obtenir Mayence et de garder Venise. Il se propose de tirer du congrès ce double avantage : compléter Campo-Formio en Allemagne par la cession totale de la rive gauche, et en Italie par la réunion de Venise à la Cisalpine.

L’opération était compliquée, et le traité même de Campo-Formio l’embrouillait singulièrement. Ce traité stipulait, dans ses articles secrets, que la France renonçait à la partie nord de la rive gauche du Rhin, où se trouvaient les États prussiens. La Prusse, par suite, n’aurait droit à aucune compensation. L’Autriche tenait fort à cette clause qui satisfaisait sa jalousie ; mais elle avait eu soin d’ajouter que, si les Français étendaient leurs acquisitions à toute la rive gauche, elle aurait droit à des indemnités équivalentes. Le Directoire se trouverait forcé, s’il acquérait toute la rive gauche, de payer la Prusse et de payer par surcroît l’Autriche. Il ne pouvait donc corriger le traité de Campo-Formio qu’au prix de nouvelles complaisances pour la cour de Vienne. Où prendrait-il les « satisfactions » de cette cour ? A aucun prix en Italie, d’où il prétendait la chasser. Il les donnerait en Allemagne, trouvant habile de compromettre l’Autriche dans la grande curée de l’Empire. Mais, en comblant l’Autriche d’évêchés et d’abbayes, s’il l’induisait en péché, il cessait de l’affaiblir. Il en conclut que le plus avantageux serait de profiter de la paix avec l’empereur pour forcer l’Empire à céder toute la rive gauche du Rhin ; puis, cette cession obtenue, de remanier le traité de Campo-Formio, de conserver Venise, d’expulser l’Autriche de l’Italie et de ne lui donner rien en Allemagne : elle devrait se contenter de l’Istrie et de la Dalmatie.

On y parviendrait peut-être par une diplomatie savante et subtile. La Prusse ignorait les articles secrets de Campo-Formio : le Directoire la menacerait de s’entendre avec l’Autriche à ses dépens ; la Prusse céderait aussitôt, et, par contre-coup, l’entente qui s’établirait entre la République et la Prusse amènerait l’Autriche à composition. Elle y serait forcée par la coalition des États secondaires. Le Directoire spéculait sur la jalousie et l’avidité de ces cours. Il s’assurerait leur docilité grâce à une combinaison à laquelle il tenait presque aussi passionnément qu’à l’acquisition de la limite du Rhin. C’était la sécularisation, ou, pour parler plus crûment, l’expropriation des princes ecclésiastiques au profit des princes laïques. Cette opération permettrait de dédommager les princes laïques dépossédés sur la rive gauche et de récompenser la bonne volonté des autres. Il s’ensuivrait une refonte du corps germanique à laquelle la politique républicaine attache, depuis 1792, la plus haute importance : la concentration des territoires entre les mains de plusieurs princes, cliens et associés de la France, la disparition des souverainetés ecclésiastiques, clientes de l’Autriche.

On lit dans les instructions que le Directoire fit dresser, au commencement de novembre 1797, pour les plénipotentiaires français :

« Quoique le traité qui vient d’être conclu avec l’empereur soit appelé définitif, il n’est encore qu’un préliminaire en cela qu’une partie des arrangemens qui y sont stipulés est dépendante de la paix de l’Empire. Un congrès sera tenu à Rastadt ; son objet direct est le rétablissement de la paix entre la République française et l’Empire… Son objet majeur… est de réorganiser l’Empire et le corps germanique en conséquence des réductions qu’ils auront éprouvées l’un et l’autre… » « L’intérêt de la République, celui de l’Allemagne considérée comme nation, celui de la vérité » exigent que l’on profite « d’une circonstance qui peut ne se retrouver jamais… pour couronner sans retour le salutaire ouvrage qui fut commencé à la paix de Munster, et qui, pendant un siècle et demi est demeuré imparfait. » C’est « une opération absolument nécessaire. » « Tous les efforts des plénipotentiaires devront se porter vers la sécularisation totale des puissances ecclésiastiques de l’une et de l’autre religion, depuis les électorats jusqu’aux chapitres. »

C’est l’opération que Bonaparte consomma en 1803. Les politiques de Paris y voyaient la consécration des traités de Westphalie et ne s’apercevaient pas qu’en abattant les clôtures, en groupant les peuples d’Allemagne, en défrichant et nivelant le labyrinthe des petits États, on affaiblirait, sans aucun doute, la puissance de l’Autriche, mais ce serait pour accroître d’autres États que l’avidité même qui les livrerait à la république, rendrait, tôt ou tard, hostiles ou redoutables à la France, après qu’elle les aurait satisfaits et agrandis. En premier lieu, la Prusse. Le Directoire a besoin, en Allemagne, d’un allié puissant qui puisse contenir l’Autriche, la prendre à revers, l’arrêter dans ses entreprises contre l’Italie. La Prusse aurait pu être cet allié, et le Directoire aurait alors « favorisé de tous ses moyens l’extension de cette puissance en Allemagne, soit en territoires, soit en influence. » Ses éternelles tergiversations ont compromis les succès de la République : elle ne mérite aucune récompense. Toutefois si elle entre dans les vues de la République, la République est disposée à la payer ; elle voit son intérêt à ménager la Prusse. Le Directoire tiendra la balance égale entre cette cour et l’Autriche, et par leur opposition, il gouvernera l’Allemagne, dont il deviendra l’arbitre. Il esquisse un plan de distribution des territoires : l’un de ses projets serait de donner le Mecklembourg à la Prusse, de placer « sur la Baltique une quatrième puissance maritime, et de faire que les pavillons de Prusse et d’Autriche puissent, à leur grande surprise, se rencontrer et se combattre un jour. » On établirait en Souabe une puissance intermédiaire entre la France et l’Autriche. Enfin une réforme de la constitution de l’Empire serait la conséquence de cette « refonte du corps germanique ». Il n’y aurait plus de collège électoral ; l’Empire serait héréditaire, mais alternatif entre la Prusse et l’Autriche : l’un des souverains étant empereur et l’autre roi des Romains.

Pour faire prévaloir ces desseins, le Directoire ne voulait point de diplomates de profession. Il redoutait sinon leurs scrupules, au moins leur timidité, leur attachement aux vieilles procédures, leurs observations surtout. Barthélémy s’était montré toujours docile au Comité de l’an III, mais si sa prudence avait parfois été utile, ses conseils avaient toujours paru importuns, et d’autant plus qu’ils étaient plus sages. Rewbell se le rappelait. En faisant désigner deux légistes, conventionnels, régicides, fructidoriens, autoritaires et aussi peu suspects l’un que l’autre de faiblesse pour la « faction des anciennes limites », Treilhard et Bonnier, Rewbell crut assurer au Directoire autant d’obéissance à ses ordres que d’arrogance envers les Allemands. Du reste, au moins au début, Bonaparte devait avoir la haute main sur les affaires. C’est à lui que s’en remettait le Directoire, car, pour négocier aussi bien que pour combattre, les Directeurs, en dernière analyse, revenaient toujours au blanc-seing et aux adulations. « Votre présence et votre génie hâteront la marche pesante des négociations germaniques », lui écrivait La Revellière, le 26 octobre, en lui annonçant qu’il aurait la présidence de la légation. Et le 13 novembre, en lui transmettant les pleins pouvoirs, Talleyrand ajoutait que, pour compléter, à Rastadt, « le traité glorieux » de Campo-Formio, « le Directoire ne comptait pas peu sur l’ascendant de son génie et sur les efforts de son zèle. »


II

Bonaparte n’avait pas besoin d’être stimulé. En passant à Turin, il dit à Miot : « Je ne puis plus obéir ; j’ai goûté du gouvernement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France. » Ce coup de prestige qui le fera le maître, le frappera-t-il à Rastadt en achevant la paix ? le frappera-t-il à Londres ? Il se met en route pour Rastadt ; il choisit son état-major pour l’armée d’Angleterre, il y appelle Desaix, de préférence à tout autre ; il réunit des cartes, il dresse des plans ; il hâte l’évacuation du matériel maritime de Venise ; il s’occupe déjà des détails : il fait fondre des canons du calibre anglais afin de se servir, une fois dans l’île, des boulets britanniques. Mais, déjà aussi, son imagination l’emporte vers l’entreprise où il se jettera, si Rastadt ne lui donne pas ce qu’il en attend, si le projet de descente en Angleterre échoue, si le Directoire ne se plie pas à ses volontés, si la France ne semble pas mûre pour un coup d’Etat dictatorial : l’Orient, la Méditerranée. Les Directeurs l’y ont incité naguère ; il s’y arrête avec complaisance ; et, comme il ne saura jamais rêver à vide, il dispose les étapes, il s’assure d’Ancône, il prend ses mesures pour brider Naples et noue des intelligences à Malte : il y envoie Poussielgue, en apparence pour inspecter les Echelles du Levant, « à la vérité pour mettre la dernière main au projet que nous avons sur cette île. »

