L’Europe à la fin de l’année 1869

L’Europe à la fin de l’année 1869
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 53-90).
L’EUROPE Á LA FIN DE L’ANNÉE 1869


I

En août 1869 l’Empereur était en proie à une crise aiguë de cette maladie que, pour le public, on appelait douleurs rhumatismales, et sur laquelle les spécialistes discutaient sans découvrir ou oser découvrir son véritable nom : la pierre[1]. Plusieurs médecins furent appelés auprès de lui. Quelque soin qu’on prît de ne pas alarmer l’opinion, on n’y réussit pas, et l’émotion fut grande, non seulement en France, mais en Europe. On calculait anxieusement les conséquences que produirait, dans la politique générale, la disparition subite de celui qui en avait été si longtemps l’arbitre, en ce moment surtout où, l’Empire autoritaire aboli, l’Empire libéral était encore en formation.

Au plus fort de la crise, Prim vint à Paris, accompagné de Silvela, ministre des Affaires étrangères. L’Empereur cependant les reçut ainsi qu’Olozaga, qui ne les quittait pas plus que son ombre. Napoléon III ne put, comme on pense, traiter à fond les affaires ; il n’entra dans le détail d’aucune des candidatures au trône d’Espagne, n’interdisant rien, ne conseillant rien, se contentant de renouveler une fois de plus l’assurance de sa neutralité bienveillante. L’entretien porta surtout sur l’insurrection menaçante qui venait d’éclater à Cuba et qui préoccupait les Espagnols autant que le choix d’un roi. Beaucoup d’hommes politiques espagnols demandaient des sévérités impitoyables ; d’autres jugeaient déraisonnable de s’épuiser en sacrifices d’hommes et d’argent, pour retenir, attachées à la mère patrie, des populations ardentes à s’en séparer. Mais, si ce n’est l’Angleterre aux Iles Ioniennes et récemment la Suède, quand a-t-on vu un gouvernement abandonner volontairement sa proie ? Les Espagnols s’étaient donc décidés à résister à l’insurrection. La clameur des Etats-Unis protestait contre leurs mesures de rigueur ; l’opinion publique y avait pris à ce point parti en faveur des insurgés qu’on supposait le président disposé à leur accorder la qualité de belligérans. Prim pria l’Empereur d’écarter cette complication et d’empêcher que le tête-à-tête avec les Cubains fût interrompu par une intervention étrangère. L’Empereur promit d’employer ses bons offices auprès des Etats-Unis.

On glosa fort en Espagne sur ce qui s’était dit à Paris. Castelar dénonça la prétention du gouvernement français d’imposer à la nation espagnole un monarque étranger, accusa Prim de traîner sa dignité sur le pavé des cours étrangères, de se concerter avec Napoléon III et de devenir le satellite du césarisme. Il ne dit pas quel était le monarque étranger ; il en eût été fort embarrassé. Silvela releva cette sortie : « M. Castelar a dit que la diplomatie espagnole s’était traînée sur le pavé d’une cour étrangère, et avait eu à souffrir le veto de l’empereur des Français, contre le duc de Montpensier, le roi de la classe moyenne, et un autre, contre l’avènement de la République. Cette accusation est inexacte. Il est très vrai que je suis allé cet été à l’étranger pour des motifs de santé, et plût à Dieu que ce fût là une fiction diplomatique. Me trouvant à la Cour de France, j’ai vu l’Empereur, comme le ministre de Russie l’avait vu le jour précédent, et comme celui d’Angleterre le vit après, non pour me traîner dans les antichambres étrangères, mais pour remplir un devoir de courtoisie, qui n’est peut-être pas dans les habitudes républicaines, mais qui est dans les miennes. Dans cette entrevue, il n’y a eu de veto, ni contre rien, ni contre personne ; il n’a été demandé de faveur pour aucun candidat, aucun nom propre n’a été prononcé. Loin de là, ce que m’a dit l’Empereur, c’est que si la nation espagnole, un jour, a besoin, dans quelque affaire, du secours de la France, il ne lui fera pas défaut, et qu’il désirait que l’Espagne, arbitre de ses destinées, parvînt à consolider une grande situation de prospérité et de bonheur. » Prim corrobora cette réponse[2].

Le maréchal Randon, avec une crédulité inexcusable de la part d’un ancien ministre, d’un haut dignitaire, a recueilli et accrédité dans ses Mémoires[3] une calomnie inventée par la coalition acharnée à déshonorer l’Empire, et il a rapporté sans en donner aucune preuve personnelle, sur une rumeur anonyme, que Napoléon III avait dit à Prim : « Pourquoi ne penseriez-vous pas au prince de Hohenzollern qui est mon parent ? » M’attacherai-je à rappeler que Napoléon III, en mars 1869, avait mandé Benedetti pour lui déclarer : « La candidature Montpensier est seulement antidynastique ; elle n’atteint que moi, je puis l’accepter ; celle du prince de Hohenzollern est antinationale ; le pays ne la supporterait pas, il faut la prévenir[4] ? » Et ce souverain, moins de six mois après, aurait conseillé d’adopter cette candidature ! L’évidence ne se démontre pas. La déclaration de Silvela l’établit : « Aucun nom n’a été prononcé. » Elle est encore confirmée par la note que le prince Charles de Roumanie, alors à la Weinbourg avec son père et son frère Léopold, a écrite sur son Journal à la date du 17 septembre : « C’est un secret connu de tout le monde que l’empereur Napoléon appuie la candidature du prince des Asturies. » Si l’Empereur avait recommandé à Prim la candidature du prince Léopold, le prince Charles ne l’eût pas ignoré.


II

Le nom de Hohenzollern ne fut donc pas prononcé aux Tuileries. Il le fut à Vichy où Prim s’était rendu de Paris avec Silvela. L’agent espagnol de Bismarck, Salazar, était venu les y rejoindre. Il essaya de gagner Prim à la combinaison que, du Portugal, Seysaal avait conseillée. Il paraît bien qu’à ce moment Prim ne dit ni oui ni non, mais simplement : « Allez aux renseignemens, et sachez ce que l’on peut attendre des princes de Hohenzollern. » Il ne donna pas de lettre d’introduction, voulant que l’entreprise ne prît pas un caractère officiel et restât une affaire d’initiative privée. Salazar partit donc à tout hasard. Il fallait de l’argent pour entreprendre ce long voyage, et il était dépourvu de toute fortune : le fonds des reptiles de Bismarck y pourvut. Il put se mettre en route.

La première difficulté était d’aborder les princes. Elle ne l’embarrassa guère. Il s’adressa au ministre prussien à Munich, Werthern, qu’il avait connu en Espagne. Ce ministre cependant n’aurait pas consenti à prendre sur lui d’être son introducteur, s’il n’y avait été autorisé par Bismarck. Au château de Weinbourg, se trouvaient alors réunis les deux fils du prince Antoine, Charles, prince de Roumanie et Léopold, prince héréditaire, avec sa femme, princesse de Portugal. Charles arrivait de Vienne, où sa réception par François-Joseph avait justement bien marqué comment étaient considérés en Europe les membres de sa famille. « Pour montrer qu’il voit dans le prince le parent de la maison-royale de Prusse, l’Empereur a ceint le grand cordon de l’ordre de l’Aigle noir, ce qu’il fait pour la première fois depuis 1866[5]. » Werthern demanda et obtint une audience pour Salazar. Le prince Antoine le reçut d’abord avec son fils Charles sur la Rhein-Promenade. Salazar exposa que son peuple avait les yeux fixés sur le prince de Roumanie et que c’est ce qui lui avait donné le courage d’entreprendre sa mission difficile. Charles écarta l’insinuation : « Le sentiment qu’il a de ses devoirs ne lui permet pas d’échanger la modeste principauté qui lui est échue, même contre la couronne d’Espagne[6] ! » Le messager se retourna alors vers Léopold. Il le vit le même jour avec sa femme. Ce prince, bien qu’il sentît peu d’inclination à accueillir l’offre, ne la repoussa pas, mais fit dépendre son assentiment de différentes conditions, et avant tout, d’une élection à l’unanimité qui ne laisserait à combattre aucune candidature opposée ; ensuite l’assurance qu’il ne serait engagé dans aucune combinaison politique au détriment du Portugal, à cause des liens de parenté qui l’attachent à la famille royale de ce pays[7].

Sybel raconte, d’après un récit verbal de Werthern, que le prince Antoine aurait ajouté : « C’est seulement au cas où le gouvernement espagnol me convaincrait que l’empereur Napoléon III et le roi Guillaume seraient d’accord sur l’accession de mon fils au trône, qu’il me serait possible de soumettre la question à un examen plus approfondi. » Il eût été, en effet, tout naturel qu’un homme aussi avisé que le prince Antoine eût subordonné tout examen de la question à une entente préalable entre le chef de sa famille, le roi de Prusse, et le voisin de l’Espagne, l’empereur des Français. Mais il était inadmissible que lui, membre soumis de la famille royale de Prusse, laissât à un gouvernement étranger le soin d’intervenir dans une affaire qui devait être traitée directement par lui seul avec le chef de sa famille. Cette condition, en réalité, n’a pas été posée, car elle eût été indiquée dans le journal du prince Charles où le moindre détail d’importance est noté. Du reste, elle n’aurait eu aucun effet pratique, puisque la première condition posée par Léopold équivalait à un refus, et que, évidemment, on ne pouvait promettre à ce prince l’unanimité en face de l’obstination de Montpensier et de ses amis. Salazar l’interpréta ainsi et considéra sa mission comme ayant échoué. Toutefois, avant de reprendre la route de l’Espagne, il pria le ministre prussien, son introducteur, d’essayer une nouvelle tentative. En effet, le prince Charles s’étant arrêté à Bade dans le voyage qu’il fit à Paris, Werthern l’y rejoignit et insista pour que la maison de Hohenzollern ne renonçât pas à une si belle couronne. L’intervention prussienne officielle apparaît ainsi dès les premières démarches en Allemagne : le ministre de Bismarck se montre l’associé actif de son agent secret espagnol.


III

Peu après le départ de Salazar, le 6 octobre, le prince Charles vint à Paris. L’Empereur, mieux portant, avait pu se montrer sur les boulevards le 10 septembre et rassurer l’opinion. Il reçut le prince sans retard à Saint-Cloud et l’invita à un déjeuner intime auquel l’Impératrice, en route vers l’Orient pour présider à l’inauguration du Canal de Suez, n’assistait pas.

