L’Etat d’âme d’un moine de l’an 1000 - Le Chroniqueur Raoul Glaber

L’Etat d’âme d’un moine de l’an 1000 - Le Chroniqueur Raoul Glaber
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 600-628).
L’ETAT D’AME
D’UN
MOINE DE L’AN 1000

LE CHRONIQUEUR RAOUL GLABER.

Il y avait, autour de l’an 1000, une légende dont l’élément historique semble aujourd’hui peu solide. Michelet, dans son histoire du moyen âge, a présenté le tableau saisissant des misères qui accablèrent la France sous les premiers Capétiens, à la fin du Xe siècle et au commencement du XIe. La plus aiguë de ces misères fut, selon lui, l’effroi des hommes à l’approche de l’an 1000 de l’incarnation. Le monde crut que le dernier soir de l’année fatale verrait la destruction de toutes choses, la terre et le ciel, l’humanité et l’église sombrant dans une catastrophe apocalyptique. Un écrivain ecclésiastique du temps, Raoul Glaber, dont la chronique est pleine d’épouvante, parut au noble historien l’un des témoins les plus touchans à interroger sur cet âge lugubre. Dans le récit que fait le vieux moine des calamités et des angoisses de son siècle, éclate comme un écho de la prophétie attribuée à Jésus par trois évangélistes : « Quand vous entendrez parler de guerre, prenez garde de ne pas vous troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent, mais ce ne sera pas encore la fin… Il y aura des famines, des pestes, des tremblemens de terre en divers lieux ; mais tout cela ne sera qu’un commencement de douleurs ; il paraîtra des choses effroyables et de grands signes dans le ciel. » Les promesses et les menaces, parfois contradictoires, des livres saints, les espérances et les terreurs de l’Apocalypse, n’ont-elles point, en vérité, hanté l’imagination de Glaber et de ses contemporains ? Il est certain que ceux-ci avaient fondé sur l’Écriture même l’attente de quelque chose de formidable. Mais de récens travaux de critique, le livre de M. Roy sur l’An 1000, les Études de M. Plister sur le règne de Robert le Pieux, ne permettent plus d’accepter sans restriction les vues de Michelet. Quelques paroles inquiétantes des canons d’un concile provincial, en 911, des bruits vagues qui coururent en Lorraine vers 970, la prédication de quelques illuminés suspects d’hérésie, la formule si fréquente dans les chartes de donations, visant le terme prochain du monde, appropinquante mundi termino, sont des symptômes bien indécis en présence de cent cinquante bulles pontificales et des actes de nombreux synodes, qui n’ont rien dit sur le jour suprême. Le concile de Rome qui, en 998, imposa à Robert de France une pénitence de sept années, n’appréhendait point certes que la trompette de l’archange vint soulager le roi capétien des deux tiers de son épreuve. Ni le mystique Otton III, ni Gerbert, le pape de l’an 1000, ne se sont préoccupés de la date terrible. Glaber écrit en son quatrième livre : « On croyait que l’ordre des saisons et les lois des élémens, qui jusqu’alors avaient gouverné le monde, étaient retombés pour toujours dans le chaos, et l’on redoutait la fin du genre humain. » Mais il s’agit ici de la grande famine de l’an 1000 après la Passion, c’est-à-dire de 1033, famine si dure qu’elle justifia les craintes les plus folles. Il faut donc renoncer à un préjugé historique que recommandaient à la fois la tradition et la poésie. L’aspect véritablement tragique de cette époque est ailleurs. « Le monde dissous dans la cendre, » selon l’expression du Dies iræ, c’était sans doute un accident irréparable, mais qui, du moins, donnait la paix éternelle à l’humanité. Un malheur plus grave peut-être était l’éclipse même de l’esprit humain. « David avec la Sibylle » n’avait point prédit ce cataclysme, qui n’eut d’autre théâtre que le fond des consciences, et dont Raoul Glaber a retracé l’histoire, sans se douter qu’il en était l’une des victimes les plus pitoyables. À neuf siècles seulement de distance, il semble loin de notre raison moderne, à perte de vue, dans les brumes du passé, bien au-delà d’Héraclite ou d’Hérodote.

I.

Le personnage s’offre à notre étude de la façon la plus favorable. Il est naïf et franc. Tout ce qu’il raconte, il l’a vu de ses yeux ou bien il l’a ouï dire de témoins très sûrs ; il y croit aussi fermement qu’à la Sainte-Trinité et au démon. Il ne cherche point à faire illusion sur ses propres vertus. Lui qui a vécu dans l’intimité de deux ou trois saints, il ne fut jamais qu’un moine de médiocre ferveur « engendré dans le péché de ses parens, de mœurs irrégulières, d’une conduite plus insupportable qu’il ne peut le dire. » Un sien oncle avait pris, à douze ans, le petit Bourguignon, fort éveillé déjà, gâté par la vie séculière et très têtu, il le revêtit malgré lui du froc monacal. Raoul se confesse avec bonne grâce d’avoir résisté par orgueil à tous ses supérieurs, désobéi aux vieux pères, irrité les frères de son âge, tourmenté les novices; partout où il passait, on respirait dès qu’il était parti. On le chassa de plusieurs couvens : « Grâce à mes connaissances de lettré, j’étais toujours assuré d’un asile. » En effet, à Saint-Germain d’Auxerre, on lui fit restituer les épitaphes des tombeaux rongées par le temps. Mais à peine les inscriptions rétablies, on le pria d’aller plus loin. A Dijon, il fut accueilli par Guillaume, abbé de Saint-Bénigne, qui l’emmena en Italie (1028). Il se fixa enfin, déjà vieux, et, sans doute, apaisé, à Cluny, où il acheva son histoire sous les yeux de l’abbé Odilon. Ce bénédictin aventureux s’endormit dans le Seigneur au milieu du XIe siècle.

Ni ascète ni mystique, impatient de toute discipline, porté à la malice, ami des courses vagabondes, tel fut, en sa moralité générale, le chroniqueur Glaber. Ces irréguliers furent, au moyen âge, la plaie du monachisme. Ils ont fait cruellement souffrir saint Bernard, au XIIe siècle. Les saints n’avaient alors d’autre souci que la réforme perpétuelle des ordres religieux. Mais les saints, même appuyés par les empereurs et les papes, n’étaient pas toujours les plus forts. L’institut de saint Benoît semble fort malade durant les cent cinquante années qui précèdent le pape-moine Grégoire VII. La richesse séculière, l’attrait de la puissance politique, l’ont détaché des vertus cardinales imposées par le fondateur : la prière, l’étude, le travail des mains, la charité. Une abbaye vaut alors autant qu’un comté: l’égoïsme, le népotisme, le mépris du droit d’autrui, toutes les violences féodales, en compagnie des sept péchés capitaux, corrompent les cloîtres les plus illustres, Cluny, Subiaco, le Mont-Cassin. Parfois, un scandale inouï appelle l’attention de la chrétienté. En 936, un jeune moine de Farfa, le plus opulent monastère de Sabine, empoisonne son abbé, il s’empare de la crosse et de l’anneau, se marie et marie tous ses moines. La communauté abandonne le couvent, emportant les vases sacrés et les ornemens sacerdotaux ; elle bâtit des villas, mène joyeuse vie, organise le brigandage sur les routes, et revient chaque dimanche célébrer dans sa vieille église une messe sacrilège. En 947, le comte de Tusculum, sénateur de Rome, réussit à chasser l’abbé prévaricateur. Un nouvel abbé, Dagobert, secondé par des moines venus de Cluny, rétablit la règle pendant cinq années. Mais, un beau soir, il est empoisonné à son tour et la bacchanale monastique reprend de plus belle autour de Farfa. Elle dura jusqu’au règne d’Otton III, à la veille même de l’an 1000.

Jamais, sans doute, notre chroniqueur n’eût consenti à de tels excès. Son tempérament n’était ni d’un révolutionnaire, ni d’un hérésiarque ; il craignait véritablement l’enfer et n’était point capable d’affronter l’apostasie. Il n’a rien dit des désordres de Farfa, mais il dut être heureux d’apprendre que le moine assassin de l’abbé Dagobert, saisi par le remords, avait tenté en vain toute une année de gravir le mont Gargano, au haut duquel les ermites et les thaumaturges conversaient nuit et jour avec les anges. Le pèlerin maudit, arrêté par une main invisible, avait fini par disparaître, emporté par Satan. Une dévotion étroite, une religion triste, suffisaient alors pour sauver d’égaremens trop graves cette multitude de clercs et de cénobites dont l’âme n’était point grande. Dans la biographie qu’il a écrite de saint Guillaume de Dijon, Glaber nous donne, je crois, la mesure juste de son propre christianisme. Il n’a retenu, de l’apostolat de son ami, que de petites vertus, des miracles puérils et les préceptes d’une piété d’ordre inférieur. Chanter au lutrin, sonner les cloches, voilà la grande affaire de Guillaume, au début de sa profession monacale. Il cherche un couvent où il puisse goûter à son aise ces joies faciles. Appelé par le duc Richard à réformer les maisons de Normandie, la nouveauté qu’il semble y apporter, c’est encore la psalmodie liturgique et l’art de lire sur l’antiphonaire. Mais quels livres recommandait-il aux jeunes moines, afin d’ennoblir les longs loisirs de leur solitude? Glaber n’en dit rien, et je crains que Guillaume n’y ait point songé. Il avait, en effet, inventé une méthode de se rapprocher de Dieu, non par la prière personnelle, la méditation libre ou l’élan de l’amour, mais par un moyen presque mécanique, où les lèvres du fidèle avaient plus de part que son cœur : on prononçait un nombre déterminé de fois cinq paroles : Domine, Jesu, Rex pie, Rex clemens, Pie Deus. A cette litanie venaient se joindre, par intervalles réguliers, le Miserere et les Psaumes de la pénitence. Et l’on pensait s’élever ainsi de quelques degrés sur l’échelle vertigineuse du paradis. Rien n’était plus efficace pour de jouer les méchans projets du démon, dont l’austère Guillaume dénonçait sans cesse les signes évidens. Dans l’homélie qu’il prononça à la dédicace de saint Bénigne, il adjura ses ouailles de ne plus se raser la barbe ou se coiffer d’une certaine façon, de ne plus faire de gestes précipités ni jurer en frappant violemment la terre du pied ; c’étaient là, selon l’abbé, de très graves symptômes de possession diabolique.