Il traverse la Suisse. L’histoire de cette république lui était familière[2]. La Suisse est pour lui désormais d’un intérêt capital. Elle tient les routes et les portes de l’Italie ; il faut qu’elle soit à la discrétion des maîtres de l’Italie. Ç’a été longtemps l’objet de la maison d’Autriche ; ce sera celui de la République française. De plus, c’est un pays riche. Bonaparte se renseigne sur le trésor de Berne. Il voit les hommes ; il les fait parler ; il les prépare à ses vues ; il flatte leurs jalousies ; il attise leurs conflits ; il joue avec ces démocrates aveugles le même jeu qu’avec ceux de Venise, car son but est de vénétianiser la Suisse, sous le prétexte d’en extirper l’aristocratie et d’y établir l’égalité. Partout où il s’arrête on se presse sur son passage. Il refuse tous les honneurs, sauf de la part de Genève et de Bâle, parce que ce sont des pays démocratiques. Il ne cache pas son hostilité envers les aristocrates de Berne, qu’il s’agit d’expulser du pouvoir ; il parle, à qui veut l’entendre, de la nécessité de délivrer les Vaudois du joug de ces aristocrates : ce sera le levier de la Révolution, la déchirure par où l’on entrera dans la République, et une fois entré, on s’y rendra le maître. Il voyageait en prince conquérant dans une berline à huit chevaux, avec des officiers et une escorte. C’est dans cet appareil qu’il arriva, le 25 novembre, au soir, à Rastadt, où l’on avait préparé pour lui les appartemens jadis occupés par le maréchal de Villars. Il trouva Treilhard et Bonnier fort agités de leur installation, de leur table, de leurs préséances. Il les jugea rogues, brouillons, estima qu’ils se querelleraient entre eux et tracasseraient inutilement avec les Allemands. Il n’avait rien à attendre de tels collègues, ni pour ses projets, ni pour les affaires de l’Etat. Quant aux Allemands, ils se rassemblaient lentement, se piquant de n’arriver que les uns après les autres, et chacun mettant sa gloriole de cour à faire attendre les autres.

L’empereur avait convoqué pour le 1er novembre la députation de l’Empire, désignée, en 1795, pour négocier la paix. Elle se composait de cinq catholiques : Mayence, Saxe, Autriche, Bavière, Wurtzbourg, et de cinq protestans : Hanovre, Hesse-Darmstadt, Bade, Augsbourg et Francfort. Mayence présidait. La députation ne devait négocier que par notes ; elle ne délibérait que sur des mémoires, ne votait que par écrit. Elle ne pouvait communiquer avec la légation française que par l’intermédiaire du commissaire impérial. Tout était disposé, de la sorte, pour multiplier les obstacles et raffiner sur les lenteurs. C’est que la cour de Vienne ne savait pas encore si elle céderait ou si elle recommencerait la lutte. Elle ne céderait que si elle y trouvait son avantage, et, dans ce cas même, elle entendait rejeter sur la députation, ou sur la Prusse, de préférence, l’odieux du démembrement de l’Empire. En attendant, comme l’abandon qu’elle avait consenti à Campo-Formio était éventuel et secret, elle ne laissa point d’inviter solennellement les princes et villes libres à se grouper autour de l’empereur « pour le bien de la patrie allemande », et pour la conclusion d’une paix honorable « sur la base de l’intégrité de l’Empire et de sa constitution. »

Pour l’Autriche comme pour le Directoire, Campo-Formio n’était qu’une trêve. L’Autriche entendait reprendre en sous-œuvre et remanier ce traité, mais elle l’entendait tout au contraire du Directoire. Elle ne se sentait pas vaincue ; elle demandait au congrès de lui donner le temps de nouer des alliances en Europe et de lui fournir des prétextes de rupture. Elle comptait que l’Empire l’aiderait à refuser la rive gauche du Rhin aux Français. Elle aurait ainsi l’honneur de sauver l’intégrité de l’Allemagne. Puis, une nouvelle guerre s’ensuivant, elle en tirerait les moyens, sinon de reprendre la Belgique, au moins de recouvrer la Lombardie, de la réunir à Venise, d’y joindre les Légations et de dominer, par le prestige de ses armes, Rome et toute l’Italie délivrées des Français. Toutefois, si l’Europe ne se coalisait point, si l’Allemagne se laissait gagner, l’Autriche gardait son recours contre la France, et elle prétendait se faire payer plus cher pour compléter le traité de Campo-Formio qu’elle ne s’était fait payer pour le signer. Si la France voulait la rive gauche entière, elle devrait abandonner les Légations.

Le jeu des diplomates autrichiens serait donc de se poser en défenseurs de l’Empire, tout en traitant sous-main du démembrement de l’Empire, d’animer les Allemands contre la France et de négocier directement et secrètement avec la France la paix de l’Allemagne. Pour échapper plus longtemps aux questions indiscrètes, et aussi pour se ménager l’avantage de recevoir les visites au lieu de les faire, les impériaux avaient résolu d’arriver les derniers à Rastadt.

Le 17 novembre et les jours suivans, on vit venir les diplomates allemands, non seulement ceux qui faisaient partie de la députation, mais ceux qui représentaient les autres États auprès du congrès. Leur objet était de surveiller la députation, de la soutenir au besoin, plus souvent de l’embarrasser, d’observer, de calculer et surtout de chercher par des manœuvres secrètes, avec les Français et avec les Autrichiens, les occasions de prendre le plus en donnant le moins possible, et sinon de sauver l’honneur, au moins de le mettre aux enchères et d’en élever le prix. Ces Allemands, sournois et avides, n’avaient d’yeux que pour Bonaparte. Il leur apparaissait comme le seul meneur des affaires, le distributeur des hommes et des terres. Ils apportaient à le voir, à l’approcher, à l’entendre, la curiosité puérile et intéressée des cours. Frédéric ne les éblouissait pas davantage. Il les fascinait moins ; il leur paraissait moins grand, moins singulier, étant un d’entre eux ; puis ils le détestaient tout crûment, car ce roi de Prusse qui menaçait de les dépouiller, ne parlait jamais de partager avec eux ; enfin il les persiflait. Bonaparte, au contraire, arrivait, disait-on, les mains pleines, et il prenait partout les gens au sérieux.

Il se montra dans l’appareil d’un souverain guerrier, ne sortant qu’entouré d’un état-major chamarré et brodé. Il recevait les diplomates avec la supériorité du vainqueur. Vêtu richement, contrairement à son habitude, mais portant l’uniforme avec négligence ; exigeant sur l’étiquette et ne cachant pas le mépris qu’il en faisait. le dos à la cheminée, il causait avec abandon, au milieu du cercle qui se formait autour de lui, et tout, comme dans les cours, se taisait pour l’écouter. Il ménageait, il caressait, il effrayait aussi. Fersen, le ci-devant Fersen de Trianon, le doux et vaillant Suédois, le « chevalier au Cygne » de Marie-Antoinette, survivant à son propre roman, disgracié de l’héroïsme et naufragé dans la diplomatie, était venu représenter la Suède. Il essuya une effroyable algarade. Les ministres des princes ecclésiastiques ne furent guère mieux traités. Il fallait les préparer à la mort civile qui les menaçait. Pour justifier leur ruine, Bonaparte déclara que leur existence était sans raison d’être. Le baron de Stadion s’était présenté en costume de chanoine de Wurtzbourg, Bonaparte l’apostropha : « Les évêques allemands sont à la fois des ecclésiastiques et des guerriers ? Comment ces titres peuvent-ils s’accommoder ? Comment les fondent-ils sur l’Evangile ? Ils parlent du royaume du ciel, mais leurs richesses leur en ferment les portes. Ignorent-ils que l’Evangile dit que les riches n’entreront pas au royaume de Dieu ? » Il disputait sur la bulle d’or et la constitution de l’Empire, utilisant avec sa mémoire impeccable et une dextérité merveilleuse d’artiste politique, les notes qu’il avait prises dans ses lectures décousues de garnison. Il dit au professeur Martens de Gœttingue, conseiller de la légation de Hanovre : « Je crois bien que les savans ne tarderont pas à modifier la carte. Les petits souverains qui s’attachent tantôt à l’Autriche, tantôt à la Prusse, devraient sentir que la France est leur protecteur naturel. » Ce sont les vues et propos qu’il reprit en 1803 et en 1806, lors de la grande refonte de l’Empire et lors de la Confédération du Rhin.

