L’Etat politique de la France en 1886

L’Etat politique de la France en 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 820-838).
L’ÉTAT POLITIQUE
DE
LA FRANCE EN 1886

Pour connaître aujourd’hui la pensée politique de la France, le meilleur moyen me semble de rechercher le sens des élections d’octobre dernier. Qu’a voulu à cette époque le suffrage universel? — Sur quelles questions s’est-il prononcé? — Quelles solutions a-t-il indiquées? Il suffit, pour le savoir, de parcourir les professions de foi des candidats. Partout, on retrouve les mêmes préoccupations ; partout, on se prononce pour ou contre les expéditions lointaines ; on approuve, ou on blâme la politique adoptée vis-à-vis du clergé ; partout enfin, on critique ou on loue la gestion financière de ces dernières années et les moyens employés pour combattre la crise économique.

Voilà bien les trois questions sur lesquelles le pays a voté. — Le sens de ses réponses n’a pas été obscur, il a déclaré nettement qu’il ne voulait plus poursuivre de conquêtes lointaines, qu’il désirait clore au plus tôt les expéditions du Tonkin et de Madagascar, qu’il était fatigué de la guerre poursuivie contre le clergé et qu’il voulait une administration économe des finances publiques.

Tel a été le sens clair, précis du scrutin du 4 octobre : la réprobation de la politique suivie dans ces dernières années a été si vive que les représentans du parti ayant eu la majorité à l’assemblée nationale de 1871, recueillaient en 1885 plus de suffrages qu’en 1877, alors qu’ils disposaient de l’administration ; le nombre de leurs voix avait doublé de 1881 à 1885. — Quant au parti républicain, il s’était divisé en deux fractions presque égales, et les radicaux qui avaient blâmé avec tant d’énergie les principaux actes des divers ministères ont vu aussi le nombre de leurs représentans presque doublé. C’est là le bilan de la fameuse politique des résultats et de la méthode scientifique inventée par les opportunistes.

Pourquoi a-t-il fallu qu’au lendemain du 4 octobre on ait essayé, aussi bien à droite qu’à gauche, de dénaturer la signification du verdict rendu par les électeurs? — Pourquoi, de part et d’autre, a-t-on prétendu que la forme du gouvernement avait été mise aux voix et que la république avait subi un échec?.. Le parti républicain avait le plus grand intérêt à donner le change à l’opinion et à créer cette confusion; en effet, les radicaux et les opportunistes, divisés sur presque toutes les questions et disposant de forces à peu près égales, ne pouvaient se réunir que sur un seul terrain : celui de la république ; c’est sous ce drapeau que ceux qui s’étaient combattus avec le plus d’acharnement pendant la dernière législature et qui devaient se séparer dès le lendemain du vote ont pu se coaliser un jour dans un intérêt commun ; c’est ainsi que nous avons vu, au grand scandale des honnêtes gens, un membre du gouvernement et un membre de la commune figurer sur la même liste. Le parti conservateur s’est laissé prendre à ce piège et, au lieu de rester comme la veille sur le terrain constitutionnel en ne discutant que la gestion des affaires publiques, il a été entraîné à des déclarations imprudentes. Les scrutins du 18 octobre 1885 et du 14 février 1886 ont dû lui montrer l’erreur qu’il avait commise en suivant ses adversaires sur le nouveau terrain choisi par eux et en prenant pour plate-forme électorale la forme du gouvernement. Au 4 octobre, quand on votait sur la gestion des dernières années, ceux qui blâmaient la marche suivie par les divers ministères réunissaient les deux tiers des voix. Au 18 octobre et au 14 février, lorsqu’on appelait les électeurs à se prononcer sur la forme du gouvernement, la république obtenait les deux tiers des suffrages. Il n’y a pas lieu de s’étonner de ce double résultat : le mot de république est encore aujourd’hui en France synonyme de démocratie; la multitude est persuadée que, sous ce régime, le gouvernement s’exerce au profit du grand nombre ; aussi, avec quelle patience et quelle résignation elle supporte, en ce moment, des souffrances dont elle rendrait tout autre gouvernement responsable !

La monarchie, au contraire, est restée aux yeux du peuple un gouvernement aristocratique, et notre pays a surtout soif d’égalité; il serait moins opposé à l’hérédité du pouvoir qu’à la direction des anciennes classes. Cette association d’idées fait la popularité de la république et l’impopularité de la monarchie; on ne songe pas qu’il y a des républiques aristocratiques et des monarchies démocratiques. Il faudra de nouveaux faits pour que le public attache au mot de république son vrai sens et qu’il sache que ce régime ne signifie qu’une chose : c’est que le chef de l’état est désigné par l’élection au lieu de l’être par l’hérédité ; or, qui soutient maintenant en France que le chef du pouvoir exécutif pourrait se passer des suffrages de la nation et qu’en vertu de sa naissance seulement il s’imposerait à la volonté du pays? La constitution de 1875, en déclarant que le chef de l’état était choisi par la nation, s’est contentée de rendre légal le fait qui existait depuis 1830 et qui remontait même à la fin du siècle dernier. C’est la simple consécration d’un fait historique.

La situation des partis dans la chambre des députés serait singulièrement modifiée, si ceux qu’on qualifie de conservateurs se plaçaient résolument sur le terrain de la constitution et affirmaient hautement qu’ils n’ont rien de commun avec ceux qui rêvent une révolution politique, ni avec ceux qui préparent une révolution sociale. Les conservateurs, en se laissant entraîner à des manifestations monarchiques, n’ont pas seulement éloigné d’eux, le 18 octobre, un certain nombre d’électeurs, mais ils ont été amenés à prendre dans la chambre, comme au congrès, une attitude qui ne convient point aux véritables représentans de l’ordre.

