L’Europe en 1848
L’EUROPE EN 1848
OU
CONSIDÉRATIONS
SUR
L’ORGANISATION DU TRAVAIL
LE COMMUNISME
ET
LE CHRISTIANISME.
I.
Véritable état de la question.
« Il faut organiser le travail… Ce qu’il y a de plus pressant, c’est d’organiser le travail… Il n’y a pas un instant à perdre… Toute heure de retard peut devenir fatale : la tranquillité, la fortune, l’anarchie, la guerre civile, la misère, le salut ou la ruine de la République sont au bout de cette question. »
Voilà ce que chacun s’est mis à dire, depuis quatre mois, à la tribune de l’Assemblée nationale, dans les salons, dans les ateliers, dans les clubs, dans les comptoirs, sur les places publiques, à Paris et dans les départements.
En termes plus ou moins explicites, la même question vient à l’ordre du jour dans l’Europe entière : elle est le dernier mot du présent et le premier de l’avenir.
En France déjà, nous sommes arrivés à un commencement d’application. A partir de l’établissement de la République, presque pas de jour qui n’ait vu formuler un nouveau système, présenter un nouveau décret, solliciter un nouveau crédit, tenter un nouvel essai. Vains efforts ! au lieu de diminuer, l’inquiétude augmentait ; l’horizon se couvrait de nuages de plus en plus sombres ; l’orage était imminent : évidemment le problème n’était pas résolu.
On en était là, lorsqu’une épouvantable catastrophe est venue soudain justifier toutes les alarmes. Ni le canon qui cesse à peine de gronder, ni l’immense douleur qui couvre Paris et la France d’un voile lugubre, n’ont pu distraire les esprits de la grande question de l’époque. Après comme avant la lutte, elle demeure l’objet de toutes les pensées, le sujet de toutes les inquiétudes, le texte obligé de mille commentaires différents dans la presse et dans la conversation.
Quand, au milieu du bruit confus de tant de voix qui se contredisent, il est enfin possible de rentrer en soi-même, on se demande d’abord : quel est le sens précis de la question ?
Dans les temps ordinaires, organiser le travail, c’est régler les rapports des maîtres et des travailleurs[1] ; c’est assurer aux premiers un bénéfice légitime, aux seconds un juste salaire ; c’est protéger l’ouvrier contre la cupidité du maître, et le maître contre la paresse et le mauvais vouloir de l’ouvrier ; en un mot, c’est substituer la raison et l’équité, au caprice et à l’arbitraire, de quelque part qu’ils viennent. Réduite à ces termes élémentaires, l’organisation du travail n’a, comme toute question organique, qu’une importance secondaire. Dans l’état normal des sociétés elle ne peut en avoir d’autre.
Comment donc a-t-elle pris tout à coup des proportions gigantesques ? D’où vient qu’elle prime toutes les autres questions, qu’elle absorbe complètement les esprits, et qu’elle est devenue pour notre jeune République une question de vie ou de mort ?
Si peu qu’on réfléchisse, il est facile de répondre. Sous cette question inoffensive en apparence, se cache le plus formidable problème de notre époque. Deux sociétés sont en présence ; l’une dit : conservation de la propriété et des droits acquis ; l’autre dit : remaniement, partage, confiscation de la propriété au profit de l’État, abolition des droits acquis au profit de l’égalité universelle. C’est la guerre de ceux qui ont et de ceux qui n'ont pas. Tel est, dans son point le plus avancé, le problème qui s’agite en ce moment. Mais en prenant la question dans un sens plus vulgaire, il faut reconnaître encore qu’elle est mal posée. En effet, il ne s’agit pas aujourd’hui d’organiser le travail, il s’agit de le créer : on n’organise pas ce qui n’existe point.
II.
Gravité de la question
Or, ainsi établie, et c’est ainsi qu’elle doit l’être, la question de l’organisation du travail est, sans contredit, la plus épineuse qui puisse occuper l’Assemblée nationale. La froide logique ne peut s’empêcher d’y voir un nœud gordien que toute la sagesse humaine est désormais impuissante à délier ; une impasse d’où il est à craindre que l’Europe actuelle ne puisse sortir que par une crise violente.
D’une part, il est impossible de nourrir les ouvriers sans rien faire. Ce serait une injustice à l’égard du riche, un malheur pour l’ouvrier lui-même, et enfin la ruine de l’État.
D’autre part, il est impossible de procurer actuellement aux masses ouvrières, et pour un temps un peu long, un travail capable de les nourrir. Les finances de la République n’y suffiraient pas. Supposé même que cela soit possible aujourd’hui , que sera-ce dans quelques mois ? Le travail suffisant ne peut revenir qu’avec les capitaux particuliers ; les capitaux particuliers ne reparaîtront qu’avec la confiance ; la confiance naît de la sécurité ; la sécurité naît de l’ordre ; l’ordre fondamentalement ébranlé aujourd’hui, ne peut renaître sérieux et durable que de l’observation des lois fondamentales des sociétés ; les lois fondamentales des sociétés modernes sont des lois chrétiennes ; les lois chrétiennes ne sont aujourd’hui ni respectées dans leurs prescriptions, ni voulues dans leur application sociale.
Et quand on sentirait le besoin d’y revenir, il n’appartient à aucune assemblée si nationale qu’elle soit, de les faire observer d’une manière générale et consciencieuse, c’est-à-dire véritablement efficace et assez prompte pour nous sauver. Pour cela, il faudrait immédiatement de la conscience et des mœurs. Or, on ne décrète pas la conscience ; on ne change pas en un jour les mœurs d’un peuple. Je le répète donc, la société se trouve engagée dans une impasse, d’où elle ne peut sortir que par un déchirement plus ou moins violent.
III.
Causes du mal.
Comment y sommes-nous arrivés ? En transgressant les deux lois que le christianisme a données pour bases aux sociétés modernes ; lois sacrées par cela même qu’elles sont fondamentales, et auxquelles il est mille fois plus dangereux de toucher, qu’il ne l’est de jouer avec la foudre[2]. Ces deux lois sont : la loi de la charité et la loi de la liberté. En voici l’histoire.
IV.
Double base des sociétés modernes.
Quand Jésus-Christ parut, il ne trouva sur la face du globe que des maîtres et des esclaves. Le monde ancien était constitué sur l’esclavage ; l’exploitation de l’homme par l’homme était le droit public des nations. Le fils de Dieu vint abolir cet humiliant et cruel ordre de choses. Avec la double autorité de la parole et de l’exemple, il proclama les grands principes qui ont inspiré tous les législateurs chrétiens, et que la République elle-même s’est empressée d’inscrire sur ses étendards : Liberté, Égalité, Fraternité. Il fit mieux ; il les grava dans les cœurs, en inspira l’amour, en donna le véritable sens et en sanctionna l’observation.
V.
Loi de la liberté.
Le Rédempteur, s’adressant au travailleur, à l’esclave, lui dit : Tu es libre. « Désormais ton avenir, l’avenir de ta femme et de tes enfants repose entre tes mains ; à toi de le rendre prospère. Secoue tes chaînes ; lève-toi et travaille. »
Transporté de reconnaissance, l’esclave couvrit de larmes brûlantes la main de son libérateur. Toutefois, il lui dit : « Il est vrai, jusqu’ici j’ai porté des fers ; mais par compensation mon existence était assurée. Maintenant que je suis libre, je n’aurai plus de maître qui me nourrisse. Sans doute, le travail et la bonne conduite assureront ma subsistance e celle de ma famille : mais si l’ouvrage vient à manquer ; mais si ma santé se perd ; mais si la vieillesse me condamne à une longue inaction ; mais si mes économies, supposé que j’en puisse faire, viennent à s’épuiser, qui prendra soin de ma misère ? Je me verrai dans l’alternative ou de mourir de faim, ou de me vendre au maître qui voudra bien recevoir ma liberté pour prix de ma nourriture. Si tel est le terme auquel doit aboutir le présent que vous me faites, gardez-le. Je rentre dans mon ergastule ; j’aime autant conserver mes chaînes que d’être obligé de les reprendre, et de les voir imposer à ma femme et à mes enfants, après avoir joui de la liberté. »
VI.
Loi de la charité.
Tranquillise-toi , répondit le Libérateur ; j’ai tout prévu. En créant la liberté, j’ai créé la charité. Tu travailleras suivant la mesure de tes forces, et tu seras économe. Puis, si la maladie ou le manque d’ouvrage te mettent hors d’état de subvenir à tes besoins, le riche, qui est mon fermier, sera obligé de faire l’appoint de ton travail. Son superflu sera ton patrimoine ; tu pourras le réclamer en mon nom. Sous des peines éternelles, le riche sera obligé de le verser dans le sein des malheureux. Tout le bien qu’il te fera , c’est à moi-même qu’il le fera ; c’est moi qui lui eu tiendrai compte. Ainsi l’abondance des uns suppléera à l’indigence des autres. Par ce moyen, tu ne seras jamais réduit à mourir de faim ou à te vendre ; ta vie et ta liberté sont assurées. Entre le riche et toi j’aurai créé une sainte égalité ; j’aurai justifié ma providence, qui regarde tous les hommes comme ses enfants, et leur destine, sans en exclure aucun, une juste part dans les biens de ce bas monde. Ta reconnaissance d’une part, de l’autre la charité du riche, formeront les bases d’une véritable fraternité, et j’aurai ramené les fils d’Adam à l’état heureux d’où le péché primitif les a fait déchoir. »
VII.
Nécessité de cette double loi.
La liberté et la charité , voilà donc les deux pôles du monde moral ; la double base du droit public et privé des nations modernes ; les deux grandes lois dont l’observation doit assurer l’harmonie et le bonheur, et la violation produire l’anarchie et provoquer d’incalculables fléaux. Les expliquer dans leur véritable sens, les traduire en institutions et en faits, en maintenir l’accomplissement, les remettre en vigueur si jamais elles s’affaiblissent : tel doit être, dans tous les temps, le premier soin de législateurs vraiment dignes de ce nom ; tel doit être l’objet continuel de la sollicitude des riches et des pauvres, des maîtres et des travailleurs. Fondement des idées et des institutions européennes, il est aussi impossible sans elles d’édifier aujourd’hui une société durable, qu’il est impossible de bâtir une ville dans les airs. Vie des nations modernes, il n’appartient pas plus aux médecins des sociétés malades de ne pas faire de ces lois divines la base de leur traitement, qu’il ne leur appartient de changer les lois du monde physique.
VIII.
Observation de ces lois.
L’Europe, devenue chrétienne, embrassa avec ferveur cette double loi. Le riche fut magnifique dans sa charité ; ses fondations en faveur des pauvres couvrirent longtemps le sol de l’Europe et de la France en particulier. Confiées à la garde fidèle de la religion, elles devinrent les splendides Caisses d’épargne du travailleur, l’inépuisable patrimoine du malheureux. Non-seulement le pauvre eut du pain, des vêtements, un asile ; mais encore on créa pour lui un service public et vraiment royal de charité. Aussi nombreux que sont les besoins moraux et matériels de l’homme, aussi nombreuses furent les branches de l’admirable service dont nous parlons. L’enfant eut des instituteurs, l’orphelin des pères et des mères, le malade des médecins et des gardes, le vieillard, le blessé, le lépreux, le pestiféré, le coupable même, en un mot, le malheureux, quel qu’il fut, se vit entouré de soins assidus et d’amis dévoués ; tout cela se faisait sans coûter un denier à l’État.
Le travailleur, de son côté, moralisé par le christianisme, forma d’innombrables et fraternelles associations avec ses compagnons de labeur, afin de trouver dans une caisse de réserve les secours que les circonstances pouvaient lui rendre nécessaires, et, par ce moyen, de laisser à de plus pauvres que lui les ressources générales de la charité publique.
« La Fraternité fut le sentiment qui présida à la formation des communautés de marchands et d’artisans constituées sous le règne de saint Louis. Dans ce moyen âge qu’animait le souffle du christianisme ; mœurs, coutumes, institutions, tout s’était coloré de la même teinte. Le style même des statuts se ressentait de l’influence dominante de l’esprit chrétien. La compassion pour le pauvre, la sollicitude pour les déshérités de ce monde se font jour à travers les règlements de l’antique jurande. Si l’on reconnaît dans les corporations l’empreinte du christianisme, ce n’est pas seulement parce qu’on les voit dans les cérémonies publiques promenant solennellement leurs religieuses bannières ; ces pieuses cérémonies exprimaient les sentiments que fait naître l’unité des croyances. Une passion qui n’est pas aujourd’hui dans les mœurs ni dans les choses publiques rapprochait alors les conditions et les hommes : la charité.