Les âmes desséchées par la loi aride perdent vite toute douceur. Glaber trouve admirable une parole de son ami au pauvre roi Robert qui pleurait sur son fils mort. « Pourquoi pleurez-vous, lui dit Guillaume, ne savez-vous pas que les rois ont trop de peine à se sauver ? Il vaut mieux que celui-ci soit parti dans sa jeunesse. » — « Le roi et la reine se consolèrent, » ajoute le chroniqueur. Guillaume, simple diacre, s’était brouillé avec l’évêque de Verceil, à qui il refusait le serment imposé aux clercs la veille de l’ordination. Puis, il alla chercher ailleurs l’onction sacerdotale. Quand l’évêque mourut, le moine altier cria bien haut que son ancien père spirituel était damné. Glaber en est lui-même convaincu, et, loin de s’en chagriner, il écrit tranquillement, en forme de moralité : « Tous ceux qui ont nui à Guillaume l’ont payé cher. » L’abbé de saint Bénigne n’épargnait point, à l’occasion, la tête la plus haute de l’église. Il envoya au pape Jean XIX une lettre très dure pour lui reprocher le crime de simonie. « C’est bien assez, disait-il, que Jésus ait été vendu une seule fois pour le salut de l’humanité. » Ce saint, au caractère épineux, représentait alors à merveille l’esprit batailleur du monachisme contre la hiérarchie séculière. Il charma Glaber par son humeur difficile non moins que par la nature de sa vie dévote. Ces deux chrétiens de peu de mansuétude étaient faits pour s’entendre. Mais le zèle des petites pratiques valut à l’abbé Guillaume l’auréole des bienheureux, tandis qu’il n’empêcha jamais, paraît-il, le frère Raoul de pécher par action et par omission contre la règle, le Décalogue et l’Évangile.

La culture de l’esprit fut, chez Glaber, aussi chétive que la conscience religieuse. Le cri de Grégoire de Tours, au VIe siècle: « Malheur à nous, qui avons laissé périr l’étude des lettres ! » revient sans cesse à la mémoire de son lecteur. Que l’on compare au latin de l’évêque de l’ère mérovingienne la langue obscure et incorrecte du chroniqueur, si l’on veut mesurer les progrès de la barbarie aux environs de l’an 1000. Encore la prose de Raoul est-elle vivante et, çà et là, colorée. Une phrase de son livre est demeurée célèbre : « On eût cru que le monde, rejetant son vêtement antique, se parait d’une blanche robe d’églises neuves. » Mais que dire de la laborieuse platitude de ses ïambes et de ses hexamètres ? Il n’a peut-être pas lu, en dehors de ses cahiers de couvent, dix lignes de littérature latine. Il cite une maxime de Térence contre les femmes, mais il ignore qu’elle est de Térence, sicut quidam ait, écrit-il. Il nous informe sur une hérésie fort étrange qui parut, de son temps, à Ravenne. Un certain Vilgaidus « étudiait la grammaire plus assidûment qu’il n’arrive d’ordinaire, à la façon de ces Italiens qui négligent toutes les connaissances pour les lettres; gonflé d’orgueil et de sottise, » il vit une nuit des démons sous la figure de Virgile, d’Horace et de Juvénal, il fut par eux félicité pour le zèle qu’il mettait à lire leurs livres et à les recommander à la postérité; ils lui promirent une gloire semblable à la leur. « Cet homme, trompé par les artifices des démons, se mit donc, avec insolence, à enseigner des doctrines contraires à la sainte loi; selon lui, il fallait croire à toutes les paroles de ces poètes. Il fut jugé et condamné comme hérétique par Pierre, évêque de la ville. On découvrit alors en Italie beaucoup de personnes professant cette croyance pestilentielle : elles périrent par le fer ou par le feu. » Glaber témoigne bien ici de la haine des moines de son temps contre l’antiquité profane. Saint Odon, abbé de Cluny, avait eu l’imprudence, étudiant à Saint-Martin de Tours, d’ouvrir Virgile. Une nuit, il rêva d’un vase magnifique d’où s’élançaient des serpens, c’est-à-dire les doctrines diaboliques du doux poète. Il ne fut plus dès lors que les livres saints, et quand il fut à la tête de la métropole bénédictine de la France, il proscrivit sans pitié tous les auteurs païens de l’éducation de ses novices. Saint Mayeul, l’un des successeurs d’Odon, tendrement vénéré par Glaber, avait lu, à l’école de Lyon, « les anciens philosophes et les mensonges de Virgile ; » devenu abbé, il les frappa d’interdit. Si un ancien lui tombait sous la main, il coupait dans le parchemin tous les passages parlant de l’amour ou des joies terrestres, et ses ciseaux tranchaient « à la façon des ongles. » On contait que Gervin, abbé de Saint-Riquier, séduit par les poètes latins, s’abandonna aux plus tristes désordres, jusqu’au jour où il rejeta avec horreur ces livres criminels, « afin qu’en apprenant les lettres, il n’étranglât pas son âme. » Les clercs errans, qui parurent au XIe siècle, redoublèrent sans doute l’effarement des moines. Ces gais compagnons célébraient en latin élégant la messe du dieu Bacchus, « croyaient à Juvénal plus qu’aux prophètes, lisaient Horace et Virgile au lieu de saint Marc et de saint Paul, » dit un vieux texte. Ils ont relevé la religion de Virgile jusqu’au jour où Dante adorera le poète comme prophète païen du christianisme. L’humble hérésiarque de Ravenne est certainement l’un des premiers affiliés à cette ironique confrérie, et l’un des précurseurs lointains de la renaissance.

Mais le monachisme, après avoir renoncé à la culture antique, jugea que l’ignorance profonde est aussi douce à l’âme que le sommeil l’est au corps ; il laissa dormir dans la poussière des bibliothèques les pères de l’église eux-mêmes et les premiers docteurs du moyen âge, saint Augustin côte à côte avec Scot Érigène. Un moine distingué du Xe siècle, Jean de Vendièvres, retiré à l’abbaye de Gorze, voulut lire le traité de saint Augustin sur la Trinité ; afin de le mieux comprendre, il se proposait d’étudier d’abord la dialectique dans le livre de Porphyre sur les catégories. L’abbé condamna ce beau projet. « La scolastique, disait-il, est inutile. L’Écriture sainte mérite seule qu’on s’y applique, tout le reste n’est que vanité. » Glaber fut de cette école. Sa scolastique, à lui, se trahit par une réminiscence lamentable du premier moteur immobile d’Aristote. « La bonté du Tout-Puissant, dit-il, mobile sans mouvement et immobile avec mouvement. » Sans doute l’historien n’était point tenu de nous découvrir les beautés de sa métaphysique personnelle. Mais comme il prétendait expliquer la suite des choses humaines par des raisons d’ordre surnaturel, au moins devait-il s’attacher en disciple attentif à saint Augustin. S’il est un livre où se manifestait une philosophie de l’histoire semblable à celle qu’il imaginera lui-même dans les rêveries troubles de sa cellule, c’est assurément la Cité de Dieu. L’évêque africain, voyant le naufrage de Rome et de l’empire, croit assister au premier acte du drame entrevu par Daniel, prédit par saint Jean, confirmé par saint Paul, le duel de l’antéchrist et de Jésus, le conflit de l’enfer et du ciel, au bout duquel Dieu lui-même paraîtra vaincu pendant quelques jours. Telle fut, pour Augustin, la crise finale de l’humanité terrestre, le terme auquel devait s’arrêter l’histoire des fils d’Adam. Les persécutions et les apostasies, le triomphe même des impies, les signes funèbres et les fléaux ne seraient alors que la rançon de la paix divine réservée aux martyrs, aux saints et aux bons croyans. Ce terrible dernier acte ne viendrait d’ailleurs qu’à la suite du millénaire, du règne temporel de l’Église et du Christ sur le monde. Le grand docteur calcule la durée des diverses périodes apocalyptiques, et se demande si les quarante-deux mois que durera l’assaut suprême de Satan contre l’Église seront compris dans ces mille années ou en dehors d’elle. Une seule chose lui semble certaine : l’effort de Satan pour anéantir Dieu.

Malheureusement Glaber n’avait point lu la Cité de Dieu ; il en ignora peut-être jusqu’au titre. Un seul écho lui en est arrivé, la division des six époques à partir d’Adam, des six journées du labeur de l’histoire ; la septième, jour du repos éternel, s’ouvrira quand il plaira à Dieu. La notion des sept époques symboliques était restée dans la tradition du moyen âge. Scot Érigène, au IXe siècle, l’avait reprise en la rattachant à la théorie de l’Église future annoncée par saint Jean, l’Église de la communion intime avec Dieu, supérieure à l’Église transitoire de la grâce et de la loi représentée par saint Pierre : cette théorie, déjà esquissée par saint Augustin, fut recueillie dans la conscience des hérésiarques et des mystiques, et reparut à la fin du XIIe siècle avec Amaury de Chartres et Joachim de Flore. Mais les moines du XIe siècle ne s’intéressaient guère aux doctrines prophétiques sur lesquelles avaient disputé les clercs du temps de Charles le Chauve. Glaber est si fort étranger aux vues augustiniennes que, soupçonnant, à propos de l’hérétique Vilgardus, l’invasion très prochaine de Satan en personne dans les affaires de ce monde, c’est de saint Jean seul qu’il s’autorise. « Satan, dit-il, sera bientôt déchaîné, selon la prophétie de Jean, les mille ans étant accomplis. C’est de ces années que nous allons parler. » Et il poursuit sa chronique par le récit des événemens dont l’an 1002 est le point de départ. Il a confondu le millénaire avec la date de l’an 1000. Et je crois que là est l’origine des angoisses vagues qui s’emparèrent des esprits médiocrement éclairés, à l’approche de cette heure ambiguë. Si Glaber et ses confrères avaient lu les commentaires de la Cité de Dieu sur la révélation de Patmos, ils eussent compris que, l’effondrement de l’empire romain étant le prologue obligé du millénaire, c’est-à-dire du régime messianique de dix siècles, il fallait au moins ajouter quatre cents ans à la période dont saint Augustin n’avait point vu lui-même le premier jour. D’ailleurs, en quelle région de la chrétienté, à partir de quel temps ce règne de béatitude s’était-il manifesté, même d’une façon idéale ou symbolique? Certes, les rois, les peuples et les moines pouvaient dormir en paix longtemps encore ; la chaîne qui retient Satan au fond du puits de l’abîme n’était point près de se briser.