Le prince trouva l’Empereur vieilli, soucieux, marchant avec peine, se plaignant d’être constamment fatigué, mais toujours bon, bienveillant, confiant, causeur. Il exprima l’immuable intérêt qu’il portait à la Roumanie : il espérait que ce pays resterait attaché aux puissances occidentales et il voyait dans la visite du prince la preuve que la Roumanie s’efforçait de conserver les sympathies de la France. Il s’enquit du roi de Prusse ; il apprit avec plaisir qu’il était toujours aussi dispos et valide ; il rappela l’excellente impression que le roi Guillaume avait laissée à Paris, s’informa de la reine Augusta, et chargea tout particulièrement le prince de dire au Roi « combien ses idées étaient pacifiques et son désir sincère d’entretenir les meilleures relations avec la Prusse. » Le prince instruisit l’Empereur de ses projets de mariage ; il lui raconta qu’il allait, à son retour, se rencontrer avec la princesse de Wied, qu’on disait une personne accomplie. L’Empereur l’approuva, ajoutant : « Les princesses allemandes sont si bien élevées. »

Dans ces entretiens intimes le prince ne souffla mot de la candidature de son frère en Espagne. L’Empereur me l’a affirmé. S’il en avait dit quelque chose, le prince, qui venait de quitter l’envoyé espagnol, n’aurait pas manqué d’en faire mention et de rapporter à, son père les paroles de Napoléon III, puisque la volonté du souverain français était un des élémens essentiels de la résolution demandée aux Hohenzollern. D’ailleurs, pourquoi aurait-il sondé les dispositions de l’Empereur ? Le premier mot d’Antoine de Hohenzollern n’avait-il pas été, à l’annonce de la candidature de son fils : « La France ne le supportera pas ? »

Ce fut Silvela qui, à Madrid, jeta la sonde et essaya de se rendre compte de la manière dont le projet prussien serait accueilli à Paris : essai inutile si l’Empereur l’avait conseillé. Il dit dans une conversation privée à Mercier : « Il n’y aurait vraiment qu’une combinaison portugaise qui pourrait réussir, et quelques personnes songent au prince de Hohenzollern, à cause de ses liens de parenté avec la maison de Bragance. » Mercier[8], sans même demander des instructions à Paris, répondit incontinent : « Un mariage avec une princesse portugaise n’ôte pas son caractère essentiellement allemand à un prince qui porte le nom de Hohenzollern ; tout le monde verra en lui un Prussien, et ce dont, pour ma part, je puis lui répondre, c’est de l’impression que produira un pareil caractère, attribué à sa candidature, sur l’unanimité de l’opinion publique en France. »

Prim ne pouvait plus prétendre qu’on n’eût pas informé son gouvernement de l’effet immanquable de la candidature Hohenzollern.


IV

A son retour en Espagne, Prim s’était trouvé aux prises avec une candidature plus turbulente que celle d’aucun prince : la candidature de la République. Les républicains, grisés par leurs criailleries, se crurent en état d’enlever le pouvoir de force. Ils firent des levées d’armes à Barcelone, Saragosse, Valence. Mais, en Espagne, tant que l’armée ne se mêle pas aux insurrections, elles n’ont point de chances de succès. Or l’armée et ses chefs détestaient la République. Serrano, enclin aux condescendances, n’en avait aucune pour elle, Prim n’entendait pas être supplanté par la rue. Des mesures énergiques furent prises ; les garanties constitutionnelles suspendues (5 octobre), l’ordre rétabli facilement, l’impuissance du parti républicain mise hors de doute. La monarchie resta définitivement dans le fait, comme elle l’était déjà dans le droit, la condition fondamentale de l’ordre futur, et la recherche d’un roi redevint la préoccupation instante.

A la suite d’un nouveau refus de Don Fernando, Prim eût voulu attendre, disant que la désignation du Roi ne pressait pas, que ce qui importait, c’était le rétablissement de l’ordre public et qu’on n’en était pas encore là. Les Unionistes plus pressés voulurent lui forcer la main et l’obliger à choisir un roi sans retard, présumant qu’aucune nouvelle candidature ne se produirait et que celle de Montpensier s’imposerait. Un des argumens contre ce candidat était que, nonobstant son indifférence officielle, l’Empereur en éprouverait une vive contrariété et lui créerait des embarras. « Quelle erreur ! répondaient les Unionistes, l’Empereur réfléchira et se convaincra qu’il n’a qu’à gagner au succès de cette combinaison ; ses ennemis sont surtout les Orléanistes ; or, l’Angleterre qui n’admettra jamais que les deux trônes soient réunis dans la même famille, ne permettra pas, si un Montpensier règne en Espagne, qu’un autre d’Orléans devienne roi de France, et emploiera, au profit de l’Empereur, toute son influence à l’en empêcher. » Serrano n’eût pas mieux demandé que de seconder les désirs de ses amis. Mais il eût fallu rompre avec Prim. « Je voudrais, lui disait Prim, éviter de blesser le duc de Montpensier. Cependant, on ne peut songer à sa candidature. Les uns n’en veulent pas, parce qu’il est Français, les autres, parce qu’il est Bourbon, marié à une sœur de la Reine, les autres encore à cause des difficultés à prévoir avec la France. Enfin, pour une raison ou pour une autre, le fait est qu’on n’en veut pas. » Pour échapper à l’obsession des Unionistes et déjouer leurs calculs, Prim crut qu’il fallait chercher de nouveau ailleurs. Salazar, malgré sa déconvenue récente, ne désespérait pas de faire revenir les Hohenzollern sur leur refus et chauffait le feu en leur faveur. Il publia une brochure, où il célébra la personne, les origines, les alliances du prince Léopold (25 octobre).

Mais son action ne pouvait avoir d’efficacité qu’avec le concours de Prim, et ce concours n’eût certainement pas fait défaut, si, comme l’a dit faussement le maréchal Randon, l’Empereur lui avait dit de prendre le prince Léopold allié à sa famille. Prim, au contraire, sachant que l’Empereur ne supporterait pas cette candidature, ramenait ses regards vers l’Italie où il était certain de rencontrer la bienveillance impériale. A défaut du prince Amédée et du prince de Carignan, nullement disposés à courir l’aventure, il eut l’idée bizarre de demander à Victor-Emmanuel son neveu, le fils de son frère, le prince Thomas, duc de Gênes, jeune homme âgé de seize ans qui achevait son éducation à Londres. Les Unionistes se prononcèrent contre ce choix : on leur proposait un enfant encore au collège, alors que la main la plus vigoureuse suffirait à peine à dominer la situation ! Quel titre avait-il ? où était sa victoire de Lodi ? où son pont d’Arcole ? Est-ce un étranger sans prestige et à peine sorti du berceau qu’on prétend proposer à la fière nation espagnole ? Prim ne tenant nul compte de cette opposition, les Unionistes du Cabinet, Topete et ses amis, se retirèrent (6 novembre 1869). On se sépara avec force protestations d’amitié, en assurant qu’on ne s’en allait que par fidélité à des engagemens dont on ne pouvait se délier. Prim ne cacha pas sa joie de cette délivrance. Il n’avait plus à compter qu’avec la résistance de Serrano, et celui-ci, convaincu à son tour de l’impossibilité de Montpensier, consentit à la tentative auprès du prince Thomas.

Néanmoins, avant de se lancer à fond, Prim chercha à être fixé sur la pensée de l’Empereur. Mercier, avec qui il vivait de plus en plus en familiarité, interrogea confidentiellement La Tour d’Auvergne. Le ministre répondit : « Mon cher ami, deux mots seulement pour vous remercier de vos lettres, et pour vous dire que l’Empereur, à qui j’ai cru devoir soumettre celle du 6, me charge de vous répéter qu’il est prêt, ainsi qu’il l’a toujours déclaré, à reconnaître le souverain qui serait légalement élu au trône d’Espagne, et que la candidature du duc de Gênes ne peut qu’avoir toutes ses sympathies. Cela ne change rien d’ailleurs et ne doit rien changer à l’attitude de réserve bienveillante que vous avez si sagement adoptée. » Prim, ainsi rassuré, chargea le marquis de Montenar de suivre la négociation à Florence. Victor-Emmanuel donna son consentement de chef de famille, et s’engagea à obtenir celui de la Duchesse mère. Le ministre espagnol alla à Londres disposer le jeune duc à se soumettre aux ordres de son Roi, de son oncle, de son tuteur. Mais sa mère, obsédée par le souvenir de Maximilien, voyait déjà son fils fusillé ou assassiné. Beust, de passage en Italie, ne réussit pas à surmonter ses anxiétés, et le mari morganatique de la duchesse, Rapallo, courut à Londres pour ramener le prince au sentiment maternel[9].


V

En Russie se produisit dans notre ambassade un mouvement sensationnel, l’envoi à Saint-Pétersbourg du grand écuyer de l’Empereur, le général Fleury, à la place de Talleyrand, nommé sénateur. Un ambassadeur n’exerce de l’action à Saint-Pétersbourg que s’il porte l’épaulette et monte à cheval : ainsi seulement il a des facilités d’aborder le Tsar et de l’entretenir. Et ce fut le motif pour lequel l’Empereur, qui tenait à contre-balancer en Russie l’influence de la Prusse, avait choisi un général comme son représentant. Fleury soutenait auprès de l’Empereur le mouvement libéral, et les adversaires de ce mouvement poussaient à sa nomination à l’étranger qui les débarrassait d’un adversaire redoutable. Seulement ils eussent voulu que cette ambassade fût une diminution et non un accroissement. Sous prétexte de cumul, ils insinuèrent à l’Empereur qu’en l’envoyant en Russie, il devait lui retirer ses fonctions de grand écuyer. Fleury fit remarquer qu’à l’envoyer ainsi, mieux valait le garder. Il n’aurait de force à Pétersbourg que si, au lieu d’y être jeté en disgrâce, il arrivait comme le représentant direct et personnel du souverain. « L’empereur de Russie, ajouta-t-il finement, ne saurait voir avec plaisir qu’on considérât sa Cour comme un lieu d’exil. » Napoléon comprit, et son ambassadeur conserva sa situation auprès de sa personne.

Le fait fit sensation dans les États du Sud et surtout en Prusse. Précisément, parce que Fleury conservait sa situation personnelle à la Cour, on en conclut que son ambassade avait une importance exceptionnelle, et on attendit, à Berlin avec crainte, à Pétersbourg avec curiosité, ce qu’il allait proposer. On eût été rassuré là et désenchanté ici, si l’on avait connu ses instructions. Elles étaient la reproduction de la politique équivoque qui maintenait ouvert le casus belli, sans conclure à la guerre, et impliquait une velléité de troubler la paix, tout en affirmant la volonté de l’affermir. En dehors de l’assurance que le général devait donner au Tsar du désir de resserrer les liens entre les deux souverains, elles ne contenaient de précis que les deux rengaines, devenues fatigantes à force d’être répétées, du Sleswig et des États du Sud. Le général devait exprimer les regrets qu’on éprouvait à Paris de ce que le Cabinet de Berlin n’exécutât pas le traité de Prague en ce qui concernait le Danemark ; il devait aussi représenter combien, dans l’intérêt de la paix, il serait nécessaire de maintenir le statu quo créé par ce traité de Prague, en montrant le danger que faisait courir en Europe l’idée germanique qui devait naturellement englober dans sa sphère d’action tous les pays parlant allemand, depuis la Courlande jusqu’à l’Alsace.

Sans doute les souffrances des Danois et l’indépendance des États du Sud intéressaient le cœur du Tsar. Mais sa véritable passion était en Orient. Il était mécontent de l’affectation bruyante avec laquelle, soutenue par la France, l’Autriche contrariait partout l’action de ses agens et semblait le narguer, Gortchakof et lui s’en étaient plaints souvent à Paris. Si donc on souhaitait offrir à la Russie quelque chose qui lui fût agréable et effaçât les tristes souvenirs de l’Exposition de 1867, c’est sur ce point qu’il fallait apporter des satisfactions et des promesses. Or, il n’y avait rien de pareil dans les instructions de Fleury. Elles contenaient une interrogation à poser sur la manière dont la Russie envisageait l’avenir de la Turquie et dont elle voudrait qu’après un bouleversement général, les pays de l’Orient fussent constitués. Elles indiquaient que le moyen de détourner l’Autriche de l’Orient et de la Pologne sérail de seconder sa prépondérance sur le Sud de l’Allemagne : « L’Autriche conservant ses provinces allemandes et acquérant de nouveau une influence sur l’Allemagne du Sud, c’est la question de Pologne enterrée. L’Autriche, au contraire, refoulée vers l’Orient et embrassant les passions des Hongrois, c’est la résurrection de l’idée polonaise. » C’est en ouvrant cette perspective qu’on espérait détacher la Russie de la Prusse.