Au lieu d’appuyer résolument toutes les mesures de défense sociale, sans se soucier des hommes assis au banc des ministres, ils se sont compromis dans des alliances regrettables avec l’extrême gauche. Le pays a-t-il pu comprendre pourquoi le parti conservateur a voté l’amnistie et repoussé l’exécution du traité avec la Chine? Pourquoi se séparer des ministres lorsqu’ils proposaient de liquider les expéditions du Tonkin et de Madagascar, suivant le vœu de la nation, et pourquoi les combattre lorsqu’ils essayaient, en refusant l’amnistie, de résister au flot révolutionnaire? c’est à l’attitude de la droite, autant qu’à l’intervention de l’administration, qu’est dû le scrutin de février dernier. À cette date, le pays avait vu disparaître un de ses trois griefs contre le ministère : les expéditions lointaines et la politique d’aventure avaient été abandonnées; il avait trouvé là une première satisfaction donnée à son vote du 4 octobre, en même temps qu’il n’avait pas compris la conduite des députés de la droite. Le parti conservateur aurait le plus grand intérêt à se servir de la constitution de 1875 ; il enlèverait à ses adversaires le seul terrain qui leur soit commun avec le pays, et il ne leur permettrait pas de se dérober en évitant de répondre à la seule question qui intéresse vraiment le public : Qu’avez-vous fait de la France depuis qu’elle vous a été confiée ?

J’ajoute que la situation actuelle est le contre-pied de la constitution de 1875. Que voyons-nous, en réalité? Une chambre des députés maîtresse absolue du pouvoir, un sénat dont l’influence diminue chaque jour, un chef d’état sans action et le conseil municipal de Paris obéi ; voilà les faits. Que dit, au contraire, le texte de la constitution? Que le pouvoir législatif est divisé en deux chambres ayant les mêmes attributions, et qu’en dehors des ministres, représentant la majorité du parlement, il y a un chef d’état élu pour sept ans, toujours rééligible, et représentant la nation. Le chef du pouvoir exécutif est l’organe essentiel du gouvernement; c’est lui qui, placé au-dessus des partis, est chargé de veiller aux intérêts nationaux, et la constitution actuelle lui a donné les moyens nécessaires pour accomplir cette tâche. C’est lui qui doit assurer une direction continue à la politique étrangère et suppléer à l’instabilité des ministres du quai d’Orsay ; l’armée et la marine doivent trouver en lui un chef toujours préoccupé d’assurer la défense du pays, d’éviter les soubresauts qu’entraîneraient, sans son intervention, les changemens fréquens des ministres de la guerre et de la marine ; c’est encore sur lui que le pays compte pour faire entendre une voix autorisée dans les époques solennelles. Sans lui, que devient la politique étrangère, changeant sans cesse de direction, abandonnant un jour l’Egypte, entrant presque aussitôt en guerre avec la Chine pour conquérir le Tonkin et l’Annam ; rompant, après l’incident de Bac-Lé, le traité de Tien-Tsin pour le reprendre un an plus tard, au lendemain de l’échec de Lang-Son; suivant en Europe une direction aussi incertaine qu’en Orient ?

Que serait également l’armée si chaque ministre de la guerre apportait une nouvelle loi sur le recrutement ? — Si tantôt on appliquait le service de cinq ans, tantôt de quarante mois, tantôt de trois ans? — Quelle marine résisterait aux innovations de chaque ministre? Que penser de nos forces navales si, chaque année, on modifiait le matériel, si un jour on ne voulait que des navires cuirassés pour ne plus construire le lendemain que des torpilleurs? Il ne suffit pas pour exercer une influence au dehors, pour obtenir auprès des diverses nations le crédit que mérite la France, d’avoir partout des représentai; il faut encore que le chef de l’état inspire confiance et soit aussi vigilant que prudent; il faut qu’on sache que les changemens trop fréquens de ministres n’entraînent pas de brusques reviremens dans la conduite des affaires. De même, pour obtenir une force militaire en rapport avec les immenses sacrifices imposés au pays, ce n’est pas assez de consacrer à l’armée et à la marine une somme annuelle de 900 millions et de leur livrer la portion la plus vigoureuse de la jeunesse, il est aussi nécessaire que le président de la république soit le véritable chef de cette grande famille militaire, qu’il l’anime de son souffle patriotique, qu’il la préserve de l’influence des partis politiques, qu’il lui consacre le meilleur de sa vie, et qu’il soit fier de commander à un grand peuple qui compte tant de glorieux souvenirs et qui, pour effacer de récens revers, n’a besoin que d’avoir à sa tête un chef digne de lui !

À l’intérieur, l’action du chef de l’état n’est pas moins utile; c’est lui qui, au milieu du conflit des intérêts, dominant les partis et les classes, a l’autorité nécessaire pour s’adresser à la raison et au patriotisme du pays. Chaque année, à la rentrée des chambres, il trace à grands traits dans son message la situation de la France, l’état de ses relations extérieures, les problèmes dont la solution importe au grand nombre; il laisse aux chambres et à leurs dociles instrumens, les ministres, le soin d’épurer le personnel, c’est-à-dire de remplacer les fonctionnaires de la majorité disparue par les créatures de la majorité nouvelle, et, pendant que les membres du parlement se consacrent avec ardeur à cette patriotique besogne, le chef de l’état se préoccupe de rendre la justice plus rapide et moins coûteuse, de perfectionner l’organisation des services publics, de n’employer les deniers des contribuables qu’à des travaux productifs destinés à enrichir la nation plutôt qu’à assurer l’élection des députés de la majorité, d’inspirer à tous les fonctionnaires le sentiment de la hiérarchie, d’assurer la sécurité et l’avancement à ceux qui s’acquittent bien de leur tâche.

Je sais qu’en regard de la nécessité du rôle d’un chef d’état, tel que la constitution l’a prévu, il est facile d’opposer les fautes commises de 1852 à 1870. Ce n’était pas le parlement qui dirigeait à cette époque la politique étrangère ; ce n’est pas lui qui a été l’auteur ou le complice de la création sur nos frontières de deux grands empires et de la perte de deux de nos meilleures provinces; aussi, j’ai hâte de dire que pour la prospérité d’un peuple, il ne suffit pas de l’existence d’un chef d’état; il faut que ce chef soit à la hauteur de tous ses devoirs. Aucun texte, aucune constitution ne saurait suppléer à cette condition essentielle de toute autorité. Il faut, en outre, le contrôle du parlement. Si ce contrôle eût été plus efficace, on n’aurait pas sans doute assisté aux événemens qui, pour notre grand malheur, ont bouleversé l’Europe en 1866 et en 1870. C’est aussi parce qu’il a été insuffisant qu’on a pu dans ces derniers temps entreprendre des expéditions militaires et qu’on a laissé créer dans les finances publiques un déficit inconnu jusqu’à ce jour. Avant 1870, les chambres n’administraient ni ne contrôlaient, elles enregistraient. Aujourd’hui, elles ont la prétention d’administrer; elles essaient de se substituer au gouvernement et, tandis qu’elles tentent une œuvre qu’elles ne sauraient remplir utilement, elles n’exercent aucun contrôle sur des actes dont elles sont elles-mêmes les auteurs ou les complices. Avant 1870, on avait un gouvernement sans contrôle, aujourd’hui on n’a plus ni gouvernement ni contrôle ; il n’est pas un autre peuple en Europe qui supporterait une telle anarchie sans tomber dans la guerre civile.