Ces entretiens trompaient son impatience. Enfin le 28, c ces ganaches de plénipotentiaires de l’Empereur », Lehrbach et Cobenzl arrivèrent. Le commissaire impérial, Metternich, manquait encore ; mais Bonaparte n’avait pas besoin de lui pour régler le premier chapitre, préliminaire essentiel de la négociation. Le 1er décembre, il convint avec les Autrichiens, qu’avant le 8, l’Empereur notifierait à ses co-Etats son intention de rappeler ses troupes du territoire de l’Empire ; que, le 10, les Français investiraient Mayence ; que, le 25, cette place leur serait remise par les Autrichiens, et qu’elle serait occupée le 30, par les troupes républicaines. Venise serait évacuée par les Français, en même temps que Mayence le serait par les Autrichiens ; mais elle ne serait remise à l’Empereur que quand la République serait entrée en possession des territoires de la rive gauche du Rhin spécifiés par le traité. C’était une grosse affaire pour l’Autriche, et elle aurait bien voulu en retarder, en atténuer le scandale. Mayence livrée à la France, l’Empire évacué par l’Empereur, comment parler de l’intégrité de l’Empire et comment nier, ce que tout le monde soupçonnait, qu’un pacte secret de partage accompagnait les articles patens de Campo-Formio ? Aussi Cobenzl essaya-t-il d’arracher à Bonaparte quelque promesse pour l’Italie. Mais Bonaparte ne voulut rien entendre, et, rompant brusquement, il annonça que le Directoire le rappelait à Paris, d’où il reviendrait bientôt, pour reprendre les négociations. Il n’en croyait rien, et personne ne se fit illusion sur son départ. La Revellière lui avait écrit le 26 novembre : « Le Directoire est impatient de vous voir et de conférer avec vous sur les intérêts majeurs et multipliés de la patrie… Il désire vous témoigner publiquement son extrême satisfaction, et être envers vous le premier interprète de la reconnaissance nationale. » La vérité est que le Directoire ne voulait pas lui procurer la gloire de donner à la République toute la rive gauche du Rhin ; il jugeait adroit de laisser à Bonaparte son traité incomplet, et de se réserver la popularité de la paix définitive. Les Directeurs, d’autre part, ne savaient ni n’osaient rien faire sans lui. Ils le trouvaient à la fois embarrassant et indispensable, et ils le voulaient toujours ailleurs que là où il était.

Son séjour à Rastadt, si court qu’il ait été, lui laissa une impression qui ne s’effaça plus. C’est sur ce premier coup d’œil qu’il jugea l’Allemagne et les Allemands et régla jusqu’à la fin sa conduite envers eux. Il vit à Rastadt l’Allemagne officielle ; il n’en connut, il n’en comprit jamais d’autres, les hommes d’Etat, les princes. Ce qu’il apprit d’eux confirma ce qu’il savait de l’histoire du Saint-Empire : histoire de défections, de rivalités, de démembremens. Un pays qui offrait à la guerre des cantonnemens à l’infini, à la négociation des moyens inépuisables d’échanges, trocs et indemnités ; un peuple de contribuables et de mercenaires ; des bourgeois et des paysans à pressurer, des soldats à enrôler, des évêchés et des abbayes à confisquer, des ministres vénaux, des princes avares, tous serviles au lucre et dociles à la force. Au-delà rien, ou du moins rien qui compte en politique : des savans, des philosophes, des artistes, des poètes, des rêveurs. On leur laisse « l’enthousiasme », comme la musique aux Italiens.

Les ministres allemands ne s’occupaient du peuple que pour en trafiquer. Ces diplomates, sordides et fourbes sous leur masque de bonhomie épaisse, n’allèguent le droit, l’intégrité de l’Empire, la constitution, que l’échine courbée et la main ouverte ; ils ne protestent de leur honnêteté que pour augmenter le prix de leur trahison ; ils n’invoquent les principes que pour allonger la procédure et augmenter les frais. Le grand recès de 1803 décela publiquement ce qu’un observateur perspicace démêla dès 1797. Rastadt fut comme le lever de rideau du grand gala que l’Allemagne donna, en 1808, à Erfurth. Bonaparte fut, selon le mot profond d’un publiciste contemporain, l’exécuteur testamentaire du vieil empire, de ses avidités, de ses dissensions, de sa servilité[3].


III

Ces diplomates allemands étaient gens à s’entendre avec les avocats et les légistes qui représentaient le Directoire. Ils parlaient le même langage. Ils ne disputèrent que sur les qualités et sur les quotités. Ils en disputèrent âprement : Treilhard, raide, argumentateur, impérieux, rusé et arrogant en affaires, colère parfois, surtout après boire, mais en général, poli, « causant bien, avec un joli accent gascon, et donnant tous les titres », rapporte un Allemand, fréquentant le théâtre, tenant bonne table, largement servie et longuement ; Bonnier, ci-devant président à la cour des aides de Montpellier, provincial, obscur, méfiant, tra-cassier, bourru, souffrant de névralgies, agité d’inquiétudes, calfeutré dans sa chambre, faisant poser partout des verrous, évitant le monde, « de la quintessence de rustre », écrit le jeune Metternich ; mais, une fois rassuré et dans le tête-à-tête, bonhomme, quoique chagrin. C’est Treilhard qui parle, agit, écrit, mène les affaires. Parti de Paris avec les préjugés du Directoire, il a vite mesuré les gens, et il se rend à la réalité des choses. Il comprend quelle sottise ferait la République en comblant les princes d’Allemagne de terres et de sujets, sous le prétexte de porter dans l’Empire les lumières de la raison. « Si nous pouvons avoir la rive gauche, écrit-il au Directoire, nous aurons fait pour la République tout ce que désirent les hommes les plus exigeans, et lorsqu’on aura sécularisé ce qui est nécessaire pour les indemnités, je m’embarrasserai fort peu qu’il reste des princes ecclésiastiques dans l’Empire. »

Bonaparte, à peine arrivé à Paris, tient le même langage. Le Directoire demeure entêté de sa réforme germanique et de la diffusion de ses lumières en Allemagne, mais il se rend à la nécessité : il renonce à la sécularisation totale, à l’empire alternatif, et il prescrit à ses envoyés de réclamer, dès l’abord et directement, la cession totale de la rive gauche.

Il est temps de mettre les fers au feu. Metternich, le commissaire impérial, est arrivé le 2 décembre, accompagné de son fils, Clément, le futur partenaire de Napoléon. Le père paraît aux Français fier, froid, impertinent. Au contraire Albini, délégué de Mayence, qui préside la députation de l’Empire, leur offre un exemplaire accompli de « bon Allemand », phraseur, procédurier, onctueux, doux et finaud, gémisseur, mais subtil, brouillon dans les affaires des autres, conséquent dans celles de son prince, toujours ballotté entre les extrêmes, tant qu’il cherche les principes, mais retrouvant son assiette dès qu’il s’agit de gagner ou simplement de moins perdre.

On commença, comme toujours, par disputer sur le caractère, la forme, l’étendue des pouvoirs. Le fait est que si les Allemands en avaient produit qui les autorisassent à céder la rive gauche, la négociation eût été singulièrement simplifiée. C’est justement ce que Treilhard exige, en termes catégoriques. Albini balbutie : « Dans la suite, — on en demandera. — Vous n’en avez donc pas ; nous ne pouvons donc pas traiter, puisqu’il faudra, de votre aveu, de nouveaux pouvoirs. Commencez donc par les demander. » Les Français se renferment dans la déclaration du Directoire : la République ne fera la paix qu’avec la limite du Rhin. Les Allemands se retranchent dans la déclaration de l’Empereur : la paix se traitera sur le principe de l’intégrité de l’Empire. Metternich intervient et enchevêtre tout pour tout retarder. Il entame la négociation par des puérilités ; il la prolonge par des chicanes. Mais il ne peut durer longtemps à ce jeu. Le Directoire l’avait prévu, et Bonaparte a pris ses précautions.