Le nouvel ambassadeur fut reçu avec un empressement marqué. Immédiatement après les premiers complimens, il entama, soit avec le Tsar, soit avec Gortchakof, le sujet du Sleswig ! Depuis un an, personne ne s’en occupait plus. La difficulté portait principalement sur les engagemens que la Prusse voulait imposer au Danemark, en faveur des Allemands enclavés dans les districts revendiqués par lui, et sur la situation des Danois des Duchés, devenue plus cruelle sous la domination prussienne que ne l’avait été celle des Allemands sous les Danois. « Leur cri de détresse, écrivait un journaliste de Copenhague, fait frémir la nation de colère. N’est-il aucun droit des gens, aucune police en Europe ? » Le Cabinet de Copenhague s’était montré disposé à accorder certaines garanties au profit des habitans allemands du Nord-Sleswig, à la condition que la frontière serait déterminée d’une manière conforme aux vœux des populations danoises, et pourrait constituer ainsi le gage d’une réconciliation sérieuse entre les deux pays limitrophes. Du moment que cette condition n’était pas acceptée par le Cabinet de Berlin, le gouvernement danois n’avait pas cru pouvoir maintenir son offre de garanties, et c’est par cette déclaration que s’étaient terminés les derniers pourparlers.

Le général Fleury, dès sa première audience, demanda chaleureusement au Tsar d’exercer une pression de famille sur son oncle qui, d’après Bismarck, était le principal obstacle à l’exécution du traité de Prague. Le Tsar se montra tout disposé à cette démarche, et promit qu’il allait suivre de très près cette affaire et en faire l’objet d’une négociation secrète avec son oncle : bien que les liens de famille ne fussent pas d’un grand poids dans la politique, il plaiderait la cause du père de sa belle-fille. Mais il sortit vite de la question et laissa voir que sa principale préoccupation était l’Orient, dont Fleury ne lui disait rien. Il critiqua l’Autriche, ne comprenant pas pourquoi François-Joseph était allé à Constantinople d’où « il reviendrait plus Oriental que jamais. » Et il ajoutait : « Beust ne sera jamais qu’un brouillon. »

Alexandre écrivit, en effet, une lettre pressante à son oncle, et Fleury raconta la démarche à l’ambassadeur prussien Reuss, qui, on le suppose, ne garda pas la confidence pour lui. Elle courut aussitôt à travers toutes les chancelleries. Les Danois s’en émurent, demandèrent à être mêlés à la négociation. Bismarck interrogea Benedetti, qui, bien aise de ne pas être agréable à Fleury, l’adversaire de ses patrons Rouher et La Valette, railla la démarche « compromettante qui réveillait une question assoupie, et ne pouvait avoir aucun résultat. » La Tour d’Auvergne, ne se souciant pas de rallumer le feu couvert de cendre, prescrivit 5. Fleury le calme, la réserve. Quelques jours après, le Tsar apprit à notre ambassadeur qu’il avait reçu la réponse de son oncle. Elle était évasive : « Je réfléchirai mûrement sur l’objet de ces conseils et de ces observations. » Il en reconnaissait l’importance, mais ne pouvait prendre un parti définitif. Il fallut donc parler d’un autre sujet. L’occasion ne manquait pas. Le Tsar se montrait gracieux et emmenait sans cesse Fleury à ses chasses à l’ours, et le faisait voyager côte à côte dans le traîneau à une place. Plus la facilité de parler à cœur ouvert lui était offerte, plus le Tsar s’étonnait que notre ambassadeur en profitât si peu, et ne sût jouer que le rôle d’un diplomate transi. De quoi le général aurait-il parlé ? On ne savait pas à Paris ce qu’on voulait : comment aurait-il pu le dire au Tsar ? Cependant, un peu aveuglé de ses succès personnels, Fleury croyait l’amitié russe regagnée et en persuadait l’Empereur. Mais un événement imprévu vint le tirer de sa confiance diplomatique.

A l’anniversaire du centenaire de l’institution de l’ordre militaire de Saint-Georges, le Tsar en conféra la première classe au roi Guillaume. « Acceptez-la, lui télégraphia-t-il, comme une nouvelle preuve de l’amitié qui nous unit, amitié fondée sur les souvenirs de cette année à jamais mémorable, où nos armées réunies combattaient pour une cause sainte qui nous était commune[10]. » La distinction accordée au Roi était en effet unique ; personne ne l’avait obtenue ; le Tsar lui-même ne portait le cordon que comme Grand-Maître héréditaire. Guillaume comprit la portée de cette faveur ; il en fut « anéanti de bonheur, » écrivit-il à son frère, et le marqua dans son télégramme de remerciemens : « Profondément touché, les larmes aux yeux, je vous remercie d’un honneur auquel je n’osais m’attendre : mais ce qui me rend doublement heureux, ce sont les termes dans lesquels vous me l’avez annoncé. J’y vois une preuve nouvelle de votre a initié et le souvenir de la grande époque où nos deux armées combattaient pour la même sainte cause (8 décembre 1869). » Il accompagnait ses remerciemens de l’envoi de l’ordre pour le Mérite. Les agens russes, effrayés de l’effet foudroyant de cette démonstration à Paris et dans les États du Sud, s’efforcèrent d’en amoindrir l’impression. Schouvalof essaya de rasséréner le pauvre Fleury tout décontenancé : — L’acte du Tsar avait été spontané ; il n’avait pris l’avis de personne ; il n’avait obéi qu’à l’amour filial qu’il professait pour son oncle ; ce n’était pas un acte politique ; le Tsar n’en avait pas mesuré l’importance ; les télégrammes échangés par les souverains et qui évoquaient des souvenirs néfastes pour la France, étaient une maladresse, non une préméditation. La reine Olga, de passage à Munich, exprima ses regrets de l’acte et de la lettre du Tsar ; pour l’atténuer, elle l’attribua aux souvenirs de jeunesse de l’empereur Alexandre. Hohenlohe prétendit qu’Alexandre n’avait eu en vue, en affirmant ses bons rapports avec la Prusse, que de faire cesser l’animosité de sa famille contre cette puissance[11]. Mais toutes ces mauvaises raisons ne réussirent pas à détruire la portée vraie de la démonstration. Elle signifiait : « Ne croyez point, parce que Napoléon III m’a envoyé un de ses grands officiers et que je l’ai reçu avec distinction, ne croyez point que j’aie cessé d’être l’ami fidèle, l’allié constant de mon cher oncle. » Et lui-même dévoilait son intention véritable à un serviteur du roi de Prusse, Schneider : « On se donne, des côtés les plus différens, toutes les peines du monde pour séparer la Russie de la Prusse et semer la méfiance, mais tant que je vivrai cela n’arrivera pas. Mes sentimens ne changeront ni envers le Roi, ni envers la Prusse. » Russell raconte que Clarendon lui a affirmé que, vers cette époque, « un accord avait été fait avec la Russie, par lequel la Russie devait avoir une armée de force suffisante sur la frontière de la Gallicie polonaise pour empêcher l’Autriche d’assister la France dans la guerre imminente[12]. »

Des informations très sûres m’ont amené à croire que si Clarendon et Russell ont donné au mot « accord » le sens d’un traité formel libellé par articles, ils se sont trompés. L’accord réel, que révélait la manifestation de l’ordre de Saint-Georges, ne ressemblait pas du tout à un acte diplomatique proprement dit. C’était l’équivalent de ce qu’avaient établi les lettres échangées entre les empereurs de France et d’Autriche et le roi d’Italie : engagement d’honneur entre gentilshommes de s’aider réciproquement dans des circonstances qu’on ne pouvait pas préciser d’avance.


VI

Les choses n’allaient pas mieux pour nous en Italie. Le ministère Menabrea avait la vie de plus en plus difficile. Battu en brèche furieusement par la coalition de la Gauche et de la Permanente piémontaise, déconsidéré, quoiqu’il ne le méritât point, par les tripotages qui s’étaient mêlés à son projet de loi sur la régie co-intéressée des tabacs, il avait essayé en vain de se fortifier par l’adjonction de Mordini, de Minghelti, de Ferraris, puis, ce dernier s’étant retiré, du jeune Rubini. Menabrea s’affaiblissait sensiblement chaque jour, de plus en plus mal défendu et de plus en plus vigoureusement attaqué.

La crainte d’une crise dynastique retarda un instant la crise ministérielle. Le Roi fut saisi à San Rossore d’une violente fièvre miliaire. On le crut perdu. Il régla ses affaires en épousant morganatiquement la Rosina, et fit appeler un prêtre. Il avait toujours eu grand’peur de l’enfer ; au moment d’aller se mettre à la tête de son armée, en 1866, il s’était adressé au Saint-Père, pour qu’en cas de danger de mort, il pût, sans difficulté, recevoir les secours de la religion, sur quoi le Pape avait aussitôt envoyé à tous les évêques des instructions en conséquence. L’archevêque de Pise, moins facile, enjoignit, à l’ecclésiastique appelé par le Roi, d’exiger la rétractation par écrit de tout ce que l’auguste malade avait fait contre la religion, et l’engagement, en cas de guérison, de révoquer les lois contraires aux droits de l’Église. Le Roi répondit avec fermeté : « Comme chrétien, j’ai vécu dans la foi de inespérés et je suis prêt à y mourir ; comme Roi, à l’exemple de mes ancêtres, j’ai suivi les impulsions de ma conscience pour le bien de mes peuples. » Et, sur l’insistance du prêtre, il ajouta qu’il écouterait le ministre de la religion avec soumission et reconnaissance s’il lui parlait de la mort et de la miséricorde divine, mais que, s’il entendait l’entretenir de politique, il s’adressât au président du Conseil qui était dans la chambre voisine. Le curé sortit et raconta à Menabrea ce qui s’était passé ; le général répondit[13] qu’il fallait accorder immédiatement l’absolution au Roi, sans plus insister pour aucune rétractation, ou bien il y aurait acte de violence envers un souverain, flagrant délit, et il allait donner ordre immédiatement aux carabiniers de l’arrêter. La crainte du carabinier décida le curé à délivrer le Roi de la crainte de l’enfer. Il entra dans la chambre et donna l’absolution.

À l’ouverture du Parlement (18 novembre), bien que complètement rétabli, le Roi ne vint pas lire lui-même le discours de la couronne. Le ministère fut, dès la première séance, mis en minorité, et son candidat Mari battu par celui des Gauches, Lanza (164 contre 129). Il donna sa démission (20 novembre). Le Roi, fort contrarié d’être séparé d’un ministre qui était son premier aide de camp et dans la confidence de sa politique personnelle avec l’Autriche et la France, peu soucieux d’ailleurs de remettre les affaires à Lanza et surtout à Sella, dont les attaques antérieures l’avaient fort blessé, eût voulu faire un replâtrage avec Lanza seul. Celui-ci n’y consentit pas et imposa les conditions les plus dures : il exigea que le Roi renvoyât tous les ministres attachés à un titre quelconque à sa personne, Menabrea, Gualterio, Cambray-Digny, et consentît de sérieuses réductions sur l’armée et la marine. Les pourparlers se rompirent ; le Roi parla d’abdiquer ; Cialdini traversa la scène en matamore grincheux, jetant des horions à droite et à gauche et n’arrivant à aucun résultat ; Sella, appelé à sa place, ne fut pas plus accommodant que Lanza. Alors le Roi, après les avoir repousses séparément, les accepta tous les deux ensemble, et le ministère fut constitué : Président du Conseil, ministre de l’Intérieur, Lanza ;[14] ministre des Affaires étrangères, Visconti-Venosta ; Guerre, général Govone ; Travaux publics, Gadda ; Commerce, Castagnola ; Justice, Rali ; Instruction publique, Corenti ; Marine, Artom (13 décembre). Lanza eût voulu s’assurer le concours de la Gauche en portant son chef Rattazzi à la présidence de la Chambre, mais Visconti avait fait de l’exclusion de cet homme, odieux à son parti, la condition de son entrée au ministère. On lui préféra le député de Ventimiglia, Biancheri, brave homme, sensé, conciliant, agréable à tous.