Pour se rendre compte du rôle capital que jouent dans la vie des peuples les chefs d’état, qu’ils s’appellent roi, empereur, premier consul ou président de république, il n’est pas nécessaire de remonter le cours des âges. Reportons-nous seulement à trente ans en arrière : quel était dans le monde, en 1856, le rang de l’Italie, de l’Allemagne et de la France? quelle place occupent aujourd’hui ces mêmes puissances? Les immenses changemens survenus au profit des premières et au détriment de notre patrie, ne sont-ils pas l’œuvre de ceux qui ont conduit la diplomatie et commandé les armées de ces trois nations? Vouloir supprimer la direction supérieure du chef du pouvoir est une chimère dangereuse qui ne peut aboutir qu’à l’affaiblissement d’un pays. s’il m’était permis de faire pour la grandeur de mon pays un double souhait, je demanderais que le chef de l’état prévu par la constitution de 1875 remplît avec succès tout son mandat et je voudrais que l’omnipotence d’une assemblée unique prévalût à Berlin.

Des trois questions sur lesquelles le suffrage universel s’est prononcé, il en est une qui a été résolue suivant ses indications, et il faut féliciter le ministère de s’y être conformé. Il a fait adopter par le parlement le moins mauvais parti pour mettre fin aux expéditions mal engagées au Tonkin et à Madagascar. On ne pouvait pas plus évacuer brutalement des territoires conquis par le sang de nos soldats que renier les emprunts contractés pour ces expéditions ; il ne dépendait pas du ministère d’effacer le passé, et il a cherché à atténuer les sacrifices que cette double occupation entraînera à l’avenir; comment ne pas approuver cet apaisement de la politique extérieure?

La seconde question : celle des rapports de l’état et du clergé, non-seulement n’a pas reçu de solution, mais avec l’esprit qui anime la chambre actuelle, elle ne peut que s’envenimer; elle est appelée à jouer un grand rôle dans les prochains scrutins. Le drame sanglant de Châteauvillain n’est qu’un incident de la lutte engagée depuis plusieurs années; il démontre qu’on ne soulève pas en vain les passions religieuses. La conscience se révolte quand on voit un gouvernement assez faible pour laisser prêcher publiquement le pillage et l’assassinat, ne déployer de l’énergie que pour fermer les chapelles et pour empêcher de prier Dieu ; aussi, faut-il s’attendre à voir se creuser de jour en jour davantage le fossé qui sépare le monde catholique du gouvernement républicain.

Pourquoi a-t-on déclaré la guerre au clergé? De quoi s’agissait-il à l’origine? L’état, qui avait eu le tort, dans les trente dernières années,. de ne pas faire assez de sacrifices pour propager l’instruction à tous les degrés, n’avait pour accomplir sa tâche qu’à doter chaque commune de bonnes écoles, à augmenter le budget de l’enseignement supérieur, à améliorer les collèges et les lycées, à les rendre plus salubres et à abaisser, en même temps, le prix de leur pension, pour mettre l’instruction secondaire à la portée d’un plus grand nombre de familles; ce programme était excellent, il réclamait seulement du temps et beaucoup d’argent. Mais, était-il nécessaire d’expulser des religieux qu’on a, depuis, laissés revenir?.. Non, la campagne en faveur de l’instruction, parfaitement légitime, n’exigeait aucune persécution; en augmentant le budget de l’instruction publique de plus de 100 millions, c’est-à-dire en le quadruplant, on pouvait, avec un bon emploi de ces ressources et quelques réformes, assurer le succès de cette œuvre nationale; aucune entreprise n’était plus patriotique ; aucune n’eût été plus populaire ! Pourquoi s’est-on laissé détourner de ce noble but? Pourquoi a-t-on enlevé quelques millions de francs au budget des cultes? Pourquoi essayer de faire obstacle au recrutement du clergé et le menacer tous les ans de la suppression de son traitement? Pourquoi chasser des hôpitaux les sœurs de charité? Si l’on croit par ces mesures, ou par d’autres, enlever au peuple sa religion ou, ce qu’on appelle avec une arrogante ignorance, ses superstitions ; si on espère réduire l’humanité à l’état d’un troupeau uniquement occupé à se nourrir et à jouir ici-bas, on se trompe étrangement! Non, l’homme ne vit pas seulement des fruits arrachés à la terre par un pénible labeur ; il ne lui suffit même pas de découvrir les lois du monde qui l’entoure et d’asservir la nature à sa volonté ; l’industrie et la science sont impuissantes à satisfaire tous ses besoins, l’intelligence la plus humble et l’esprit le plus cultivé ont d’autres aspirations. L’homme cherchera toujours à pénétrer l’énigme de sa destinée, à connaître l’auteur de l’univers, à trouver dans l’espérance d’une vie meilleure une consolation à ses souffrances, et comme la science ne peut résoudre ces problèmes qui font à la fois son tourment et sa grandeur, c’est à la religion qu’il s’adresse. Avoir la prétention de se passer de la religion, ce n’est pas seulement méconnaître l’histoire de tous les peuples, se mettre en contradiction avec la nature humaine et marcher à un échec certain, mais c’est entreprendre une œuvre mauvaise et pousser à l’abaissement ou au désespoir les malheureux.