Cependant, ni le moyen âge, ni l’Église ne sont responsables du renoncement à toute vie intellectuelle, du dédain des lettres profanes ou sacrées que nous signalons en Glaber. Les écoles créées par Charlemagne étaient toujours florissantes ; on y étudiait les écrivains latins, la grammaire, la dialectique, la musique; c’étaient les écoles épiscopales, tenues par le clergé séculier, auquel se joignaient encore quelques moines studieux et fidèles aux traditions d’Alcuin et de Scot Érigène. La plus célèbre, à la fin du Xe siècle, était l’école de Reims, malgré les désastres que les Normands et les Hongrois avaient infligés à la Champagne. L’école épiscopale de Paris, cent ans plus tard, lorsqu’éclatèrent les grands débats scolastiques, devint la lumière du monde chrétien. Au temps même de la jeunesse de Glaber, le bénédictin Gerbert d’Aurillac dirigeait l’école de Reims. Il y formait l’esprit des écoliers par une double discipline, la logique, pratiquée d’après Aristote, Porphyre, Cicéron et Boëce, et l’exercice de l’éloquence, le commerce des moralistes, des orateurs et des poètes de Rome, Virgile, Térence, Juvénal, Horace, Lucain, dont les noms seuls faisaient pâlir les moines. Écolâtre de Reims, abbé de Robbio, archevêque de Reims, puis de Ravenne, Gerbert écrivait sans cesse à tous les clercs savans de France, d’Italie, d’Allemagne, pour obtenir des manuscrits ou des transcriptions d’auteurs profanes, les livres rares des médecins grecs ou des mathématiciens arabes. La bibliothèque de Robbio contenait tous les écrivains alors connus de l’antiquité, et même un poème que le moyen âge n’aurait entr’ouvert qu’avec effroi ; le de Natura rerum de Lucrèce. Il cultivait sans scrupule les sciences suspectes, l’astronomie et la médecine. Son latin, plus net que celui de saint Augustin, plus nerveux que celui de la plupart des humanistes de la Renaissance, est d’une élégance presque classique. On devine, en lisant la chronique de son disciple le moine Richer, avec quel zèle étaient étudiés autour de Gerbert les historiens tels que Salluste. Et à la façon raisonnable dont Richer raconte l’histoire de son temps, à l’art avec lequel il fait revivre les figures, à la logique de son récit, où se détachent avec clarté de longs épisodes, tels que la réformation d’une église ou d’un monastère, on reconnaît l’éducation généreuse que Gerbert donna par l’exemple de sa vie comme par le gouvernement de son école.

Mais le cloître s’oppose alors à la maison de l’évêque, l’école monastique repousse toute étude qui ne sert point au salut. Les hagiographes de ce temps écrivent volontiers : « Un tel, renonçant aux vanités de la science, s’est fait moine, n Un contemporain de Glaber, le chroniqueur de Novalèse au Mont-Cenis, décrit l’emploi du jour dans les monastères bénédictins; la solitude de la cellule, la psalmodie en commun au chœur, l’audition d’une homélie, le repas silencieux, le retour à la cellule, et la journée est finie. Le moine ajoute que des surveillans rôdent de porte en porte pour épier pendant la nuit les frères qui veillent après la prière du soir. La papauté, tombée alors dans le plus misérable état, asservie aux barons brutaux du Latium, donnait raison aux moines contre les évêques et méprisait les livres. Un concile épiscopal, réuni par les rois capétiens Hugues et Robert, reprocha à Jean XVI son ignorance ; ce pape croyait que Platon et Virgile étaient des sorciers, volant à travers les airs ou plongeant au fond des eaux. Gerbert, disciple des anciens, des rabbins juifs et des docteurs arabes, passa sans peine pour magicien. Glaber consent à lui accorder « un esprit très pénétrant et bien formé aux arts libéraux. » Mais il s’empresse de signaler en lui le génie de l’intrigue et, l’art de faire adroitement sa fortune. Sans doute, lorsque, en 999, l’empereur Otton III éleva l’ancien écolâtre de Reims, son maître, au pontificat, un cri de stupeur courut de cloître en cloître, et plus d’un cénobite relut l’Apocalypse. Ce pape inquiétant n’allait-il point imposer à la fois à l’Église monastique la recherche d’une science maudite et l’observance de la règle? Silvestre II, s’il tenta cette entreprise, dut y renoncer assez vite. Otton, conseillé par lui, raconte Raoul, voulut chasser de Saint-Paul-hors-les-murs quelques moines de mauvaises mœurs, prave degentes, et les remplacer par des chanoines réguliers. Mais l’apôtre apparut de nuit à l’empereur et lui fit une verte réprimande. « Un moine, bien que corrompu, dit le saint, ne peut être rejeté de sa profession ; il doit être jugé par Dieu dans l’ordre même auquel il s’était consacré. » Le pape de l’an 1000 découragé, isolé dans sa métropole encore frémissante de la révolte de Crescentius, reprit donc ses parchemins, son Virgile et ses horloges ; mais, si quelque moine s’égarait en pleine nuit dans la région sinistre du Cœlius, il apercevait, au sommet de la plus haute tour du Latran, un fantôme qui semblait se pencher sur Rome endormie : c’était le vieux Gerbert, observant dans ses miroirs astronomiques les secrets du ciel. Le noir passant, épouvanté, se signait et fuyait à travers les ténèbres. N’avait-il pas surpris le vicaire du Christ en colloque sacrilège avec Satan?


II.

La terreur du démon, tel est, en effet, l’état permanent de ces pauvres âmes dont la raison dépérit, faute de culture, et qui, bornées à la seule théologie, une théologie dépourvue de dialectique, livrées aux songes mélancoliques, souffrent d’une véritable anémie intellectuelle. On leur répète chaque jour que Satan les guette à toute heure, afin de les attirer en quelque piège; on les met en garde contre les séductions de toutes sortes par lesquelles l’ennemi cherche à les perdre : la poésie païenne, la grâce de la nature, l’orgueil de la science, l’attrait du plaisir; la règle elle-même leur fait entendre que, revenir au monde extérieur, converser avec les amis du dehors, c’est encore risquer de tomber en une embûche diabolique ; ils retrouvent la figure du démon aux étranges chapiteaux de leurs églises, au chœur, sous l’appui de leurs stalles; le démon se tapit entre les piliers du portail, il les regarde en grimaçant du haut du clocher; ils savent qu’il se glisse jusqu’à leur cellule, s’assied à leur chevet et leur souffle la tentation ; ils le sentent à leurs côtés ou dans leur conscience, partout, jusque sur les marches de l’autel. A force de songera lui, ils souhaitent de le voir, et le démon ne se fait pas prier : ils le voient face à face et lui parlent. Ils savourent alors les mortelles délices de l’extase infernale. Notre chroniqueur, dont l’âme n’était point très pure, eut souvent affaire au diable. La première fois, il fut plus fort que lui et déjoua sa malice. Un charlatan vendait comme reliques de martyrs des ossemens de morts vulgaires qu’il dérobait dans les cimetières; il changeait de nom en même temps que de province, et opérait surtout dans les contrées de la Maurienne et de la Savoie. Il offrit un jour à saint Guillaume et à plusieurs évêques les fausses reliques de saint Just, pour une église que l’on consacrait à Suse. Il prétendait recevoir chaque nuit la visite d’un ange qui l’enlevait de son lit « sans que sa femme s’en aperçût. » On l’interrogea minutieusement en présence de Glaber, qui flairait quelque damnable supercherie. « Nous vîmes que cet homme n’avait rien d’angélique, mais était un ministre de mensonge. » Les personnes dévotes croyaient à l’authenticité des reliques; les évêques, qui en doutaient, les mirent néanmoins sous la pierre des autels et dans les châsses. La nuit suivante, les moines et les clercs qui veillaient dans l’église eurent une grosse peur. « Des figures monstrueuses, des Éthiopiens tout noirs sortaient de la chapelle où reposaient ces os; ils s’éloignèrent ensuite de l’église. » Les démons battaient en retraite, peut-être chassés par le mépris de notre chroniqueur, qui ajoute gravement : « Je conseille aux malades de se méfier des ruses des démons, dont les formes sont innombrables. On sait qu’ils se rencontrent partout sur la terre, et en particulier dans les fontaines et les arbres. »

Mais le diable devait prendre plus d’une revanche sur le perspicace Raoul. Il avoue avoir eu trois visions, dont la première se compliqua de tentation : car Satan, quand il se montre aux moines ou leur envoie quelqu’un des siens, s’efforce de les dégoûter de la pénitence et du cloître, en leur persuadant de chercher le salut au grand air et tout simplement, sans capuchon ni scapulaire, comme les clercs ou les laïques. Une nuit, au monastère de Saint-Léger, avant matines, « je vis, au pied de mon lit, un petit monstre noir à forme humaine. Il avait, autant que je pus le reconnaître, le cou grêle, la face maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche énorme, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux raides et en désordre, des dents de chien, l’occiput en pointe, la poitrine et le dos en bosse, les vêtemens sordides ; il s’agitait, se démenait furieusement. » Il saisit le bois du lit et le secoua avec violence, grinçant des dents et répétant : « Tu ne resteras pas plus longtemps ici ! » Glaber s’échappa plus mort que vif et courut se jeter sur les degrés de l’autel de saint Benoît, avec force mea culpa. A Saint-Bénigne, le même démon se montra à lui dans le dortoir des frères. C’était au petit jour. Il courait en criant : « Mon bachelier, où est-il ? Où est mon bachelier? » Mais cette fois, il ne chercha point à tenter Raoul ; il faisait la chasse à un novice, nommé Thierri, « d’un caractère très léger, » qui, le lendemain, prit la clé des champs, rejeta l’habit et revint au siècle. Plus tard, touché de repentir, il retourna au couvent. La troisième rencontre de Glaber avec le démon eut lieu à l’abbaye de Moutiers, près d’Auxerre. La cloche achevait de sonner matines, et le chroniqueur, un peu las, somnolent, tardait à se lever; çà et là, dans le dortoir encore ténébreux, d’autres frères, dont la paresse était le péché mignon, dormaient très paisiblement, bercés par le chant de la cloche. A peine les derniers moines dociles à la règle furent-ils sortis, et au moment où Raoul se réveillait, un diable, toujours le même, bondit, tout haletant, en haut de l’escalier et vint s’appuyer au mur de la chambrée monacale, « les mains derrière le dos, » et criant : « c’est moi ! c’est moi qui reste avec ceux qui restent ! » Trois jours plus tard, l’un de ces frères, trop amis du tiède oreiller, s’échappait du couvent et passait six jours avec les séculiers, «partageant leur vie tumultueuse.» Mais il réintégra le cloître le septième jour, qui fut sûrement pour lui le jour du repos.