Les deux membres principaux du Cabinet, Lanza et Sella[15], étaient probes, courageux, tenaces, désintéressés, sincèrement préoccupés du bien public. Ni l’un ni l’autre n’avait éloquence ou supériorité d’esprit, et ils regardaient toujours à terre, ce qui, du reste, n’est pas un mal en politique : Sella, plus cultivé mais plus égoïste, et n’ayant pas la même générosité de cœur que Lanza. Ils s’accordèrent sur un programme exclusivement financier. Les finances, d’expédiens en expédiens, marchaient droit à la banqueroute ; « on sentait, disait Lanza, l’odeur du cadavre à plus de mille pas. » Le déficit de l’année s’élevait à près de 200 millions ; il était urgent d’arrêter cette dégringolade à l’abîme. Le premier remède serait, selon Lanza, d’examiner les dépenses avec la lenta (la loupe) dell’avaro, et, selon Sella, de réaliser des économies fino all’osso, ce qui exigeait surtout une forte réduction des dépenses de la Marine et de la Guerre, à peu près 30 millions. Ces économies seraient suivies de la création ou de l’augmentation d’impôts : on irait même, pour éviter la banqueroute totale, jusqu’à opérer une banqueroute partielle en diminuant de 1 p. 100 le revenu de la rente par un impôt. On opérerait ainsi indirectement une conversion obligatoire.

A l’égard de la France, il y avait dans le Cabinet deux courans très distincts. Visconti et son ami le général Govone appartenaient encore, quoique avec un certain attiédissement, à la tradition cavourienne de l’amitié avec la France ; Lanza et Sella éprouvaient contre elle la rancune persistante de la décapitation de Turin, sentiment commun à tous les Piémontais : « Florence ! Florence ! s’écriait Lanza, quelle page tu te prépares dans l’histoire de l’Italie ! » Sella ajoutait à ce sentiment une admiration dévouée pour la Prusse, qui se manifestait en antipathie déclarée contre notre pays, bien qu’il y eût étudié dans sa jeunesse. La rancune de Lanza eût pu fléchir, le cas échéant, par l’évocation des souvenirs de 1859 ; l’antipathie de Sella était implacable, toujours prête à se transformer en hostilités effectives, et comme, quelque tenace que fût Lanza, Sella l’était encore davantage, son opinion certainement l’emporterait. Dans un cas grave, nous étions donc assurés de l’indifférence au moins, et probablement de la malveillance du nouveau ministère. L’opinion de la place ou des cercles parlementaires ne différait guère. Les révolutionnaires Mazziniens ou Garibaldiens, et même les députés de la Gauche, en hostilité habituelle avec le Cabinet, n’avaient pas à notre égard d’autres dispositions. Plusieurs d’entre eux, Mancini entre autres qui me l’a raconté, s’étaient rendus à Berlin et avaient noué des relations particulières avec Bismarck. Le Roi seul nous restait vraiment favorable, malgré ses coups de langue qui n’épargnaient pas l’Empereur. Il se croyait lié par ses engagemens d’honneur.

Bismarck n’ignorait pas cette situation d’esprit et il ne l’en effrayait pas, s’il en faut croire Hohenlohe à qui il aurait dit : « L’alliance de l’Italie avec la France n’a pour le moment aucune valeur. Les Italiens ne marcheraient pas, même si Victor-Emmanuel, capable de tout pour de l’argent et des femmes, voulait conclure un traité avec la France. »


VII

Nos relations avec l’Angleterre conservaient leur confiante cordialité. Elle ne demandait de nous que des sentimens pacifiques, et comme elle ne doutait pas de ceux de l’Empereur, nous la trouvions partout bienveillante et amie. De plus en plus détachée de l’idée de toute intervention dans les affaires des peuples étrangers, elle ne travaillait à l’extérieur qu’à éloigner les causes de conflit. Clarendon pensait qu’on y aurait travaillé efficacement si l’on obtenait, par un désarmement réciproque, une diminution des charges militaires. L’arbitre souverain n’était ni Bismarck ni Moltke, mais le roi Guillaume qui, en fait d’armée, était le maître toujours présent et toujours dominateur. Lui adresser une suggestion de désarmement eût paru à Clarendon presque une irrévérence présomptueuse, et cependant il tenait à instruire Sa Majesté prussienne du désir de son gouvernement. Il recommanda donc à son ambassadeur Loftus de se tenir aux aguets et de saisir une occasion favorable d’entrer en conversation à ce sujet avec le Roi. Loftus avait cru la trouver un jour de juillet de celle année où il avait été invité à dîner à Babelsberg en compagnie de Benedetti. L’inauguration du port de Jahde venait d’avoir lieu récemment, et l’Angleterre s’y était fait représenter par un vaisseau de guerre, le Minotaure. Ce soir-là, le Roi, en parfaite santé, était en verve, aimable. Il exprima à Loftus son admiration pour le Minotaure ; « c’était le plus beau navire qu’il eût jamais vu. » Loftus crut l’occasion propice d’exécuter les instructions de son ministre : « Heureusement, dit-il, l’horizon politique est dégagé de nuages ; il n’y a qu’un danger pour la paix, ce sont les énormes arméniens de l’Europe. » Et il lui lut un extrait de la lettre de Clarendon : ce n’était pas seulement une charge lourde sur les finances, mais cela privait le pays de beaucoup de travail. Le Roi, toujours aimable, quoique le sujet ne parût pas lui plaire, reconnut la vérité de cette observation, mais il ne voyait pas comment on changerait cet état de choses. « En octobre dernier, répondit Loftus, la France a levé 100 000 conscrits, et l’Allemagne du Nord également. Pourquoi les deux gouvernemens ne s’accorderaient-ils pas à en lever 50 ou 60 000 ? Les proportions resteraient toujours les mêmes. » Le Roi répliqua que, si désirable que cela fût, ce n’était pas possible, parce que cela dérangerait tout le système de la Prusse. Loftus observa qu’il ne s’agirait que d’augmenter les cas d’exemption. Le Roi répéta de nouveau, sans entrer en discussion, ce qui, en effet, eût été difficile, que l’idée était louable, mais irréalisable. Loftus, quoique le Roi n’exprimât aucune mauvaise humeur, crut qu’il n’était pas décent d’insister davantage.


VIII

En Autriche, la situation nous eût été favorable si Beust eût été le véritable maître de la politique de l’Empire et s’il eût été un personnage sérieux dont la parole eût quelque valeur. Il ne cessait, en effet, de multiplier les déclarations amicales à notre égard. Il avait dit récemment aux délégations : « En Orient, la France est actuellement pour nous, il faut le reconnaître, une excellente amie. Ferions-nous bien de nous l’aliéner quand nous avons besoin d’elle ? Dans le cours de ces dernières années, elle nous a donné des preuves répétées de sa sympathie ; elle nous a secondés en divers lieux et dans plusieurs questions. Nous n’avons pas recherché son concours. Parmi les grands gouvernemens, les bons offices s’offrent et ne se demandent pas. En France, on a maintenant des sympathies sincères pour tous les peuples de l’Autriche-Hongrie, qu’ils soient Allemands, Magyars ou Slaves, parce qu’ils appartiennent à l’Autriche. L’Autriche-Hongrie se trouve dans une importante phase de régénération. Nous ne connaissons pas d’autre politique que de donner une chaude poignée de main à ceux qui accompagnent de leurs sympathies cette transformation : une main froide ne peut se rencontrer avec la nôtre. »

A la suite d’une visite de courtoisie qu’il fit à la reine Augusta à Bade, d’une rencontre avec Gortchakof à Ouchy, de la halte du Kronprinz à Vienne en se rendant à l’inauguration du Canal de Suez, à laquelle avait répondu la visite d’un archiduc à Berlin, les rapports entre l’Autriche, la Prusse et la Russie s’étaient détendus et les récriminations violentes qui s’échangeaient dans la presse des trois pays s’étaient arrêtées. Néanmoins cette pacification de procédés ne paraissait pas avoir diminué la prédilection dont la France était l’objet à Vienne. François-Joseph, comme Beust, exprima à Constantinople, au déplaisir d’Ignatief et à l’étonnement de Bourée, le prix que l’Autriche attachait à l’intimité de ses rapports avec nous et à une entente en tout et pour tout. Ceci eût-il été parfaitement sérieux, et ce ne l’était, dans une certaine mesure, que de la part de François-Joseph, l’amitié effective de l’Autriche ne nous était nullement garantie, car la politique de l’empire austro-hongrois dépendait du ministre hongrois Andrassy plus que de Beust et de François-Joseph.

Andrassy avait montré un moment de mauvaise humeur contre la Prusse, tant que Bismarck parut seconder les ambitions roumaines en Transylvanie. Depuis que le chancelier prussien avait exigé le renvoi de Bratiano, le ministre hongrois s’était rapproché et était devenu partisan d’une bonne entente avec la Prusse. Comme tout. Hongrois, il était convaincu que les libertés de son pays n’avaient qu’à perdre à la résurrection du passé germanique de l’Autriche. Le passage du Mein par la Prusse ne lui inspirait aucune inquiétude : il ne l’empêcherait point et arrêterait Beust dans le cas où il manifesterait la velléité d’aider la France à l’empêcher. Beust pouvait le promettre à Paris, mais lui ne permettrait pas la réalisation de cette promesse. Gramont ignorait ces dispositions d’Andrassy qui, ne voulant pas faire éclater avant le temps sa rivalité sourde avec Beust, s’en tenait à des relations de courtoisie et évitait toute conversation politique avec lui. Notre ambassadeur en concluait que Beust était le seul directeur des A flaires étrangères et qu’assurés de lui, nous pouvions compter sur l’Autriche.