Du reste, si le parti républicain attaque aujourd’hui le clergé, ce n’est pas tant pour ses croyances religieuses que pour le concours par lui donné au parti conservateur; il se préoccupe moins de convertir des âmes que de conquérir des électeurs ; ce qu’il poursuit dans le clergé, dans les congrégations et jusque dans les hôpitaux, c’est une organisation puissante qui constitue un comité électoral, capable de lutter contre les forces de l’administration et de la franc-maçonnerie ; il voit dans le clergé un adversaire politique, auquel le parti conservateur doit le plus grand nombre de ses nominations. On fait la guerre aux prêtres, on suspend leurs traitemens par les mêmes raisons qui ont amené l’épuration de la magistrature et des administrations; on veut partout avoir des créatures, et comme une carrière d’abnégation et de dévoûment tente moins les agens électoraux que les recettes buralistes, les justices de paix, les perceptions, on ne songe pas à épurer les prêtres ; on se contente de suspendre leur traitement en attendant de le supprimer. La préoccupation électorale qui domine tout à cette heure abaisse toutes choses ; pour elle, tout se réduit à une question de majorité au scrutin. Pour juger une guerre, pour se prononcer sur la religion, pour décider des mesures financières ou économiques, on ne cherche pas ce qui est juste ou favorable à la grandeur du pays ; on cherche plutôt ce qui peut assurer la majorité au prochain scrutin! Le clergé est bien peu de ce temps; pourquoi ne suit-il pas l’exemple de ces fougueux démagogues, jadis bonapartistes ardens, naguère opportunistes dévoués, aujourd’hui radicaux fervens, n’ayant, du reste, jamais changé d’opinion ni de maître, ayant toujours adoré et servi le succès? Si le clergé, entraîné par le noble exemple de ces flatteurs du peuple, dont la servilité dépasse le zèle des courtisans de Louis XIV et de Napoléon Ier, consentait à patronner aux prochaines élections les listes républicaines, il verrait bientôt doubler le budget des cultes.

J’arrive à la troisième question qui a joué un rôle dans les élections d’octobre. Je veux parler de la gestion financière et de la situation économique du pays. Si on examine la trésorerie de l’état, on peut louer sur ce point les projets du ministère. La dette flottante était considérable, elle était exigible à des époques rapprochées; ces échéances pouvaient arriver dans un moment où le crédit serait resserré. On a proposé d’affranchir l’état de ces remboursemens en substituant une dette perpétuelle à une dette exigible ; la prudence la plus vulgaire conseillait cette mesure, puisque, sans augmenter la somme des intérêts à servir, on supprimait le péril que pouvaient entraîner des remboursemens au moment d’une crise. Cette opération n’est qu’une simple conversion de dette; elle ne crée aucun nouveau passif, elle se borne à assurer une pleine sécurité au débiteur, c’est-à-dire à l’état ; une pareille mesure n’aurait dû rencontrer aucun contradicteur; tous les financiers du parlement auraient dû l’approuver, non pas seulement pour 500 millions, mais bien pour un milliard. En effet, s’il était urgent de faire disparaître les bons du trésor et les autres créances dont les échéances arrivaient à des dates rapprochées, il était également sage de rembourser les obligations sexennaires et d’affranchir le trésor public de cette dette dont le terme n’est pas éloigné. Mais, ces mesures n’intéressent que la trésorerie et ne touchent en rien à l’équilibre du budget. Sur ce point essentiel, il faut constater avec regret qu’on est loin de l’équilibre, si souvent promis et si nécessaire. Dans le projet de budget soumis cette année aux chambres, on s’est borné à proposer la création d’une ressource nouvelle de 75 millions, alors que l’écart entre les recettes normales et les dépenses annuelles des derniers exercices est d’environ 600 millions. Faire rentrer dans le budget ordinaire les dépenses contenues dans le budget extraordinaire, en même temps qu’on fait sortir de ce même budget une somme à peu près égale pour l’amortissement des obligations sexennaires, est un procédé plus ou moins ingénieux, en tout cas bien inoffensif; cela ne change rien à la situation des derniers exercices, qu’on peut résumer en quelques chiffres.

En dehors des budgets ordinaire et extraordinaire, on a créé un certain nombre de budgets, dont les noms importent peu et qui sont tous alimentés exclusivement par l’emprunt. Les constructions exécutées par les grandes compagnies aux frais de l’état, l’établissement des chemins de fer algériens, les garanties d’intérêts dues aux compagnies des chemins de fer, la caisse des écoles et lycées, la caisse des chemins vicinaux, les travaux publics payés par les avances des chambres de commerce, forment autant de budgets dont le chiffre varie peu et ne s’éloigne pas beaucoup de 500 millions; cette énorme dépense est exclusivement soldée par l’emprunt. Qu’importe si, au lieu de se procurer ce demi-milliard en dehors des budgets ordinaire et extraordinaire par des émissions de rente, comme en 1879 et 1880, on l’emprunte maintenant par des émissions d’obligations de chemins de fer et du Crédit foncier et par les versemens des Caisses d’épargne? Ce sont là des moyens de trésorerie plus ou moins bons, mais qui ne touchent en rien à l’équilibre du budget; il existe toujours entre les prévisions des recettes et les prévisions des dépenses un écart d’un demi-milliard et cet écart s’élèvera probablement à 600 millions, quand les faits auront remplacé les prévisions. Parler d’équilibre du budget quand on emprunte chaque année 600 millions, c’est vraiment abuser de la crédulité publique ! On dissimule la vérité, parce qu’on n’a pas le courage de réformer une pareille situation. On craindrait, en supprimant des dépenses inutiles, de froisser des intérêts électoraux, et en frappant des impôts d’éloigner les électeurs; on préfère appliquer cette formule commode : « Demander plus au budget et moins aux contribuables. » On ne saurait trop le répéter : il est sans exemple qu’un pays en temps de paix augmente sa dette de 600 millions par an, qu’il accroisse, par conséquent, de 25 millions l’annuité qui grève son budget. On essaie de justifier une telle débauche de dépenses en disant qu’on crée pour une pareille somme de travaux publics. Mais on oublie d’examiner ce que produisent ces dépenses : si on construisait des chemins de fer dont les recettes couvrissent non-seulement les frais d’exploitation, mais donnassent un produit net, rien ne serait plus légitime que de porter à l’avoir de la nation la somme représentée par ce revenu capitalisé au taux de l’intérêt du pays, et si, par exemple, un chemin de fer donnait un produit net de 5,000 francs par kilomètre, ce revenu capitalisé à 4 pour 100 produirait 125,000 francs. Au contraire, si au lieu d’établir des lignes de fer donnant un produit net, on ne livre plus que des chemins ne couvrant pas leurs frais d’exploitation, on ne saurait traiter cette dépense autrement que la construction des routes, des canaux, des écoles, et on n’a jamais eu la prétention de payer ces dépenses utiles, mais sans revenu, autrement que par l’impôt. Je pourrais montrer qu’aujourd’hui on ne crée pas plus de chemins de fer qu’en 1875 et 1876, alors que le budget était en équilibre, que la seule différence consiste en ce qu’il y a dix ans on créait des chemins de fer utiles, donnant un produit net, et qu’aujourd’hui on n’ouvre plus que des lignes ne couvrant pas leurs frais, mais cela m’entraînerait trop loin.