Le 7 décembre, Lehrbach, l’un des envoyés de l’Empereur, annonce à Albini que les troupes autrichiennes vont évacuer Mayence. La nouvelle se répand aussitôt. L’Empire est livré par l’Empereur ! Qui pourra désormais parler de l’intégrité de l’Allemagne ! Tout le monde s’indigne de la trahison de l’Autriche ; tout le monde l’accuse d’avoir fait un marché ; et chacun, en se plaignant d’être pris à l’improviste, se met en mesure de faire comme l’Empereur et de réparer le temps perdu. On en a fini de disputer sur les mots. Abandonné par la Prusse, qui s’est assuré son lot à Baie, tout le monde le sait, et par l’Autriche, qui s’est assuré le sien à Campo-Formio, personne n’en doute plus, l’Empire n’a plus qu’à se dévorer soi-même, à faire le lot de la République et à se partager le reste.

C’est alors seulement qu’arrivèrent les envoyés prussiens. Ils ont, depuis le 16 novembre, un nouveau roi, Frédéric-Guillaume III ; mais ils n’ont point changé de politique : neutralité lucrative est toujours leur maxime. Ils ne s’allieront pas à la République pour l’aider à dépouiller l’Empire ; mais si l’Empire est disposé à se dépouiller, ils s’y prêteront et demanderont, en retour, à la République une part d’associé avec le traitement de la monarchie la plus favorisée. Le ministre prussien Gœrtz, Saxon d’origine, ayant passé par la cour de Weimar, cultivé, poli, formaliste, touchant la soixantaine, poudré à blanc, diplomate dans l’âme et diplomate de bonnes façons, rencontre Treilhard, le 17 décembre. Il fait l’empressé, fort curieux d’ailleurs, comme tous ses collègues, d’arracher quelques lambeaux des secrets de Campo-Formio. On cause ; naturellement, le propos tourne aux arrondissemens, et, par nécessité logique, aux démembremens. — On parle beaucoup de la Bavière, insinue Gœrtz, est-ce donc elle qui sera dépouillée ? Les Prussiens le déploreraient, en fait, en droit, pour l’honneur, pour la paix de l’Empire. — « Mais enfin, dit Treilhard, si cela était fait, ce que je n’avoue pas, il faudrait cependant bien en prendre son parti. » C’est ce parti que prend le Prussien, après un instant de réflexion, dernier et silencieux hommage à la constitution de l’Empire : « Si cela était fait, dit-il, il n’y aurait pas de remède, et certainement la Prusse ne ferait pas la guerre pour l’empêcher. Il faudrait alors tâcher de l’augmenter en puissance, en proportion de l’augmentation accordée à l’Autriche. »

Les membres de la députation avaient reçu leurs pleins pouvoirs et les avaient échangés, le 15 décembre, avec ceux des Français. Il fallait prévoir que l’Autriche continuerait de travailler en sous-œuvre, d’encourager les illusions, d’animer la députation à la résistance, de soulever des incidens jusqu’à ce que ses intérêts particuliers fussent réglés. C’est pourquoi Treilhard et Bonnier eurent, le 18 janvier, avec Cobenzl, une entrevue qui fait pendant à celle qu’ils avaient eue, en décembre, avec Gœrtz. Cobenzl avait des instructions de Thugut, datées du 6 janvier. Elles étaient de s’en tenir à Campo-Formio, mais si les Français exigeaient la rive gauche entière, de réclamer un supplément d’indemnité, en compensation des avantages qui seraient faits à la Prusse pour ses territoires. Les Français ayant, en effet, réclamé toute la rive gauche : — « Cette demande, dit Cobenzl, est contraire au traité de Campo-Formio. — Je ne le pense pas, répliqua Treilhard. — Mais, reprit l’Autrichien, nous sommes convenus des limites. — Oui, mais cette convention n’est nullement exclusive de la faculté d’en faire une autre avec l’Empire. — Il faut donc, riposta aussitôt Cobenzl, qu’aux termes de l’article 7, l’empereur obtienne un équivalent[4]. » Treilhard répondit qu’il en référerait au Directoire, puis Cobenzl reprit : « Vous vous êtes engagés à rendre au roi de Prusse ses possessions. — Oui, s’il les exige, mais nous ne le forcerons pas à les reprendre. — Au moins, il n’aura pas d’indemnité, vous l’avez garanti. » Treilhard esquiva la question, qui était embarrassante : le traité de Campo-Formio portait que la République, restituant au roi de Prusse ses possessions de la rive gauche, ne lui donnerait aucune indemnité ; il ne disait rien du cas où la France ne restituerait point ; mais le traité de Berlin stipulait, en ce cas, pour la Prusse une indemnité considérable.

« Mais alors, demanda Cobenzl, que donneriez-vous à la Prusse ? — Je n’ai aucune donnée sur ce point, mais il me paraîtrait bien prudent de se concerter avec vous et elle ; si nous pouvions être d’accord entre nous trois, la paix serait bientôt faite. » Cobenzl, à son tour, se réserva d’en écrire à Vienne. Si l’on devait s’entendre, ce ne pouvait être que grâce à de nouveaux dédommagemens. Il toucha quelques mots de ceux de l’Autriche. Il regrettait toujours, dit-il que Bonaparte les eût refusés en Italie. « Mais, dit Treilhard, alors la République cisalpine serait détruite ; elle est affiliée à la France, et l’une ne peut subsister sans l’autre. — La République cisalpine, réplique Cobenzl, aurait toujours subsisté ; il ne s’agissait que de la borner à peu près à ce qui était spécifié pour elle dans les préliminaires de Leoben, et d’ajouter à la frontière que ces mêmes préliminaires nous assignaient : Venise et les trois Légations. — Ce serait peut-être encore une chose à examiner », opina Treilhard pour encourager Cobenzl aux confidences. Ils en vinrent à parler de Rome, où le pouvoir du Pape était plus que précaire. Cobenzl s’étendit sur l’intérêt que toutes les cours catholiques avaient à la conservation du gouvernement pontifical ; il estimait, toutefois, qu’en le déchargeant des Légations, on lui faciliterait les moyens de conserver le reste. Ils « causaillèrent » ainsi, et Treilhard demeura convaincu que si l’on « n’enlevait » pas le vote de la députation, l’Autriche serait exigeante et qu’il faudrait payer chèrement son concours.

Le Directoire était décidé à tout lui refuser en Italie. Il se disposait à envoyer à Vienne un ambassadeur. Il désigna pour cette mission, où l’on devait négocier à coups d’ultimatums, un général qui passait alors pour très républicain, et rehaussait de sa belle mine gasconne des discours péremptoires, à la jacobine, Bernadotte. Il déclarerait que, si l’Autriche ne voulait pas s’exposer à une reprise des hostilités, elle devait s’abstenir de contrarier la politique française en Italie. Elle pourrait, en revanche, tourner ses ambitions d’un autre côté. La République ne laisserait pas se consommer, sans réclamer sa part, un démembrement de l’empire ottoman ; elle chercherait cette part sur les rives de la Méditerranée ; mais, le cas échéant, l’Autriche pourrait chercher la sienne vers le Bosnie, vers la Serbie… Quant à l’Allemagne, il faut que l’Autriche s’y montre complaisante ; c’est là seulement qu’elle peut obtenir ce qu’elle appelle ses dédommagemens.

Mais, ni l’Autriche ni la Prusse ne voulaient céder avant d’être sûres qu’on les paierait. Le Directoire prétendait obtenir le consentement avant de régler le prix. La Prusse soupçonnait l’Autriche de faire secrètement son marché ; l’Autriche nourrissait le même soupçon à l’égard de la Prusse. Le temps se perdait en notes dilatoires. Les Français avaient, le 17 janvier, réclamé toute la rive gauche, et, le 20, demandé à la députation de délibérer immédiatement sur les moyens d’indemniser les États possessionnés sur cette rive. Le 27, la députation, soufflée par Metternich, répondit par un refus absolu : l’Empire n’avait pas été agresseur dans la guerre ; le démembrer était en ruiner la constitution. La députation réclama l’évacuation de la rive droite par les Français, la fin des contributions, réquisitions et confiscations sur la rive gauche, ajoutant que, d’ailleurs, la députation ne remettrait pas sur le tapis « les droits de l’Empire dans l’Alsace, la Lorraine, le cercle de Bourgogne qui, à la vérité, auraient dû être restitués en vertu du traité de Ryswick ». Les Français virent, en cette boutade tudesque, moins une impertinence qu’une invite à marchander ; et ils poussèrent leur pointe. Mais la députation les arrêta par une remarquable chicane sur les origines de la guerre, en 1792, et la fameuse déclaration que la France n’entreprendrait point de guerres dans le dessein de faire des conquêtes. Treilhard et Bonnier maintinrent que l’empereur avait été l’agresseur ; que, par suite, la déclaration ne signifiait plus rien ; que, dans aucun cas, elle n’excluait « les indemnités légitimes » ; qu’enfin la République, en réclamant le Rhin, ne le faisait point par le désir d’un agrandissement ; elle n’avait qu’un objet, aussi intéressant pour l’Empire que pour elle : « pourvoir, par des limites invariables, à leur tranquillité future. »