IX

Pendant que son complot espagnol s’acheminait du côté des princes de Hohenzollern, Bismarck, n’y prenant encore qu’une part préparatoire et tout à fait insaisissable, se reposait à Varzin d’où il dirigeait les affaires. Il y eut comme visiteur Stoffel, notre attaché militaire. Un jour (12 septembre), il lui dit : « Je vais causer un peu politique avec vous. Voilà longtemps que notre représentation à Paris n’est pas régulière ; nous ne devons pas rester davantage sans y avoir un ambassadeur. Le choix a été difficile. Solms est trop jeune pour occuper ce poste, il est trop impressionnable : je m’en aperçois aux rapports qu’il m’adresse depuis quelque temps, à l’importance qu’il attache à certains articles de journaux. Il n’est pas assez bonapartiste. Bernstorff ne conviendrait nullement. Il est maladroit, manque tous les jours de nous brouiller avec l’Angleterre. A Paris, il ne ferait que plus de sottises encore. Reuss aurait pu convenir. Il a eu, autrefois, une très bonne position à Paris, il a surtout été très en faveur auprès de l’Impératrice. Je l’ai fait venir dernièrement. J’ai constaté qu’il irait volontiers, mais l’empereur Alexandre le verrait partir avec peine. Il a fait savoir au Roi que Reuss était devenu son ami personnel, et il a insisté pour le conserver, en termes tels, qu’il fait du changement, ou du maintien de Reuss une question de mauvais ou de bons rapports. D’ailleurs, j’ai dit à Reuss ceci : « Vous avez été accueilli à Paris avec une faveur « particulière, mais prenez garde. Quand on a dû quitter un plat et qu’on y revient, on le trouve refroidi ou réchauffé, et ne valant plus rien. D’ailleurs, je n’aimerais pas à avoir un représentant qui ferait de la politique avec des femmes. » Nous avons à Pétersbourg un homme remarquable sous tous les rapports, c’est le colonel Schweinitz, attaché militaire. Si j’étais le maître absolu, je le nommerais d’emblée ambassadeur à Paris. J’en ai parlé au Roi, mais cette nomination, qui serait en dehors de notre routine, effrayerait tout le monde. Schweinitz est du bois dont on fait les hommes d’État, je le garde en réserve pour les grandes occasions. Reste Werther. C’est encore le meilleur choix. Werther n’est pas un aigle, mais il est consciencieux, a le sentiment du devoir, est incapable d’une intrigue, sobre de rapports, nullement fantaisiste ; il est comme un scarabée qui veut tout sentir avec ses antennes, et qui ne nous dira jamais que ce dont il est sûr. Sa nomination satisfera son ambition, il n’en a pas d’autre que de mourir ambassadeur à Paris. Vous êtes la première personne à qui je parle sur ce sujet : c’est parce que je voudrais que M. Benedetti connût cette conversation, et les motifs qui ont déterminé notre choix. » Stoffel dit à Bismarck : « Est-ce une indiscrétion de vous demander par qui vous remplacerez Werther à Vienne ? — Nullement, nous y envoyons le colonel Schweinitz. Comme je vous l’ai dit, c’est un homme supérieur, et s’ils s’offusquent, à Vienne, qu’on leur envoie pour ambassadeur un simple colonel, tant pis pour eux ! Schweinitz les vaut tous, et si Dieu me prête vie, j’en ferai notre futur ambassadeur à Paris. Je passe à un autre sujet. Le vice-roi d’Égypte est venu inviter le Roi à assister à l’inauguration du canal. Le Roi est trop âgé pour voyager, et cependant il voudrait répondre à la visite de Coblence. Le prince royal a le plus grand désir d’aller à Suez. C’est une envie de jeune homme qui veut faire parler de lui, et qui veut s’émanciper de la tutelle de son père. Comme je vous l’ai dit ce matin, mes relations avec le prince sont meilleures depuis dix-huit mois, et, comme il est de mon intérêt de les rendre aussi bonnes que possible, je favorise sa première tentative d’opposition à sa femme, car elle s’oppose de toutes ses forces à ce que son époux fasse le voyage. L’Impératrice ira-t-elle en Égypte, et, si elle y va, quelle sera son escorte ? Je l’ignore, mais il serait ridicule que nous parussions dans la Méditerranée et dans les eaux françaises, avec un appareil supérieur à celui de l’Impératrice. La France est une grande puissance maritime ; on nous accuserait de vouloir péter plus haut que le c… aussi voudrais-je que le prince fît ce voyage modestement ; mais il tient à ses trois navires. Pour moi, je tiens à satisfaire le prince par les raisons que je vous ai données ; mais, entre nous, je ferai mon possible pour que le troisième navire ne puisse être frété à temps, et ne fasse pas partie de l’escorte. »

En effet, Werther fut envoyé à Paris et Schweinitz, à Vienne, où, comme l’avait prédit le chancelier, sa nomination fit un mauvais effet.


X

En ce moment, ce n’étaient pas les affaires diplomatiques qui absorbaient l’activité du Roi, de Bismarck et des ministres du royaume de Prusse : ils étaient surtout occupés de leurs embarras budgétaires. Dans le discours d’ouverture des Chambres (6 octobre), le Roi dit : « Le tableau complet de l’exercice financier de 1868 vous montrera crue, par suite de circonstances inévitables, d’une part, les recettes sont restées au-dessous des évaluations, d’autre part, les dépenses ont été dépassées et n’ont pu être complètement couvertes avec les ressources existantes. En conséquence, il a été impossible d’établir, dans le budget de l’an prochain, l’équilibre entre les recettes et les dépenses, bien que celles-ci aient été réduites autant qu’il était possible sans compromettre les plus grands intérêts du pays. Mon gouvernement se voit donc dans la nécessité, pour couvrir les dépenses budgétaires, de demander une surélévation de l’impôt. »

Il ne manquait pas de gens qui voulaient que l’on remédiât au déficit du budget en aliénant les domaines de l’Etat ; Heydt repoussa cet expédient et fit observer à la Chambre, non seulement que les domaines étaient, dans les traditions financières de la Prusse, la garantie de la Dette publique, mais encore que leur prospérité augmentait tous les jours. Il proposa de combler le déficit, au moyen d’un supplément de 25 pour 100 aux trois impôts suivants : du revenu des classes, de mouture et d’abatage. — Il estimait que ce supplément fournirait à peu près la somme nécessaire, soit 400 000 thalers. La seconde Chambre reçut en même temps communication d’un projet de loi tendant à consolider, par la voie d’un emprunt, une dette flottante de 13 millions, représentés par des bons du Trésor dont le remboursement était reconnu définitivement impossible si l’on n’avait recours à un emprunt.

Une autre communication ne satisfit guère davantage la Chambre. En parlant de la destination qu’il donnerait aux biens séquestrés des princes dépossédés, Bismarck avait dit : « Ne parlez pas d’espionnage ! Je ne suis pas né pour le métier d’espion, ce n’est point là ma nature. Mais nous méritons, je crois, vos remerciemens quand nous nous chargeons de poursuivre de méchans reptiles jusque dans leurs repaires pour observer ce qu’ils y font[16]. » Le fonds des reptiles était devenu le terme par lequel on désignait les revenus séquestrés dont Bismarck disposait. Lasker demanda si le gouvernement se croyait dégagé de l’obligation de rendre compte à la Chambre de son emploi. Le Commissaire du gouvernement réserva sa réponse. Le 10 décembre, par une lettre adressée au Président de la Chambre et signée de tous les ministres, le gouvernement « se déclare prêt à rendre compte, en les faisant figurer au budget, des sommes dont la caisse de l’Etat a le maniement et qui proviennent d’un excédent de la liste civile de l’Electeur de Hesse, perçu depuis la loi de séquestre par les agens préposés à l’administration de ses biens. Quant aux revenus proprement dits, provenant du séquestre des biens du roi de Hanovre et de l’Electeur, le gouvernement ne se croit pas obligé d’en justifier l’emploi, les dépenses et les recettes n’étant pas portées au compte de l’Etat mais à celui des princes dépossédés. Elles sont affectées à la surveillance des intrigues hostiles dirigées contre la Prusse, et cette destination doit, dans l’esprit du Ministère, les soustraire à toute espèce de publicité ; les manœuvres qu’il a eu à surveiller et à déjouer, dans les provinces annexées, ont absorbé les revenus dont il avait la disposition, et ne lui ont pas permis d’en capitaliser les intérêts. » Personne ne crut que les menées dirigées par les deux princes dépossédés contre l’étal de choses établi dans l’Allemagne du Nord, contraignît à employer intégralement des ressources qui s’élevaient au chiffre annuel de 700 000 thalers (2 625 000 francs). Elles trouvaient un emploi plus utile en Espagne, d’abord pour préparer le guet-apens contre nous, puis en Autriche et en France pour acheter des journalistes. Le système de Bismarck à cet égard était des plus ingénieux. Le gouvernement français avait cru parfois utile d’avoir à l’étranger un journal à sa solde ; il en avait tiré peu de profit ; on ne tardait pas à savoir la vénalité de la feuille achetée, et on n’attachait plus d’importance à ce qui y était contenu. Bismarck n’achetait pas un journal mais il achetait un ou des journalistes dans chaque journal important, le rédacteur en chef lorsque c’était possible, ou, à défaut, un simple rédacteur dont nul ne soupçonnait les attaches. En général, ce vendu se signalait par le caractère farouche de son patriotisme ; très opportunément, suivant qu’il convenait à la politique prussienne, il calmait ou excitait l’opinion. Le système était beaucoup plus efficace et beaucoup plus économique ; il revenait à bien meilleur compte que l’achat d’un journal. En France, c’était le consul prussien Bamberg, homme remuant et distingué assisté par le journaliste Bethmann, attaché à une des principales feuilles françaises, qui enrégimentait et conduisait la phalange des coopérateurs soldés. Je connais le nom de la plupart de ces malheureux.


XI

Dans le Sud, on ne discutait pas finances. L’activité politique y était arrivée à l’état aigu. Les élections législatives de mai 1869, au scrutin à deux degrés, n’avaient pas produit en Bavière le même résultat que celles au Parlement douanier faites par le suffrage universel. Le parti autonome et le parti prussien se trouvaient en nombre égal, et dès le lendemain de la réunion des Chambres[17], apparut l’impossibilité de constituer une majorité. Sept tours de scrutin pour la nomination du président avaient donné l’égalité des voix (171 à 171). La Chambre fut dissoute (6 octobre). Le ministre de l’Intérieur Harman et le ministre des Cultes Geser firent des élections à poigne. Ils coupèrent arbitrairement les circonscriptions électorales et, unis aux progressistes avancés, ne reculèrent devant aucune manœuvre contre les conservateurs ultramontains, qui réclamaient la révision des traités avec la Prusse. Les élections du premier et du second degré (16 et 25 novembre) consacrèrent la défaite de ces deux ministres. Le mouvement de l’opinion publique bavaroise déjoua tous les obstacles et les conservateurs patriotes obtinrent une majorité de six voix. A Munich, les sept députés prussiens ne l’emportaient qu’à une voix de majorité. Il en était de même à Gunzbourg et dans quelques autres villes. A ne considérer que les mouvemens de l’opinion telle que les élections et la presse la révélaient, il n’y avait aucun doute sur la volonté de la majorité du peuple bavarois de résister à la politique envahissante de la Prusse. Mais Bismarck comptait, en dehors et au-dessus des populations, un auxiliaire précieux, le roi Louis.

Absorbé dans ses rêveries musicales, plus préoccupé d’organiser le théâtre sur lequel on chanterait le Rheingold, que de conduire son royaume, léger, ignorant, superficiel, bercé de continuelles hallucinations, cet étrange souverain vivait dans une complète solitude, ne recevant ses ministres que très exceptionnellement et ne connaissant des affaires que ce que lui en communiquait son chef de cabinet, bien plus puissant que les ministres, dont les conseils ne pouvaient arriver que par lui, et dans la mesure où cela lui convenait ; de telle sorte qu’en ayant à soi le chef de cabinet, on était le maître de l’esprit du Roi et de sa politique. Aussi le parti prussien n’avait négligé aucun moyen pour écarter de cet emploi le patriote Lipowski et le remplacer par Eisenhart qui lui était complètement acquis. En outre Bismarck, en toute occasion, envoyait au roi Louis des paroles complimenteuses, exaltant son orgueil et lui montrant la perspective d’un rôle glorieux à jouer de concert avec la Prusse, dans les États du Sud soumis à sa direction. Quand le Roi prenait la peine de réfléchir, il désirait sans doute la conservation de son autonomie, mais d’une façon vague, sans suite, sans espoir, et il s’était laissé persuader que les véritables partisans de l’autonomie, les conservateurs, étaient ses ennemis. Il les rebutait, affectait de ne prendre en considération ni leurs conseils, ni leurs votes. Il gardait aux affaires Hohenlohe, précisément parce qu’il leur était désagréable[18].