» L’Église était le centre de tout. Elle marquait l’heure du travail, elle donnait le signal du repos. Quand la cloche de Notre-Dame ou de Saint-Méry avait sonné l'Angélus, les métiers cessaient de battre, l’ouvrage restait suspendu ; et la Cité, de bonne heure endormie, attendait le lendemain que le timbre de l’abbaye prochaine annonçât le commencement des travaux du jour. Protéger les faibles avait été une des préoccupations du législateur chrétien. Loin de se fuir, les artisans d’une même industrie se rapprochaient l’un l’autre pour se donner des encouragements réciproques et se rendre de mutuels services. Les métiers formaient autant de groupes pressés dans la même rue ou sur les bords du fleuve, et ne reconnaissaient d’autre rivalité que celle d’une fraternelle concurrence. »
Qui écrivit ces lignes, où respire le génie du christianisme dans ses rapports avec l’industrie ? Ce n’est ni M. de Chateaubriand , ni M. de Maistre : c’est M. Louis Blanc[3] !
Assise sur le double fondement dont nous parlons, l’Europe grandit dans l’unité , par conséquent dans la force, et s’éleva au plus haut point de perfection sociale dont l’histoire ait conservé le souvenir.
IX.
Violation de ces lois.
Si on trouve la cause première de la prospérité et de la grandeur du monde moderne dans l’observation des deux lois de liberté et de charité dont nous esquissons l’histoire , il faut donc chercher, et chercher avant tout, dans la violation de ces mêmes lois la cause première des perturbations profondes de l’Europe, et en particulier la raison et le caractère propre de la crise sans exemple qui menace d’emporter la société française.
Respectées pendant de longs siècles, ces deux lois tutélaires ont fini par être violées, indignement violées : la logique le dit avant que les faits ne l’établissent.
Obligé ici de faire entendre le langage sévère de l’histoire, avons-nous besoin de protester de la pûreté de nos intentions ? Loin, bien loin de nous la pensée, en signalant des torts graves, de jeter un nouvel aliment au feu déjà trop ardent des passions populaires. Dieu sait que si pour l’éteindre il ne fallait que notre sang, le sang de nos frères dans le sacerdoce, il serait joyeusement versé. Ainsi pas d’hostilité dans notre esprit, pas d’amertume dans notre cœur, pas de fiel dans notre plume.
Mais nous voyons, ce qui n’est un mystère pour personne, notre patrie bien-aimée, la société tout entière, en proie à d’horribles convulsions ; nous voyons, ce que tout homme doué du sens chrétien voit comme nous et mieux que nous, les médecins appelés à la guérir, ou se tromper sur la nature de son mal, ou ignorer, ou dédaigner, ou n’oser appliquer les seuls remèdes capables de la sauver. Qui ne serait ému, qui ne serait alarmé d’un pareil spectacle ? Qui pourrait ne pas élever sa voix , si faible qu’elle soit, pour signaler le danger ? Voilà pourquoi, appuyé sur la parole même du Dieu qui a fait les sociétés, qui a posé leurs conditions de vie et de santé, nous venons rappeler ces conditions et montrer sans détour comment la violation de ces lois est la véritable cause de la maladie sociale, comment le retour à ces lois peut encore et peut seul procurer la guérison.
D’ailleurs, s’il est sévère pour le riche, notre langage ne l’est pas moins pour le pauvre ; et il doit l’être. Dieu a permis que tous fussent coupables, afin que tous aient à se pardonner des offenses mutuelles ; et que lui-même, témoin de leur fraternel oubli du passé, puisse leur remettre les dettes mille fois considérables dont ils sont comptables à sa justice.
X.
Violation de la charité.
D’abord la loi de la charité. Elle fut publiquement, et aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, stupidement violée, pour la première fois, au seizième siècle. Cette violation sacrilège est l’œuvre de la réforme. En égorgeant, en dispersant les prêtres, les religieux et les religieuses ; en s’emparant des biens du clergé, des couvents et des hôpitaux : qu’a fait le protestantisme ? Il a supprimé tous les services publics et gratuits de charité ; il a spolié le pauvre de son riche patrimoine, et le travailleur de ses magnifiques caisses d’épargnes. À cette époque le paupérisme fit son entrée dans le monde.
Né d’un crime social, le hideux colosse n’a cessé de grandir et de menacer l’existence des sociétés coupables. Afin de n’être pas immédiatement broyé sous ses dents de fer, il a fallu établir dans tous les pays de réforme la taxe des pauvres. Inutile remède ! Pour les nations comme pour les individus engagés dans la voie de l’erreur, chaque pas en avant est une chute. Rendre l’aumône civilement obligatoire, c’est violer une des deux lois fondamentales des sociétés chrétiennes, la charité libre et spontanée ; c’est tuer la fraternité, en éteignant la tendre compassion au cœur du riche et la reconnaissance au cœur du pauvre ; c’est partager le monde en deux catégories hostiles : celle des créanciers et celle des débiteurs ; c’est constituer la guerre sociale en principe : la lutte n’est plus qu’une question de temps ; c’est, pour tout dire en un mot, ramener le monde au paganisme en passant par l’anarchie. Tous les pays protestants en sont la preuve.
XI.
Les pays protestants en général.
Dans toutes les nations protestantes on trouve la taxe des pauvres, et, comme conséquence, la haine profonde de celui qui n’a pas contre celui qui a, l’emprisonnement des pauvres et l’augmentation toujours croissante du nombre et de la dégradation des pauvres. Voici les paroles et les chiffres d’un homme qui n’est pas suspect : « Tous les pays protestants ont adopté la taxe des pauvres ou la charité légale. Nous nommerons, entre autres, la Norwége, la Suède, le Danemark, la Livonie, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Angleterre, une grande partie de la Suisse, des États-Unis d’Amérique et l’Écosse. Or, partout où le système de la charité légale s’est enraciné, l’expérience nous montre le nombre et l’indigence des pauvres s’accroissant sans cesse, la taxe augmentant progressivement et parfois jusqu’à un degré où elle tarit les sources de toute prospérité et anéantit le droit même de propriété ; enfin la misère et la vexation produisant des plaintes, souvent des soulèvements et des crimes qui inspirent aux gouvernements de graves inquiétudes, et compromettent l'existence même de la société.
» Ainsi la taxe qui était à Copenhague, en 1825, de 87,000 écus (243,600 fr.) y était, en 1829, de 169,000 (473,200 fr.), et elle continue d’augmenter dans une progression à laquelle on ne prévoit aucun terme.
» A Berlin, l’administration générale des pauvres a donné en supplément aux établissements de bienfaisance et en frais divers 98,770 thalers (338,318 f.) en 1821, et 297,224 thalers (1,078,629 fr.) en 1832. La population était à la première époque de 192,383 habitants ; à la seconde de 229,843. Ainsi la dépense qu’a nécessitée le déficit laissé par les ressources ordinaires a plus que triplé en onze ans, quoique, dans ce même espace de temps, la population n’ait pas augmenté d’un cinquième.
» A Augsbourg, la quantité des assistances a plus que doublé depuis sept à huit ans, bien que la population soit restée à peu près stationnaire.
» A Hambourg, les subsides fournis par l’État à l’administration de bienfaisance s’élevaient, en 1815, à 5,530 livres (77,973 fr.), et à 16,000 livres (225,600 fr.) en 1832. Ils ont donc presque triplé en dix-sept ans.
» En Écosse, de 1803 à 1813, la taxe s’est élevée, à Glascow, de 3,000 livres sterling (74,250 fr.) à 12,000 livres sterling (279,000 fr.). En quelques parties du pays elle a doublé en dix ans, en d’autres en quatre ans. Ici, elle a quintuplé en sept ans ; là, décuplé en moins de cinquante ans.
XII.
L’Angleterre.
» Mais c’est en Angleterre surtout que la taxe est montée à un taux effrayant, et que l’influence de la charité légale se fait sentir de la manière la plus funeste. On estime que la dépense pour les pauvres y montait, en 1680, à environ 16,000,000 de francs. Elle fit peu de progrès depuis cette époque jusqu’en 1750 ; mais de 1750 à 1800 elle quintupla, tandis que pendant le même espace de temps la population n’augmenta que de moitié. Depuis 1800 à 1817, elle s’éleva de 95 à 195,000,000 de francs, somme à laquelle la fit monter la pénurie générale qui, à cette époque, affligea l’Europe. Dès lors elle a suivi une progression décroissante jusqu’en 1823, année la moins chargée de toutes depuis 1815 jusqu’à ce jour, et dans laquelle cependant la taxe des pauvres égala la moitié de la dépense nationale, si on en soustrait les intérêts de la dette.
» Depuis 1823, la taxe s’est progressivement accrue ; maintenant elle a, à peu près, atteint, par le cours naturel des choses, le maximum auquel les intempéries de 1816 l’avaient portée. Elle absorbe plus du sixième du revenu net des propriétés immobilières. Calculée par tête, en raison de la population, elle est double de ce qu’elle était en 1780. On estime que le nombre des assistés s’élève au-dessus du quart et presque au tiers du nombre des habitants. Les sommes dépensées seulement en enquêtes relatives à l’état des pauvres, suffiraient à elles seules pour montrer l’énormité des charges que la taxe impose à la nation. Déjà en 1 828 elles montaient à plus de 140,000 liv. sterl. (3,465,000 fr.). En vain a-t-on rendu des lois pour que la taxe n’excédât pas, en divers lieux, une somme calculée sur les années précédentes. On s’est vu dans l’obligation de les supprimer devant le paupérisme toujours grandissant. Il en est de même, à bien peu d’exceptions près, dans les autres pays réformés[4]. »
L’impôt écrasant qui pèse sur l’Angleterre a sans doute créé au pauvre anglais une condition voisine de l’aisance ? C’est tout le contraire qui a lieu. Nulle part, en Europe, les pauvres ne sont ni plus nombreux, ni plus misérables. Tandis que les bouges de Londres, de Liverpool, de Manchester et de toutes les grandes villes, éteignent leur intelligence et ruinent leur santé, les workhouses confisquent leur liberté et brisent pour jamais les rapports de famille, dernier bien des malheureux. C’est, dans un pays chrétien, le suprême degré de l’abrutissement, de la misère et de l’oppression. Par tant de mesures odieuses, l’Angleterre est-elle du moins parvenue à arrêter les progrès de la lèpre qui la ronge ? Nullement.
Le 6 juin 1848, lord Ashley appelait l’attention de la chambre des Communes sur le déplorable état de la population juvénile de la capitale. Il conjurait le gouvernement de procurer annuellement l’émigration volontaire, dans quelques colonies de Sa Majesté, d’un certain nombre de jeunes gens des deux sexes sortis des écoles. Car, ajoutait-il, on évalue à 30,000 les jeunes gens des deux sexes qui, presque nus, dégoûtants, abandonnés et dépravés, battent le pavé de la capitale.
Vu la dépense qu’entraînerait cette mesure, le gouvernement a refusé !
XIII.
La France.
Après Rome, la France est le pays qui avait le plus magnifiquement doté le pauvre, qui avait organisé le plus savamment des services publics et gratuits de charité pour tous les besoins du peuple. Une foule de congrégations et d’ordres religieux, composés souvent des fils et des filles des plus nobles maisons, se disputaient l’honneur de le servir. On peut mettre au défi l’homme le plus hostile de nommer une seule misère intellectuelle, physique ou morale qui n’ait eu son soulagement particulier et complètement gratuit dans une de nos institutions religieuses. Le pauvre était littéralement ce que le christianisme l’a fait, l’image vivante et vénérable du Dieu devenu pauvre pour le réhabiliter.
Arriva la Révolution de 1789. Digne fille de la Réforme, elle déclare dès le 4 novembre que tous les biens ecclésiastiques sont mis à la disposition de la nation. Le 13 février 1790 elle supprime tous les vœux monastiques ; le 1er mai 1792 elle chasse les religieux et les religieuses de leurs maisons ; le 4 août elle ordonne la vente de leurs biens, et, le 18, la vente des biens des congrégations séculières et des confréries. De ces biens, qu’en a fait la nation ? D’autres peut-être peuvent le dire. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils n’ont aucunement tourné à l’avantage des pauvres en général. La preuve en est que leur nombre s’est augmenté dans une mesure qui dépasse beaucoup l’accroissement de la population. Tandis qu’en 1789 on ne comptait en France qu’un pauvre sur dix, on en compte aujourd’hui un sur sept.
XIV.
Suite.
Cependant le principe protestant de la spoliation de l’Eglise ayant été réalisé parmi nous, on demande peut-être comment il se fait que nous ne sommes arrivés immédiatement ni a la taxe des pauvres ni a la dégradation anglaise ? Rendons-en grâce à la charité individuelle. C’est elle qui, en dépit de la philanthropie gouvernementale, toujours insuffisante et toujours fort chère, nous a retenus sur le penchant de l’abîme. Entretenue par la foi catholique, elle a fait depuis soixante ans des efforts surhumains pour rétablir des institutions religieuses vouées au soulagement de la triple misère intellectuelle, physique et morale du peuple, c’est-à-dire pour opposer une barrière à l’envahissement du paupérisme, de la taxe et du communisme qui en est la dernière manifestation.