Ce que je voudrais seulement indiquer, c’est le trouble profond qui résulte pour un pays d’un emprunt permanent de 600 millions. Loin de moi la pensée que la crise économique dont souffre la France et qui frappe plusieurs nations soit due uniquement à cette cause ! Il faudrait être bien ignorant ou bien partial pour méconnaître la double origine des souffrances qu’éprouvent depuis plusieurs années l’agriculture et l’industrie. Ce qu’on est convenu d’appeler la crise agricole tient surtout à l’abaissement du prix du fret qui a mis en concurrence les produits agricoles du monde entier; de là un abaissement du prix des denrées alimentaires et notamment du prix du blé ; les mauvaises récoltes de ces dernières années n’ont pas eu pour résultat comme autrefois de relever sensiblement en France les prix de ces denrées; de là une diminution du prix des fermages dans beaucoup de départemens et un avilissement égal dans la valeur de la terre.

Quant à l’industrie, poussée par les bénéfices réalisés dans les années prospères, elle avait développé ses moyens de production au-delà des besoins de la consommation; il en est résulté l’avilissement de ses produits et un ralentissement de la production; à cette cause sont venues s’ajouter les rapides transformations de l’outillage et des procédés qui ont bouleverse plusieurs industries. Pour n’en citer qu’un exemple, il a suffi de quelques années pour remplacer le fer par l’acier. Mais, je le répète : à toutes ces causes de perturbation, dont le gouvernement est innocent, est venue se joindre la mauvaise gestion financière et son cortège obligé d’emprunts annuels. Se figure-t-on ce que serait en ce moment notre situation si, depuis plusieurs années, le gouvernement n’avait pas emprunté, au grand détriment de la production, plus de trois milliards? Peut-on douter que le 3 pour 100 français, délivré de la concurrence des émissions de titres nouveaux garantis par l’état, aurait atteint le pair? Que ce taux aurait permis, par des conversions facultatives, d’alléger le fardeau de la dette de plus cent millions par an? Que le loyer des capitaux prêtés à l’agriculture et au commerce aurait baissé dans la même proportion? Que le prix de la terre se serait élevé dans la même mesure? Enfin, que ces milliards rendus à des emplois productifs auraient enrichi le pays, contribué à améliorer la culture et, par conséquent, à atténuer la crise? Telle est la vraie responsabilité de ceux qui ont compromis l’équilibre du budget; oui, le rentier, l’industriel, l’agriculteur peuvent avec raison leur demander compte d’une partie de leurs pertes et tous les Français doivent se préoccuper avec anxiété de l’avenir économique réservé à leur pays si, à une dette déjà plus élevée que celle d’aucun peuple, on continue à ajouter de nouveaux emprunts.

Au lieu d’envisager la situation en face et d’y apporter le seul remède qui dépende du gouvernement, l’équilibre du budget, on a essayé de détourner l’attention, de donner le change à l’opinion. Après s’être opposé à la campagne protectionniste qui demandait l’élévation du prix du blé, on s’y est rallié subitement, on s’est efforcé de renchérir le blé et le sucre au détriment du grand nombre et au profit de quelques-uns, en même temps qu’on parlait de donner à Paris des logemens au-dessous des prix de revient. On trouve dans la politique économique le même décousu que dans la politique étrangère; on ne signale pas les vraies causes du mal; on ne songe pas à y porter remède; on ne se préoccupe là encore que d’une chose : avoir la majorité aux prochaines élections. On a pu juger, en octobre dernier, du succès qu’a obtenu dans la région du Nord le nouveau régime économique emprunté aux plus beaux jours de la restauration. Il est pourtant si simple de définir en quelques mots la lâche financière et économique d’un gouvernement : il doit se borner à établir l’équilibre du budget, à amortir la dette en temps de paix, à assurer par les droits de douane l’existence des grandes industries du pays, en tête desquelles il faut placer l’agriculture. Mais il ne peut, sous peine d’injustice et sans s’exposer à de cruels mécomptes, intervenir soit pour augmenter la rente de la terre, soit pour fixer le taux des salaires; il a fait le contraire et, après avoir laissé le budget en déficit, il a essayé d’augmenter par des droits le loyer de la terre. Le gouvernement a voulu aussi modifier les salaires et il a trouvé, à propos de la grève de Deçazeville, le moyen de raviver la question sociale, qui s’était apaisée depuis 1848.

Le fait d’une grève n’a en lui-même rien d’extraordinaire ; il y a eu des grèves dans tous les temps, sous tous les régimes, dans tous les pays, mais c’est l’attitude de la majorité de la chambre, ce sont les déclarations du ministère qui ont donné à la grève de Deçazeville un caractère exceptionnel et inquiétant. Comment ! voici une compagnie, subissant la crise qui pèse sur toute l’industrie houillère; plus malheureuse que d’autres, elle a cessé de servir des dividendes, et si, l’année dernière, a été sans bénéfice, on peut affirmer que cette année ne sera pas sans perte. Cependant, cette compagnie n’a pas ralenti son travail, elle n’a même pas diminué les salaires; elle n’a commis jusqu’à ce jour qu’un crime : elle a fourni à meilleur marché des objets de meilleure qualité à la classe ouvrière; mais qu’importe? Un jour, le travail cesse, un ingénieur est massacré sous les yeux de l’autorité et, alors, commence une série de faits sans précédens jusqu’ici en France et sans exemple dans les autres pays. Au lieu de s’occuper à maintenir l’ordre, à assurer la sécurité des personnes et la liberté du travail, à poursuivre les auteurs du meurtre, l’administration intervient pour obtenir des directeurs de la compagnie des concessions ; tantôt elle demande le renvoi d’un ingénieur qui déplaît aux ouvriers ; tantôt elle appuie des modifications de salaire ; en même temps, le parlement est saisi de la question et, tandis que la grève dure, c’est-à-dire tandis que les deux partis, représentant des intérêts divers, sont aux prises, le meurtre. étant impuni, le ministre de l’intérieur autorise la délibération d’un conseil municipal qui envoie 10,000 francs aux familles des grévistes; ce subside ne paraît pas au gouvernement un acte politique, ni un concours donné à l’une des parties en présence. Non, pour que cet acte ne soit pas une intervention en faveur des grévistes, il suffit que le vote du conseil municipal soit libellé en bons termes, et qu’il porte que c’est un secours donné non aux grévistes, mais à ceux qui souffrent de la grève ; voilà un jeu de mots digne d’illustrer le ministre qui l’a imaginé et qui n’a pas manqué de séduire d’autres conseils municipaux. Le ministre de la guerre a tenu à ne pas se laisser distancer par son collègue de l’intérieur et sa harangue a obtenu un succès européen; il nous a appris que la présence des soldats au milieu des grévistes leur permettait de partager avec leurs frères leur modeste ration, et que, si le nombre des soldats était grand, les grévistes ne devaient pas s’en plaindre puisqu’ils pourraient ainsi partager plus de rations. Jamais pareil langage n’avait été tenu ; jamais on n’avait porté une telle atteinte à la discipline; jamais on n’avait essayé de transformer l’armée nationale en garde nationale.