Le roi de Wurtemberg et Varnbühler, très préoccupés de ces tendances fâcheuses et du péril qui, à un moment donné, pouvait en résulter pour eux-mêmes, s’efforcèrent d’arracher le Roi à l’influence de Bismarck, de combattre ses antipathies irréfléchies et de lui montrer où étaient ses véritables amis. Varnbühler vint à Munich exprès. Il eut les plus grandes difficultés à obtenir un entretien : tantôt le Roi était souffrant, tantôt il ne voulait voir personne, tout son temps était absorbé par la difficulté que rencontrait la représentation du Rheingold. Au bout de trois jours d’attente, et au moment où Varnbühler lassé allait quitter la Bavière, il le fit enfin demander et s’efforça, par la grâce de son accueil, d’effacer ses procédés. Il parla longuement des soucis que lui causait son théâtre, exprima le regret qu’ils lui eussent fait négliger ses autres devoirs ; puis, abordant brusquement les affaires politiques, il dit : « Depuis l’entrevue de Nordlingen, vous exercez sur mon ministre-une action heureuse, et vous le maintenez dans une voie qui me satisfait, car elle est conforme aux intérêts de ma couronne. Vous l’avez aussi affermi dans une bonne ligne, quand vous vous êtes trouvé avec lui, à Berlin, lors de la dernière session du Parlement douanier ; j’espère qu’il continuera à en être ainsi. » Sans paraître s’apercevoir de l’étonnement produit chez Varnbühler par ces contre-vérités, il lui adressa plusieurs questions insidieuses : « Quelle opinion avez-vous de la capacité du prince Hohenlohe, de son aptitude aux affaires ? Que pensez-vous des sentimens prussiens qu’on lui attribue ? » Les réponses réservées, l’embarras de Varnbühler, ne l’arrêtèrent pas ; il continua à l’interroger, passant en revue tous les ministres et les principaux hommes politiques de Bavière. L’entretien dura plus d’une heure sur ce ton d’échappatoire, et Varnbühler s’en alla découragé. Le roi de Wurtemberg vint à son tour (28 octobre). Il conseilla plus vivement au Roi tic se rapprocher du parti conservateur, de vivre moins isolé, de se rendre populaire, de se séparer de Hohenlohe. Il manifesta ouvertement sa répugnance pour ce ministre en refusant d’assister à une de ses fêtes. Tout fut en pure perte.

Malgré le peu de succès de ces démarches, Varnbühler essaya encore une tentative après la défaite du ministère aux élections et pressa le ministre bavarois à Stuttgart de travailler au renvoi de Hohenlohe, « ce faible jouet des partis, ignorant, infatué, traître à son Roi, parjure à ses engagemens ; il faut absolument précipiter la chute de cet homme néfaste ; chaque jour perdu est une nouvelle blessure à l’autonomie du Sud[19]. » Il ne réussit pas plus que précédemment. Hohenlohe, il est vrai, donna sa démission (27 novembre) ; mais le Roi, malgré les incitations de Stuttgart, la refusa et le chargea de former un nouveau ministère dont furent exclus les ministres particulièrement compromis par leurs violences électorales. L’Intérieur fut donné à Braun, libéral modéré, les Cultes au ministre de la Justice Lutz (21 décembre). Les conservateurs avaient une demi-satisfaction par le sacrifice de leurs deux adversaires prononcés, mais tant que Hohenlohe était là, la séparation subsistait entre eux et la couronne.

Un dernier effort, pour opérer une union nécessaire au salut des États du Sud et arracher le roi Louis à l’existence qui lui faisait perdre la notion de ses intérêts, fut essayé par la reine Olga, à son retour d’Italie où elle avait passé l’hiver. Malgré la cordialité des entretiens, elle reconnut qu’on ne pouvait exercer d’influence durable sur l’esprit du Roi. Celui-ci, d’ailleurs, ne cacha pas à ses amis son impatience de ces démarches et surtout de l’immixtion de Varnbühler dans ses affaires intérieures.

Les populations wurtembergeoises ne manifestaient pas moins que les Bavarois leurs sentimens anti-prussiens. La réaction autonomiste se développait graduellement, et s’étendait même à des districts où le parti prussien semblait jusqu’ici avoir la majorité. L’élection d’un député (30 octobre) fournit une nouvelle preuve de ce mouvement. Le représentant national libéral du district d’Ahringen étant mort, le scrutin ouvert pour sa succession se termina par la victoire du parti populaire (autonomiste). Les élections municipales furent plus significatives encore : les populations marchèrent partout avec résolution et ensemble au scrutin, et, à peu d’exceptions près, les candidats prussiens, malgré la vigueur de leurs efforts, succombèrent devant des majorités considérables obtenues par les autonomistes.

A Stuttgart, où, depuis 1866, les partisans de la Prusse avaient la majorité et se croyaient assurés de la conserver, la liste des autonomistes passa tout entière avec une supériorité écrasante. Le chef du parti adverse ne fut pas nommé et le verdict de la capitale fut accentué par celui des provinces : partout le parti prussien succomba devant des majorités dix fois supérieures à celles qu’il avait obtenues ; enfin, dans les rares localités où il l’avait emporté, il avait rencontré un nombre d’adversaires bien plus considérable qu’il n’avait supposé ; il dut même se résigner à voir remplacer l’unanimité qu’il avait dans le conseil d’Ulm, sa citadelle, par une simple majorité conquise de haute lutte. Après les démocrates avances, ce sont les ultramontains, les fédéralistes, les adhérens du Gross-Deutsch (Grand Allemand) poursuivant la reconstitution de l’Allemagne avec l’Autriche sur les bases détruites par le canon de Sadowa, qui avaient fait passer le plus grand nombre de leurs candidats.

A l’encontre du roi de Bavière, Charles de Wurtemberg s’associait aux sentimens de son peuple et affectait de témoigner des égards particuliers à notre ministre Saint-Vallier, qui contrastaient avec sa froideur non dissimulée envers le représentant de la Prusse. Niel ayant eu l’idée d’envoyer des officiers français aux manœuvres des armées du Sud, le Roi les combla d’attentions et se montra indigné des attaques calomnieuses de certaines feuilles prussiennes, bien qu’ils ne se fussent pas départis un instant d’une mesure irréprochable. Ces sentimens furent encouragés par Gortchakof : il s’était rencontré avec Varnbühler dans le courant de l’automne et s’était exprimé sur la question allemande avec une netteté dont le ministre wurtembergeois ressentit une satisfaction vive, car c’était la première fois, depuis 1866, qu’il entendait un langage aussi agréable. Gortchakof affirma même « que la Prusse ne tenterait rien de contraire à l’indépendance des États du Sud, le roi Guillaume et le comte de Bismarck n’ignorant pas qu’ils perdraient l’amitié de la Russie, s’ils menaçaient le trône où était assise la sœur de l’empereur Alexandre[20]. »

A Bade se produisait un mouvement inverse. Là l’idée unitaire gagnait ce qu’elle perdait dans les autres royaumes. A un grand concours agricole dirigé par le gouvernement à Mannheim, les pavillons badois qui couvraient les tentes et les arcs de triomphe étaient partout surmontés de drapeaux de la Confédération du Nord. Il en était de même des édifices de l’État. A Heidelberg on avait vu naguère le pavillon de la Confédération substitué au drapeau badois. Mais ces manifestations avaient été l’œuvre de simples particuliers ; maintenant l’initiative et la responsabilité de l’acte appartenaient en entier au gouvernement. Le 24 septembre 1869, à l’ouverture des États, le Grand-Duc prononça ces paroles : « Depuis la dernière session de votre Assemblée, aucun pas décisif n’a été fait dans la transformation nationale de l’Allemagne, qui est nécessaire pour la santé et la prospérité des petits Etats. » Néanmoins, ce discours signalait avec gratitude « les petits succès » obtenus dans l’œuvre de rapprochement avec la Confédération du Nord. Il exprimait sa satisfaction des progrès de l’organisai ion militaire et du traité avec la Confédération du Nord et des facilités résultant de la réciprocité militaire.


XII

Le Roi, Bismarck et les hommes d’Etat prussiens suivaient attentivement les phases du mouvement anti-prussien en Bavière et en Wurtemberg. Le Roi le constatait avec une lassitude résignée. Il déplorait la difficulté de l’Union : « Nous parviendrons à l’unité allemande, disait-il, mais quand ? » — « La situation, écrivait-il à son fils, est encore à peu près telle qu’elle était lorsque je succédai à mon frère défunt. » — On marchait dans la pensée que l’affaire allemande se trouvait engagée dans une impasse, dont personne ne saurait la tirer. Le pire était que le mécontentement, toujours plus manifeste dans le peuple, ne pouvait plus être dissipé par les gouvernemens, particulièrement à Bade. On s’efforçait par de bonnes paroles de maintenir la foi dans l’avenir, mais les partisans d’une Allemagne unie voulaient voir des faits, que personne ne pouvait réaliser[21]. C’était à la France qu’on imputait l’état d’anxiété, le trouble des esprits et des affaires. Sans elle, disait-on, tout serait terminé et l’Allemagne constituée. Son nom était maudit. Stoffel s’étant rendu à Stettin (septembre 1869) pour suivre les manœuvres prussiennes, et traversant la ville en voiture découverte, seul et en uniforme, fut suivi par plusieurs individus qui l’apostrophèrent d’injures en l’appelant « ignoble Français[22]. » En Suisse, notre grand historien Michelet avait entendu les Allemands tenir devant lui un langage menaçant : « De Sadowa, disaient-ils, nous devions aller à Paris. Nous le prendrons l’année prochaine[23]. » On s’étonnait de l’obstination de Bismarck à refuser l’annexion de l’Etat de Bade qui s’offrait à la Confédération du Nord. On le pressait de brusquer l’événement : sans doute cette annexion entraînerait la guerre avec la France, mais puisque tôt ou tard on serait obligé d’en venir là, pourquoi ne pas s’y décider immédiatement et dissiper le cauchemar qui pesait sur l’Allemagne ? L’armée surtout, arrivée au dernier degré d’entraînement d’où elle ne pouvait que déchoir, ne contenait pas son désir passionné de se mesurer avec nous. Dans les exercices de tir, on plaçait comme cible des petits pantins figurant des soldats ; pour qu’aucune pensée d’hostilité contre aucune puissance ne se manifestât en ces exercices, le règlement établissait que les pantins seraient des soldats prussiens ; or, contrairement à ce règlement, on en avait fait des zouaves français[24].

Bismarck, plus que ceux qui le poussaient au combat, savait que l’Unité allemande ne se consommerait que par une guerre avec la France. « Déjà, depuis la guerre danoise, a dit Sybel, il n’avait eu aucun doute sur ce point que le développement allemand qui commençait là, ne pourrait pas s’achever sans une lutte avec la France[25]. » et lui-même, dans ses Souvenirs, a confirmé ces propos : « J’admettais comme absolument certaine, dans la voie de notre développement national à venir, tant au point de vue intérieur qu’à celui de l’extension au-delà du Mein, la nécessité de faire la guerre contre la France[26]. » L’observation de ce qui se passait dans les États du Sud confirmait cette pensée. Elle le hantait. De plus en plus il lui paraissait évident que la continuation de la paix était un obstacle invincible à l’Union du Nord et du Sud, car chaque jour fortifiait la ferme volonté des deux royaumes de rester indépendans.