Las de piétiner ainsi sur place ; obligés, par leurs instructions, de laisser la Prusse et l’Autriche en suspens ; renonçant à obtenir le concours exclusif de l’une contre l’autre, et voyant que chacune des deux attendrait pour se prononcer de savoir ce qu’on donnerait à l’autre, afin d’en obtenir l’équivalent avec quelque superplus, Treilhard et Bonnier concentrèrent tous leurs efforts sur la députation. Ils déclarèrent formellement aux représentans des États possessionnés sur la rive gauche que la République ne céderait jamais ; que ces États avaient à choisir entre la confiscation pure et simple et l’expropriation avec indemnité, insinuant que, d’ailleurs, les princes allemands étaient les dupes de l’Autriche, cette cour ayant fait son lot, très vraisemblablement. Les « bons Allemands » n’hésitèrent plus. Ils s’indignaient moins, au demeurant, à la pensée de voir la France prendre le Rhin et le payer, qu’à celle de voir l’Autriche s’emparer de la Bavière et en chasser l’Electeur. Pour colorer leur retraite, ils en appelèrent aux princes et États, leurs mandataires. C’était déclarer le marché ouvert, car les princes et États n’avaient pour l’Empire qu’un culte de théâtre ; ils ne le respectaient qu’à l’état d’abstraction ; ils ne le défendaient que dans les protocoles. Chacun, en sa cour et dans sa chancellerie, ne pensait qu’à augmenter ses bénéfices et à diminuer ceux du voisin. Leurs envoyés, émissaires, courtiers, encombraient Rastadt et n’attendaient qu’un signe pour entrer en affaires. On les écoute, on les allèche, on mesure avec eux les lieues carrées, on compte les habitans, on suppute, on désigne les abbayes, les chapitres à séculariser. Les Autrichiens s’entêtent à réclamer, au préalable, les Légations, la ligne de l’Oglio, les îles du Levant ; au besoin, ils consentiraient à réduire le Pape à la banlieue de Rome. Les Français s’obstinent à exiger, d’abord, la cession de la rive gauche. Entre eux et les Autrichiens, rien ne s’arrangera. Mais les Prussiens qui ont vainement tenté de faire cause commune avec la cour de Vienne, et qui n’ont pu obtenir la confidence des articles secrets de Campo-Formio, sont pris de la peur, assez fondée, de sortir du congrès les mains nettes, mais vides. Ils se décident à reprendre, le 11 février, le propos avec les Français. Treilhard leur fait comprendre que, s’ils veulent être traités en amis, ils ont à faire leurs preuves. Le 14 février, leur parti semble pris. Ils avertissent la députation qu’ils sont prêts, s’il le faut, à « sacrifier la rive gauche au bien-être général, pourvu que tout soit prévu pour le bonheur des habitans et que le roi reçoive une indemnité suffisante. » La députation se lamente. Bade conseille de céder, Saxe propose une transaction, et, le 19 février, la députation offre la moitié de la rive gauche. Les Français refusent, mais pressent le Directoire de prendre son parti sur l’indemnité de l’Autriche ; sans quoi, écrivent-ils, elle paralysera toujours la députation.

Le Directoire, cependant, achevait ostensiblement l’installation du régime républicain sur la rive gauche. Le 19 février, l’agent français fit aux habitans de Mayence une proclamation qui s’adressait atout le pays et mettait fin à tous les rêves d’indépendance et de république cisrhénane. — Plus de clergé, plus de nobles ! Réunis en un seul pays, repoussez les signes honteux de la division. Vous n’êtes plus Mayençais, Palatins, sujets des Deux-Ponts, vous êtes Francs, membres de la grande nation qui a affranchi les Belges, les Bataves, les Italiens. Le Rhin forme la limite entre la liberté et la tyrannie. — Les Allemands n’ont qu’à lire, à entendre, à prendre acte du fait accompli. Pour lever les dernières résistances, le Directoire annonce l’envoi à Rastadt du suprême machiniste de sa politique, Bonaparte. Talleyrand le mande, le 7 mars, à Treilhard, et il ajoute le 9 : « Vous demandez si nous voulons l’équivalent de l’Autriche pour nous assurer de son consentement. Non. Elle aura tout ce qui a été promis à Campo-Formio, mais il faut qu’elle prenne sa part dans les dépouilles du clergé allemand. » Quant aux Prussiens, qu’ils se montrent faciles sur l’article du Rhin : « alors leur cause deviendra la nôtre ; non seulement la Prusse sera indemnisée de ce qu’elle aura cédé, mais elle obtiendra, par notre concours, l’équivalent avantageux de tout ce que l’Autriche pourra acquérir au midi de l’Allemagne. » Le 13, le Directoire enjoignit à ses plénipotentiaires de poser un ultimatum et de se retirer si la rive gauche du Rhin n’était pas cédée sur-le-champ, sans conditions et sans réserves.

L’ultimatum était inutile. La députation avait capitulé. Vainement avait-elle essayé de disputer sur le mot de frontière naturelle, et insinué que si l’on en voulait une, absolument, la Moselle en pouvait tenir lieu. L’Autrichien Lehrbach, sortant, le 26 février, de la séance, rencontra Treilhard qui s’en allait dîner chez Bonnier. « Sans toute la rive gauche, s’écria Treilhard, la guerre recommence demain. » Et il lui tourna le dos. Lehrbach l’alla retrouver chez son hôte, après le dîner. Dès que Treilhard l’aperçut, il l’entraîna dans une chambre voisine, frappa, comme un furieux sur la table, et cria encore : « L’Empire veut la guerre, vous l’aurez ! » La conversation dura trois heures et ne conduisit à rien. « Si la France renonce au Rhin, disait Treilhard à Cobenzl, comment prendrez-vous la Bavière ? » Et aux Prussiens, auxquels il donna un dîner magnifique : « Ou vous n’employez pas de crédit, ou vous n’en avez pas !… L’Empire a-t-il 400 000 hommes à opposer aux Français ? » Treilhard et Bonnier reprirent la conversation, le 5 et le 6 mars, avec les Autrichiens, sentant bien que même si la députation cédait, sans la ratification de l’Empereur, on n’aurait qu’une pièce de procédure. Mais Cobenzl se montra intraitable : il voulait la ligne du Mincio. Soit, dit Treilhard, « nous ferons un état de toutes vos acquisitions… nous n’oublierons pas la Pologne et nous compterons après. »

Cependant, le 3, la députation avait offert la ligne de la Moselle, avec un commentaire de réserves, en dix-huit articles : liberté du culte catholique, conservation des biens d’Église. Les Français refusent, en une note sèche et dure. La députation se désespère. Albini s’emporte jusqu’à « une pantomime assez héroïque » ; il parle de mettre en marche l’armée de l’Empire, d’appeler aux armes les milices rhénanes. Mais les Prussiens ne veulent point de guerre, ni Bade, ni Darmstadt, ni la ville libre de Francfort. Avec la guerre on risque de tout perdre ; à suivre l’Autriche on risque de ne rien gagner. Les autres cours se rangent à cette opinion intéressée ; mais il faut que les Français fassent un pas, prononcent quelque bonne parole, adoucissent le dernier sacrifice. Treilhard, soufflé par Gœrtz, va voir Albini et l’assure qu’il n’y aura pas de sécularisation totale ; qu’on ne prendra des abbayes sur la rive droite que pour indemniser les laïques de la rive gauche ; et que l’Electeur de Mayence, privé, il est vrai, de sa ville épiscopale, conservera ses terres de la rive droite, c’est-à-dire presque tous ses revenus. La grâce opère : Albini est converti, et son exemple emporte les dernières hésitations. Le 9 mars, la députation consent à la cession totale de la rive gauche, sauf les quelques réserves indiquées le 3 et sous la condition que les Français évacueront la rive droite. Les Français ne voient là que des « simagrées » insignifiantes. « Sacré Dieu ! dit Treilhard au Prussien qui lui apporte la nouvelle, qu’il faut donc de documens ! Nous tenons ces pays ! qu’ils viennent les reprendre s’ils en ont envie ! » La République n’en avait pas encore fini avec les « documens ». Il en manquait un, qui n’était pas une simple formalité : c’était le consentement de l’Empereur, et ce prince était plus que jamais résolu a ne le donner qu’au prix cent fois exigé par lui : toute la terre ferme de Venise et les Légations. Or, ce prix, le Directoire était plus que jamais décidé à le refuser.