Peut-être demanderez-vous encore comment la France est arrivée aux frontières du communisme sans traverser le paupérisme protestant ? La réponse est dans le caractère de notre nation. Le Français est en logique ce qu’il est sur le champ de bataille ; rien n’arrête son premier élan. D’un seul bond, il saute du principe à la dernière conséquence, quelquefois même au delà. Le problème que les autres peuples mettent un jour à étudier, lui, il le résout en un clin d’œil. Ce qu’il a résolu, il l’applique à lui-même et le prêche aux autres. En imposant sa langue à l’Europe, il lui impose sa pensée et fait le monde à son image. De là vient que toutes les questions françaises deviennent presque toujours, ou plus tôt ou plus tard, des questions européennes. De là vient en particulier que tous les peuples voisins ont aujourd’hui l’œil ouvert sur nous pour voir comment nous résoudrons la question du communisme, certains d’entrer, malgré qu’ils en aient, dans la voie que nous aurons ouverte.
Mais enfin, comment ce terrible fléau nous menace-t-il de si près ? Comment la charité française, si active et si intelligente, a-t-elle été impuissante à le conjurer ? Demandez-le à ceux qui, par un aveuglement étrange, n’ont cessé d’entraver de tout leur pouvoir l’action de la charité catholique, d’annuler ou de réduire les donations et les legs, et de proscrire les associations en faveur de l’enfant du peuple ou de l’ouvrier adulte. Faut-il rappeler les mille lois plus tyranniques les unes que les autres, fabriquées depuis un demi-siècle contre les institutions religieuses ? Faut-il nommer certains hommes qui, à cheval sur je ne sais quelle légalité haineuse et mesquine, ont constamment combattu le noble essor de la charité ? Faut-il citer enfin la conduite ombrageuse et tracassière du gouvernement déchu, à l’égard des sociétés de Saint-François-Xavier, spécialement établies dans l’intérêt moral et matériel des travailleurs ?
Il est donc vrai, les nations protestantes depuis trois siècles et la France depuis un demi-siècle n’ont cessé de violer à l’égard du pauvre la grande loi sociale de la charité. Non-seulement elles l’ont spolié, elles ont encore empêché de tout leur pouvoir l’Église catholique de lui reformer un patrimoine et un service public et gratuit pour toutes ses misères.
XV.
L’Europe.
Quand on songe que déjà les autres contrées de l’Europe entrent toutes dans la même voie, qu’en Espagne, en Portugal, en Italie, en Autriche, en Bavière, en Piémont, les biens du clergé, des couvents et des hospices, c’est-à-dire pour appeler les choses de leur véritable nom, la réserve des pauvres, ont été confisqués ou sont à la veille de l’être ; quand on songe que les institutions religieuses dévouées à l’exercice gratuit de la double charité spirituelle et corporelle sont supprimées ou menacées dans leur existence et entravées dans leur action, on se demande avec stupeur ce que deviendra le monde ?
Après l’inévitable income-tax, on voit s’avancer le paupérisme ; le paupérisme toujours grandissant, et finissant, sous le nom de communisme, par la guerre civile la plus acharnée et par l’anarchie la plus sauvage.
Qui peut prévenir la menaçante, l’irréparable catastrophe ? Une seule puissance : la charité catholique.
En attendant qu’on le comprenne, et malheur à nous si on ne le comprend pas au plus tôt, continuons l’histoire des ravages causés par la violation de cette grande loi. Avant le protestantisme et la Révolution française, l’ouvrier était protégé, discipliné, secouru par les corps d’état légalement organisés. Cette magnifique tutelle a été supprimée. Le jour où elle détruisait notre antique hiérarchie sociale, la Constituante démolissait toute l’admirable organisation du travail. Le 3 septembre 1791, elle déclare qu’il n’y a plus ni jurandes, ni corporations, ni professions, arts et métiers. Dès lors l’ouvrier s’est trouvé seul, sans appui, livré à la merci du maître qui trop souvent a abusé de sa position. Le travail a été réglé et payé suivant les caprices et la cupidité des entrepreneurs et des industriels.
Les systèmes des économistes anglais sont devenus la règle commune. On n’a vu dans l’ouvrier qu’une force ; une force à exploiter pour la production, le plus complètement et au meilleur marché possible. On l’a fait sans pitié, même pour l’enfance, fonctionner comme une machine, le jour et une partie de la nuit[5]. Santé, vigueur, sens moral, tout s’est usé rapidement. Pour ne pas parler des pays étrangers, je dirai qu’en France les rapports des Conseils de révision établissent que dans les grands centres d’industrie, c’est à peine si l’on peut trouver dix-neuf hommes sur cent qui soient aptes au service militaire : tous les autres sont étiolés.
Puis, quand l’ouvrier a été incapable de rapporter, on l’a jeté sur le pavé, sans autre ressource que la bienfaisance. S’il a osé l’implorer publiquement, on l’a mis en prison, avant de consentir à le gratifier du dépôt de mendicité qui, en échange d’un morceau de pain, lui confisque sa liberté. En vain la religion et l’humanité ont élevé la voix pour procurer quelque adoucissement aux fatigues du travailleur, en lui obtenant le repos du dimanche. Soit mauvaise volonté, soit connivence des gouvernements et des maîtres, soit entraînement général du matérialisme et de la concurrence illimitée, on a su rendre inutiles et les réclamations de l’Église et les prescriptions même de la loi.
À cette conduite barbare, on trouve d’honorables exceptions. J’ai hâte de le dire ; mais ce ne sont que des exceptions. Il reste vrai, en général, que l’Europe antichrétienne a opprimé le pauvre et le travailleur, en l’exploitant au profit de son égoïsme. Sous ce nouveau rapport elle a donc violé à son égard la grande loi sociale de la charité. Hélas ! elle l’a violée sous un rapport beaucoup plus grave.
XVI.
Suite.
A l’oppression physique s’est ajoutée l’oppression morale. En appelant le pauvre à la liberté, Dieu lui a donné droit non-seulement au pain qui nourrit le corps, mais encore au pain qui nourrit l’âme. Ce pain de vérité et de vertu la charité catholique le rompait abondamment au peuple, qu’elle ennoblissait en l’élevant à la liberté morale. Qu’a-t-on fait de ce peuple depuis un demi-siècle ? On l’a cruellement démoralisé. Démoralisé par la suppression des ordres religieux, dévoués à son instruction, à l’instruction de ses enfants et au soulagement de ses misères morales. Démoralisé par la suppression des corps d’état qui, malgré leurs imperfections, n’en étaient pas moins des écoles de discipline, de probité et de bonne conduite. Démoralisé par l’indifférence absolue des classes régnantes pour la religion, base nécessaire de la moralité. Démoralisé par les railleries et les sarcasmes dont elles ont poursuivi et laissé poursuivre dans leurs ateliers, dans leurs usines, dans leurs manufactures, et les hommes, et les choses, et les pratiques de la religion. Démoralisé par l’exigence tyrannique du travail du dimanche, ce qui a forcément constitué les classes ouvrières en dehors des lois de la morale chrétienne. Ici la France a surpassé son modèle : elle est allée plus loin que l’Angleterre. Tandis que chez nos voisins le grand mouvement industriel s’arrête chaque dimanche, chez nous il est perpétuel. Démoralisé par l’ignorance de la religion dans laquelle on l’a condamné à grandir ; et plus encore par la mauvaise instruction qu’on lui a donnée. Démoralisé par les mauvaises lois, par les mauvais livres, par les journaux plus mauvais encore, et par l’irrésistible scandale des mœurs publiques et privées, sociales et industrielles.
Il n’est donc que trop vrai, depuis longtemps l’Europe et la France en particulier violent une des lois fondamentales des sociétés chrétiennes, la loi de la charité. Il est plus que temps d’y prendre garde : d’un jour à l’autre la mesure peut déborder. Alors il y aura de sanglantes représailles : nous en savons déjà quelque chose. Dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique toute action violente qui dérange l’équilibre des forces contraires, est nécessairement suivie d’une réaction proportionnée.
XVII.
Violation de la liberté.
A son tour la loi de la liberté a été violée. Le christianisme est le père et le principe permanent de la liberté. Or, qu’est-ce que l’histoire dont nous venons d’esquisser les principaux faits ? sinon l’histoire de la violation flagrante et plusieurs fois séculaire de la liberté du christianisme. Ici personne n’est innocent. Peuples et rois, riches et pauvres, ouvriers de l’atelier et ouvriers du cabinet, tous ont porté des atteintes plus ou moins graves à ce principe tutélaire. Tandis que les maîtres ont jugé le Christ digne de mort, les serviteurs lui ont donné des soufflets. Pas une des libertés dont il est la source qui n’ait été violée.
Violation de la liberté de la charité, à qui on a lié les mains pour l’empêcher de travailler au bien-être matériel et moral de la société. Violation de la liberté de la vérité, qu’on a persécutée, honnie, bâillonnée, et qu’on insulte partout en daignant la placer, comme dernière faveur, sur le même rang que le mensonge et les opinions humaines. Violation de la liberté de l’Église, la mère des peuples, qu’on humilie, qu’on surveille, qu’on asservit, qu’on signale comme une étrangère, complice éternelle de tous les despotismes. Violation de la liberté des rois par la révolte et l’anarchie, et violation de la liberté des peuples par la tyrannie du sabre et de la légalité. Violation de la liberté du père de famille qu’on dépouille du droit sacré de léguer ses croyances à ses enfants. Violation de la liberté du pauvre par le riche, de la liberté de l’ouvrier par le maître. Enfin, comme nous allons le voir, violation de la liberté du riche par le pauvre et violation de la liberté du maître par l’ouvrier.
XVIII.
Suite.
Privé d’instruction religieuse et trompé par les fausses doctrines des réformateurs et des utopistes, le peuple a confondu la liberté avec la licence. Quel que soit son nom, toute autorité lui est devenue odieuse ; presque jamais, quand il a pu le faire avec impunité, il ne s’est abstenu de la bafouer dans ses discours, de la fouler aux pieds dans sa conduite privée et dans ses relations sociales. Exigeant, impérieux, l’ouvrier s’est cru souvent le droit d’imposer arbitrairement sa volonté au maître, à l’entrepreneur, au bourgeois. Ou bien il a refusé le travail, ou bien il n’a voulu l’accepter qu’à des conditions réglées par lui ; ou bien encore il a, par caprice et mauvais vouloir, laissé inachevée la tâche qu’il avait entreprise. En toutes ces circonstances qu’a-t-il fait, sinon abusé de sa liberté pour violer celle d’autrui ?
Les mauvais exemples, les mauvaises compagnies l’ont conduit à la paresse, à la débauche, à l’hôpital, au dépôt de mendicité. En cela encore il a abusé de sa liberté : il a violé les droits de la charité publique, dont l’aumône ne peut devenir la prime de l’inconduite. Le plus souvent c’est sa femme et ses enfants qu’il a laissés à la charge d’autrui ; quelquefois c’est lui-même qui a, par sa faute, imposé à la société le soin dispendieux de le nourrir et de le soigner à domicile.
L’immoralité scandaleuse des rapides fortunes qu’il a vues s’élever sous ses yeux et dont il a été lui-même en partie l’artisan, a éveillé en lui le désir, sinon de la richesse, du moins d’un certain luxe déplacé. Il s’est créé des besoins factices qui ont eu pour résultat, dans les temps ordinaires, d’absorber ses économies ; et, dans les jours mauvais, de le rendre plus malheureux en irritant davantage et sa cupidité, et sa haine du maître, et en général de tout ce qui possède.
Cette haine jalouse n’a pas tardé à porter ses fruits. Il a rêvé un meilleur avenir. Il a voulu, il veut plus que jamais le réaliser, non par le travail et par des moyens honnêtes ; mais par le vol, la force brutale et la spoliation. Des hommes doués d’un instinct fatal, mais parfaitement sûr, ont bientôt démêlé ce sentiment caché au fond des classes ouvrières, surtout dans les grandes villes. Les sociétés secrètes l’ont habilement exploité ; des utopistes l’ont réduit en système. On a prêché ce système sur tous les tons, on l’a présenté sous toutes les formes. L’application en est annoncée comme l’âge d’or de la civilisation, comme l’Eldorado des travailleurs.
Pour y arriver, que faut-il ? Une seule chose : dépouiller le riche. Dans la crainte que la conscience de l’ouvrier ne réclame, on a soin de lui apprendre que la propriété c’est le vol ; que la spoliation est un acte de justice. Si on n’ose pas toujours lui tenir ce langage explicite, on lui montre le riche comme un fainéant qui s’est engraissé des sueurs du peuple ; comme un tyran qui l’a constamment exploité, trompé ; comme un hypocrite qui feint aujourd’hui la détresse afin de laisser mourir le peuple en cachant ses capitaux. De tout cela on conclut qu’une réparation est légitimement due. Or, comme le bourgeois ne semble pas disposé à la faire spontanément et de bonne grâce, on insinue au peuple que c’est à lui-même de se rendre justice de ses propres mains.
En tout cela, comme on voit, il y a mépris des droits acquis, atteinte à la propriété ; il y a licence, par conséquent transgression flagrante d’une des lois fondamentales des sociétés chrétiennes, la loi de liberté.
XIX.
Concordat.