Quand un moine, chaque soir, en s’endormant, se demande s’il ne sera pas réveillé par un démon couleur de suie, cherchant la perdition d’une âme de bénédictin, le merveilleux lui devient sans peine un élément familier, l’air respirable, en quelque sorte ; la nature et la vie lui sembleraient vides si le miracle ne les pénétrait d’une façon constante. Un manichéisme inconscient, l’action parallèle de Dieu et de Satan, reparait à chacune des pages de Glaber. Les artifices du démon sont d’une invention très variée. Il entre dans un château, sur les pas d’une femme hérétique et suivi d’une troupe de diables en robes noires, à faces horribles ; il s’agit de séduire l’âme d’un écuyer moribond. Il crie au malade : « Me connais-tu, Hugo? Je suis le plus puissant des puissans, le plus riche des riches. Crois en moi et je t’arracherai à la mort, et tu vivras longtemps. » Puis il se vante d’avoir donné la couronne impériale, en Occident, à Conrad le Salique; en Orient, à Michel le Paphlagonien. Un signe de croix, fait par Hugo expirant, suffit pour chasser la bande infernale. Le démon attend les gens sur les ponts, près des monastères; un paroissien passe-t-il pour se rendre à l’office, il voit se dresser devant lui une tour; mais, devinant la présence du malin, il se signe, retourne très vite chez lui et meurt en paix quelques jours plus tard. Près du château de Joigny, trois années durant, il pleut des pierres de toutes grandeurs dans la maison d’un gentilhomme nommé Arlebaud ; bornes des champs ou des chemins, pierres arrachées à des édifices éloignés, l’averse miraculeuse ne s’arrêtait plus et s’amoncelait sans jamais blesser personne. Ce prodige eut une suite mauvaise, plus de trente années de querelles et de meurtres dans la famille d’Arlebaud. Le démon est, en effet, volontiers prophète de malheurs. Un prêtre, qui vivait au château de Tonnerre, s’étant mis à sa fenêtre un dimanche soir, avant le souper, vit venir du nord et tourner au couchant une multitude de chevaliers qui semblaient courir au combat ; tout à coup ils disparurent, comme une fumée légère, et « le bon prêtre, frappé de terreur, se mit à pleurer. » Nous ne savons s’il eut le courage de souper ce soir-là, mais il mourut la même année. Or, l’année d’après, Henri, fils du roi Robert, assiégea le château et y fit un massacre. Un dragon de feu paraît-il au ciel, quelques mois plus tard Robert met la Bourgogne à feu et à sang. Les miracles consolans, que Dieu permet, sont assez fréquens. Un jeune moine, « d’âme très douce, » priant seul un matin de dimanche dans l’église rayonnante de soleil, vit entrer au chœur, sans bruit, des clercs vêtus d’aubes blanches et de dalmatiques de pourpre; un évêque, la croix à la main, les précédait; il monta à l’autel de saint Maurice, martyr, et commença de chanter la messe du jour. Le moine leur demanda qui ils étaient et d’où ils venaient; ils lui répondirent qu’ils étaient morts pour la défense de la foi catholique et qu’ils s’en allaient, à petites journées, au paradis, à travers les champs tout en fleurs. Après le Pater, l’évêque envoya l’un de ses diacres au frère pour lui donner le baiser de paix. Le jeune moine se leva pour suivre ces pèlerins bienheureux, mais déjà ils s’étaient évanouis, et l’église était vide. Cinq mois plus tard, à la suite d’une nouvelle vision où la Vierge lui avait annoncé sa fin prochaine, le frère mourait à l’heure du soleil couchant. Il arrive aussi qu’un miracle orthodoxe est le présage des plus grands malheurs. En 988, à Orléans, dans l’abbaye des Pucelles, un crucifix pleura comme avait pleuré Jésus sur la ruine future de Jérusalem. Puis, une nuit, les gardiens de la cathédrale, en ouvrant la porte de leur église vers l’heure de matines, virent entrer un loup qui alla à la corde de la cloche, la prit dans ses mâchoires et sonna l’office à toute volée. A force de cris et de coups, on chassa l’étrange sacristain. Quelques mois après, Orléans était en flammes, les églises brûlaient, avec les maisons des bourgeois. « Personne ne doute, dit Glaber, que ce désastre n’ait été prédit par les deux prodiges que je viens de raconter. »

Le moyen âge, enivré de surnaturel, appliqua à la vue des choses une optique intellectuelle très singulière. La préoccupation du miracle, l’ignorance de toute loi expérimentale, la recherche malsaine du mystère, cette croyance que l’objet atteint par les sens est une figure ou un signe, une menace ou une promesse, que le visible vaut seulement par la portion d’invisible qu’il recouvre d’un voile épais pour le vulgaire, transparent aux yeux des docteurs ou des saints, tous ces excès de l’idéalisme faussèrent alors l’instrument de la connaissance, et l’effet de cette perversion se montra dans l’abus que les maîtres les plus subtils de la scolastique, de la poésie et de l’art firent du symbole. De Scot Erigène à Duns Scot, il fut entendu que la nature et l’esprit humain sont un chiffre hiératique, les êtres vivans des ombres d’êtres, les phénomènes visibles des symptômes de vies et de volontés occultes, que la parole qui nomme un objet individuel ne répond à rien de réel, que le mot abstrait, qui ne désigne aucun individu, exprime seul la réalité en toute sa plénitude. Le plus grand labeur de la science fut donc l’exégèse de toute chose et de toute pensée étudiées non point en elles-mêmes, mais en vue de la vérité qu’elles enveloppent et font pressentir. La marche de l’esprit fut non en ligne droite, mais en spirale. C’est par un détour que le moyen âge s’efforce de surprendre le secret que cache toute apparence. De là les plus étonnantes inventions, des idées mortes depuis des siècles tout à coup ranimées, par exemple la superstition des nombres mystiques, oubliée depuis Pythagore ; de là l’aberration de toutes les sciences de la nature : alchimie, astrologie, médecine. Le symbolisme, consacré par les théologiens, disciplina l’entendement tout entier ; il s’imposa à l’architecture et à la sculpture ; il traça les caractères d’une langue étrange sur la face des églises, aux mosaïques des basiliques byzantines, autour des chapiteaux romans, à travers les broderies des cathédrales gothiques. Il fut même assez fécond pour produire un art nouveau, l’art héraldique. Il a inspiré chez nous le Roman de la Rose, il a valu à nos voisins la Vita nuova et la Divine Comédie. Dès les premiers tercets de l’Enfer, Dante se voit arrêter, au milieu du sentier indécis de sa vie, par trois bêtes fauves : le lion, la panthère et la louve, détachées du blason féodal de la France, de Florence et de Rome, l’orgueil, l’envie et l’avarice. On retrouverait le symbolisme dans les chants d’amour des Provençaux, dans les lettres de sainte Catherine et les sermons de Savonarole, et je crois qu’il a gâté plus d’un sonnet de Pétrarque.

Raoul Glaber ne pouvait échapper à la condition intellectuelle de son temps : — « Pour nous, chrétiens, dit-il, tout est figure. » — Les premières pages de son livre, intitulées : De la Divine quaternité annonçaient une méthode historique assez extraordinaire. Les quaternités, chiffre sacré, sont, pour les pères grecs, une sorte de loi ou de rythme des choses célestes comme des événemens terrestres ; l’esprit qui veut aborder les hautes spéculations doit commencer par approfondir « leurs influences réciproques. » Et notre moine d’énumérer les quatre évangiles, les quatre vertus cardinales, les quatre sens (le toucher, qui ferait cinq, est écarté par lui dédaigneusement) ; les quatre élémens. Les réalités sensibles sont ici des symboles parfois bien compliqués : le feu répond à la prudence « qui s’élève comme lui, » la terre à la justice ; l’évangile de saint Mathieu contient la figure mystique de la terre et de la justice, puisqu’il explique plus clairement que les autres la substance corporelle du Christ incarné ; la vue et l’ouïe signifient l’intelligence, l’éther et le feu. Puis nous apprenons que le fleuve qui sort de l’Éden se partage en quatre rivières, figures des vertus cardinales; celles-ci sont exprimées encore par les quatre époques du monde, les âges d’Abel, d’Abraham, de Moïse et de Jésus. Il est heureux pour Glaber que la chronique de la chrétienté, au moment où il l’aborde, ne lui montre que deux groupes considérables de faits auxquels se rattachent les destinées de l’Occident : en France, la fin de la dynastie carolingienne et l’entrée en scène des Capétiens, en Allemagne, la constitution de l’empire des Ottons. La divine quaternité, qui menaçait de tout brouiller, est brusquement délaissée par Raoul; il se livre, sans se préoccuper plus longtemps des fleuves du paradis terrestre, à la contemplation de l’histoire. Mais en cet esprit monacal, troublé sans cesse par la fièvre propre aux illuminés, l’histoire elle-même s’imprime non comme une suite de notions acquises par la réflexion, mais comme une série de visions tristes répondant à l’aspect et à la marche des choses extérieures. Aux misères d’un siècle affreux il devait ajouter l’effarement de son imagination et l’angoisse de son cœur, et l’histoire qu’il nous raconte apparaît comme l’évocation d’un mauvais rêve.


III.