Le ministre des travaux publics ne pouvait rester en retard vis-à-vis de ses deux collègues ; aussi ne s’est-il pas opposé à un ordre du jour affirmant que les droits de l’état et les intérêts des ouvriers ne sont pas suffisamment sauvegardés par la législation des mines ; cet ordre du jour a été voté à une immense majorité après que le chef du cabinet s’était prononcé en sa faveur. Cette grève n’a différé de celles d’Anzin et de Montceau-les-Mines que pour avoir été souillée par un crime, pour avoir éclaté au milieu d’une crise générale de l’industrie et alors qu’on n’avait pas songé dans les précédentes grèves à faire intervenir l’état, on déclare aujourd’hui qu’il est urgent de modifier la législation des mines qui sacrifie les droits de l’état et les intérêts de l’ouvrier.

Il était difficile de tromper plus grossièrement les ouvriers qu’en leur faisant croire qu’une législation peut leur donner le droit de destituer des ingénieurs et le moyen d’augmenter les salaires lorsque les produits se vendent au-dessous du prix de revient. Si vous croyez par de semblables manifestations réconcilier les divers facteurs de la production, si vous pensez qu’en menaçant les riches vous enrichirez les pauvres, qu’en dénonçant à la haine populaire les chefs d’industrie, vous encouragerez l’esprit d’entreprise et rendrez plus bienveillans les rapports des ouvriers et des patrons, si, surtout, vous croyez vous concilier les suffrages de ceux que vous égarez en leur donnant de fausses espérances, un avenir prochain vous détrompera ! Dans la lutte qui se prépare et que vous aggravez, vous serez également maudits par ceux que vous avez menacés et par ceux que vous avez trompés. Après avoir contribué à les ruiner par une grève dont la prolongation est votre œuvre, vous serez justement accusés par eux et ils vous rendront responsables de leur misère commune ! Au milieu de nos divisions vous avez apporté un nouveau brandon de discorde en soulevant une question qui n’est pas la moins redoutable : la question sociale.

Que va faire pendant ces quatre années de législature la chambre des députés qui a absorbé en elle tous les pouvoirs, et qui n’a plus à compter qu’avec le conseil municipal de Paris? d’abord, cette assemblée représente-t-elle fidèlement le pays? — Ensuite, contient-elle les élémens d’une majorité? — Il semble étrange de poser la première question, car jamais élections ne furent plus libres que celles d’octobre dernier ou, pour parler plus exactement, jamais ministère n’intervint moins dans le scrutin. Eh bien ! je veux essayer d’établir qu’aucune chambre ne représente moins la France et plus exclusivement les partis qui l’agitent Tandis que l’immense majorité de la nation ne veut ni révolution politique ni révolution sociale, tandis que six ou sept millions d’électeurs veulent la société nouvelle telle qu’elle existe depuis le commencement de ce siècle, la chambre issue du suffrage universel compte à peine quelques représentans de ce grand parti national. Comment expliquer cette anomalie? On peut, en compulsant les textes de lois, croire qu’à un jour donné, dix millions de citoyens examinent la situation politique de la France, s’en forment une opinion, expriment sur chaque question à l’ordre du jour un avis, cherchent des mandataires qu’ils connaissent et les choisissent en toute liberté. Quelle illusion! et combien, même sous le suffrage universel, les choses se passent autrement! Laissons là les textes et passons de la théorie à la réalité. Dans les temps ordinaires, quand un grand mouvement d’opinion n’entraîne pas les esprits, quand le pays n’est pas au lendemain de catastrophes, la masse des électeurs, au grand détriment de l’intérêt national, n’intervient point activement dans le scrutin ; ce sont trois ou quatre cents personnes au plus dans chaque département qui rédigent les programmes et qui choisissent les noms des futurs représentans. Quelles sont ces personnes qui font parler le suffrage universel et qui font sortir de l’urne les noms des députés? Il faut les diviser en deux catégories : l’une, la plus désintéressée et de moins en moins nombreuse, se préoccupe surtout de la marche à imprimer aux affaires publiques ; l’autre, qui compte chaque jour plus d’adhérens, fait de la politique sa carrière, elle veut surtout et avant tout, je ne dirai pas le pouvoir, mais les places. Ces politiciens trouvent plus commode de se faire agens électoraux pour arriver aux fonctions publiques que de s’y préparer par de longues études. Ce sont ces cinquante mille personnes qui, actuellement, dirigent le suffrage universel et disposent des sept ou huit millions de voix qui se trouvent dans les urnes. La France abdique en ce moment au profit de ces politiciens, avec la même facilité qu’au lendemain des menaces socialistes de 1848 elle avait abdiqué en faveur de Napoléon III. Comme en 1852, elle a aujourd’hui trop d’abandon et en revanche elle aura trop de colère dans les jours d’épreuve.

Quand il y a un gouvernement, l’administration sert naturellement de cadre aux six ou sept millions de conservateurs qui ont horreur de l’anarchie et de la réaction, qui ne demandent rien au budget, qui n’attendent rien d’une révolution, qui ne comptent que sur leur travail et leur économie pour faire leur modeste fortune, qui ne regrettent pas le passé et redoutent les bouleversemens. Sans aucune pression, sans aucune intimidation, l’administration rallie autour d’elle tous les citoyens amis de l’ordre et d’un sage progrès, tous ceux qui ont formé la clientèle du gouvernement de juillet, de l’empereur Napoléon et de M. Thiers.