De cette rapide mais impartiale histoire, il résulte qu’il y a des torts de part et d’autre. Si la classe bourgeoise est coupable, la classe ouvrière l’est aussi. L’une et l’autre, il faut le reconnaître, ont conspiré, quoique d’une manière différente, contre le christianisme, principe de la charité et de la liberté sociale. Vouloir rétablir l’ordre et vider le différend par la violence, c’est aggraver le mal ; c’est amener la guerre civile et la misère ; c’est déshonorer la France ; c’est l’affaiblir et peut-être la livrer meurtrie et mourante au joug de l’étranger.
L’oubli du passé, un généreux pardon juré de part et d’autre, non sur l’autel de la patrie, cela ne suffirait pas ; mais sur la tombe à peine fermée du glorieux martyr qui vient de verser son sang pour acheter la concorde, dissiperait à l’instant la formidable tempête qui nous menace tous. Qu’à défaut de cette noble mesure de salut public, on profite au moins de la suspension d’armes, suite forcée de l’état de siège ; et qu’au lieu de perdre les jours et les heures en questions de détail, on se hâte de poser les bases solides d’un meilleur avenir, en proclamant avec franchise quelques-uns de nos grands principes chrétiens, vie éternelle des nations. En sera-t-il ainsi ?…
De ce qui précède, il résulte encore clairement que la question de l’organisation du travail est tout autre chose qu’une question de forme, c’est une question de fond. Il s’agit d’un duel à outrance, entre celui qui n’a pas et celui qui a. Déposée par le protestantisme comme un germe de mort au cœur des sociétés modernes, cette question a eu pour première application la taxe des pauvres. Aujourd’hui qu’elle approche de la maturité complète, elle tend au communisme. Nulle force matérielle ne peut empêcher son développement final, et prétendre la résoudre par des systèmes, c’est la faire rentrer dans la catégorie de ces problèmes sociaux que Napoléon appelait des os à ronger pour les avocats et les idéologues.
XX.
Palliatifs au mal.
La sagesse humaine est donc à bout de voie ; c’est-à-dire qu’elle ne peut plus trouver dans son propre fond les moyens de nous sauver. Voulons-nous en conclure qu’il faut se croiser les bras et attendre ? Non certes, et nous venons de le dire. Il faut, au contraire, aviser, et promptement, à tous les moyens d’amortir le choc, de le prévenir. Ici l’Assemblée nationale a besoin d’une grande intelligence de la situation et d’une grande énergie. Qu’elle ponge son regard jusque dans les profondeurs de la plaie ; qu’elle voie bien que le mal est dans les âmes ; que les âmes, par conséquent les sociétés, sont malades pour avoir violé les deux lois fondamentales qui sont leurs conditions de vie et de santé ; que les deux lois fondamentales des sociétés chrétiennes sont la charité et la liberté ; qu’elle sache bien que le christianisme qui les a promulguées est seul capable de les faire accomplir ; qu’elle sache bien que l’action vivante du christianisme c’est l’Église catholique seule ; qu’elle ait donc le courage de se dire et de se montrer franchement républicaine, c’est-à-dire franchement catholique, voulant sans restriction et sans arrière-pensée le règne plein et entier de l’Église.
Ce seul acte de sa part en manifestant l’intention bien arrêtée de rasseoir la société sur ses véritables bases, rassurera une foule d’esprits qu’alarment et les souvenirs de 93, et les traditions du faux libéralisme, et les prétentions menaçantes de l’émeute, et les systèmes subversifs des modernes utopistes. Qu’elle n’oublie pas que Napoléon fit plus pour ranimer la confiance et affermir son règne, par le concordat, que par toutes ses victoires.
Tel est le sens dans lequel l’Assemblée doit marcher, le but suprême auquel elle doit tendre dans le détail comme dans l’ensemble de ses travaux ; et ce but, nous le disons en vérité, il est plus que temps qu’elle le proclame.
XXI.
Suite.
Il ne faut pas se le dissimuler, cette manifestation ne produira pas demain tous ses résultats. En attendant il est du devoir de l’Assemblée de prendre des mesures d’urgence, d’étudier avec soin et d’appliquer, s’il y a lieu, les divers moyens que les hommes pratiques lui proposent, afin d’atténuer la violence du mal. En voici quelques-uns :
1° Qu’au lieu d’organiser des ateliers nationaux, gouffres toujours béants qui engloutissent les capitaux sans rien rendre ; je me trompe, qui rendent au delà du pair le gaspillage, la démoralisation et l’émeute, l’Assemblée décrète de grands travaux d’utilité publique ; qu’elle favorise les enrôlements dans l’armée ; qu’elle renvoie dans leur pays les ouvriers sans travail qui encombrent les grandes villes ; qu’elle encourage toutes les sociétés de charité et les mette en état de venir largement au secours des nécessiteux[6].
2° Qu’on se persuade bien que nous sommes menacés d’un double fléau : la taxe des pauvres et le communisme. Les principes protestants, appliqués dans la plupart des sociétés de l’Europe, nous conduisent à ce résultat. Pour y échapper, les moyens ordinaires ne suffisent plus ; les massacres ne feront qu’envenimer le mal et rendre l’explosion plus terrible : ce n’est pas à coups de baïonnettes qu’on tue les idées. Chaque maladie sociale a son remède dans une loi chrétienne, comme chaque maladie corporelle a le sien dans quelque plante. Le remède direct et le seul efficace à la taxe des pauvres et au communisme, c’est la charité chrétienne, mais la charité faite largement et suivant l’esprit de l’Évangile.
Or, au double point de vue matériel et moral, la charité se manifeste de plusieurs manières : d’abord elle incline constamment le fort vers le faible, le riche vers le pauvre, afin que l’abondance intellectuelle, morale et matérielle des uns supplée à l’indigence des autres. Il faut donc que le riche se donne au pauvre, c’est-à-dire qu’il cherche l’occasion de lui consacrer fraternellement son intelligence par de sages conseils, soit pour la conduite de ses affaires, soit pour l’accord de ses différends, soit pour le placement et l’usage de ses économies, soit pour l’éducation de ses enfants, soit pour le choix de ses travaux, les conditions de ses marchés et la direction de ses entreprises.
Au don de lui-même il doit ajouter le don d’une partie de son avoir et de ses bénéfices ; ce don se réalise par l’aumône et par l’association. L’aumône est de tous les temps ; elle est nécessaire à l’enfant, au malade, au vieillard, en un mot, à tout invalide du travail. L’association est pour le riche un autre moyen de se dépouiller, comme il le doit, d’une partie de son superflu ; elle offre le double avantage d’attacher au travail et d’encourager la bonne conduite ; du reste, elle peut se produire sous différentes formes.
XXII.
Participation aux bénéfices.
On propose de considérer toute exploitation industrielle ou agricole, tout établissement de travail quel qu’il soit, comme une industrie exploitée par actions. Les sociétaires sont de deux sortes : les bailleurs de fonds et les travailleurs ; les premiers donnent leur intelligence et leur argent, les seconds leurs bras.
A la fin de chaque année on fait un inventaire, aussi exact que possible, des bénéfices de l’établissement. Tous les sociétaires y participent, les uns au prorata de leur mise de fonds, les autres au prorata de leur travail[7].
Sur le revenu brut on prélève une somme à porter à la réserve, une autre destinée à l’amortissement du matériel, une troisième enfin, destinée à secourir les blessés, les malades et à solder les pensions.
L’expérience prouve que ce système peut être pratiqué avec succès dans certaines industries. Mais un obstacle particulier semble ne pas permettre de l’étendre à toutes. Cet obstacle se trouve dans la difficulté de faire l’inventaire qui doit, comme on l’a vu, servir de base au partage des bénéfices. Quand il s’agit de produits qui ont une valeur intrinsèque, comme le blé, le vin, etc., ou qui se mesurent au mètre, comme les étoffes ou le badigeon, etc., il est possible d’arriver à un chiffre exact, et de déterminer, en prenant le cours actuel, le montant réel des bénéfices.
Mais il est une foule d’industries, la librairie, par exemple, où un calcul même approximatif n’est pas possible. Ici, en effet, les produits ont une double valeur : une valeur intrinsèque, qui est fort peu de chose, et une valeur nominale, qui quelquefois est fort considérable, et d’autres fois nulle ou à peu près. Comment fixer cette dernière, c’est-à-dire comment savoir, par exemple, combien vaut un ouvrage qui vient d’être édité quelque temps avant l’inventaire ? Sa valeur est subordonnée au succès, et le succès est parfaitement incertain. On voit quelle foule de difficultés, de mécontentements et de réclamations entraînerait, dans le cas dont nous parlons, le système proposé. Cela soit dit, non pour le combattre quant au fond ; mais seulement quant à l’application trop générale qu’on voudrait en faire.
XXIII.
Caisse commune.
Ici les capitalistes et les ouvriers s’unissent d’une manière différente. Le capitaliste donne chaque année une somme calculée sur l’importance et le succès de l’usine, de la manufacture, etc. ; cette somme forme le fond de caisse. Sur le salaire de chaque ouvrier on opère une retenue fixée à l’amiable : cette retenue entre aussi dans la caisse de réserve. Le fonds commun sert à élever les enfants, à établir par conséquent des écoles, à donner des secours aux ouvriers en temps de chômage et à leur faire une retraite lorsqu’ils ont travaillé trente ans, par exemple. L’ouvrier malade se fait soigner à ses frais : cette mesure prévient les fraudes, la paresse et l’inconduite. On a calculé qu’en établissant cette caisse par forme d’assurance tontinière, chaque sociétaire parvenu à l’âge de cinquante ans peut jouir de trois à cinq cents francs de retraite. Les établissements de caisse commune complètent leur système en acquérant de vastes terrains, sur lesquels ils font bâtir des maisons que les ouvriers achètent au fur et à mesure de leurs économies, ainsi que le petit jardin, quelquefois le champ et l’enclos qui les accompagnent.
Ce système paraît avoir sur le premier deux avantages importants : il est plus paternel et il peut se généraliser.
XXIV.
Suite.
Pour cela deux conditions deviennent nécessaires : 1° il faut qu’une loi l’impose dans tous les établissements qui s’occupent de la même industrie. En effet, les sommes que les capitalistes versent dans la caisse commune, les retenues opérées sur le salaire quotidien de l’ouvrier, et qui doivent être assez considérables pour nourrir les enfants et les vieillards, sont des charges qui augmentent nécessairement le prix de revient. Si donc on suppose des établissements rivaux qui n’adoptent pas le même système, leur prix de revient sera moins élevé, et ils pourront donner leurs produits à meilleur marché. De là une concurrence ruineuse pour les établissements de caisse commune. En divisant ainsi les industries en quelques grandes catégories, par exemple : les fers, les houilles, les laines, le coton, etc., on peut assurer l’avenir de plusieurs millions d’ouvriers. Ce système est également applicable aux ateliers moins importants et de quelque nature qu’ils soient, de toutes les villes de province.
2° Tout en exigeant l’établissement de la caisse commune, il faut que la loi laisse aux chefs des différentes industries la liberté de régler entre eux le prix de leurs produits, comme on laisse aux fermiers d’un département, par exemple, la liberté d’établir le prix des grains. Ici les intéressés sont seuls juges compétents. Vouloir régler leurs affaires par les commis d’un ministère, c’est porter atteinte à la liberté, c’est ouvrir la porte à l’intrigue et à l’injustice, c’est ruiner ou rendre impossible cette bienfaisante association.
XXV.
Objections.
Oui ; mais le système de la caisse commune, tel qu’on le propose, offre de graves inconvénients.
D’abord, vous constituez un monopole en faveur des chefs d’industrie. Il est vrai ; mais ce monopole tourne à l’avantage de tout le monde : du capitaliste dont il assure les capitaux et les bénéfices, de l’ouvrier dont il assure l’avenir. Il est vrai encore que les chefs d’industrie peuvent abuser de la latitude qu’on leur accorde pour exagérer leurs prix. De là, deux conséquences inévitables : ou bien leurs produits s’écouleront, et dans ce cas ils réaliseront des bénéfices extraordinaires pour ne pas dire extralégaux, et ce sera en dernière analyse le consommateur qui alimentera la caisse commune ; ou bien, ce qui n’est pas moins à craindre, l’élévation des prix diminuera la consommation. Dans ce cas, le système de la caisse commune tombe en ruines.
Ces objections qu’on peut faire également contre le système de participation aux bénéfices sont dignes d’une sérieuse attention. On les atténue en disant qu’il sera toujours dans l’intérêt des chefs d’industrie de ne pas exagérer leurs prix ; que, dès lors, la consommation se soutiendra d’une manière convenable à la prospérité des établissements ; tout au plus que la diminution dans la vente, et, par conséquent, dans la production, aurait pour résultat de faire refluer les capitaux et les ouvriers vers l’agriculture ; or, loin d’être à craindre, ce résultat serait à désirer. Néanmoins, on doit le dire avec assurance, si les chefs d’industrie ne sont pas avant tout des hommes consciencieux, le système en question, non moins que tous les autres, entraînera des inconvénients et des abus dont la simple logique ne peut prévoir avec certitude ni le nombre ni la gravité.