La sensation qu’il en reçoit ressemble beaucoup à l’émotion de quelque fidèle du XIIe siècle assistant aux premiers essais du drame sacré. Pareil à la scène des vieux Mystères dressée dans l’ombre des cathédrales, le théâtre de sa chronique est à trois étages, le paradis, la terre et l’enfer, et la moralité de la représentation qu’il nous rend est dans la mesure d’obéissance que les personnages, princes, évêques, papes, moines ou docteurs, accordent soit à Dieu et à ses anges, soit à Satan et à ses démons. Il arrange ainsi l’histoire d’après une poétique de théologien. Gerbert, écrivant au pape Jean XIV, avait dit un mot remarquable pour le Xe siècle : — « Dans les choses de l’action, l’humanité tient le premier rôle, la divinité ne vient qu’après ; dans la spéculation pure, c’est Dieu qui est le premier. » — Glaber prend tout à rebours la doctrine de Silvestre II : ses acteurs humains, alors même qu’ils mènent en apparence et bouleversent les affaires terrestres, ne sont que de modestes figurans; les vrais héros du drame, ce sont les puissances du bien et du mal, « les esprits malins » qui se disputent l’humanité depuis les jours du paradis terrestre. C’est pourquoi Glaber n’aperçoit point les grands ensembles historiques ; la portée et la continuité de l’œuvre des hommes demeurent en dehors du champ de sa vision ; trop attentif aux symptômes qui marquent l’intervention des êtres de l’autre monde, il néglige d’observer les passions, les intérêts ou les calculs qui sont le ressort de l’histoire ; les caractères individuels que retraçait jadis, d’une façon si dramatique, Grégoire de Tours, ne l’intéressent point ; les raisons d’être de la communauté politique lui échappent ; il n’a la notion claire ni de la chrétienté, ni de l’Empire; le patronage parfois très lourd des empereurs saxons sur les papes les plus étranges que l’Église ait connus n’arrête point sa réflexion plus que les querelles des comtes d’Anjou contre la maison de Blois ou la conquête de la Bourgogne par les Capétiens. Il ne se soucie même pas de précision géographique : il confond, sans fausse honte, la Lorraine avec le pays des Grisons ou la Bavière. Il compose comme peignaient les primitifs : pour lui, toute chose est au premier plan ; il reproduit les faits secondaires avec un détail aussi minutieux que les événemens les plus graves. A peine a-t-il commencé l’histoire d’Otton Ier et des invasions sarrasines en Europe, qu’il se détourne pour nous conter la mésaventure « du bienheureux père Mayeul, » qui, revenant d’Italie, fut arrêté au passage des Alpes par une bande de ces païens. Le saint moine faillit mourir de faim ; il eut la douleur de voir un de ces mécréans marcher sur sa bible; mais Dieu voulut que les compagnons de l’impie, pris d’un accès de fureur, lui coupassent le pied. Cette édifiante histoire permet à Raoul de sauter brusquement au règne d’Otton II. Plus loin, à propos d’une baleine qui passa au large de Dieppe et effraya les riverains, il se rappelle la légende de saint Brandan. Le moine irlandais, naviguant d’île en île avec ses frères, campa un soir sur le dos d’un monstre marin ; après souper, comme les pèlerins dormaient, la bête énorme s’ébranla et prit sa route vers l’Orient. Saint Brandan rassura son monde en se félicitant d’avoir trouvé un navire marchant sans voiles ni rames, et les doux cénobites allaient ainsi, sur une mer d’azur, en chantant des psaumes. Un jour, ils touchèrent à une île merveilleuse, ombragée d’arbres immenses et tout remplis d’oiseaux multicolores : il y avait des moutiers dans l’île, où tous les moines étaient des saints. Les joies que goûta Brandan en ce lieu furent si suaves que Glaber ne peut s’empêcher d’en fixer complaisamment le souvenir, tel qu’une miniature de missel, entre la fondation de la dynastie des Capets et les guerres qui désolèrent le Danemark, au temps du roi Malcolm, un demi-siècle avant le roi Macbeth.

Mais à travers tant de pieuses digressions, on démêle sans peine la théorie historique de Raoul, doctrine pessimiste inspirée par une théologie décourageante. Pour lui, le péché d’Adam explique et justifie l’histoire sanglante du genre humain. Malgré les prophètes et les miracles, malgré la rédemption et l’œuvre des saints que Dieu suscite parmi les hommes, le monde n’est qu’à moitié guéri de l’aveuglement dont la première faute fut la cause. En vain, Dieu donne aux peuples les grands hommes qui sont à la fois rois et apôtres, tels que Charlemagne et Louis le Pieux. Le monde demeure pervers et le bras de Dieu doit s’appesantir pour accomplir la sentence prononcée sur le berceau de l’humanité. Tantôt il enlève d’un seul coup de filet aux nations les principaux de leurs pasteurs, le pape Jean XV, Hugues de Toscane, Eudes de Blois, Herbert de Troyes, Richard de Normandie, Guillaume de Poitiers, et, en même temps, les évêques les plus vénérables, les moines les meilleurs. Tantôt il châtie les pères dans leurs enfans, fait mourir en pleine jeunesse Hugues, fils aîné du roi Robert, rebelle à l’Église, Eudes II, comte de Blois, petit-fils de ce Thibaut le Tricheur, qui avait attiré dans un abominable guet-apens Guillaume, duc de Rouen. Le Dieu de Glaber poursuit jusqu’à la troisième et la quatrième génération le crime des aïeux, il fait même payer très cher aux sujets les dettes de leurs maîtres; la guerre implacable, éternelle, les campagnes brûlées, les villes massacrées, l’invasion des Barbares féroces, Hongrois, Sarrasins ou Normands qui démolissent les églises et poussent devant leurs chevaux, pêle-mêle, le bétail des vaincus et la foule des prisonniers, telle est la rançon qu’il exige pour les péchés mortels des princes. Rainard, comte de Sens, était passé au judaïsme et avait pris le titre de roi des Juifs. Le roi s’empara de Sens en 1016, et ses gens, après avoir égorgé la majorité des habitans, mirent le feu à la pauvre ville : « Ce fut un désastre énorme, dit Glaber, mais les scélérats l’avaient bien mérité, pro merentibus flagitiis. »

Le « Père qui est aux cieux » ne ménage pas, d’ailleurs, à ses enfans les avertissemens et les menaces. Il emploie la nature, les phénomènes inattendus de la terre, les signes des astres, comme présages de sa colère. Tous les fléaux qui affligèrent la France sous le règne de Robert « ont été annoncés avec certitude par les élémens. » Le Vésuve vomit du soufre et lance des pierres à plus de trois milles, et l’incendie ravage tout aussitôt les villes d’Italie et de France, s’attaque même à Saint-Pierre de Rome. Une comète qui s’évanouit à chaque aurore « au premier chant du coq » précède de quelques jours l’incendie de l’église du Mont-Saint-Michel. Le 29 juin 1033, le soleil s’éclipsa et devint couleur de safran : « Les hommes, en se regardant les uns les autres, se voyaient pâles comme des morts ; tous les objets en plein air prirent une teinte livide. La stupeur remplit alors tous les cœurs : on s’attendait à quelque catastrophe générale de l’humanité : « Le même jour, en effet, à Rome, les barons romains tentaient d’assassiner le pape à Saint-Pierre. Six années plus tard, nouvelle éclipse, et mort de l’empereur Conrad le Salique. En 1046, le 8 novembre, éclipse de lune qui « paraît couverte de sang noir, » et, le même mois, chute d’un bolide lumineux : quelque temps après, guerre entre le roi Henri et les fils du comte de Bois. Un soir, Widon, archevêque de Reims, qui était moins bon astronome que son prédécesseur Gerbert, aperçut une étoile très brillante, qui s’agitait violemment de haut en bas, prête à se détacher du ciel et à écraser la terre. « Tous ces prodiges, conclut notre historien, tendaient à ramener les hommes à une vie meilleure par la voie de la pénitence. »

Mais le soleil, la lune et les étoiles ne sont qu’un médiocre épouvantail dont la vanité se montre au bout de quelques heures. La peste et la famine, voilà les vrais archanges que Dieu charge du soin de servir dignement sa colère. Le moine de l’an 1000 les a vus fondre plus d’une fois, semant la mort sur les cités et les campagnes. En 994, le mal des ardens brûle les membres et les détache du corps; en une seule nuit, il a dévoré le malade. Le même fléau reparaît un demi-siècle plus tard, frappant sur les grands comme sur le petit monde; « bien des gens restèrent mutilés pour l’exemple des générations à venir. » Vers la fin du Xe siècle, la lamine sévit cinq ans sur l’Europe centrale : on mange les bêtes immondes et les reptiles, on touche même à la chair des morts. Vers 1033, c’est une calamité inouïe : les peuples meurent de faim en Orient, en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre. Durant trois années, la pluie tombe avec une abondance si continue qu’il n’est plus possible de semer ou de moissonner. Au temps de la récolte, on ne trouve sur les sillons que l’ivraie et les herbes des marécages. Une mesure de blé, jetée en terre, rapporte à peine une poignée de grains : — « C’était, dit Raoul, le châtiment de l’insolence des hommes. Les riches et les bourgeois, allâmes, pâlirent comme les pauvres et la violence des grands céda devant la misère commune. » Quand on eut mangé les bêtes et les oiseaux, les herbes des ruisseaux, les racines des arbres, l’argile mêlée au son, on s’en prit aux cadavres, « mais tout était vain, car il n’est d’autre refuge contre la vengeance de Dieu que Dieu même. » Le voyageur était assailli sur le chemin par des cannibales ; les misérables qui fuyaient leur province, s’ils demandaient un abri dans quelque masure isolée, étaient assassinés la nuit par leurs hôtes. Des enfans furent attirés dans les bois par l’offre d’un fruit ou d’un œuf et dévorés. Un homme apporta au marché de Tournon de la chair humaine cuite et préparée comme de la viande de pourceau. Il fut arrêté, garrotté et brûlé. « Un autre alla dérober pendant la nuit cette chair qu’on avait enfouie ; il la mangea et fut brûlé. » Dans la forêt de Mâcon, près d’une église dédiée à saint Jean, perdue au fond des halliers, un assassin avait construit une cabane où il égorgeait les passans et les pèlerins. Un jour, un voyageur, accompagné de sa femme, entre dans la cabane pour s’y reposer; il aperçoit dans un coin des têtes d’hommes, de femmes et d’enfans. Il se lève pour fuir, mais l’hôte l’arrête et prétend le garder. La crainte de la mort double les forces du malencontreux visiteur, il se sauve avec sa femme et dénonce la découverte au comte et au peuple. On envoie des soldats à l’hôtellerie sanglante : ils y comptent quarante-huit têtes humaines. L’assassin est traîné à la ville, attaché à une poutre de grenier et brûlé vif. Glaber a vu l’endroit et les cendres de la maison qui servit de bûcher.