IV

Dans la pensée des Directeurs, la conquête des limites de la Gaule, avec leur bastion avancé : la Hollande ; leur contre fort : l’Allemagne refondue, devait avoir pour complément et pour conséquence la domination de l’Italie, avec son prolongement naturel : la domination de la Méditerranée. Mais la domination de l’Italie serait précaire tant que la Suisse et le Piémont en commanderaient les passages, que l’Autriche y aurait pied à Venise, y trouverait des alliés en Toscane, à Rome, à Naples, tant que Naples enfin pourrait ouvrir ses ports aux Anglais. Expéditions contre Rome et contre Naples, annexion du Piémont, assujettissement de la Suisse, c’étaient, pour les Directeurs, les conditions de l’extension de la France dans la Méditerranée et de l’anéantissement de la puissance anglaise.

Mais ces entreprises démesurées qui devaient, tôt ou tard, coaliser l’Europe contre la France, ils s’y engageaient en aveugles ; ils les poursuivaient en brouillons, menant la guerre comme ils menaient le gouvernement intérieur ; plus incapables encore de comprendre les peuples étrangers qu’ils ne l’étaient de comprendre la nation française ; exploitant la conquête comme ils exploitaient la république, éreintant la Révolution au dehors et au dedans. Ils ne concevaient ni les moyens ni surtout les conséquences de leur politique : prétendant conduire du même pas et aux mêmes fins la guerre de révolution et la guerre de fiscalité, la guerre d’affranchissement et la guerre de suprématie ; révolutionnant les peuples et s’irritant que les peuples voulussent être indépendans, libres, refusassent de payer le conquérant, d’entretenir ses armées, de subir son gouvernement ; redoutant, détestant les militaires et ne pouvant agir que par la force des militaires ; se figurant qu’ils pourraient conserver aux armées républicaines, dans des opérations d’envahissement et de lucre, l’enthousiasme et le désintéressement qui avaient été l’honneur de la guerre de défense nationale ; exigeant de ces conquérans des vertus civiques alors que le gouvernement civil de la République donnait l’exemple du contraire ; surpris que les agens de la conquête, les généraux, voulussent prélever les dépouilles opimes ; confondus de les voir se disputer, par cabales, la gloire et le profit du commandement en chef, et de voir des commissaires civils, qui étaient chargés de rançonner les peuples conquis, prélever leur dîme sur les recettes de l’État.

Bonaparte, revenu à Paris, assistait à ce spectacle avec autant de mépris que d’impatience. Le dessein d’extension et de suprématie du Directoire demeura le grand dessein de son consulat et de son empire. Mais ce que les Directeurs entreprenaient partout à la fois et confusément, il projetait de l’accomplir, comme il accomplissait ses opérations de guerre, par étapes, par marches concertées d’ensemble, avec méthode et mesure, ordonnant, organisant au dehors la force de la Révolution comme il méditait de le faire dans l’État. « Je ne vois pas, avait-il écrit à Talleyrand le 9 octobre 1797, d’impossibilité à ce qu’on arrive en peu d’années à ces grands résultats que l’imagination échauffée et enthousiaste entrevoit et que l’homme extraordinairement froid, constant et raisonné atteindra seul. » Il les atteignit. Cet enchaînement est un fait capital pour l’intelligence de l’histoire de ces temps. Les affaires extérieures et la guerre dominèrent la Révolution dès ses débuts, et la dénaturèrent à partir de 1795.

Ce fut précisément pour réaliser ces vastes desseins d’extension et de suprématie que l’opinion porta Bonaparte au pouvoir et l’y soutint si longtemps, au prix de sacrifices immenses. Que l’on y réfléchisse : il fallut que ces conceptions magnifiques eussent bien profondément pénétré dans les esprits, puisqu’elles y effacèrent la proposition première, si noble, si pure, si désintéressée, si humaine de 1789, et l’autre proposition, chimérique, mais enthousiaste, mais magnanime de 1792 ; puisque la France se laissa si aisément prendre et demeura fascinée, subjuguée jusqu’à la défaite, c’est-à-dire jusqu’au moment où le rêve parut dissipé à jamais. Bonaparte emporta de son passage à Paris, en 1797, une conception de la grandeur et de la destinée de la République dans le monde et des conditions du gouvernement de la République en France, qu’il garda toute sa vie et qui dirigea tous ses actes : c’est que son autorité en France tenait à sa suprématie en Europe ; que, s’il cédait une seule des positions prises par la République conquérante, c’est-à-dire le Directoire, il ne pourrait plus se soutenir un jour ; que l’Europe l’envahirait et le déborderait de toutes parts ; que l’opinion, en France, l’abandonnerait et le condamnerait ; qu’il ne pourrait demeurer le dictateur, « l’empereur » de cette république s’il consentait à une diminution quelconque de la puissance et du prestige de l’État. De là pour lui, comme pour le Directoire, la nécessité de coaliser le continent contre l’Angleterre et de pousser sans cesse plus loin ses postes avancés, nécessité qui ne s’accordait que trop avec son génie, tout romain, et avec les conditions de sa propre fortune.

Elle ne s’accordait que trop aussi avec cet emportement guerrier qui, par intermittence, soulève le peuple français, avec ce rêve de grandeur, toute romaine encore, qui couvait dans les imaginations populaires. Exposant dans un mémoire apologétique les plans du Directoire, le moins politique, mais le plus purement républicain des Directeurs, La Revellière, les résumait ainsi : « Unir la Hollande, la France, l’Helvétie, la Cisalpine, la Ligurie par cette contiguïté non interrompue de territoires…, pépinière d’excellens (soldats et de positions formidables. » Que faisait-il, sinon tracer les lignes de l’Empire ? Ces vues, d’ailleurs, se retrouvent partout dans les souvenirs, dans les lettres des contemporains.

Les esprits étaient alors tout à la magnificence. Je lis dans une lettre du général César Faucher, écrite en février 1798, à son ami Tronson Du Coudray, exilé à Sinnamari : « Nous allons faire de nouvelles destinées à tout le continent. » Tout le continent va se coaliser contre l’Angleterre, se fermer aux marchandises anglaises. On y établira partout des républiques à l’image de la nôtre que l’on tiendra subordonnées, « afin que l’intérêt de la grande famille républicaine, ou ce qui est invinciblement la même chose, notre volonté, n’éprouve aucun obstacle dans l’univers. Ainsi le géant républicain, embrassant de l’Adriatique au Zuyderzée et de Gibraltar à Mayence, s’élèvera majestueusement, et, fort de l’unité de sa pensée, de l’ensemble et de l’harmonie de ses mouvemens, il changera à son gré les destinées du monde[5]. » Mallet n’était que perspicace lorsqu’il écrivait, le 29 décembre 1797 : « Il n’y a pas un enfant dans l’étendue de la France, qui n’adjuge à la République, à la Révolution et à son régime, la souveraineté du continent. »

Tandis qu’il préparait l’expédition d’Angleterre, Bonaparte se trouva associé aux principales opérations du Directoire en Europe. Les Directeurs le consultaient parce qu’ils reconnaissaient sa supériorité et que, du même coup, ils le compromettaient dans leur ouvrage. Il donnait des conseils pour garder la main aux affaires et ménager la crise qui devait, tôt ou tard, le porter au pouvoir. C’est ainsi qu’il intervint dans l’expédition de Rome et dans celle de Suisse.

A Rome, comme en 1793, comme depuis dans toute l’Italie, les partisans de la France se recrutaient dans la minorité bourgeoise. La masse populaire, ce qu’on appelait à Paris avec les honneurs dus au souverain : Le peuple, et à l’étranger, avec un mépris de souverain : la populace, était hostile. A Rome, le fanatisme religieux s’y ajoutait. Le général Duphot, qui se trouvait de passage dans la ville et que l’on suspectait de cabales avec les révolutionnaires romains, fut tué dans une bagarre, ainsi que l’avait été Basville au commencement de la Révolution. Le Directoire, qui cherchait une occasion de rompre le traité de Tolentino, saisit celle-là. Bonaparte fut chargé de rédiger les instructions que le Directoire donna, le 11 janvier 1798, à Berthier, général en chef de l’armée d’Italie. « L’honneur de prendre Rome vous est réservé, » ajouta Bonaparte dans une lettre particulière… Faites-vous rendre compte de la situation de nos finances en Italie et faites argent de tout, afin de pouvoir sustenter votre armée. » Berthier comprit à demi-mot et répondit : « Vous n’avez pas observé qu’en m’en voyant à Rome vous me nommiez le trésorier (de l’expédition d’Angleterre) ; je tâcherai de remplir la caisse. » Le 10 février, il investit Rome ; le 15, il proclama la république romaine ; et le 7 mars, le ministre des finances de cette république signa une convention par laquelle Rome s’engageait à livrer quinze millions trois cent mille francs en espèces, cinq millions en biens nationaux, trois millions en fournitures militaires, plus l’entretien de l’armée, charges qui s’ajoutèrent aux 35 millions payés par le pape après Tolentino. Ce pays aura payé 77 millions, écrivait un des commissaires civils du Directoire, Daunou.