Malgré ces craintes, comme l’idée qui lui sert de base paraît incontestablement bonne, il est avantageux d’en faire l’application. Mieux vaut tenter quelque chose, même d’imparfait, que de ne rien faire du tout. Seulement nous voudrions qu’au lieu d’une loi, la volonté généreuse et spontanée des chefs d’industrie parvint à l’établir. Tout ce que la France doit redouter le plus en ce moment, tout ce qu’elle doit repousser avec le plus d’énergie, c’est ce qui de près ou de loin, directement ou indirectement, pourrait la conduire à la charité légale ; car, il ne faut pas l’oublier, la charité légale est la pierre d’attente du communisme.
XXVI.
Autres palliatifs au mal. — Respect de la propriété.
Si les riches et les patrons doivent concourir par l’abandon généreux d’une partie de leurs bénéfices et de leur richesse intellectuelle, à l’amélioration des classes laborieuses, est-il juste que les ouvriers restent spectateurs indifférents des efforts tentés en leur faveur ? N’est-il pas de leur devoir de les seconder ?
Avant tout, ils doivent se rappeler que la liberté n’est pas la licence. Que celui-là seul est digne de la liberté pour soi-même qui sait la respecter dans les autres. Qu’ainsi la véritable organisation du travail repose essentiellement sur le respect de la propriété et des droits acquis.
« En menaçant la propriété, en l’écrasant de nouvelles taxes, on ébranle aussitôt la confiance, on arrête tout échange, on supprime le travail, on réduit tout le monde à la misère. Le riche ne consomme pas pour sa nourriture un grain de blé de plus que le pauvre ; donc tout ce qu’il possède passe de ses mains dans d’autres mains. Dépouillez-le arbitrairement, vous dépouillez du même coup tous ceux qui participent à son capital. »
Ouvriers, c’est à ce point de vue qu’il faut vous placer pour juger sainement certains actes du gouvernement provisoire et certains systèmes auxquels peut-être vous avez applaudi. Les actes dont je parle sont entre autres : les décrets sur l’impôt des boissons, l’impôt sur les objets de luxe, sur le rachat des chemins de fer, sur le rachat des compagnies d’assurance, sur les créances hypothécaires, sur les successions, pour lesquelles on a proposé d’élever en certains cas le droit du fisc jusqu’à cinquante pour cent ; enfin, la proposition de l’impôt progressif, substitué à l’impôt proportionnel. Toutes ces mesures, qui au premier coup d’œil semblent dictées par votre intérêt, vous conduisent à la misère. Si jamais elles sont appliquées, il n’y a plus de riches, plus de propriétaires, partant plus de capitaux, plus de travail, plus d’ouvriers. Il est vrai, tous les Français seront égaux ; mais égaux devant l’indigence.
Soyez donc sur vos gardes ; d’autant plus que ces décrets isolés sont autant de jalons placés sur la route de la société, pour la conduire au socialisme et au communisme, c’est-à-dire à l’esclavage, à la guerre civile, à l’anarchie, à la ruine. Pour ne pas nous accuser de calomnie, écoutez les apôtres mêmes de ces déplorables systèmes :
« Nous ne chercherons pas à tourner la difficulté, on ne gagne rien à ruser avec les gens d’affaires… Oui, c’est de la question de votre propriété et de votre société qu’il s’agit ; oui, il s’agit de substituer la propriété légitime à la propriété usurpée, la société entre tous les membres de la famille humaine et de la cité politique, à la cité des loups contre les loups qui fait tout l’objet de vos regrets.
» Oui, la remise du domaine public de la circulation à l’État, que vous avez exploité et dépossédé, est le premier anneau de la chaîne des questions sociales que la révolution de 1848 retient dans les plis de sa robe virile. C’est le véritable point de partage entre l’ordre républicain, l’ordre selon la fraternité, et le désordre barbare que vous appelez société. C’est la seule question mûre et forte sur laquelle la République de la forme se soit trouvée prête et qu’elle ait pu engager sérieusement ; sous peine de déchéance radicale, il faut qu’elle en vienne à bout, et sur ce point, toute dissidence écartée, nous, les républicains du fonds et du tréfonds, nous lui devons, nous lui donnons notre concours[8]. »
XXVII.
Respect des droits acquis.
Les droits acquis sont aussi une propriété. Les violer c’est injustice, c’est abus de la liberté. Pourquoi le travail jouissait-il autrefois d’une liberté véritable ? parce que les anciennes corporations d’ouvriers faisaient respecter les droits de tous, des travailleurs, des patrons et des consommateurs. Ainsi, elles défendaient qu’un ouvrier incapable pût s’intituler maître. Pourquoi ? parce qu’en usurpant ce titre, il trompait le public, et qu’ensuite il nuisait à celui qui avait fait ses preuves.
Ainsi encore, elles défendaient à l’ouvrier de quitter le maître avant la fin de son engagement. Des mesures disciplinaires l’obligeaient à respecter sa parole. Aujourd’hui que voyons-nous ? Le maître a des travaux pressés ; le marché est passé avec un dédit considérable en cas d’inexécution, et après calcul fait du nombre des journées nécessaires. Mais qu’arrive-t-il ? Un caprice de paresse prend à l’ouvrier, des camarades viennent le chercher, ou bien il se fâche d’une légère observation : sur-le-champ il ramasse ses outils et quitte l’atelier. Aussi le maître jette l’ouvrier sur le pavé avec la même indifférence. Il y a réciprocité de mauvais procédés des deux parts. Cela n’est ni de la liberté ni de la charité.
Ainsi enfin, les anciennes corporations surveillaient la fraude dans les fournitures et la faisaient punir précisément par les anciens du corps de métier. Les droits du consommateur et l’honneur du corps étaient protégés. « Que se passe-t-il aujourd’hui ! Grâce à la liberté sans contrôle et à la concurrence sans limites, la fraude détruit notre commerce d’exportation et nous ferme les débouchés les plus importants. Si l’élégance et le goût français ne soutenaient nos produits en pays étranger, depuis longtemps toute exportation serait devenue impossible. Quant au commerce de l’intérieur, il est devenu, grâce encore à la falsification des produits et à la facilité de la banqueroute, un vaste système de tromperie et, dans bien des cas, un véritable brigandage. »
XXVIII.
Suite.
La concurrence déloyale et ruineuse, la violation de la propriété et des droits acquis, les mauvais procédés entre les ouvriers et les maîtres, la défiance générale, l’affaiblissement et le déshonneur du commerce à l’extérieur et à l’intérieur, voilà où conduit la liberté sans frein donnée aux ouvriers et aux fabricants ; voilà ce qui montre la nécessité de revenir aux sages règlements des anciens corps d’état.
Pour concourir utilement à l’organisation du travail, il faut donc 1° que les ouvriers et les fabricants se persuadent bien que la liberté illimitée n’est pas la vraie liberté ; mais trop souvent la licence, la cupidité, l’égoïsme et la fraude en action. « Il est très-utile 2° qu’ils revoient eux-mêmes les règlements des anciennes corporations, en réclamant des législateurs de donner force de loi à ceux de ces règlements qui leur sembleront propres à guérir les maux dont ils souffrent ; notamment à l’article en vertu duquel tout produit devait porter la marque du fabricant. 3° Il est urgent qu’ils se constituent dans leur sein des moyens de secours pour les malades, les orphelins et les vieillards. Certainement il se trouvera partout des hommes éclairés et charitables qui les aideront de leurs conseils et de leur bourse, dans cette entreprise qui apportera de la richesse et du bien-être à tous, sans rien ôter à personne. »
Ces moyens et d’autres encore prépareront un avenir meilleur et serviront à rendre la crise moins violente ; mais, je tremble en le disant, ils ne la préviendront pas. D’un côté, ces moyens et tous les autres du même genre supposent dans l’ouvrier la généreuse volonté de renfermer sa liberté dans les justes limites de la raison, de l’ordre et de l’équité ; et dans le riche la volonté également généreuse de consacrer aux classes laborieuses une large part de son intelligence, de son activité et de son superflu. Or, il faut bien en convenir, ces deux conditions n’existent pas encore ; peut-être même tous n’en comprennent-ils pas l’absolue nécessité. En tout cas, elles ne donneront pas du travail, et ne seront pas réalisées demain. D’un autre côté, les moyens dont il s’agit ont tous le défaut capital de ne contribuer que très-faiblement à la moralisation de la société. Tel est pourtant le but qu’il faut atteindre promptement et à tout prix. Nous répétons cela pour les hommes, malheureusement trop nombreux, qui ne voient pas que le mal est dans les âmes, et que c’est là qu’il faut avant tout porter le remède.
XXIX.
Le Socialisme.
Quel est ce remède ? Le socialisme ? Non, le socialisme n’est que l’exagération et l’abus d’une idée chrétienne. Des hommes, dont je ne veux pas accuser les intentions, mais dont il faut déplorer la profonde ignorance de la nature humaine, ont compris que l’homme isolé était trop faible pour réaliser son bien-être. Or, ils ont vu, dans l’histoire de l’Église catholique, des communautés dont tous les membres, faisant abnégation d’eux-mêmes, consacrent leur fortune, leur intelligence, leurs forces au bien général. Frères dans toute la vérité du mot, ils font le sacrifice de leur liberté au profit de tous, et se contentent de recevoir ici-bas en échange la nourriture et le vêtement du pauvre, dans l’espérance vive de recueillir comme dédommagement les biens de l’éternité. Chaque individu est fort de la force de tous, riche de la richesse commune. A les voir et à les entendre, tous jouissent de la plus grande somme de bonheur qui soit compatible avec les imperfections de la nature humaine. Or, les apôtres du socialisme ont imaginé de réaliser cette merveille en prenant pour éléments des hommes qui croient beaucoup à ce monde, point ou très-peu à l’autre ; des hommes auxquels un long et sévère apprentissage n’a point appris à discipliner leurs passions et qui n’ont d’ailleurs aucun motif surnaturel, c’est-à-dire assez fort d’en faire le sacrifice. C’est vouloir faire un couvent sans religieux, ou une république sans républicains.
Le socialisme pèche donc essentiellement par la base. Il manque d’une sanction suffisante ; il ne tient aucun compte des passions humaines, ou il suppose que, sans autre compensation qu’un bien-être temporel, l’individu en fera généreusement et constamment le pénible sacrifice. De plus, en ne présentant à l’homme que des appétits à satisfaire, il le conduit à l’abrutissement. Il viole donc radicalement une des deux lois fondamentales des sociétés chrétiennes, la liberté. Au lieu d’être un remède au mal, il est donc un ferment qui l’envenime.
Toutes les considérations qui précèdent s’appliquent rigoureusement au fouriérisme, qui n’est qu’une forme du socialisme.
XXX.
Le Communisme.
Quel est donc ce remède ? Le communisme ? Non, le communisme est l’application du socialisme. Or, si le principe est mauvais, l’application ne peut être bonne. Le communisme se comprend de deux manières. Les uns le font consister dans le partage des biens entre les particuliers ; les autres dans la confiscation générale des propriétés au profit de l’État.
Entendu dans le premier sens, le communisme, c’est la guerre civile : celui qui a plus ne se laissera pas dépouiller sans résistance par celui qui a moins ; c’est la misère universelle, le jour même du partage il n’y aura plus de riches, partant plus de capitaux à dépenser, plus d’ouvrage, plus d’ouvriers : chaque citoyen vivra de ses rentes. Mais combien durera cette aisance imaginaire ? Tous les hommes ne sont doués ni de la même force, ni de la même santé, ni de la même intelligence. Tous n’ont pas les mêmes vertus, le même amour du travail et de l’économie. Qu’en résultera-t-il ? Les uns administreront avec ordre et intelligence les biens qui leur seront échus ; les autres les administreront mal. L’un augmentera son avoir, l’autre diminuera le sien. L’inégalité reparaîtra : il y aura de nouveau des riches et des pauvres, des travailleurs et des bourgeois. Les réclamations, les haines, les jalousies ne tarderont pas à se faire entendre, et le lendemain du premier partage il faudra procéder à un second ; après celui-ci à un troisième, ainsi de suite jusqu’à la fin du monde. Tous ces partages injustes seront accompagnés comme le premier de bouleversements sociaux et de luttes sanglantes. Dans ce premier sens, le communisme est donc la spoliation violente et périodique de la propriété ; c’est la prime perpétuellement offerte à la paresse, à la débauche, à la cupidité : loin d’être le salut de la société, il en serait donc la ruine.
Entendu dans le second sens, c’est-à-dire comme la confiscation générale des propriétés au profit de l’État, il n’est pas moins fatal. Il commence par la guerre civile ; il continue par la suppression de la liberté, s’achève par la destruction de la famille et finit par la dégradation la plus monstrueuse.
En effet, dans les réunions du Luxembourg, M. Louis Blanc, interrogé sur le salaire qui, dans ce système, reviendrait à chaque travailleur, a répondu : que le salaire ne devait pas se régler sur la capacité intellectuelle de l’individu, comme le voulaient les Saints-Simoniens, attendu que l’intelligence n’étant pas le fait de l’homme, elle n’avait droit à aucune récompense ; qu’ainsi la véritable base de répartition était la capacité physique, c’est-à-dire les besoins matériels de chacun.