Les affamés mouraient en poussant un cri très faible, « comme la plainte d’un oiseau qui expire. » On enterrait dans les carrefours des villes, dans les fossés des champs; puis, les morts devenant trop nombreux, on abandonna les cadavres par monceaux; alors des bandes de loups accoururent pour s’en repaître. Quelques bons chrétiens se dévouèrent, et creusèrent des charniers, où l’on jeta les corps au hasard, nus, sans prières. Le long des routes, au bord des champs couverts de ronces, les émigrans tombaient seuls et expiraient. Les églises donnèrent leurs trésors et leurs vases sacrés pour soulager les pauvres. Mais souvent la première bouchée de pain ou même l’effort nécessaire pour la porter à la bouche était mortel : les infortunés rendaient le souffle entre les bras des abbés ou des évêques qui avaient tenté de les ranimer. Enfin, Dieu eut pitié : le soleil reparut au ciel et la nature se montra maternelle. Les évêques et les grands ouvrirent des conciles dans toutes les provinces de France, et, tandis que le blé fleurissait sur les sillons, de longues processions de fidèles ou de pénitens suivirent à travers le royaume les reliques des saints. L’Église rétablit la discipline chrétienne, multiplia les privilèges de l’asile, pourvut à la bonne police des villes, consacra la trêve de Dieu, rapprocha pour quelques jours par la charité les cœurs éprouvés par de communes souffrances. A la vue des guérisons miraculeuses accomplies dans les monastères, les évêques levaient leurs bâtons vers le ciel et criaient aux foules prosternées sur les reliquaires le mot qui renferme toute consolation et toute espérance. « Paix ! paix! paix! » Le moyen âge a poussé bien des fois ce cri, comme un appel de naufragé dans la nuit, comme une protestation contre la violence de ses maîtres. Ce jour-là, c’était une parole d’allégresse, « le signe, dit Glaber, de l’alliance éternelle que le monde venait de contracter avec Dieu. »


IV.

Alliance d’un jour, alliance d’une heure : le monde à peine converti oublie les vœux formés dans l’angoisse de la famine. Les grands, comtes, évêques, abbés, revinrent à leur avarice, à la vie de rapines ; les bourgeois et les petits, gâtés par l’exemple des seigneurs, se jetèrent dans les pires excès. « Jamais on n’entendit parler d’autant d’incestes, d’adultères, d’unions illicites, d’une telle émulation pour le crime. » L’Église elle-même prit à tâche de justifier le mot du prophète : « Alors le prêtre sera comme le peuple. » Satan rentrait sur la scène et reprenait le premier rôle; Dieu, impuissant, semblait abdiquer. Jamais, d’ailleurs, dans le mystère historique de Glaber, l’infernal personnage ne consent à désarmer. Quand la tempête des colères divines s’est apaisée, il reparaît toujours, à peine atteint par l’orage, ironique et très calme. Par l’hérésie et la simonie, ses deux œuvres de prédilection, il continue opiniâtrement de miner l’édifice entier du christianisme.

L’hérésie, la prédication d’une religion de mensonge, déconcertait les contemporains du chroniqueur d’une façon extraordinaire. Voilà des moines dont la raison est inerte, qui assistent à la révolte renaissante de la raison contre la foi et la discipline traditionnelles. Les hérésiarques des premiers siècles avaient paru dans un temps où la vie rationnelle était encore très puissante ; ils s’étaient trouvés en face des pères platoniciens, qu’aucune subtilité de la vieille dialectique ne pouvait embarrasser : l’Église avait longuement lutté contre Arius par le raisonnement; elle avait su garder, aux heures les plus difficiles de la bataille, une superbe sérénité. Plus tard, à l’époque d’Abélard, de Bérenger de Tours, d’Amaury, des Albigeois et des averroïstes, l’Église opposera tranquillement ses docteurs aux dissidens du christianisme ; et les docteurs, saint Thomas comme saint Bernard, s’appuieront avec une inébranlable confiance à l’École œcuménique de Paris, trésor et arsenal des bonnes doctrines. Enfin quelques grands papes, à partir de Grégoire VII, auront repris d’une main souveraine le gouvernement doctrinal de la chrétienté, et le sanctuaire, défendu par l’évêque de Rome et les scolastiques, ne connaîtra plus que de légères alarmes, jusqu’aux jours révolutionnaires de la réforme allemande. Mais les hommes de l’an 1000 n’avaient, pour se rassurer contre les faux prophètes, ni les pères, ni les docteurs, ni une papauté auguste, ni l’art de la dialectique, ni la science de l’exégèse. Dans une doctrine nouvelle, ils ne savaient démêler ni les origines philosophiques, ni la tradition historique, ni le sens politique. Elles leur paraissaient toutes égales en perversité ; une violation de la discipline religieuse leur semblait aussi damnable que la négation de la Trinité ou de la création. N’avait-on pas, au IXe siècle, arraché à son sépulcre et jugé, selon une procédure effroyable, le pape Formose, la chape sur les épaules et la mitre au front? Or, Formose, étant évêque, avait simplement manqué à certaines règles d’obéissance hiérarchique. On retira de sa main glacée l’anneau pontifical, et, sous les yeux des prêtres et du peuple, on le jeta au Tibre, lui qui, chef de l’Église, avait cependant condamné Photius. Qu’un illuminé, Leutardus, à qui le diable s’est révélé dans le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, prêche aux paysans de sa province que les prophètes se sont parfois trompés et qu’il est bon de ne plus payer la dîme féodale, Glaber le dénonce à la chrétienté côte à côte avec Vilgardus, l’humaniste de Ravenne. D’ailleurs, l’évangile de Leutardus, où se cachait un vague instinct de jacquerie, n’alla pas bien loin. Le pauvre homme, excommunié par son évêque, se jeta dans un puits.

Une hérésie beaucoup plus grave éclata dans la cathédrale d’Orléans en 1022. « Une femme possédée par le diable, diabolo plena, l’avait apportée d’Italie en France. » Elle fut acceptée par plusieurs chanoines de Sainte-Croix, qui la propagèrent dans la ville et les environs. Le chroniqueur ne nous donne point d’informations claires sur cette doctrine. Il est peu probable que le catharisme pur, celui des futurs Albigeois, dont les premières chapelles ne se montrent en Lombardie que vers 1035, ait pu passer de la péninsule dans la France centrale dès le commencement du XIe siècle. Des germes flottans du vieux manichéisme asiatique, toujours vivaces, recueillis alors par quelques consciences inquiètes, ont dû se développer çà et là, d’une façon spontanée : il y avait de ces cathares autochtones en Champagne, antérieurement même à l’an 1000, et la profession de foi de Gerbert, pour son intronisation au siège de Reims, vise certainement la plus originale de ces doctrines manichéennes, l’éternité du principe du mal, le diable coéternel à Dieu. Les clercs d’Orléans rejetaient, selon Raoul, la trinité des personnes dans l’unité de Dieu, ils professaient l’éternité du monde. Les actes des conciles d’Orléans et d’Arras, et les Miracles de saint Benoît nous en apprennent plus long : le baptême, l’Eucharistie, la sainte Vierge, le culte des saints, la hiérarchie sacerdotale, la liturgie, l’encens et les cloches, aucune croyance, aucune pratique chrétienne n’était épargnée. C’était une théorie toute négative, plus semblable peut-être à l’hérésie vaudoise qu’au catharisme même, rationaliste plutôt encore que théologique. Deux lignes de Glaber me paraissent ici tort curieuses : « Ils proclamèrent, par leurs détestables aboiemens de chiens, l’hérésie d’Épicure ; ils ne croyaient plus à la punition des crimes, à la récompense éternelle des œuvres de piété. » Si l’épicurisme vint du dehors à ces chanoines d’Orléans, dans les replis d’un manteau de femme, ce fut certainement d’Italie. La secte, recrutée parmi les lettrés, les incrédules, les partisans de l’Empire, les ennemis du pape, est signalée sans cesse au cours du moyen âge italien ; Florence en était la métropole. Au temps des grandes luttes entre guelfes et gibelins, sous les Hohenstauffen et jusqu’à Boniface VIII, l’épicurisme fut une doctrine militante, accident que n’avait point prévu Épicure ; les Farinata et les Cavalcanti bataillaient contre l’Église en se moquant de l’enfer, en poussant même, s’il faut en croire Benvenuto d’Imola, jusqu’à l’athéisme extrême. Épicuriens ou manichéens, les hérétiques d’Orléans provoquèrent un horrible scandale. Un ancien confesseur du roi, Étienne, des femmes, des nonnes, embrassaient la nouvelle religion. Le peuple grondait sourdement et inventait sur les dissidens les calomnies abominables imaginées jadis par les païens contre les premiers chrétiens. Robert et la reine Constance vinrent en personne à Orléans présider au concile épiscopal chargé de juger les apostats. La séance dura neuf heures, dans la cathédrale. Aucun des inculpés ne renia sa foi. Comme l’émeute marchait sur Sainte-Croix, la reine vint se placer devant le portail, afin de contenir la foule. Lorsque les clercs, dégradés de la dignité ecclésiastique, sortirent de l’église, Constance frappa Étienne de son bâton et lui creva un œil. La répression de l’hérésie fut atroce. Le jour des Innocens, quatorze personnes, prêtres et laïques, furent brûlées à une des portes d’Orléans. Ce fut le premier bûcher français, et l’honneur en revient à Robert le Pieux. Le même jour, un ancien chantre de Sainte-Croix, Théodat, mort depuis trois ans, et qui passait pour un saint, fut déterré par l’ordre de l’évêque et jeté à la voirie. Glaber prétend que, du milieu des flammes, les condamnés crièrent pitié, abjurèrent « les artifices du démon » et confessèrent leur erreur. Mais il était trop tard, et le chroniqueur n’a que du dédain pour cette contrition in extremis. « Le châtiment de ces insensés, dit-il, fit briller avec plus d’éclat que jamais, dans le monde, la vénérable foi catholique. »