Mais dans le temps troublé que nous traversons, les fonctionnaires, abandonnés par le chef de l’état, comprennent qu’il ne leur suffit pas de servir exclusivement l’intérêt public. Ils se voient menacés par les comités électoraux et ils cherchent leur salut dans l’appui qu’ils donnent au parti qui doit triompher dans leur département aux prochaines élections.

Leur situation n’est pas trop difficile quand l’une des deux fractions du parti républicain est assurée d’une forte majorité, mais leur embarras est grand quand les opportunistes et les radicaux ont d’égales chances de succès. Comment ne pas se brouiller avec l’un de ces deux partis et ne pas succomber si on s’est compromis avec celui qui n’a pas eu la majorité? Comment même, si on a été assez bien avisé pour se mettre du côté du plus fort, ne pas être inquiété par celui qui a été vaincu ? Il ne faut pourtant rien exagérer, certaines précautions peuvent, dans la plupart des cas, préserver d’une disgrâce ; dans ce dessein, on doit d’abord être hostile à tous ceux qui, de près ou de loin, tiennent aux anciennes classes ; on doit surtout déployer un grand zèle contre le clergé ; enfin, si on est prudent et si on s’est compromis pour les opportunistes, il est sage de faire savoir aux radicaux qu’en réalité on est avec eux. Car les opportunistes ne seront bientôt plus que des orléanistes déguisés et, par conséquent, les pires ennemis du régime actuel et, aux prochaines élections, ils disparaîtront comme de misérables centre-gauches. A l’heure actuelle, les seuls départemens où les fonctionnaires jouissent d’un repos sans mélange sont ceux dont la députation appartient à la droite. Là, rien de plus simple ; il suffit de priver de ce qu’on est convenu d’appeler les faveurs administratives les conservateurs, c’est-à-dire, la majorité de la population, et, comme les républicains sont en minorité, ils ne sont pas encore divisés. Voyez, au contraire, le sort de ces pauvres préfets, sous-préfets, percepteurs qui habitent des départemens où les dynasties opportunistes et radicales sont aux prises, ils n’ont pas un instant de répit. Des exemples récens ont montré au grand jour ce qui se passe depuis longtemps dans l’ombre des couloirs ; ils ont appris à tous que le pouvoir central, jadis gardien tutélaire de l’intérêt public, avait disparu pour faire place aux plus mesquines tyrannies locales.

Dans cette situation, le grand parti national qui, depuis 1789, compte toujours 6 à 7 millions de citoyens, privé de cadres, s’est divisé; une partie s’est portée à droite pour protester contre la révolution sociale; l’autre est allée à gauche dans la crainte d’une révolution politique, mais ni l’une ni l’autre n’est exactement représentée dans le parlement. Aussi, lorsque la nation, rompant le silence qu’elle garde depuis trop longtemps, signifiera sa volonté, nous assisterons à un lever de rideau qui surprendra bien les observateurs superficiels et qui leur fera croire que la France a changé d’opinion, tandis qu’elle se bornera à parler au lieu de se taire comme aujourd’hui. L’histoire nous a montré, dans ce siècle, plusieurs de ces réveils dans lesquels la nation a repris la place qu’avaient usurpée les politiciens.

Si la chambre actuelle des députés n’est pas l’expression fidèle de l’opinion publique, dispose-t-elle au moins d’une majorité? Les membres du gouvernement et les membres de la commune portés sur la même liste, nommés par les mêmes électeurs, pensent-ils de même sur les principales questions? Ici, éclate dans toute sa beauté le mérite du scrutin de liste. On n’a pas oublié que, pour faire adopter ce nouveau système électoral, on a surtout parlé de la nécessité de n’avoir plus que des députés nommés sur un programme bien défini: les questions de personne devaient disparaître pour faire place aux principes ; voilà la théorie, voilà les déclarations faites en public. Voyons les faits : au 4 octobre, dans presque tous les départemens on rencontrait deux listes républicaines dont les programmes étaient en contradiction sur presque tous les points ; le 18 octobre, il n’y avait plus de programme, il n’y avait plus qu’une liste sur laquelle se rencontraient des noms qui juraient de se trouver ensemble. Ceux qui croiraient que ces résultats ont trompé les prévisions des promoteurs du scrutin de liste commettraient une erreur. Ce mode de scrutin n’a été inventé que pour assurer à un certain parti la majorité aux élections ; pour atteindre ce but, tous les moyens ont paru bons aux opportunistes. On a d’abord, tout en maintenant en droit le suffrage universel, livré en fait l’électeur à la discrétion de l’administration et des comités électoraux ; on a, ensuite, trouvé le moyen de réunir sur une même liste les opportunistes et les radicaux. Sur ces deux points, les promoteurs du scrutin de liste ont pleinement réussi. Sur un seul point leurs prévisions ont été en défaut : ils n’avaient pas compté sur la chute du ministère au lendemain de l’échec de Lang-Son, et ne disposant plus en maîtres de l’administration, ils ont été forcés de faire une part plus large à leurs frères ennemis les radicaux. Sans ce dernier mécompte, ils auraient probablement obtenu un résultat aussi satisfaisant pour eux que celui donné par les récentes modifications apportées à la loi électorale du sénat.

Quoi qu’il en soit, le parti républicain dans la chambre est divisé en deux fractions presque égales ayant des programmes opposés et des agens électoraux qui se combattent dans les départemens. Si on ajoute maintenant les députés de la droite, on trouve une assemblée partagée en trois partis qui comptent à peu près le même nombre de membres. Dans une telle situation, il est impossible de former une majorité capable de résoudre les questions qui s’imposent. Que va donc faire, dans son impuissance, ce parlement? Il va faire des questions, des interpellations et de l’épuration.