Voilà donc la société transformée en ménagerie ou en étable. Des physiologistes viendront calculer la propriété digestive de chaque travailleur, mesurer la largeur de son œsophage, et ils diront : à celui-ci deux fois, trois fois, quatre fois plus qu’à celui-là ; attendu, non pas qu’il a deux, trois, quatre fois plus d’intelligence et que son travail vaut deux, trois, quatre fois plus que celui de son voisin ; mais attendu que sa puissance de consommation est à celle des autres comme deux, trois, quatre sont à un. Telles sont pourtant les énormités que nous avons entendues depuis le 24 février 1848 ! Et c’est pour un semblable système qu’on a dépensé tant de discours, versé tant de sang !
Est-il besoin de dire que, dans le premier ainsi que dans le second sens, le communisme est le pillage en principe, l’assassinat et la misère en réalité ? Entendu dans le second sens en particulier, il est le plus vaste système d’esclavage qu’on ait jamais rêvé et la dégradation la plus repoussante à laquelle l’humanité soit jamais descendue. Ici encore, il viole radicalement la seconde loi fondamentale des sociétés, la charité. Donc encore, loin de guérir le mal, il le rendrait incurable.
XXXI.
Suite.
A l’exposé du socialisme et du communisme, on se demande comment ces impraticables folies obtiennent aujourd’hui une si menaçante faveur ? comment elles exercent sur les masses une si redoutable influence ? comment enfin elles sont devenues le plus grand danger des sociétés européennes ? La réponse est facile.
Toute erreur est une vérité dont on abuse : le socialisme et le communisme sont l’abus des deux principes que l’Évangile a donnés pour base aux sociétés modernes : la charité et la liberté. Le communisme est l’hérésie de la charité, comme le socialisme est l’hérésie de la liberté. Ces deux erreurs sont la suite des deux grandes maladies qui travaillent les nations de l’Europe, depuis l’ébranlement de la foi par le protestantisme : tout le monde a nommé l’égoïsme et le matérialisme.
L’égoïsme, qui, brisant tous les liens de charité et de fraternité établis par le christianisme, brise par là même les appuis du pauvre et du faible et le réduit à la nullité de ses ressources individuelles. Né pour la société, l’homme se trouve alors dans un état violent et anormal. L’instinct de sa conservation et de son bien-être lui fait faire de persévérants efforts pour en sortir. Toutes les tentatives d’associations, de coalitions d’ouvriers ; toutes les sociétés secrètes ou publiques, régulières ou irrégulières, qui ont sans cesse cherché ou réussi à s’établir depuis un demi-siècle, n’ont pas d’autre principe. Entre les mains de certains hommes, ce besoin réel est devenu la base d’un système faux. Ils ont conçu l’association sur une vaste échelle : ils l’ont présentée comme la condition nécessaire de la force et du bien-être, comme le but suprême de l’humanité. Là est tout le secret de leur puissance et la raison des sympathies qui les entourent : le socialisme en est sorti.
Le malheur est que, le sachant ou sans le savoir, les auteurs de cette utopie ont cherché là où elle n’est pas la solution du problème. L’égoïsme sous une forme nouvelle est au fond de leur système, car la charité n’y est pas ; elle n’y est pas, parce que la foi et le monde surnaturel en sont bannis. Voilà pourquoi leur utopie est radicalement impraticable ; pourquoi, hier encore si belle, elle est aujourd’hui hideuse et sanglante.
XXXII.
Suite.
La seconde maladie qui travaille les nations transfuges de la foi, c’est le matérialisme. A moins de gratifier le genre humain d’une parfaite imbécillité, il est clair que s’il ne croit pas à on autre monde, il concentrera toutes ses affections dans celui-ci. L’or, l’argent, tout ce qui procure le bien-être matériel sera l’unique objet de son ambition. Son premier devoir comme son premier droit sera d’en acquérir. Le bien et le mal n’étant plus qu’une fiction de la loi, tous les moyens d’arriver à son but seront indifférents : les plus prompts seront toujours les meilleurs, à moins qu’ils n’exposent au bagne ou à l’échafaud. Ainsi l’ont compris, ainsi l’ont pratiqué toujours et partout les hommes et les peuples sans foi.
Ainsi nous le comprenons aujourd’hui ; le communisme en est la preuve. Tandis que les nations païennes ne se battirent que pour des esclaves et du butin, on a vu, depuis que le christianisme a spiritualisé le monde, les nations de la vieille Europe se battre presque toujours pour des idées. Les luttes sanglantes de l’arianisme et du mahométisme, les croisades, les combats plusieurs fois séculaires de l’Espagne et du Portugal, les formidables levées de bouclier des empereurs contre la papauté, les scènes tragiques de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France au seizième siècle, en un mot les grandes guerres des peuples chrétiens furent, s’il est permis de le dire, des luttes intellectuelles ; la vérité en était l’enjeu : aujourd’hui c’est un morceau de pain. Chez les peuples matérialistes il n’en peut être autrement. De là ce mot tristement célèbre, parce qu’il est honteusement vrai, du patriarche de la diplomatie moderne : Toutes les questions aujourd’hui sont au fond d’un sac d’écus.
Réaction violente de la liberté et de la charité opprimées moralement par les doctrines destructives de la foi, et physiquement par l’égoïsme, ravisseurs ou détenteurs injustes du bien public, le communisme et le socialisme prennent leur point de départ dans cette double iniquité, comme ils trouvent dans la prétention de la réparer avec éclat le redoutable principe de leur force. Prétention absurde ; car si le communisme et le socialisme sont les indicateurs du mal, ils n’en sont pas, ils ne peuvent en être le remède, attendu qu’ils sont, dans leur application, la violation monstrueuse des deux lois fondamentales des sociétés, la liberté et la charité.
XXXIII.
Véritable remède au mal.
Voulez-vous désarmer ces deux géants de l’anarchie, donnez satisfaction à ce qu’il y a de légitime, c’est-à-dire de vrai dans leurs prétentions. Or, ce qu’il y a de vrai dans le socialisme, c’est le besoin, le droit, la liberté d’association, tel que l’entend et le réalise le christianisme. Ce qu’il y a de vrai dans le communisme, c’est le besoin, le droit, la liberté de participer aux richesses morales et matérielles, tel que l’entend et le réalise si parfaitement la charité chrétienne. Voilà ce que cherche cette société égarée dans ses voies : elle ne s’agite que pour trouver le bonheur qu’on lui a ravi. Le bonheur est dans l’ordre ; l’ordre social est dans l’application de la double loi qui lui sert de base. Donnez-lui ce qu’elle demande. Elle flotte aujourd’hui entre le communisme et le christianisme. Si vous lui refusez la liberté, vous aurez l’anarchie ; si vous ne lui donnez pas de bonne grâce et en vertu de la charité le superflu qui lui appartient, vous le donnerez de force. Il n’y a plus à reculer. Vouloir sortir de là par des feintes et des demi-moyens, c’est tourner perpétuellement dans un cercle vicieux qui ne tardera pas à devenir sanglant. En effet, nous avons vu que toutes les sociétés nées du christianisme reposent fondamentalement sur la double loi de la charité et de la liberté. Nous avons vu, de plus, que ces deux lois ont été tour à tour violées, qu’elles le sont encore trop souvent, par le riche et par le pauvre, par le maître et par l’ouvrier.
Le riche les viole, et lorsqu’il enfouit ses richesses, et lorsqu’il ne les fait fructifier que pour lui, et lorsqu’il ne donne pas largement de son superflu, et lorsqu’il consomme sa fortune en prodigalités, en débauches et en luxe inutile. A plus forte raison il les viole lorsqu’il néglige ou refuse de consacrer jamais la moindre portion de son temps, de son activité intellectuelle, de sa sollicitude aux intérêts du pauvre, et lorsqu’il le démoralise par ses exemples. Dans tous ces cas, il abuse de sa position : il devient oppresseur, il vit injustement aux dépens du pauvre dont il retient le patrimoine et dont il provoque la haine et la jalousie ; il outrage la Providence, il compromet sa propre fortune et l’ordre social tout entier, en autorisant par sa dureté les théories qui tendent à faire regarder la propriété comme un vol, et la possession comme la détention inique d’un bien qui, en partie du moins, appartient légitimement au pauvre. Il faut donc avant tout rendre le riche vraiment charitable ; mais, pour le rendre vraiment charitable, il n’y a pas deux moyens, il n’y en a qu’un, c’est de le rendre consciencieux et moral.
De son côté le pauvre, l’ouvrier viole les lois de charité et de liberté, et lorsqu’il refuse de travailler, et lorsqu’il travaille mal, et lorsqu’il trompe dans la fabrication ou dans la vente de ses produits, et lorsqu’il impose aux maîtres ses injustes caprices, et lorsqu’il consume périodiquement en débauches de quelques heures le fruit de plusieurs jours de travail. Dans tous ces cas, il vit injustement aux dépens du riche ; il épuise, sans les mériter, les bienfaits de la charité ; il aggrave le sort de son confrère laborieux et honnête, qu’il prive entièrement ou en partie des secours auxquels lui donnent droit ses infirmités et sa misère. Il faut donc avant tout rendre le pauvre, l’ouvrier vraiment libéral ; mais pour le rendre vraiment libéral, il n’y a pas deux moyens, il n’y en a qu’un, c’est de le rendre consciencieux et moral.
XXXIV.
Suite.
Quel moyen de rendre consciencieux et moraux, et le riche et le pauvre, et le maître et l’ouvrier ? A cette question la réponse n’est pas moins absolue qu’à la précédente. Il n’y a pas deux moyens, il n’y en a qu’un seul. Écoutez : Pas de conscience, pas de mœurs sans croyances ; pas de croyances sans foi ; pas de foi sans religion ; pas de religion hors du catholicisme ; pas de catholicisme sans liberté d’action pleine et entière.
Médecins de l’Europe actuelle, de l’Europe en proie aux convulsions de l’anarchie, appelez donc le catholicisme à votre secours ; donnez-lui libre carrière : confiez-lui le soin de guérir le grand malade. Laissez-le traiter le riche, afin de le guérir de l’égoïsme et de développer en lui les sentiments de compassion et de générosité. Laissez-le traiter le pauvre, afin de le guérir de la licence, de la paresse et de la débauche, et de développer en lui l’amour du travail, de l’ordre et de l’économie, la résignation chrétienne, le respect, de la propriété, la fidélité et la reconnaissance. Laissez-le traiter le riche et le pauvre, afin de les élever jusqu’à l’héroïque oubli de leurs torts réciproques, et de leur apprendre que la fraternité n’est pas un vain mot, mais un devoir sacré, dont l’accomplissement exige chaque jour des sacrifices nombreux et pénibles. Laissez-le en un mot traiter tous les membres de cette société qui, de la tête aux pieds, n’est plus qu’une plaie. N’ayez pas peur ; vous pouvez vous en reposer sur lui. Il est vieux dans le métier ; il y a dix-huit siècles qu’il l’exerce, et dix-huit siècles déposent qu’en un jour il a fait plus de bien à l’humanité, que les utopistes n’en ont rêvé depuis le commencement du monde.
XXXV.
Suite.
Le laisser libre à l’égard des autres, ce n’est pas assez. Riches et pauvres, maîtres et ouvriers, vous devez aussi vous soumettre sans résistance à son traitement. Trêve de belles phrases et de mauvaises mœurs ; trêve de contradictions entre le langage et la conduite. Il faut désormais des actes, et des actes sincères.
Pauvres et travailleurs, que votre conduite cesse donc d’être une violation perpétuelle des lois chrétiennes du travail, de la loyauté, de la tempérance, du repos du dimanche et de tant d’autres que vous trouvez très-agréable de voir pratiquées par vos enfants, vos femmes, vos voisins et vos semblables, et dont vous trouvez également bon de vous dispenser pour vous-mêmes.
Riches et maîtres, que votre conduite aussi cesse de dire au peuple : la religion n’est bonne que pour les femmes, les enfants et les imbéciles ; les pratiques du catholicisme, la prière, la sanctification du dimanche, l’assistance aux offices, l’observation des lois de l’Église, la fréquentation des sacrements et les autres prescriptions de la foi ne sont que des lisières dont on peut parfaitement se passer, quand on porte un habit de drap et qu’on a quelques poils de barbe au menton.
Prenez-y garde, agir de la sorte c’est faire du christianisme un roi de théâtre ; c’est ruiner son action salutaire sur les classes laborieuses ; c’est continuer la dérision sacrilège qui a conduit la société au point où nous la voyons ; c’est ôter aux passions frémissantes le seul frein capable de les contenir ; c’est provoquer infailliblement de nouvelles catastrophes ; c’est devenir vous-mêmes la pire espèce de révolutionnaires. En effet, s’il est vrai, incontestablement vrai que la religion est la base des mœurs, et que les mœurs sont la base des lois ; il est donc vrai, incontestablement vrai que l’homme qui viole la loi civile démolit l’édifice par le comble et par la toiture ; que l’homme qui outrage les mœurs l’attaque par le milieu des murailles ; que celui qui méprise la religion le sape par la base.