Ainsi, pas d’annexion volontaire à espérer. La force seule pouvait l’opérer, et cette force n’était pas au pouvoir de la Prusse. A sa première violence se seraient levées contre elle les armes de la France, peut-être celles de l’Autriche et de son amie la Russie. Une guerre contre l’étranger faite en commun pouvait seule rattacher les États du Sud et les fondre dans l’Unité. « Si des complications belliqueuses, dit l’historien Muller[27], ne survenaient pas, et ne donnaient pas un cours plus rapide au mouvement unitaire, il se passerait encore bien des années avant que le nouvel État fédéral, qui doit s’étendre, de la Kœnigsau au Kœnigsee et de Memel aux portes de Bâle, soit achevé, et avec lui la nouvelle Allemagne[28]. » Bismarck discerna, avec sa justesse de vue, que s’il était de toute impossibilité d’obtenir des États du Sud une adjonction spontanée, ou de leur en imposer une violente, il était au contraire très possible, en sachant bien préparer et choisir l’occasion, de leur mettre en main les armes contre la France. Il connaissait mieux la véritable nature des habitans de ces États que les conseillers impatiens de l’annexion. Il savait que si le péril prussien les effrayait en ce moment, ils restaient encore plus prompts à être mis en alarme par le péril français. En 1840, en 1859, c’étaient eux qui s’étaient déchaînés avec le plus de violence contre l’ambition française. Strasbourg, entre nos mains, leur était un perpétuel cauchemar. « Le coin que poussait l’Alsace en Allemagne les en séparait, disaient-ils, plus effectivement que la ligne imaginaire du Mein. » Le feu roi Guillaume de Wurtemberg disait à Bismarck : « Le nœud de la question est à Strasbourg, car cette ville, tant qu’elle n’est pas allemande, forme toujours l’obstacle qui empêche l’Allemagne du Sud d’adhérer sans réserve à l’unité allemande et à suivre sans restriction une politique nationale allemande. »

La Bavière, en possession d’une partie du Palatinat, le long de notre frontière, s’estimait particulièrement menacée par l’impatience d’agrandissement qu’on nous supposait. Bismarck ne doutait pas qu’au premier signal des hostilités entre nous, tous les dissentimens s’apaiseraient et que les populations et gouvernemens répondraient sans hésiter à l’appel du chef militaire de la patrie commune. Il était donc acculé à ce dilemme : ou renoncer pour un temps indéfini à l’Unité, ou faire la guerre à la France pour la réaliser. Renoncer à l’Unité, l’eût-il voulu, il ne le pouvait, tant était constante la poussée d’opinion qui, de toutes parts, le pressait d’en finir avec une situation instable et ruineuse. D’ailleurs, il ne le voulait pas. Dès lors, il était résolu à faire la guerre contre la France.


XIII

Comment amener cette guerre ? Ce comment était de première importance, car, pour entraîner le Roi qui restait pacifique, et l’Allemagne qui, en dehors de la Prusse, ne l’était pas moins, il fallait se faire attaquer.

Pendant un temps, Bismarck avait espéré que nous engagerions la querelle nous-mêmes en nous fâchant des nombreuses promenades qu’il se permettait au-delà du Mein, ou en réclamant, dans le Nord du Sleswig, l’exécution du traité de Prague relatif aux Danois. Mais nous avions permis sans mot dire toutes les incursions partielles et limité notre casus belli au seul cas où la Prusse opérerait, après l’Union militaire, l’Union politique qu’elle était décidée à ne pas tenter. Quelquefois, nous nous étions hasardés à lui parler des Danois du Sleswig, mais, dès qu’il avait froncé le sourcil, nous nous étions terrés[29], et nous ne paraissions pas devoir être jamais d’humeur plus exigeante.

Les ouvertures de Fleury au Tsar lui ayant fait croire que nous allions reprendre sérieusement cette affaire, il envoya son ambassadeur Werther aux informations auprès de La Tour d’Auvergne : « Ma démarche, lui dit-il, est purement officieuse ; c’est à titre amical que je viens causer avec vous. Le cabinet de Berlin sait que le général Fleury a parlé à l’empereur Alexandre de l’affaire du Sleswig et s’est exprimé avec différentes personnes, notamment avec le prince de Reuss, de manière à laisser croire qu’il était particulièrement chargé de traiter cette question. Que faut-il en penser, et quelle portée doit-on attribuer au langage du général ? » La Tour d’Auvergne affirma que si Fleury avait entretenu la cour de Russie du Sleswig, il ne l’avait pas fait en vertu d’instructions spéciales. Récemment on avait demandé au gouvernement français s’il recevrait les délégués du Sleswig porteurs d’une pétition et nous avions formellement décliné l’ouverture. « Certes, ajouta La Tour d’Auvergne, nous ne sommes pas indifférens à l’issue que pourrait avoir la négociation pendante entre Copenhague et Berlin, et, puisqu’une occasion m’est offerte d’exprimer noire sentiment, nous l’avons même fort à cœur. Mais nous ne méconnaissons pas les susceptibilités qui s’y rattachent, et il n’entre point dans notre pensée de les mettre en cause. L’ambassadeur de Sa Majesté, en parlant du Sleswig à empereur Alexandre, n’a donc pu envisager celle question que comme un des élémens de la situation générale, et son langage sur ce point, empreint peut-être d’une certaine vivacité militaire, n’a pas eu d’autre signification[30]. » Décidément, pensa Bismarck, ces Français sont devenus bien prudens. Ils ne veulent pas nous attaquer ; il faut cependant qu’ils nous attaquent. En ruminant pendant ses insomnies, son esprit fécond en inventions diaboliques vit clairement qu’il n’avait qu’un moyen, celui-là sûr, de nous contraindre à une agression : c’était de prendre vigoureusement en main cette candidature Hohenzollern qu’il préparait depuis le commencement de l’année, comme un en-cas.

Jusque-là, son agent espagnol Salazar et son agent prussien Bernhardi avaient manœuvré chacun de son côté. Maintenant, jugeant le moment venu de marcher plus vite au dénouement, il rapproche Salazar de Bernhardi et leur ordonne d’unir leurs mouvemens[31]. L’époque à laquelle ils s’entendirent est une des rares indications politiques qui se trouvent dans les Mémoires truqués de Bernhardi. Il y est dit à la date du 14 novembre 1869 : « Le sieur Salazar Mazaredo, unioniste d’une certaine influence et auteur d’une brochure sur les divers candidats au trône, se fait présenter à moi, pour me dire avec une certaine insistance combien lui et son parti sont opposés à la candidature du duc de Gênes ; ce qu’il faut à l’Espagne, c’est un véritable roi et non un enfant sur le trône. » La note n’ajoute pas que ce roi, c’était Léopold de Hohenzollern. Comme s’il était effrayé de l’aveu qui lui échappe, Bernhardi, si prolixe dans ses confidences italiennes, s’arrête court. Mais on devine ce qu’il ne dit pas.

Salazar et Bernhardi n’eurent pas de peine à écarter l’obstacle que leur opposait la candidature du duc de Gênes. Serrano, sans contrarier Prim, ne le secondait point dans cette entreprise qu’il n’approuvait pas. Et parfois il ne dissimulait pas ses sentimens intimes. Il s’était rendu avec Mercier et quelques amis à la chasse, dans le vaste pavillon de Prim au Mont de Tolède. La politique était ordinairement exclue des conversations. Il n’était guère possible, cependant, que, dans l’intimité d’un pareil genre de vie, il n’y eût pas quelques instans d’abandon. Un soir que le Régent se trouva seul avec Mercier, Ardanas et Serrano Bedoya, il se laissa aller à de très libres expansions. « Jamais, dit-il, la situation n’a été plus décourageante ; je ne puis pas comprendre l’optimisme de Prim. Le pays ne veut pas un roi étranger. Il n’y avait qu’une solution pratique, c’était l’Infante, duchesse de Montpensier. Sans sortir de la famille et de la tradition, elle nous apportait sur le trône l’exemple de la moralité et de l’ordre. Maintenant, que nous reste-t-il ? Ou le prince Alphonse, ou la République. Le prince Alphonse serait une honte et un désastre ; cette famille n’a pas été chassée, elle a été écrasée par son infamie ; une fois délivrés d’elle, il serait trop cruel d’être condamnés à y revenir. Cependant, il se pourrait qu’il n’y eût pas d’autre parti à prendre ; alors, je ne m’y opposerai pas, mais je n’y contribuerai en aucune manière, et je m’en irai vivre avec ma famille, à l’étranger. La République me fait horreur quand je songe à quels hommes elle nous livrerait. Mais le fait est que nous n’avons pas d’issue, et que nous sommes menacés de la plus effroyable anarchie. » Bedoya et Ardanas approuvèrent ce langage ; Ardanas surtout insista sur la nécessité où l’on se trouverait, tôt ou tard, de revenir au prince Alphonse. On s’étonne de l’inconséquence avec laquelle Serrano repousse Alphonse « parce qu’il appartient à une race infâme, » tandis qu’il préconise la duchesse de Montpensier qui appartient à la même race. Mais ce qui est particulièrement intéressant à noter, c’est que, entre les deux solutions, Alphonse et la République, il ne signale même pas celle d’un Hohenzollern, tant cette candidature était alors inexistante, non seulement pour les masses espagnoles, mais même pour ses hommes d’Etat les plus informés. Le dilemme restait donc tel que l’avait posé le bon sens de Serrano : la République ou Alphonse. Et la République étant manifestement contraire au vœu du peuple, il n’y avait qu’à se résigner à Alphonse. Quand un gouvernement n’a qu’une issue pour sortir d’une impasse et qu’il préfère battre les murs adroite et à gauche, il est toujours à craindre qu’il ne se laisse entraîner à une sottise, peut-être à une infamie.

Le dilemme posé par Serrano et par la force des choses s’accentua d’autant plus vigoureusement que la candidature du duc de Gênes disparut d’elle-même comme l’avaient fait, comme le tirent toutes les combinaisons mort-nées en dehors des deux seules combinaisons raisonnables et possibles, la République ou Alphonse[32]. Pendant que la négociation se traînait à Gênes, à Florence, à Londres, Lanza, moins complaisant que Menabrea aux idées du Roi, arriva aux affaires. Il n’admit pas sa prétention de considérer l’acceptation d’un trône comme une affaire privée, relevant exclusivement de son autorité de chef de famille[33] : c’était une affaire d’Etat relevant, dans l’ordre constitutionnel, du ministère. Or, le ministère n’approuvait pas cette candidature[34]. Visconti le notifia à Montenar et lui fit remarquer combien l’attitude réservée des grandes puissances européennes dans une question qui, cependant, les intéresse toutes au même degré que l’Italie, avait dû nécessairement influer sur les décisions du gouvernement du Roi[35]. Victor-Emmanuel fut obligé de se rendre à l’opposition de la mère et au veto de ses ministres. La candidature du duc de Gênes fut abandonnée (3 janvier 1870).

Ces pourparlers n’étaient pas restés dans le secret des chancelleries. Le public en avait eu des échos. En France c’avait été un sentiment d’étonnement et de blâme. On ne comprenait pas qu’après avoir, en 1866, compromis notre grandeur pour le plaisir platonique de donner la Vénétie à l’Italie, notre gouvernement s’employât à placer encore cette Italie en sentinelle sur notre frontière des Pyrénées après l’avoir placée sur notre frontière des Alpes. Prévost-Paradol releva cette imprudence : « Les querelles intérieures, si graves qu’elles soient, peuvent s’arranger tôt ou tard en famille ; il n’y a que les fautes commises au dehors qui ne pardonnent point ; et, en ce sens, quel gouvernement, sauf le premier Empire, a été plus funeste que le régime actuel à notre pays ? Le socialisme ne fera jamais autant de mal à la France que la fondation de l’unité italienne, la fondation de l’unité allemande et le projet qu’on dit aujourd’hui en faveur à Saint-Cloud de mettre la dernière main à ce chef-d’œuvre en livrant à un prince italien notre frontière d’Espagne. Je n’ai certes point, dans la sagesse des irréconciliables, une entière confiance, mais je les mets au défi de faire pis en ces matières qu’un prince qui, animé, j’en suis sûr, d’intentions excellentes, n’en a pas moins agi, — à l’exception de la guerre de Crimée et dès le lendemain de cette guerre, — comme si, par un mystère incompréhensible, il était au fond du cœur, sur le trône d’Henri IV et de Louis XIV, l’adversaire irréconciliable de la grandeur et de la sûreté des Français[36]. » L’émotion approbative qui accueillit celle philippique faisait présager d’avance l’explosion qui se produirait lorsqu’on nous montrerait à l’horizon, derrière les Pyrénées, non plus un Italien, mais un Prussien.