Ce fut aussi pour nourrir l’armée d’Angleterre et remplir les arsenaux, que le Directoire, dans le même temps, envahit la Suisse : entreprise, à la fois de prosélytisme, de politique, et de fiscalité. La Suisse était un foyer de conspirations de royalistes et d’Anglais : il était nécessaire d’y mettre ordre. La Suisse tenait les routes de l’Italie ; il était nécessaire de les occuper. Rome passait pour avoir un trésor considérable : il était expédient de s’en emparer. Le prétexte fut de protéger les pays sujets contre les cantons suzerains, les Vaudois contre les aristocrates de Berne. Une propagande fortement nouée par Mengand à Bâle, Desportes à Genève, Mangourit dans le Valais, prépara l’action militaire. Dès que la révolution serait mûre, l’armée française interviendrait. Il s’agissait de donner en Suisse une seconde représentation du drame mené, en septembre, par Bonaparte à Venise. Brune fut chargé de l’opération. Brune était un ancien gazetier, qui passait pour septembriseur ; fanatique à ses heures, avec un fond de rouerie de conspirateur, une énergie d’insurgé et une verve de clubiste ; sans scrupules politiques, sans délicatesse sur l’article de l’argent, dissimulant sa ruse sous une apparence de rondeur démocratique ; fraternisant et extorquant tour à tour ; sachant attirer les gens, les captiver, encore mieux les dépouiller ; d’ailleurs intrépide quand il s’agissait de pousser une affaire, donner l’assaut, entraîner les hommes de la parole et de l’exemple, enfin un guerrier retors, fiscal et de belle allure révolutionnaire. Le 4 mars, il entra dans Berne, qui venait de renverser son gouvernement. Il saisit 5 millions en espèces, 18 millions de lettres de change et, le 22 mars, il proclama la République helvétique, une et indivisible, avec une constitution unitaire qui enveloppa dix-huit cantons, égaux en droits. Puis, comme il avait opéré avec quelque scandale, qu’il était insubordonné et qu’il montrait trop de dispositions à jouer le Bonaparte, le Directoire, n’osant le rappeler, le dépaysa et l’expédia en Italie. Brune laissa la Suisse assujettie au Directoire, mais bouleversée, pressurée, sous la domination d’une minorité de démocrates citadins, bourgeois, avec une constitution aussi contraire au génie de ses habitans qu’aux conditions géographiques du pays.

Tandis que, pour parler le jargon du temps, le Directoire vénétianisait ainsi l’Helvétie, il fructidorisait la Hollande. Les républicains bataves se montraient rétifs aux contributions, gémissaient sur la ruine de leur commerce, se lamentaient sur la perte de leurs colonies et n’exposaient qu’à contre-cœur leur belle flotte aux boulets anglais. Le Directoire, continuant la politique qui, de nécessité en nécessité, devait, en 1810, conduire à l’annexion totale, commanda un coup d’Etat, destiné, croyait-il, à lui assurer l’obéissance des Bataves. Joubert, émule de Bonaparte autant que de Hoche, fit ce jour-là, et magistralement, ses débuts dans la politique. Le 22 janvier 1798, les députés récalcitrans furent arrêtés ; le 17 mars la Hollande reçut une constitution à l’instar de celle de Paris. Elle eut un Directoire qui écrivit aussitôt au Directoire parisien : « Nos vaisseaux, nos équipages, nos trésors sont à vous. Disposez-en, menez les Bataves à la gloire ; punissez les fiers Anglais et rendez la paix au monde. »

V

C’était le temps où les négociations semblaient aboutir à Rastadt. Le vote de la députation, du 9 mars, consentant, en principe, la cession de la rive gauche du Rhin à la France, fut suivi, le 4 avril, d’un vote décidant, en principe, les indemnités des princes possessionnés sur la rive gauche au moyen de la sécularisation de territoires ecclésiastiques situés sur la rive droite. L’empereur n’avait point ratifié la cession ; le commissaire impérial se contenta de transmettre le vote aux Français. Quant au vote sur les sécularisations, il ne fut ni ratifié ni transmis. Ce vote sur les indemnités était l’acte essentiel pour les représentans des petits Etats, l’article des recettes, qui avait emporté tout le reste. Les diplomates étaient fort impatiens de « réaliser », s’irritaient des retards de la chancellerie impériale qui, sûre de ses indemnités, ne se pressait point de faciliter celles d’autrui. Mais les événemens de Rome et ceux de Suisse refroidirent le zèle des Allemands, et leur donnèrent à réfléchir : les événemens de Suisse, surtout, à cause du voisinage.

La République française établie en Suisse, c’était la porte ouverte à la propagande révolutionnaire dans l’Allemagne du Sud. Cette propagande s’y faisait déjà sentir et ne laissait pas d’inquiéter en Bavière, en Wurtemberg, en Souabe surtout et en Franconie, dans la mosaïque des principautés, comtés, baronies, abbayes où l’établissement d’une république unitaire causerait la ruine générale de tout ce qui possédait châteaux et métairies. Pouvait-on compter sur les promesses d’un gouvernement aussi inconstant, et qui envahissait, humiliait de la sorte une république, la plus ancienne alliée de la France, dont la neutralité avait, de 1792 à 1795, si fort contribué au salut des Français ? Qui garantissait que la rive gauche cédée, les Français n’en profiteraient pas pour révolutionner la rive droite à leur profit, au lieu d’y opérer, pour le bénéfice des électeurs, grands-ducs et ducs allemands, des confiscations d’hommes et de terres ? La République d’ailleurs demeurerait-elle indéfiniment victorieuse et prépondérante ?

A l’intérieur, divisée, à l’extérieur, dispersée, elle menaçait de se noyer dans ses conquêtes. N’y aurait-il pas plus d’avantages, en un jour peut-être prochain, à lui résister qu’à la servir ? Si une coalition se formait, et l’on en parlait déjà, serait-il prudent de s’exposer aux représailles des coalisés ? La politique conseillait de ne point précipiter les choses et de se garantir de part et d’autre : du côté des Français en stipulant, en principe, les indemnités ; du côté de l’Europe, en retardant la cession promise aux Français, bref de traîner la procédure et de gagner du temps. C’était le conseil que la Prusse soufflait à ses amis et suivait pour son propre compte. Le défunt roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, avait été neutre à la fois par incertitude et par calcul ; le fait est que la politique lui avait rapporté plus de provinces et de sujets, en Pologne, que plusieurs guerres heureuses. Frédéric-Guillaume III était neutre de cœur, par prudence, par amour de la paix, par timidité, par intérêt de son peuple, par antipathie égale, sinon de même nature, pour les Français et pour les Autrichiens. Il ne convoitait point de conquêtes nouvelles : la Prusse avait assez annexé ; il était temps de gouverner. Par suite, et sauf à exiger toujours de la France les mêmes compensations qu’en obtiendrait l’Autriche, il préférait que personne n’en reçût, ni l’empereur, ni lui-même ; que l’Empire conservât l’intégrité de ses territoires et que la Prusse recouvrât ses possessions de la rive gauche. On s’était trop effacé, trop abaissé devant la France ; on lui avait laissé trop prendre et de terre et de suprématie.

Ce fut dès lors l’arrière-pensée constante, la seule pensée sincère de la Prusse dans ses relations avec la France. Ce n’était pas l’alliance tant sollicitée par le Directoire ; ce n’était pas même l’entente ; c’était l’association éventuelle, par précaution, mais non par goût ; c’était, de préférence, l’hostilité sourde sous les couleurs de la neutralité. C’est dans cet esprit que s’ouvrirent, à Vienne, à la fin de mars, en grand mystère, des conférences entre Prussiens et Autrichiens. Elles ne pouvaient conduire à une action commune contre la France, car ni la Prusse ni l’Autriche n’avaient confiance l’une en l’autre. Chacune des deux craignait quelque entente secrète entre l’autre et la France. Mais l’Autriche en tira cette conjecture, très vraisemblable, que la Prusse ne travaillerait point, par dessein arrêté, à livrer la rive gauche aux Français ; qu’elle défendrait même l’intégrité de l’Empire, pourvu que tout le monde respectât cette intégrité, qu’elle n’était nullement disposée à s’unir à la République dans une guerre contre l’Autriche.