Et puis, vous qui voulez laisser la religion au peuple, qui la lui désirez comme le grand remède au mal qui le dévore et qui vous menace, est-ce donc que vous n’en avez pas besoin ? Le riche n’a-t-il pas aussi besoin de se moraliser que le pauvre ? Parce qu’il possède des rentes, l’homme n’a-t-il plus de passions à dompter ? La classe élevée est-elle aujourd’hui, beaucoup plus que la classe inférieure, un modèle accompli de probité, de loyauté, de désintéressement, de vertus publiques et privées ?
Souvenez-vous-en donc une bonne fois, hommes de toutes les classes et de toutes les professions, pères de famille, simples citoyens, magistrats, législateurs, vous tous que l’âge, la fortune, l’intelligence, une position quelconque appellent à réagir sur vos semblables, par conséquent à guérir la société agonisante : c’est, non comme moyen gouvernemental, non comme instrument de police, non comme femme de ménage, ainsi que l’ont fait vos devanciers ; mais bien comme loi divine, loi sacrée pour tous, pour vous comme pour le peuple, sans exception aucune, que vous devez appeler la religion à votre aide, vous inspirer de son esprit dans vos lois et dans vos conseils, réclamer sa liberté, l’accepter, la professer, la pratiquer fidèlement, constamment, complètement.
Encore un coup, réfléchissons-y bien ; c’est à prendre ou à laisser : il n’y a pas de milieu. L’organisation du travail est une question de vie ou de mort pour l’Europe actuelle. Elle touche essentiellement aux deux lois fondamentales des sociétés, issues du christianisme : la liberté et la charité. Dans l’accord de ces deux lois se trouve, et se trouve exclusivement, la solution du problème. Toute mesure, tout système contraire à ces lois conduira bien vite à de nouvelles saturnales de l’anarchie. Tout ce qu’on tentera en dehors ne sera qu’une utopie impraticable, tout au plus un palliatif impuissant à guérir le mal.
Le christianisme qui a établi ces deux lois peut seul les mettre d’accord et les faire observer. Voulons-nous sérieusement qu’il le fasse ou ne le voulons-nous pas ? Si nous ne le voulons pas, cessons de nous plaindre : nous sommes les artisans volontaires de nos malheurs. Si nous le voulons, prenons confiance : nous pouvons encore sauver la société. Sinon, non[9].
XXXVI.
Première application de ce remède.
Avoir démontré aussi clairement qu’on démontre un théorème de géométrie, que le christianisme franchement accepté est l’unique moyen de salut qui nous reste, c’est quelque chose ; mais cela ne suffit pas. Les blessures de la société sont si nombreuses, si graves, qu’il ne faut pas songer à les soigner toutes à la fois. Comment, sur quel organe doit avoir lieu la première application du remède ? Voilà ce qu’il est urgent d’examiner.
L’antagonisme entre le riche et le pauvre est aujourd’hui de tous les symptômes de la maladie sociale le plus effrayant. Là, avant tout, le remède, c’est-à-dire l’action du christianisme. Donner du pain et du travail à ceux qui ne peuvent vivre sans cela, en donner au prix des derniers sacrifices, tel est le premier appareil à la plaie. C’est un moyen d’urgence que le salut publie commande impérieusement, mais que le christianisme seul peut rendre véritablement utile, soit en le généralisant, soit en l’appliquant avec intelligence, soit en le maintenant jusqu’à la fin de la crise. L’expérience des ateliers nationaux est la preuve tristement éloquente de cette première assertion. Honneur à vous, Représentants de la France : les propositions et les décrets en faveur des associations d’ouvriers se succèdent avec une étonnante rapidité et vous les accueillez avec faveur. A chaque nouvelle mesure nous battons des mains. L’opinion publique est satisfaite ; elle comprend que là est le remède ; mais, au nom de Dieu, donnez-nous des associations morales ; à l’élément humain laissez se mêler l’élément chrétien.
Sans cela que faites-vous ? vous donnerez du pain, sans doute. Avec le pain vous nourrirez les corps ; mais si les âmes demeurent affamées de désordre et d’anarchie, qu’aurez-vous gagné ? Les combattants resteront armés, et demain la société redeviendra un champ de bataille. Pour apaiser les âmes, il faut que le christianisme puisse leur parler : lui seul a le secret de leur langue ; car lui seul a le remède à leurs maux. Ici, plus qu’ailleurs, la sagesse humaine est complètement impuissante ; elle qui n’a d’autres spécifiques pour les maladies morales que des proclamations, des lois pénales, des systèmes matérialistes, des raisonnements et des coups de canon.
Or, pour que le christianisme puisse parler efficacement à la classe aujourd’hui si menaçante de la société, deux choses sont nécessaires, et très-heureusement ces deux choses sont réalisables demain si on veut. La première est le repos du dimanche ; la seconde l’établissement général des associations d’ouvriers, à l’instar de celles qui existent déjà dans plusieurs villes de France.
XXXVII.
Repos du dimanche.
Sans le repos du dimanche, qui, suspendant le travail matériel, donne à l’ouvrier le loisir de s’occuper du travail moral, toute amélioration est impossible. Pourquoi ? Par la raison toute simple qu’il n’y a plus pour le christianisme ni temps ni lieu où il puisse parler au peuple.
Sans le repos du dimanche, vous aurez donc forcément la débauche pour l’ouvrier : 1° parce que l’homme ne peut pas toujours travailler ; il lui faut des jours de repos, et s’il ne se repose pas le dimanche à l’église il se reposera le lundi au cabaret ; 2° parce que, n’ayant plus d’instruction religieuse, l’ouvrier perd bientôt le peu qu’il en a reçu dans son enfance. Le frein religieux, seul capable d’enchaîner ses robustes passions, se relâche. Victime précoce des mauvaises compagnies, il tombe promptement dans l’inconduite. Or l’inconduite de l’ouvrier, savez-vous ce que c’est ? Pour la famille, c’est la misère et le désordre ; pour l’ouvrier, un billet d’hôpital, sinon la route du bagne ; pour la société, un fléau, car la misère et le bagne ont toujours recruté pour l’émeute.
Dira-t-on que les heures qu’on vient de retrancher à ses journées lui serviront à s’instruire et à se moraliser ? Exprimer une pareille prétention, c’est par trop compter sur la crédulité publique. L’expérience vous dit, et tout le monde le voit, que non-seulement il ne les emploiera pas à s’instruire de ses devoirs religieux, qu’il ne les emploiera même pas à des études utiles. Voulez-vous savoir ce qu’il en fait ? Quand il est rangé, il en profite pour vaquer, chez lui, à quelque travail d’utilité domestique ; quand il ne l’est pas, il en use pour aller le matin chez le marchand du coin, boire un petit verre de plus ; et, le soir, pour aller plus tôt au club, au spectacle, à la promenade, au café, ou pour faire un peu plus longtemps des lectures qui lui apprennent tout autre chose que la morale chrétienne.
XXXVIII.
Suite.
Nécessaire au point de vue de la moralisation de l’homme, par conséquent au point de vue de l’existence même de la société, le repos du dimanche l’est encore au point de vue national. Législateurs de la France ! vous ne l’ignorez pas ; bien des flétrissures ont été imprimées au noble front de notre patrie. La plupart, telles que les injustices, les faiblesses, les discordes civiles lui sont communes avec les autres peuples ; mais il en est une qui lui est particulière : j’ai nommé la scandaleuse profanation du dimanche. Qu’on le sache bien, la violation de cette loi sacrée du repos hebdomadaire, aussi ancienne que le monde et si religieusement observée dans tous les lieux qu’éclaire le soleil, nous place au dernier degré de l’estime publique. En Europe, elle nous fait mettre au banc des nations civilisées ; et en Afrique, au rang des chiens par les Barbares !
Dire que cette répulsion est l’effet d’un préjugé, c’est nous défendre par une injure. Aux yeux de tous les peuples, la violation publique, constante, nationale du repos sacré est une profession d’athéisme. Or, l’horreur qu’inspire au genre humain la profession publique de l’athéisme ne fut jamais l’effet d’un préjugé. Nous obstiner à le prétendre, ce serait ajouter la sottise à l’injure et recueillir par surcroît le mépris du monde entier, légitime salaire de la suffisance et de l’entêtement.
XXXIX.
Suite.
Cette honte inouïe dans l’histoire d’aucun peuple, il dépend de l’Assemblée nationale d’en laver le noble front de la France. Pour cela, elle n’a pas même besoin d’un nouveau décret, il lui suffit d’ordonner, dans la plénitude de son autorité souveraine, l’accomplissement de la loi existante et qui n’a jamais été rapportée.
Direz-vous que cela est impossible ? Nous l’avons prouvé, cette mesure est rigoureusement nécessaire ; donc elle est possible. Qu’est-ce donc qui la rendrait impossible ?
La neutralité obligée de l’État dans les choses de religion ? Mais, veuillez le remarquer, ce n’est pas comme loi religieuse qu’on vous demande d’en exiger l’accomplissement, mais comme loi morale, comme loi de nécessité sociale. A vous de faire cesser le travail ; à la religion de rendre le repos utile.
Le principe de la liberté des cultes ? Mais tous les cultes reconnus par l’État admettent cette loi, tous en réclament l’observation.
L’opposition de l’opinion publique ? Oui, l’opinion de quelques hommes qui ont des yeux pour ne pas voir ou qui ont tout intérêt à l’immoralité publique, parce qu’ils savent très-bien qu’un peuple immoral est toujours un peuple facile à exploiter au profit de l’anarchie. Quant à l’opinion des hommes honnêtes et sérieusement préoccupés des dangers de la situation, elle accueillera avec reconnaissance cette mesure de salut public. La plupart des maîtres et des ouvriers s’y soumettront sans trop de murmures ; un grand nombre déjà la réclament ; il en est même qui se plaignent hautement de l’oppression morale qui leur fait subir la violation de cette loi, nécessaire à la santé du corps non moins qu’à la santé de l’âme[10].
L’intérêt du commerce et de l’industrie ? Pour toute réponse je me contenterai de vous dire : Regardez l’Angleterre ! Parce qu’elle observe religieusement la loi sacrée du repos, son commerce en est-il moins florissant ? son industrie moins avancée et moins prospère[11] ?
On le voit, en les examinant de près les obstacles s’évanouissent ; et pour obtenir le résultat désiré, il suffit de le vouloir.
XL.
Associations d’ouvriers.
Assurer le repos du dimanche, là se borne l’action du pouvoir. Cette condition est nécessaire, mais elle ne suffit pas ; il faut rendre ce repos utile. Or ce repos n’est pas l’oisiveté : le corps ne doit se reposer en ce jour que pour laisser à l’âme le loisir de travailler. Travailler, pour l’âme c’est se perfectionner ; se perfectionner, c’est devenir meilleure ; devenir meilleure, c’est acquérir des connaissances et des vertus qu’elle n’a pas, ou développer celles qu’elle possède déjà. Tel est le travail que l’âme doit accomplir spécialement chaque dimanche.
Comment l’y déterminer ? En lui montrant la nécessité, la pratique, les avantages de ce travail, dont chaque homme est comptable à Dieu, à la société, à lui-même. Qui peut remplir ce ministère ? La Religion seule. Comment le remplira-t-elle, surtout auprès des ouvriers ? En leur parlant. Mais comment parviendra-t-elle à parler à des hommes qui la fuient ? Les inviter à se rendre aux assemblées générales des fidèles, et se contenter de leur présenter pour appât le double avantage de l’instruction et de la moralisation, serait jeter de la poussière au vent. L’indifférence, le sarcasme peut-être, telle sera la récompense du grand nombre. Il faut donc chercher un autre moyen.
Or, d’une part, l’ouvrier a son amour-propre ; il est sensible à son intérêt. Certes, ce n’est pas un reproche que nous lui adressons ; jusqu’à un certain point c’est un éloge. D’autre part, l’ouvrier voit souvent, aujourd’hui surtout, son amour-propre mis à de cruelles épreuves et son intérêt gravement compromis. Qu’il éprouve un accident, qu’il tombe malade, que l’ouvrage lui manque, que le patron fasse de mauvaises affaires ; en un mot, qu’une des mille chances qui le menacent vienne à le réduire pendant un temps plus ou moins long à un chômage forcé, il ne tarde pas à se trouver en face de la misère, en face de l’hôpital et de la mendicité.
Nous le savons par expérience, dans sa détresse il éloigne de toute son énergie le terme fatal que nous signalons. Lui et sa famille commencent par épuiser les économies des temps meilleurs ; ensuite on vend peu à peu les meubles, le linge même ; on s’impose secrètement les plus dures privations. Inutiles sacrifices ! La maladie se prolonge, l’ouvrage ne rentre pas. Arrive enfin le jour fatal où il faut manifester sa misère, prendre le chemin de l’hôpital, envoyer la femme ou les enfants frapper à la porte de la charité ou tendre la main sur la voie publique ! Nous le disons encore comme témoin oculaire, pour l’ouvrier honnête cette nécessité est affreuse. Lui montrer le moyen d’y échapper, c’est aller droit à son cœur ; lui donner la certitude de ce moyen, c’est le déterminer à faire pour lui-même et pour ses compagnons de travail, de généreux, de nobles sacrifices. Pourquoi les sociétés secrètes et les faiseurs de systèmes ont-ils tant d’action sur lui ? sinon parce qu’ils lui promettent ce bien-être ou du moins la délivrance de ces maux qui le touchent si vivement.