Brûler des chanoines et des bourgeois, l’œuvre était facile. On y revint souvent, car le moyen âge crut qu’à force d’allumer des brasiers sous les pieds des hérétiques, il réduirait en cendres Satan lui-même. Cet espoir fut cruellement déçu. Le tentateur pénètre, à l’heure où nous sommes, dans l’Église comme en une ville prise d’assaut. Glaber a vécu aux plus mauvais jours de la chrétienté latine. L’admirable accord entre les évêques et le pontife romain, qui avait rendu l’Église si forte aux époques barbares, est de tous côtés rompu. L’épiscopat des Gaules se lève tout entier contre Jean XVIII, qui, après avoir absous à prix d’or un brigand, Foulques d’Anjou, lui a permis d’édifier la basilique de Loche et de faire, à l’aide d’un monceau de pierres, sa paix avec Dieu. L’archevêque de Tours, à qui Foulques avait volé ses terres et ses serfs, refusa de consacrer l’église tant que le comte n’aurait pas rendu le fruit de ses rapines ; tous les prélats s’unirent à leur confrère « pour détester l’impudence de l’homme qui, maître du siège apostolique, violait ainsi les canons des saints apôtres. » Malheureusement, de leur côté, les évêques pratiquent une simonie insolente. Le mal est si général et si profond, aux environs de l’an 1000, que Raoul compose une homélie en forme « contre les prélats coupables de gains illicites. » Il dénonce la complicité des princes dans le choix des chefs de l’Église, montre tous les degrés de la hiérarchie atteints par l’orgueil et l’avarice, et le peuple, perverti par ses pasteurs, plus enfoncé que jamais dans la fange des péchés capitaux. Quant aux moines, s’ils laissent la règle se relâcher, la faute n’en est-elle pas aux abbés qui, les premiers, ont trahi la règle ? Les vendeurs de choses saintes ne se tiennent plus sous les portiques du temple, mais près du tabernacle, et changent en comptoir d’usurier l’autel du Dieu vivant. La France, l’Allemagne, l’Italie gémissent sous un épiscopat indigne. L’empereur Henri III, s’emparant du rôle que la papauté déserte, convoque les évêques de l’empire, menace les simoniaques de la déposition et rappelle à tous la parole évangélique : « Rendez gratuitement ce que vous avez reçu pour rien. » À Lyon, l’archevêque étant mort, son neveu, l’évêque d’Aoste, s’empare du siège vacant, qu’il déshonore tout aussitôt par sa conduite ; les soldats de l’empereur le chassent de son église comme un voleur de grands chemins. Et déjà un comte de la région avait intronisé archevêque de Lyon son tout jeune fils, puerulum ; la ville se soulève et chasse de la métropole des Gaules ce prélat ridicule. Le pape, alors, nomme l’abbé de Cluny ; mais l’abbé, par humilité, refuse de prendre possession du diocèse. Enfin le roi Henri, plus heureux, met la main sur un archidiacre de Langres, un saint homme, qui accepte la crosse et l’anneau et rend la paix au troupeau effaré par les aventures de ses pasteurs.

Mais à Rome, alors, au tombeau des apôtres et dans le siège de Grégoire le Grand, reparaît dix fois en un siècle, revêtu d’un pontificat sacrilège, le magicien Simon. Certes, bien des souvenirs sinistres hantaient toujours les ruines mal famées de la vieille ville. Le petit peuple n’avait point oublié Néron, et les clercs lettrés parlaient encore de Caligula, d’Héliogabale et de Domitien. La mémoire des premiers papes de Tusculum, imposés par les comtes du Latium, au Xe siècle, n’était point éteinte. On se rappelait Jean XII, pape à dix-huit ans, qui avait mis son harem au Latran, buvait aux dieux païens, consacrait un diacre dans une écurie ; chassé par Otton Ier il s’était caché dans les bois, « comme une bête fauve, » dit la Chronique de Farfa. L’empereur parti, il était revenu et avait chassé son successeur, Léon VIII ; il avait fait couper aux cardinaux et aux évêques du parti impérial la langue, le nez et les mains; une nuit qu’il courait les aventures dans la campagne, le diable le frappa d’un tel coup au front, qu’il en mourut. Dès lors, durant trente années, les papes de race romaine, les papes allemands, les antipapes s’étaient poursuivis et foudroyés les uns les autres, emportés par le vertige d’un tourbillon infernal. Benoît VI, renversé par Crescentius, fils de Théodora, avait été étranglé dans les caves du Saint-Ange ; Boniface VII, après quarante jours de règne, s’était enfui à Constantinople avec le trésor de l’Église, puis il était rentré à Rome et avait fait mourir de faim Jean XIV. Quelques mois plus tard, on l’empoisonnait et la populace traînait son cadavre à travers les rues jusqu’au pied de la statue de Marc-Aurèle. Jean Crescentius détrôna le pape allemand Grégoire V et créa un antipape, Jean XVI ; mais le tribun, vaincu par Otton III, avait été décapité, puis pendu par un pied au Monte-Mario. Son faux pape, arrêté dans une tour perdue au fond de la campagne, avait eu les yeux et la langue arrachés, puis on le jeta dans un monastère. C’est le premier des papes mentionnés par Glaber, sans émotion religieuse ni pitié. Alors, Silvestre II parut, à l’heure solennelle de l’an 1000, dans la métropole tragique. Après lui, et quand les grands empereurs saxons eurent disparu, les seigneurs de Tusculum rétablirent leur primauté sur Rome et firent de nouveau de l’Église universelle leur fief de famille. Après Benoît VIII, pape énergique et réformateur, ils choisirent le frère de ce dernier, Romanus, « qui acheta à prix d’or, dit Glaber, l’épiscopat de Benoît et se fit consacrer prêtre, évêque et pape, sous le nom de Jean XIX. » Dès les premiers jours de son règne, Jean se laissa entraîner, par les présens de l’empereur byzantin, à la plus étonnante folie où puisse tomber un pape romain, la reconnaissance du patriarche de Constantinople comme pape de l’Orient. « Le proverbe a bien raison, dit notre chroniqueur, un poignard d’or perce un mur de fer. L’avarice, reine du monde, avait alors placé à Rome son lit. » Les prélats italiens et l’ordre de Cluny éclairèrent à temps la conscience de Jean XIX, dont le pontificat s’acheva sans trop de secousses, sauf, toutefois, le massacre traditionnel des Allemands par les Romains autour de Saint-Jean de Latran, le jour du couronnement de Conrad le Salique. En 1033, enfin, l’année de la grande famine, les comtes de Tusculum portèrent sur la chaire apostolique le neveu de Benoît VIII et de Jean XIX, Boniface IX, un enfant de douze ans, et l’Europe chrétienne crut que les temps prédits par le visionnaire de Patmos commençaient et que l’Antéchrist venait de coiffer la tiare.

« Il ne fit que piller et que tuer, » a écrit de lui l’un de ses successeurs, le grave Victor III. Quand il atteignit sa seizième année, le scandale de sa vie sembla si affreux que les capitaines de Rome jurèrent de l’étrangler à l’autel, au moment où il tiendrait Dieu dans ses mains impures. Mais l’éclipse de soleil rapportée par Glaber le sauva ; les conjurés, épouvantés, n’osèrent toucher au pape. Benoît s’enfuit à Crémone, près de l’empereur Conrad. Henri III le rétablit en 1038. Pendant six nouvelles années, il régna au Latran à la façon d’un sultan asiatique; il faillit même un jour abdiquer, pour épouser la fille d’un baron romain. Le peuple se souleva le 7 janvier 1044, le chassa de Rome et prit pour pape l’évêque de Sabine, Silvestre III. On crut trouver alors, dans l’oratoire de Benoît IX, les livres magiques qui lui servaient pour l’évocation du diable ou la séduction des femmes. Mais Silvestre ne dura que quarante-neuf jours. Benoît, à la tête d’une troupe de brigands, rentra au palais apostolique et commença son troisième règne, qui fut d’une année. Il abdiqua alors, par contrat signé avec son successeur, Grégoire VI, qui lui assurait, comme prix de la papauté, le denier de saint Pierre des Anglais. Grégoire était un riche curé d’une paroisse de Rome et passait pour simple d’esprit. Ce prêtre obscur, devenu par simonie le maître de l’Eglise, sut lire dans l’âme d’un moine qu’il s’attacha en qualité de chapelain, Hildebrand, et jamais, dans la suite, Grégoire VII ne parla de lui qu’avec respect.

Cependant, la chrétienté avait trois papes à la fois, car Benoît IX était toujours reconnu par le parti féodal, et Silvestre III pontifiait dans un château-fort des monts de la Sabine. L’empereur fit déposer et cloîtrer du même coup, par un concile, Grégoire et Silvestre, et nomma un Allemand encore, l’évêque de Bamberg, Clément II. Clément, consacré dans la nuit de Noël 1046, sacra à son tour Henri III, et ce couronnement fut l’une des pompes les plus magnifiques de la Rome médiévale. Le nouveau pape songeait à réformer la discipline, le César germanique couvrait l’Église de son bouclier; la chrétienté se prit à respirer. Mais elle oubliait Benoît IX, qui, de sa tour de Tusculum, couvait Rome du regard. L’empereur repassa les Alpes ; le pape impérial fut empoisonné et, pour la quatrième fois, en octobre 1047, le pontife démoniaque monta sur le siège de saint Pierre. Il régna encore huit mois et neuf jours et s’enfuit à l’approche de Boniface, comte de Toscane, dont l’armée apportait un nouveau pape allemand, Damase II. Ce fut sa retraite définitive. Il avait alors vingt-six ans, et l’histoire n’a plus rencontré son nom à partir de ce jour. Les basiliens de Grotta-Ferrata, toujours fidèles au lointain souvenir des tyrans de Tusculum, racontent qu’il s’ensevelit dans une cellule de leur couvent et mourut en odeur de sainteté. A l’appui de cette légende, ils montrent, dans leur cloître, la pierre sous laquelle dort, à l’ombre des buissons de roses, attendant le jour formidable du jugement, celui qui fut le pape Benoît IX.


V.