Thugut se sentit rassuré et se trouva les mains plus libres. S’il continua, à tout hasard, de parlementer avec les Français sur les Légations et l’Italie, il s’éloigna de plus en plus de toute idée d’arrangement définitif avec eux. Il considérait la guerre comme nécessaire. Il préparait les alliances, les généraux acheminaient les troupes. Mais comme il faudrait des semaines, peut-être des mois, avant de reprendre les opérations ; que les Français continuaient de pousser, en Italie et en Allemagne, leurs conquêtes et leurs révolutions, Thugut jugeait opportun de s’y nantir. S’il pouvait tandis que l’eau était trouble encore, occuper les Légations, se les faire attribuer, sous forme de provision par la France, s’assurer, en Allemagne, la Bavière jusqu’à l’Inn, ces précautions lui permettraient d’attendre des temps plus heureux : le retour de l’ordre monarchique et la restauration du droit public, qui auraient sans doute pour premier effet de garantir à l’Autriche les possessions qu’elle se serait acquises, de complicité avec la Révolution.

Donc, dans le même temps, Thugut manda aux ministres de l’empereur de marchander, à Rastadt, le démembrement de l’Empire et du Saint-Siège, d’accord avec les Français ; et au chargé d’affaires à Pétersbourg de négocier, avec le tsar Paul, la délivrance de l’Empire et l’expulsion des Français de l’Italie. « Il n’y a plus un seul instant à perdre, écrivait-il ; sans un accord sincère entre les différentes puissances pour la conservation de leurs gouvernemens respectifs, toute l’Europe périt, et la Russie seule peut moyenner et consolider un semblable accord… L’on regarde une révolution en Espagne comme très prochaine et immanquable ; le roi de Sardaigne sera obligé de descendre de son trône au premier ordre d’un général français ; la cour de Naples se croit elle-même très près de sa ruine complète… A mesure que la masse énorme de la démocratie augmente, les moyens de résistance qui peuvent rester aux gouvernemens monarchiques diminuent de jour en jour… » Cette lettre est du 5 avril. Quelques jours après, Thugut était rassuré. Le tsar s’est ému ; il va proposer une alliance à l’Autriche et à la Prusse, avec accession de l’Angleterre. « Les affaires de Suisse et de Rome paraissent avoir enfin donné un peu d’éveil à Paul Ier », écrit Thugut au vice-chancelier Colloredo. « En attendant que tout se développe mieux, je prie Votre Excellence de supplier Sa Majesté à genoux d’observer le plus profond secret sur l’état des choses et sur nos nouvelles espérances… »

Désormais, l’Autriche n’a plus rien à faire au Congrès qu’à amuser le tapis. Thugut, d’ailleurs se sent fatigué et veut se décharger, en partie, du fardeau. Il fait désigner Cobenzl pour suivre les affaires étrangères à Vienne et il rappelle, le 8 avril, de Rastadt, cet ambassadeur qui, seul, des diplomates impériaux, avait son secret. Le Congrès ne fut plus qu’un solennel divertissement d’entr’acte, et l’on ne s’occupa plus, à Vienne, qu’à détruire ce qui y avait été commencé. « Depuis cette époque », dit un mémoire des Affaires étrangères, c’est-à-dire depuis l’affaire de Rome, « les négociations du Congrès dégénérèrent en vains débats, au moyen desquels on gagnait du temps ; ce furent les ministres impériaux qui ne cessèrent de les entraver ; la Prusse qui, sans partager la mauvaise volonté du cabinet de Vienne, ne voyait pas non plus avec plaisir les nouvelles révolutions que nous avions opérées, ne fit rien pour accélérer les négociations du Congrès et pour les conduire à un résultat heureux… »

Sur ces entrefaites, un incident faillit faire sauter les mines, avant que les Autrichiens fussent en mesure de commencer l’attaque. Bernadotte était à Vienne depuis le 18 février : brouillon, bourdonnant, panaché, avantageux, exigeant jusqu’aux minuties sur l’étiquette et affectant avec la cour le sans-façon hautain et cavalier du soldat démocrate ; traitant Thugut en pensionné des fonds secrets du roi de France ; cabalant bruyamment, en son ambassade, avec les mécontens et les turbulens d’Allemagne et de Pologne ; prédisant qu’avant la fin du siècle, tous les porteurs de cordons « feraient nombre avec les citoyens » et ne prévoyant pas, malgré son génie gascon, qu’après s’être chamarré plus que personne de ces cordons, il en distribuerait à son tour et ferait nombre avec les potentats. Il démêla, non sans adresse, les trames qui se nouaient entre Vienne et Pétersbourg, mais il se sentit très vite las de son personnage de parade et des avanies qu’il avalait majestueusement avec son imperturbable hâblerie. Il préférait alors à la politique « le fracas et le tumulte des camps. » Il demandait son rappel ; il eut son congé. Ce fut le peuple de Vienne qui le lui signifia, aussi rétif au prestige de la république et à sa propagande que le peuple de Rome.

Le 13 avril, vers le soir, Bernadotte fit arborer au-dessus de la porte de son hôtel un grand drapeau tricolore, avec la devise : Liberté, Égalité, Fraternité. La foule s’assemble aussitôt, pousse des huées, réclame l’enlèvement du drapeau. Bernadotte avait du monde à dîner, il était en grande tenue ; il sort, apostrophe, invective, en français de Gascogne, cette « populace frénétique » ; il menace de sabrer « cette canaille. » Mais la « canaille » est ignorante ; elle n’entend pas le français ; elle se moque, elle s’emporte, et, comme la police demeure inerte, le drapeau est arraché, promené par les rues, déchiqueté, brûlé. Les émeutiers accourent de toutes parts, forcent les portes de l’hôtel, obligent Bernadotte et ses invités à se réfugier au second étage où ils se barricadent. Les domestiques font feu sur les assaillans et couchent à terre quelques Viennois. Enfin la troupe arrive ; la nuit tombe et l’attroupement se disperse. Bernadotte réclame une réparation solennelle. Thugut en offre une très modeste. Bernadotte exige le rétablissement du drapeau ; Thugut ne consent qu’à écrire une lettre. Cependant l’agitation se répand dans Vienne. On redoute une insurrection. Bernadotte se décide à partir, et s’en va, le 15 avril, crânement, du reste, en plein midi, à travers la ville, mais sans courir grand péril, car pour contenir le peuple, les soldats autrichiens font la haie sur le passage des voitures.

Si l’on voulait la guerre, on en avait trouvé le prétexte. Mais on n’y était prêt ni à Vienne, ni à Paris, ni à Pétersbourg, ni à Londres, et tout le monde, y compris Bonaparte, avait intérêt à l’ajourner.


ALBERT SOREL.

  1. Archives nationales. Archives des Affaires étrangères : Correspondances de Rastadt, Vienne, Berlin ; — Précis du Congrès. — Corr. de Napoléon. — Je signalerai, à part, l’excellent ouvrage de H. Hüffer : Der Rustatter Congress, Bonn, 1878. Écrits de Sybel, Ranke ; de MM. Oncken, Fournier, Franchetti, Frédéric Masson, Legrand, Ludovic Sciout ; études de M. Raymond Kœchlin. — Documens publiés par MM. Pallain, de Vivenot, Bailleu ; Mémoires de Thiébault, La Hure, La Revellière, Barras, Thibeaudeau, Miot, etc.
  2. Frédéric Masson, Bonaparte inconnu ; Paris, 1895.
  3. Gœrres, cité par Hüffer, I, p. 58. — Comparez une brochure du même temps : la Passion. « Et voici, Bonaparte accomplit ces choses : les Grands Prêtres, les Scribes et les Pharisiens se rassemblèrent dans une ville alors nommée Rastadt et ils tinrent conseil, et ils y délibérèrent comme ils s’empareraient par ruse du saint Empire et le mettraient à mort… »
  4. « Art. 7. — Il est contenu… que si, lors de la pacification prochaine de l’Empire germanique, la République française fait une acquisition en Allemagne, S. M. l’Empereur, roi de Hongrie et de Bohême, doit également y obtenir un équivalent, et réciproquement… »
  5. Lettres publiées par M. Paul Marais dans son étude : les Frères Faucher (Revue Historique, t. XLIII).