XLI.
Suite.
Son intérêt, tel est donc le vrai, l’infaillible moyen d’attirer l’ouvrier. La religion le sait bien, elle l’emploiera. Déjà elle le met en œuvre avec un consolant succès. Trente villes de France, Paris en tête, montrent avec orgueil leurs sociétés de Saint-François-Xavier. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’organisation de cette œuvre admirable et d’un à-propos que personne ne peut révoquer en doute. L’Assemblée nationale ferait on ne peut mieux de la mettre à l’étude dans son comité du travail. Elle y puiserait des idées pratiques qui faciliteraient singulièrement la solution du grand problème[12]. Disons seulement que les deux grandes lois de la charité et de la liberté s’y donnent rendez-vous et y trouvent leur accomplissement.
Au moyen d’une faible cotisation, l’ouvrier y trouve, entre autres avantages, l’assurance de secours et de médicaments en cas de maladie avec la visite gratuite dès médecins. Et le voilà délivré de son double cauchemar : l’hôpital et la mendicité.
Ce n’est pas tout ; dans ces réunions fraternelles il trouve encore un point d’appui contre les mauvaises compagnies ; l’instruction scientifique, quelquefois utile à sa profession, et toujours pleine d’agrément ; l’instruction religieuse, qui en fait un travailleur consciencieux, un père de famille honnête et un bon citoyen ; enfin le plaisir réel de passer utilement pour lui, pour sa famille, pour la société, des heures que tant d’autres consument en débauches ou en machinations coupables.
Mais ici l’ouvrier n’est pas seul : le riche l’accompagne et remplit le véritable rôle que la Providence lui impose. La cotisation mensuelle de l’ouvrier ne suffirait pas toujours à réaliser les avantages matériels qui lui sont garantis. Membre honoraire, le riche, au moyen d’une souscription plus forte, fait fraternellement l’appoint. S’il donne de son superflu, il donne aussi de ses richesses intellectuelles. A lui homme de lettres ou de science, la parole pour expliquer à ses coassociés les procédés d’une fabrication, l’origine, les perfectionnements d’un art ; pour leur retracer la vie d’un ouvrier célèbre ; pour leur raconter un fait d’histoire ou leur montrer le mécanisme admirable des lois de la nature, etc., etc.
Dire l’effet moral produit sur ces âmes d’ouvriers par la parole amie, par la présence seule de ces heureux du siècle qui sacrifient au plaisir et à l’avantage du peuple des moments qu’ils pourraient donner à des jouissances égoïstes ; nous ne voulons pas l’entreprendre : pour en juger il faut en être témoin.
Des chants, des morceaux de musique exécutés quelquefois par les ouvriers eux-mêmes servent de délassement et assurent une attention religieuse à la parole du prêtre. Souveraine immortelle des âmes, cette parole qui, sur tous les points du globe, a retiré l’homme des ténèbres de l’idolâtrie, brisé les chaînes des plus fortes passions, et fait des pierres les plus brutes des enfants d’Abraham, ne frappe pas vainement ces âmes, pour la plupart desquelles elle est toute neuve. Sous la rosée féconde de la grâce et de la prière, la bonne semence fructifie ; et l’on voit s’accomplir insensiblement parmi ces robustes enfants du peuple, ce que tous les siècles ont vu, ce qu’ils verront jusqu’au dernier jour du monde, la régénération de l’homme par le christianisme, et par le christianisme seul. C’est toujours là qu’il faut en revenir.
Loi divine, loi morale, vérité, charité, liberté, égalité, fraternité par essence, il est aussi impossible aujourd’hui de fonder un gouvernement, de guérir une société sans le christianisme, loin du christianisme, malgré le christianisme, qu’il est impossible de changer l’essence des êtres ou de faire vivre l’homme sans condition de vitalité.
XLII.
Résumé et conclusion.
Les bouleversements sociaux sont toujours en raison directe de l’importance des lois violées. Or, le communisme, c’est-à-dire le bouleversement social le plus profond qui se soit jamais vu, menace les sociétés modernes ; donc il révèle la violation des lois les plus fondamentales des sociétés.
Les lois fondamentales et, si je puis le dire, les premières assises des sociétés modernes sont la liberté et la charité. C’est donc dans la violation grave, publique et longtemps continuée de cette double loi, qu’il faut chercher la vraie cause des bouleversements et la force réactionnaire des erreurs qui font aujourd’hui de la vieille Europe un navire continuellement agité par la tempête et toujours prêt à s’abîmer dans les flots.
Où est le mal, là doit être porté le remède. Rétablir le règne souverain de ces deux lois, les mettre en parfaite harmonie, les graver dans les cœurs et les traduire dans les actes : là est le salut ; il n’est, il ne peut être, il ne sera jamais ailleurs.
Auteur et consommateur de ces lois, le christianisme seul peut les faire observer : telle est sa misssion exclusive ; celle des législateurs est de le seconder. Le législateur le seconde lorsqu’il lui assure sa liberté d’action pleine et entière ; lorsqu’il favorise de tout son pouvoir l’établissement des services publics et gratuits de charité spirituelle et corporelle que le christianisme veut organiser ; lorsqu’il encourage les associations où le maître et l’ouvrier, le riche et le pauvre se trouvent dans un fraternel contact, pour accomplir sous l’influence chrétienne la double loi de la liberté et de la charité. Qu’on examine la question sous toutes les faces, on verra, en fin de compte, que tel est le premier et le dernier remède au mal.
Ajoutons qu’il est d’une urgence qui ne souffre pas de retard. C’est à tous les citoyens, c’est aux dépositaires du pouvoir surtout, qu’il faut répéter aujourd’hui ce cri lugubre qui retentissait naguère au milieu des ténèbres, dans les rues de Paris : Sentinelles, prenez garde à vous ! La tentative sauvage qui vient de mettre la société à deux doigts de l’abîme, ne sera, si vous vous endormez, que le premier acte d’une épouvantable tragédie, dont la ruine de la France d’abord et plus tard de la vieille Europe sera le sanglant dénoûment.
Prenez garde à vous ! Le mal est dans les âmes. Veillez aux besoins moraux, bien plus encore qu’aux intérêts matériels de la société. La victoire que vous venez de remporter dans la rue est une victoire purement matérielle. Le principe de la lutte reste intact ; on ne tue pas les principes à coups de canon. Le communisme n’est pas mort. Qui oserait affirmer qu’à l’heure même il ne se promet pas une éclatante revanche ? Refoulé dans quelques repaires ténébreux, déjà peut-être il charge une nouvelle bombe.
Ses apôtres sont-ils convertis ? Leur langage d’aujourd’hui n’est-il pas leur langage d’hier ? Quelle différence y voyez-vous ? sinon un peu de jactance de moins et un peu d’hypocrisie de plus. Le fond est le même.
Ses défenseurs sont-ils tous morts ? Croyez-vous que nos vaisseaux transporteront aux antipodes tous les hommes égarés ou coupables qui ont failli nous précipiter dans le gouffre sans fond de l’anarchie ? Il en reste parmi nous, soyez en sûrs. Moins nombreux aujourd’hui, demain ils le seront davantage.
D’actifs embaucheurs auront bientôt rempli les places vides. Le plus infatigable de tous c’est la misère. Le communisme est la guerre à mort de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont. Or, la misère, suite nécessaire de la ruine du commerce et de la suspension du travail, augmentera incessamment le nombre de ceux qui n’ont pas. Humainement parlant, voilà donc, ou plus tôt ou plus tard, autant de soldats du communisme, autant d’ennemis plus ou moins dangereux de ceux qui ont.
De nouveau : Sentinelles, prenez garde à vous ! Pour le moment le combat n’est plus aux barricades : il peut y revenir. Multipliez les précautions, armez-vous de lois, entourez-vous de soldats : vous faites bien. Mais le foyer de l’émeute n’est pas, il ne fut jamais dans la rue. Aveuglement fatal, si vous ne le cherchez pas où il est ; trahison, si, le sachant, vous ne travaillez pas à l’éteindre ; malheur, si vous n’y parvenez pas !
En vous contentant de rétablir tant bien que mal et de protéger l’ordre matériel, que faites-vous ? Architectes qui bâtissez sur le sommet brûlant du Vésuve, vous vous contentez, pour asseoir votre édifice, de niveler le sol tourmenté par la dernière éruption du volcan, de balayer la couche de cendres chaudes dont il est couvert : et vous oubliez qu’à deux pieds de profondeur bouillonne, dans les vastes flancs de la montagne, une mer de feu, qui, demain brisant la croûte légère qui la sépare de vous, lancera dans les airs les débris épars de l’édifice et les cadavres mutilés de ses habitants.
Or, le foyer du mal est dans le cœur humain. Là, se forment et s’élaborent tous les projets anarchiques qui débordent ensuite en lave brûlante sur la société. Là, sont tous les instincts de désordre, de vol et de cruauté ; car là vit toujours quelque chose du barbare. Voilà pourquoi, vous ne l’ignorez plus, des barbares se rencontrent toujours au sein des peuples civilisés.
Une seule puissance peut dompter ces tigres de la civilisation, bien plus féroces que les tigres du désert. C’est la puissance qui a dompté tous leurs devanciers, Alains, Huns, Goths, Vandales, et qui dompte encore aujourd’hui les anthropophages de l’Océanie. Cette puissance, retenez-le bien, c’est le christianisme, et le christianisme seul.
Une dernière fois donc : Sentinelles, prenez garde à vous ! Pas d’hésitations, pas de frayeurs. Au nom de Dieu qui ne veut pas la mort, mais la conversion de la fille aînée de son Église et qui la garde si miraculeusement depuis cinq mois ; au nom de l’Europe qui vous contemple suspendue entre la crainte et l’espérance, et dont chacune de vos paroles, chacun de vos actes affermit ou ébranle les fondements ; au nom de la patrie qui élève vers vous ses mains ensanglantées ; au nom de tout ce peuple dont l’instinct profondément religieux, dont l’immense besoin de croire vient de se révéler d’une manière si incontestable aux funérailles, je dis mal, au triomphe sacré de son immortel archevêque ; au nom de vous mêmes qui vous sauverez ou qui périrez avec nous : soyez dignes de la mission décisive qui vous est confié. Ayez foi et dans la puissance souveraine dont vous êtes revêtus, et dans l’appui moral que vous offre unanimement la véritable France, la France qui veut rester digne de son nom, digne de sa mission, digne de son histoire, digne du rang que la Providence lui a fixé parmi les peuples. Sachez donc vous élever au-dessus de vains préjugés et de folles clameurs. Que le salut de la société par le christianisme soit votre loi suprême. Le Dieu qui bénit toujours les hommes de bonne volonté, bénira vos moindres efforts ; et si dans cette noble lutte vous recevez des blessures, la France les couvrira de lauriers.
- ↑ Je me sers de ce mot, sans accepter la signification perfide qu’on veut lui donner. Aujourd’hui on affecte d’appeler l’ouvrier travailleur, comme pour faire entendre que tous les autres citoyens sont des fainéants, ou que le travail de l’atelier est le plus noble de tous et le seul utile à la société. L’esprit de l’anarchie est tout entier dans cette nuance de langage, comme la toute-puissance de l’industrie moderne est dans un peu de vapeur.
- ↑ Nous en avons, hélas ! violé bien d’autres ; mais c’est la violation des deux lois dont il s’agit qui caractérise la crise actuelle, dont elle est la cause directe.
- ↑ Cité par M. Martin-Doisy.
- ↑ De la Charité légale, etc., par M. Naville, ministre protestant de Genève. — Ouvrage qui a obtenu le tiers du prix de l’Académie française.
- ↑ Voir la discussion de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, etc.
- ↑ On doit remercier le nouveau chef du pouvoir exécutif d’avoir pris quelques-unes de ces mesures. Qu’il complète son œuvre, et l’appui ainsi que la reconnaissance de tous les bons citoyens lui sont acquis.
- ↑ Dans chaque établissement on peut appliquer le même principe à une commande en particulier.
- ↑ Article du journal la République, à l’occasion du projet de rachat des chemins de fer.
- ↑ Nisi Dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui ædificant eam. Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam. Ps. 126. Cœlum et terra transibunt, verba autem mea non præteribunt. Matth. XXIV, 35.
- ↑ Voir la pétition récente des ouvriers de Rouen.
- ↑ On comprend sans peine qu’un règlement de police qui défende, comme en Angleterre, l’ouverture des tavernes et des lieux publics, du moins pendant une partie notable de la journée, est le complément nécessaire de la loi.
- ↑ Nous espérons que ce vœu sera entendu. Notre confiance repose sur le zèle intelligent du comité du travail, et sur l’adoption de plusieurs projets relatifs à des encouragements en faveur des associations d’ouvriers entre eux et des ouvriers avec les patrons. Ces projets, et tous les autres du même genre, méritent la faveur des hommes éclairés. Si on n’attire pas les ouvriers à ces réunions honnêtes et utiles, ils iront aux sociétés secrètes.