On l’a déjà vu à l’œuvre; son travail législatif pourrait presque se résumer en trois interpellations sur la grève de Decazeville, sur les chemins de fer et sur les princes. On a vu l’heureuse influence exercée sur la grève par l’intervention de la chambre; la longue et remarquable discussion sur les tarifs de chemins de fer n’a pu aboutir à aucun résultat, les orateurs qui ont pris part à ce débat le savaient mieux que personne. La question peut s’expliquer en peu de mots : les six grands réseaux français, les seuls qui soient en cause, ont des revenus acquis en vertu de conventions qu’il ne dépend pas de l’une des parties de rompre, et, parmi eux, quatre sont presque désintéressés des tarifs et ont leurs dividendes garantis par les contribuables français ; mais, de même qu’on a cru politique d’affirmer ses sympathies pour les ouvriers de l’Aveyron et de se poser en adversaires des chefs d’industrie, on pense qu’il est populaire d’attaquer les grandes compagnies et ce qu’on est convenu d’appeler la féodalité financière. On se soucie peu de savoir si la fortune mobilière, qu’on menace vainement, n’est pas peut-être plus divisée que la terre, et s’il n’est pas aussi ridicule de parler des hauts barons de la finance, quand il s’agit des porteurs de titres de chemins de fer, que de dénoncer à la haine populaire la propriété foncière parce que, à côté des millions de paysans propriétaires, il y a encore quelques grands domaines. La réalité importe peu ; une seule chose intéresse les politiciens : il faut montrer qu’on est l’adversaire de toutes les forces accumulées par les générations précédentes, de tout ce qui a grandi dans la société actuelle, de toutes les inégalités sociales. On enseigne que la misère du grand nombre a pour cause la fortune de quelques-uns; on pense se faire passer pour un ami du peuple en soulevant les classes les unes contre les autres, et on croit surtout assurer sa réélection. Ces apôtres de l’égalité des conditions devraient se rendre dans les régions où elle règne encore; ils trouveraient réalisé dans l’état sauvage leur idéal de misère commune et d’abrutissement.

Les politiciens qui demandent l’expulsion des princes montrent, par la défiance qu’ils manifestent vis-à-vis de la nation, qu’ils ont le juste sentiment que les populations s’éloignent d’eux. Les descendans des familles qui ont régné sur la France ne paraissaient pas redoutables quand leurs amis détenaient les avenues du pouvoir, quand eux-mêmes exerçaient de grands commandemens dans l’armée, personne ne songeait alors à exiler ces citoyens français parce qu’ils se distinguent de la foule par l’illustration de leurs ancêtres; c’est qu’alors il y avait un gouvernement et des hommes tels que Thiers et Gambetta, dans lesquels le grand nombre avait confiance. Les auteurs de la proposition actuelle ne se trompent pas quand ils pensent que le pays n’attend rien d’eux et que, à cette heure, le morne silence de la nation ne témoigne pas d’un grand enthousiasme pour eux ; ils éprouvent le sentiment qu’avaient, avant 1870, ceux qui maintenaient en exil ces mêmes princes: ils croyaient assurer l’avenir. Ces précautions sont vaines, l’histoire l’a montré bien des fois depuis un siècle. On peut se donner la peine inutile d’expulser tous ceux qui ont quelque crédit auprès du peuple ; on peut même y joindre les généraux et les capitaines ; malgré ces précautions, on ne peut pas exposer impunément un peuple à l’invasion ou à l’anarchie. Vous n’avez qu’un adversaire redoutable, ce sont vos fautes ; hâtez-vous de les réparer, n’attendez pas qu’il soit trop tard.

Si une chambre sans majorité est condamnée à la stérilité législative, elle peut, profitant de la faiblesse du gouvernement, se substituer à lui et intervenir dans le choix du personnel de l’administration. C’est le triste spectacle que nous offre le parlement depuis quelques années. Se figure-t-on ce que doit être le recrutement des fonctionnaires désignés par des hommes que domine la préoccupation électorale? Est-il possible d’admettre que, dans un pays où les choix sont trop souvent dictés par les députés, les besoins du service ne soient pas sacrifiés à des exigences politiques ? Sans doute, les chefs des grandes administrations publiques essaient, souvent avec courage, quelquefois avec succès, de défendre leur personnel, de veiller à son bon recrutement, à son avancement hiérarchique, et on est heureux de reconnaître que, malgré l’intervention funeste du parlement, ils y ont réussi dans une certaine mesure ; on est étonné de trouver encore un grand nombre de fonctionnaires qui ne sont pas de simples agens électoraux. Mais hélas! le mal fait des progrès, les meilleurs agens sont découragés ; on voit de plus en plus les membres des comités électoraux envahir les fonctions publiques; on verra bientôt dans les départemens représentés par des radicaux des fonctionnaires en grand nombre appartenir à cette opinion et dans les autres, les opportunistes dicteront leurs choix ; les radicaux seront de plus en plus exigeans, car le radicalisme c’est l’avenir, et l’opportunisme le passé. Nous aurons ainsi, suivant les régions, des administrations différentes, représentant les nuances du parti républicain; il n’y a que le parti national qui verra le nombre de ses représentans diminuer. Après chaque élection, on changera, suivant les résultats du scrutin, les fonctionnaires afin qu’ils soient en harmonie avec l’opinion du jour et du lieu. Sous un pareil régime, quel fonctionnaire sera assuré du lendemain et pourra compter sur son mérite pour son avancement?

On disait jadis qu’une nomination faisait dix-neuf mécontens et un ingrat; notre temps vaut mieux, chaque nomination politique fait aujourd’hui un heureux et ouvre à dix-neuf agens électoraux la perspective d’avoir prochainement leur part de bonheur; et tandis que l’administration publique s’affaiblit, le monde des politiciens est en fête. C’est une consolation pour la France.

Laissons le triste spectacle qu’offrent les partis, et pour conserver notre foi entière dans l’avenir, portons nos regards sur la nation, sur ces millions de travailleurs qui sont la force de notre pays et l’espoir de tous les patriotes. Y a-t-il dans le monde un peuple plus laborieux et plus économe? Hier encore, répondant à l’appel d’un gouvernement besogneux, ne montrait-il pas sa puissance? Son calme, sa sagesse au milieu des privations qu’il subit et des déclamations qu’il entend, n’autorisent-ils pas à dire qu’il n’est pas de population plus sensée? Ne montrait-il pas récemment son énergie à supporter les fatigues de la guerre, son courage en face de l’ennemi? N’ajoutait-il pas une page glorieuse aux meilleures pages de notre histoire militaire? Ses savans, ses artistes, ses écrivains ne font pas moins de découvertes, ne produisent pas moins de chefs-d’œuvre, ne sont pas moins lus qu’autrefois. Pour mettre en valeur tout ce que la nation renferme de ressources, pour accomplir les réformes, pour donner au monde une idée exacte de la France, il suffirait que ce grand peuple eût le gouvernement qu’il mérite.


HENRI GERMAIN.