La tâche dévolue à Salazar et à Bernhardi était donc désormais très limitée : le terrain étant déblayé, obtenir du maître de la situation en Espagne, Prim, son assentiment à la candidature de Léopold. Il connaissait l’affaire depuis septembre, n’était pas sorti de l’état d’observation ; il n’avait pas dit non, mais n’avait pas encore prononcé de oui ; c’est à obtenir ce oui que les deux associés travaillèrent à la fin de l’année 1869. Ce but atteint, Bismarck se chargeait de décider les Hohenzollern d’obtenir le consentement indispensable du Roi et d’organiser les détails de la manœuvre finale. Mais tout cela demandait encore du temps et, jusque-là, il était important de cacher sa trame en continuant les démonstrations pacifiques. On y réussissait dans le langage officiel. Cependant, parfois, la pensée secrète se montrait : il n’est de feu si bien couvert, qui ne laisse échapper quelque fumée. Dans un dîner diplomatique, vers la fin de 1869, le ministre allemand à Washington annonçait l’imminence de la guerre. Thile le blâma vivement, non qu’il le démentît, mais « parce que si la guerre éclatait, ils avaient tout intérêt à mettre de leur côté la sympathie publique et à faire croire que c’est la France qui l’aurait provoquée[37]. »

Ces propos arrivaient aux Tuileries et alors on se prenait un moment à douter de la sincérité des déclarations officielles. Mais Bismarck, à la première rencontre avec Benedetti, recommençait ses caresses enfarinées, et on se rassurait. Son auxiliaire le plus précieux dans cette comédie fut notre attaché militaire Stoffel. Choyé, séduit, invité à Varzin dans l’intimité, le colonel était devenu, sans s’en rendre compte, j’aime à le croire, son agent auprès de nous plus que notre agent auprès de lui. Il retraçait en termes saisissans l’état d’esprit allemand : « De quelque côté que la Prusse dirige ses regards, elle n’aperçoit que la France qui la gêne dans l’accomplissement de ses desseins. Qu’on veuille bien considérer que la nation prussienne est pleine de fierté, de vigueur et d’ambition ; qu’elle a au plus haut point le sentiment de sa propre valeur ; qu’historiquement elle considère la France comme son ennemie séculaire, et on se fera facilement une idée des sentimens de méfiance, d’amertume, de haine même qu’a fait naître chez elle, à l’égard de la France, la situation issue des événemens de 1866. Aujourd’hui la France, loin d’exciter aucune sympathie en Prusse, y est un objet de haine pour les uns, d’envie pour les autres, de méfiance et d’inquiétude pour tous. Il n’y a qu’un politique sentimental, ou un rêveur sans aucune connaissance du jeu des passions, qui puisse conserver l’espoir d’une entente. On doit donc s’y attendre : le conflit naîtra un jour ou l’autre, terrible et acharné. La guerre est à la merci d’un incident. L’hostilité réciproque des deux peuples, hostilité toujours croissante, pourrait se comparer à un fruit qui mûrit, et l’incident d’où naîtra la rupture sera comme le choc accidentel qui fait tomber de l’arbre le fruit venu à maturité[38]. » Pas un des espions allemands qui sillonnaient la France, — et il n’en manquait pas, — n’aurait pu tracer de nos sentimens vis-à-vis de l’Allemagne un tableau approchant de bien loin celui que Stoffel faisait de la haine allemande contre nous. Nous étions donc haïs bien plus que haïssans. Et cependant, par une inexplicable contradiction, — et c’est par là que ces rapports deviennent trompeurs, — c’est au peuple haï que Stoffel attribue d’avance la responsabilité de l’incident d’où sortira la guerre inévitable. « La Prusse n’a nullement l’intention d’attaquer la France. Elle fera au contraire pour éviter la guerre tout ce qui est compatible avec son honneur. Il est erroné de croire que la Prusse déploie cette immense activité militaire avec l’intention d’amener un conflit, et tout concourt à le prouver, le bon sens le plus vulgaire, la connaissance des choses et celle des intérêts de la Prusse, le sain jugement du Roi et de son gouvernement, la haute intelligence de M. de Bismarck, enfin l’absence de tout indice. » Il rapporte avec componction que Bismarck lui disait : « Jamais nous ne vous ferons la guerre ; il faudra que vous veniez nous tirer des coups de fusil chez nous à bout portant. » On le voit, Bismarck était bien servi.

Cette complicité lui fut très précieuse. Les affirmations de Stoffel venant se joindre aux dires rassurans de Bismarck rapportés par Benedetti, l’opinion s’établit dans l’esprit de l’Empereur et de ses ministres que nous n’avions aucune agression à redouter, que la guerre était entre nos mains, et que si nous ne la provoquions pas de propos délibéré, elle n’éclaterait pas. Or, comme l’Empereur était décidé à ne pas insister sur le règlement de la question du Sleswig, et que la seule hypothèse dans laquelle il ne croyait pas pouvoir éviter la guerre, l’union politique du Sud avec le Nord, paraissait abandonnée par Bismarck, la paix lui semblait tout à fait assurée. Les avertissemens effrayés de Mme de Pourtalès n’avaient provoqué qu’une ironie aimable de sa part : « Sur quel nuage sombre se sont arrêtés ces beaux yeux ? »

Ce n’était pas le gouvernement seul qui s’endormait. Guizot, un des oracles de la diplomatie des anciens partis, s’était expliqué sur ce sujet, et avait conclu que la guerre n’était ni inévitable, ni probable[39]. Ainsi étaient accroupies, dans l’ombre, deux bêtes féroces, la Révolution et la Prusse, toutes, deux prêtes à s’élancer sur l’Empire et à s’entr’aider pour l’étrangler. En garde contre la Révolution" nous étions dans la plus trompeuse sécurité vis-à-vis de la Prusse.


EMILE OLLIVIER.

  1. Carnet de Chasseloup-Laubat, 11 août : « L’Empereur est souffrant, préside le conseil quelques minutes et se retire. » — 18 août : « L’Empereur est souffrant. » — 21 août : « L’Empereur est souffrant. » — 25 août : « L’Empereur souffrant préside néanmoins. » — 28 août : « L’Empereur souffrant. » — 1er septembre : « Idem. » — 4 septembre : « L’Empereur toujours souffrant. » — Mérimée à Panozzi : « J’ai déjeuné à Saint-Cloud. Le maître de la maison était encore souffrant. Serait-ce une excommunication de N.-S.-P. le Pape ? » (26 août 1869.) — « La santé de l’Empereur donne beaucoup d’inquiétudes. Si j’en crois les gens les mieux informés, tels que Nélaton et le général Fleury, il n’y a rien de dangereux…, il a de temps en temps des douleurs de vessie, mais il suffit qu’il soit souffrant, pour que toutes les imaginations se représentent ce qui pourrait arriver s’il était mort. » (7 septembre 1869.)
  2. Cortès, octobre 1869.
  3. T. I, p. 306.
  4. Empire libéral, t. XI, p. 575.
  5. Mémoires du prince Ch. de Hohenzollern, 30 août-11 septembre 1869.
  6. Mémoires du prince Charles de Roumanie, 7/19 septembre.
  7. Tous les incidens significatifs du complot Hohenzollern sont notes avec une précision qui ne permet pas le démenti dans un écrit publié en allemand et en français sous le titre de Notes sur la vie du roi Charles de Roumanie. Ces notes d’une vaillante loyauté démentent la plupart des mensonges des historiens allemands. C’est pourquoi nos historiens dans leurs récits, plus prussiens que ceux des Allemands, n’en ont tenu aucun compte. J’en excepte un homme qui unit, à un noble cœur, une One et perspicace intelligence, le baron Jehan de Witte, qui a su, dans un écrit intitulé : Quinze ans d’histoire, lire, comprendre et mettre en lumière tous les renseignemens contenus dans les intéressantes révélations du prince de Roumanie.
  8. De Mercier, 8 octobre 1869.
  9. Notes communiquées par le marquis de Montenar.
  10. Schneider, l’Empereur Guillaume, t. II, p. 106.
  11. Cadore, 27 décembre 1869.
  12. John Kussell. Recolleclions and sugyestions, ch. XIII. European prospects (second édition, London. Longmans Green and Cie, 1875).
  13. Massari, Vittorio Emanuele, p. 499.
  14. Né en 1810, mort en 1882.
  15. Né le 2 juillet 1827, mort le 14 mars 1884.
  16. Discours du 30 janvier 1865.
  17. 21 septembre 1869.
  18. Stuttgart, 10 septembre.
  19. De Saint-Vallier, 5 novembre 1869.
  20. De Saint-Vallier, 16 septembre 1869.
  21. Ottokar Lorentz.
  22. Stoffel, Rapports de septembre 1869.
  23. Michelet, la France devant l’Europe, p. 14.
  24. Mémoires du général Hohenlohe-Ingelfeld, t. III. Stoffel, qui, au récit du général, assistait à ces exercices, ne signale pas le fait dans ses rapports, sans doute parce que cela eût contredit ses assurances sur les dispositions pacifiques du gouvernement prussien.
  25. Sybel, t. VI, p. 38.
  26. Bismarck, Souvenirs, t. II, p. 61.
  27. Muller, Histoire des temps présens, année 1868, n° 2.
  28. Voir Lettre d’Augsbourg. Des libertés.
  29. L’Empire libéral, t. IX, p. 571.
  30. La Tour d’Auvergne à Benedetti, le 29 novembre 1869.
  31. Le ministre d’Autriche, comte Dubsky, dans un rapport réservé du 15 septembre 1869, signalait la présence à Madrid de « Bernhardi, conseiller de la légation de Prusse, arrivé ici il y a un an, sous le prétexte ostensible de jouir de sa pension en Espagne et d’occuper ses loisirs à étudier, dans un dessein scientifique, les champs de bataille de la Péninsule. Les allures de cet agent que j’avais déjà connu en Italie me parurent suspectes de prime abord. » Le général La Marmora écrivit plus tard au duc de Gramont : « Bernhardi a quitté l’Italie en 68… Lorsqu’il est parti de Florence, les jeunes gens de la légation de Prusse qui ne pouvaient pas le souffrir disaient : « Dieu sait ce qu’il va faire en Espagne, cet intrigant ! » — Or, ce que Bernhardi a fait en Espagne, vous pouvez le savoir mieux que moi. Mais je suis persuadé que, si ce n’est pas lui qui a imaginé la candidature Hohenzollern, c’est certainement lui qui a ourdi avec Prim ce guet-apens dans lequel la France est malheureusement tombée. Bernhardi a été, selon moi, le plus dangereux intermédiaire, entre le parti national allemand et le roi Guillaume : révolutionnaire, conspirateur, courtisan ; je n’ai rencontré de ma vie un menteur plus adroit et plus cynique (13 nov. 1874). »
  32. De Malaret, 5 janvier 1870.
  33. Sybel est tout à fait inexact en ce qui concerne cette candidature d’Italie ; il n’est pas vrai qu’antérieurement Napoléon III se fût opposé à la candidature du duc d’Aoste par amour pour la reine Isabelle. Il n’avait aucun amour pour la reine Isabelle et il s’était montré au contraire favorable à la candidature du duc d’Aoste. Il n’a pas agi à Florence en faveur du prince Thomas. La preuve en est dans le langage de Visconti-Venosta à Malaret, constatant la réserve dans laquelle les puissances intéressées s’étaient tenues. L’Empereur avait dit qu’il ne s’opposerait pas et il n’est pas allé au-delà.
  34. Mercier, 20 décembre 1869.
  35. Notes de Montenar.
  36. Lettre au Pays.
  37. Cité par la Gazette d’Augsbourg.
  38. Rapport du 12 août 1869.
  39. La France et la Prusse devant l’Europe.