Raoul Glaber, qui vivait certainement encore dans les premiers mois de l’année 1049, a vu se dérouler, jusqu’à la fin du dernier acte, cette tragédie pontificale. Il s’est arrêté deux lois à la personne de Benoît, toujours à propos du fléau de la simonie ecclésiastique. La première fois, il cite en soupirant le mot de l’Écriture : Malheur à la terre ! (Vœ tibi terrœ!) La seconde, il écrit sur ce pape ces quelques mots : « Il était entré d’une façon malheureuse, il sortit plus malheureusement encore. C’est une chose trop horrible de rapporter l’infamie de sa vie. » Puis il se hâte de mentionner, en trois paroles, Grégoire VI, « un saint homme, » et clôt brusquement sa Chronique sur l’année 1044. Le pauvre moine, frappé d’une terreur superstitieuse par l’abomination qui s’étale sur la chaire apostolique, n’a pas le courage d’aller plus loin et de rendre à la postérité les dernières scènes de l’infernal mystère; il laisse tomber sa plume, s’agenouille éperdu dans la nuit de sa cellule et se demande si l’Église est maudite et si Dieu est mort.

Gerbert, lui aussi, avait souffert des scandales du saint-siège et les avait flétris avec plus d’énergie encore que Glaber. En 984, sous Boniface VII, il s’était mis en route pour Rome, mais avait bientôt rebroussé chemin, et il écrivait à un diacre de la curie pontificale : «Le monde a horreur des mœurs des Romains. En quel état est Rome! Quels hommes sont aujourd’hui les maîtres de l’Église! » La même année, il avait écrit de Bobbio à l’abbé de Saint-Géraud d’Aurillac : « L’Église va périr, l’Église va périr, mon père. C’en est fait de la société humaine. Le sanctuaire de Dieu est envahi. » A chaque instant, dans ses lettres, il montre la tristesse que lui inspire le spectacle de l’histoire. Il a l’âme en deuil, et cependant il ne manifeste jamais le désarroi moral de Glaber. Les signes du ciel, les violences de la nature ne le troublent point, car il est astronome et physicien : il ne voit le diable ni au pied de son lit, ni derrière le crucifix de son autel, car il est d’une religion trop noble pour partager sa conscience entre Jésus et Satan. Il est de ces hommes, très rares encore au Xe siècle et qui, plus nombreux à partir du XIIe, ont arraché le moyen âge à l’état d’enfance où il retombait, à la barbarie montante où il s’engouffrait, de ces grands chrétiens dont « la foi cherchait l’intelligence » et la trouva toujours, qui ont soutenu en même temps le christianisme et la civilisation. Il parle souvent de la fortune et de ses caprices méchans. Là où le moine de Saint-Bénigne apercevait soit la fureur de Dieu, soit la malice du démon, le futur Silvestre II ne reconnaît que les accidens imprévus des choses, l’effet désordonné des passions humaines, des épreuves plus fortes que la volonté du sage, auxquelles il convient que le sage s’accommode. Il s’applique à lui-même la maxime de Térence : « Si ce que tu veux ne se peut faire, ne souhaite que le possible. » Il compare sa destinée à un navire que le vent pousse sur une nier orageuse sans qu’aucun port soit en vue; mais il se tient, avec un calme superbe, à la barre de ce navire, et, si affreuse que soit la tempête de son siècle, il sait bien que, chaque fois qu’il le voudra, il rentrera, pour s’y abriter, dans l’un de ces deux refuges, dont l’espérance le console et vers lesquels il gouverne toujours. Dieu et l’empire. Si l’Église latine chancelle, si Rome déchire l’Évangile, le cœur de Gerbert en appelle à Dieu des iniquités ou des folies de ses ministres. Il écrit à l’archevêque de Sens, quatre ans avant de monter lui-même au trône pontifical : « On dit qu’à Rome il y a quelqu’un qui justifie ce que vous condamnez et qui condamne ce que vous trouvez juste. Et moi je dis qu’à Dieu seul, et non pas à un homme, il appartient de condamner ce qui semble juste et de justifier ce que l’on regarde comme mauvais... Est-ce que le jugement de l’évêque de Rome est supérieur au jugement de Dieu? Mais le premier évêque romain, prince des apôtres, nous crie : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Et si la papauté est frappée pour un temps de déchéance, ne reste-t-il pas à la chrétienté, pour s’y appuyer, une colonne que Gerbert croit inébranlable, l’empire? Là est sa religion politique. Il a la foi impériale aussi vive qu’un gibelin de l’époque de Dante. Pour lui, l’empire est une réalité d’ordre théologique, car César est, au même titre que le successeur de saint Pierre, le diacre de Dieu. Le serment qu’il a prêté jadis à Otton Ier, « de divine mémoire, » il le confirme à la fois entre les mains d’Otton II, de l’impératrice Théophano et du jeune Otton III, « car, dit-il, en trois personnes, je n’en comprends qu’une seule, l’empereur. « Il ne parlerait pas autrement de la Trinité. Au besoin, il affronterait le martyre pour la défense de son dogme. Il rappelle ainsi à Otton III la captivité dans laquelle celui-ci avait été retenu, à la mort d’Otton II, par Henri de Bavière, son compétiteur à l’empire : « Pendant trois générations, même en face de l’ennemi, j’ai confessé ma foi la plus pure en vous, en votre père, en votre aïeul ; j’ai exposé pour votre salut mon humble personne à la fureur des princes, à la démence des peuples. J’ai affronté les déserts, l’attaque des brigands, la faim et la soif, le froid et la chaleur, toutes les fatigues et toutes les angoisses, préférant la mort à la douleur de voir le fils de César prisonnier et dépouillé de l’empire. »

C’est par ces notions très simples et très fortes que Gerbert a su résoudre le problème du mal, tel qu’il s’imposa aux hommes de son siècle, la lugubre énigme qui désespéra Glaber et les moines les plus malheureux du moyen âge. Ce sentiment dédaigneux pour la fortune, c’est-à-dire pour les choses extérieures, cette liberté de conscience religieuse, cette constance de la doctrine politique sont qualifiées par lui du nom de philosophie. Chaque fois qu’il a besoin de reposer ou de fortifier son cœur, il revient à la philosophie, c’est-à-dire à la méditation personnelle, à la lecture des anciens, à l’idéal qui lui est familier, à la raison. En lui, la foi et la sagesse philosophique ne se heurtent jamais, le stoïcien et le lettré n’inquiètent point l’évêque, car il se rattache à la tradition candide des pères qui conciliaient avec une grâce si aimable le Credo et les droits de la pensée. Il relit sans relâche Boèce, Sénèque et Cicéron et, parfois, rencontre à son insu Épictète qu’il n’a point connu. Il a retrouvé, sans qu’il en coûtât rien à son orthodoxie, la hauteur et la clarté d’âme des maîtres antiques. Il se sent supérieur aux misères du monde et ne doute pas de Dieu. Or la discipline rationnelle, qui habitue l’entendement à rechercher en toutes choses le degré de certitude qu’elles renferment, produit sur les idées fausses un effet merveilleux : elle dissipe comme par un charme les préjugés, les chimères, les terreurs enfantines et les visions, elle est le noble rayon de soleil qui purifie la terre des brouillards de la nuit.

Ce rayon a manqué à Raoul Glaber. Il semble qu’il ait vécu au fond de quelque crypte de cathédrale romane, à la lueur d’une lampe sépulcrale, n’entendant que cris de détresse et que sanglots, l’œil fixé sur un cortège de figures mélancoliques ou terribles, œgri somnia. Le plus triste, c’est que la maladie intellectuelle, l’espèce de fièvre obsidionale dont il a pâti n’est point alors un cas isolé, mais une épidémie. Autour de lui et longtemps encore après lui, une bonne part de la famille chrétienne, moines, clercs et laïques, languissent du même mal, l’inquiétude désordonnée du sentiment religieux. Dans l’impuissance absolue où ils se trouvent de réfléchir raisonnablement sur les mystères du péché, de la nature et de la vie, ils imaginent déjà que le christianisme les trompe, que Dieu décline et n’est plus le maître unique du monde et des âmes. Les manichéens de l’église d’Orléans ont été les témoins d’une foi nouvelle, les premiers apôtres d’un évangile de désespoir, ils étaient arrivés à la crise aiguë, mais le bûcher où ils périrent n’arrêta point la contagion. Durant plus de deux siècles, et dans les régions les plus élégantes de la France, les fidèles du catharisme croiront apaiser le Dieu méchant, le rival de Jésus, par un ascétisme farouche, un culte sans tendresse, une religion sans paradis. Et tandis que l’hérésie albigeoise ravageait au grand jour le Languedoc et la Provence et envahissait l’Italie de ville en ville, jusqu’aux murs de Rome, sur tous les points de la chrétienté, et particulièrement en Allemagne, dans les pays du Rhin, en Saxe, en Franconie, se multipliaient, comme une franc-maçonnerie occulte, les adorateurs de Satan. On n’attend plus que le démon paraisse, d’une façon imprévue, à l’heure de son bon plaisir; on l’évoque par des incantations magiques, on lui vend son âme, on lui demande, en échange, le secret de la richesse ou de la beauté, les joies de la science ou de l’amour. Les plus grands papes, Grégoire VII et Innocent III, les pontifes d’Avignon, Innocent VIII lui-même, aux derniers jours du XVe siècle, lancent des bulles et des arrêts d’excommunication contre les sectateurs du diable, les évêques poursuivent les sorcières, les nécromanciens, les alchimistes; l’inquisition recherche les clercs qui s’affilient en secret à la religion de l’enfer. A Rome enfin, les vieux souvenirs du paganisme se réveillent, les marbres des dieux morts se raniment et parlent; le diable prêche à ses ouailles par la bouche d’Apollon ou de Mercure. La peinture étonnante de Luca Signorelli au dôme d’Orvieto, l’Antéchrist debout au milieu de ses disciples, exécutée dans la pleine lumière de la renaissance, n’est point une page d’archéologie apocalyptique. Au temps de Pic de la Mirandole, de Machiavel et d’Érasme, après cinq cents ans, le fléau durait encore, même en Italie, la singulière dépravation mystique qui commence par l’engourdissement de la raison et qu’explique peut-être la psychologie douloureuse que je viens de décrire.


EMILE GEBHART.