L’Etat actuel des esprits aux Etats-Unis

N. Murrat Butler
L’Etat actuel des esprits aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 780-789).
L’ÉTAT ACTUEL DES ESPRITS
AUX ÉTATS-UNIS
CONFÉRENCE PRONONCÉE A LA COUR DE CASSATION
LE 18 JUILLET 1921

Le docteur Nicholas Murray Butler, président de l’Université Columbia, est actuellement en France où il est venu, au nom de l’Académie des Lettres et Arts de New York, inviter l’Académie française aux fêtes du tricentenaire de Molière, et, au nom de la fondation Carnegie, poser la première pierre de la bibliothèque municipale de Reims. Il a bien voulu réservera la Revue le texte de cette conférence qu’il a donnée sous les auspices du Comité national d’Etudes.


Ce n’est pas une tâche aisée de parler, devant des étrangers, de l’opinion de son pays. Les critiques ou les conseils, qui seraient à leur place en famille, deviendraient déplacés dans un autre milieu. C’est pourquoi il m’est difficile de répondre comme je le voudrais à l’invitation si flatteuse que vous me faites de prendre la parole parmi vous. Je le ferai pourtant avec joie et sans arrière-pensée : je suis un étranger, mais vous êtes des amis.


D’où vient l’intérêt que le monde porte aujourd’hui à ce que pense l’Amérique ? La raison, je crois, en est double. C’est d’abord que les Etats-Unis sont en train de faire l’expérience de la démocratie sur une échelle immense et dans des conditions entièrement nouvelles. Nous connaissons depuis l’enfance des exemples de démocraties : ceux que nous offrent les Cités de la Grèce ancienne et les Communes du Moyen Age. Mais ces petites républiques étaient simples, resserrées et d’une population étroitement homogène. Nous connaissons la grande expérience de la démocratie française ; mais, ici encore, cette expérience s’est faite depuis la Révolution par un peuple essentiellement un, de même sang et d’une identité foncière de vues et de culture. En Amérique, les conditions sont radicalement différentes. Nous faisons l’essai de la démocratie sur un territoire gigantesque, divisé par des intérêts économiques très divers et par des oppositions de climat également tranchées ; et sur ce territoire disparate est venu s’établir pour vivre le plus prodigieux amalgame de races qui ait jamais été réuni sous le même gouvernement.

Au temps où l’Amérique commence de s’organiser, ses traditions sont anglaises, espagnoles et françaises : ce sont les idées et la législation anglaises qui prédominent dans la forme de son régime politique. Mais, il y a un siècle environ, commence un étonnant exode, un torrent d’immigration affluant de toutes les parties de l’Europe vers l’Amérique, si bien qu’il ne reste plus rien de la simplicité primitive dans notre constitution sociale, politique ou morale, et qu’à la place on trouve un enchevêtrement de nouveaux éléments, anglo-saxons, latins, germaniques, scandinaves, slaves, juifs. De tous les points de l’univers, ces éléments sont venus participer en égaux à l’interprétation et au maintien de nos lois, et en un mot à toute la vie de leur nouvelle patrie.

Un exemple fera comprendre la nature et la portée de ce phénomène. Il y a quarante ans, le centre de l’Europe émigrante se trouvait à peu près à Anvers : ce qui veut dire qu’à ce moment il partait chaque année autant d’immigrants de l’Allemagne du Nord, des pays scandinaves, de la Grande-Bretagne et de la France, que de tout le reste de l’Europe. Aujourd’hui ce point s’est déplacé en traversant toute l’Europe et peut se situer approximativement quelque part vers le Sud-Est de Buda-Pest : ce qui signifie qu’à présent le nombre des immigrants finlandais, russes, polonais, hongrois, balkaniques ou Italiens du Sud, est égal à celui qui part du Nord et de l’Ouest de l’Europe.

Si l’on songe que ce contingent du Nord et de l’Ouest de l’Europe sort d’un fonds humain qui a derrière lui dix siècles d’habitudes et d’éducation politiques, on comprend quel bouleversement s’est produit dans l’équilibre de l’Amérique le jour où la majorité des nouveaux arrivants nous est venue de ces pays semi-orientaux, qui n’ont aucune idée de la vie communale ou parlementaire. Ces peuples ne connaissent d’autre régime que la tyrannie. Ils n’ont pas d’autre idéal social ou politique. Le gouvernement à leurs yeux n’est pas un instrument à leur service pour le bien-être et le progrès de la communauté, mais un instrument d’oppression et de contrainte, dont tout l’objet est de limiter leur sphère d’existence et leur activité.

C’est à ces nouveaux immigrés qu’est due la première altération grave qui est venue modifier la pensée américaine. Je note tout de suite un premier fait : chaque fois qu’il se produit une querelle en Europe, cette querelle se reproduit in petto aux États-Unis. Y a-t-il des difficultés entre Pologne et Tchéco-Slovaquie ? Tous les Polonais d’Amérique (ils sont quelques dizaines de mille) prennent le parti de la Pologne ; tous les Tchéco-Slovaques, qui ne sont pas moins nombreux, se rangent comme un seul homme du côté de la Tchéco-Slovaquie : il n’y a plus moyen pour le gouvernement de réagir aux problèmes et aux événements d’Europe, comme si nous étions toujours la vieille petite colonie anglaise d’il y a cent cinquante ans.

On néglige trop souvent la révolution profonde qui s’est opérée dans l’attitude des États-Unis envers le reste du monde, par le fait de l’accroissement et du bariolage de notre population dans les quarante dernières années. Par exemple, il n’est pas possible d’instituer en Amérique une discussion impersonnelle, critique ou historique, de la question irlandaise. Cette question soulève aussitôt les passions véhémentes et toutes les tempêtes de l’esprit de parti, parce que les mêmes éléments qui sont aux prises en Irlande sont représentés aux États-Unis par deux ou trois millions de citoyens. Cette observation est vraie de toutes les nations qui ont fourni une part un peu considérable de notre population si complexe.

Mais la raison profonde de l’intérêt que le monde prend à l’opinion américaine, tient avant tout aux résultats de la guerre, aux problèmes qui en sont la suite, et à la tâche de reconstruction qui s’impose après elle. La guerre a abrégé d’un siècle le temps qu’il fallait à l’Amérique pour entrer en rapports intimes avec l’Europe et avec l’Asie. Ces rapports se développaient tout naturellement par l’échange des idées, et surtout par les intérêts économiques, par le commerce et la finance. L’Amérique, quoi qu’on en ait dit, n’a jamais vécu isolée. Mais elle a pu paraître peut-être un peu détachée, pour cette raison que l’organisation et la mise en valeur d’un territoire neuf, et l’effort pour créer des institutions en état d’assurer la vie politique et sociale, ont absorbé longtemps toutes les énergies du pays.

Dans son fameux message d’adieux au peuple américain, texte aussi célèbre que peu lu, Washington engage la jeune République à faire des affaires avec tous les pays, mais en lui recommandant de ne jamais se mêler de leurs affaires politiques. Cette phrase est la clef de la pensée américaine à l’égard de la situation résultant de la guerre.

L’Amérique, je le répète, a toujours reçu beaucoup d’idées d’Europe et particulièrement de France et d’Angleterre, et cette influence est puissante, ininterrompue et éminemment bienfaisante. D’autre part, les relations d’affaires qui résultent de cent ans de commerce et d’échanges maritimes, ont achevé de rendre les États-Unis solidaires de l’Europe ; mais il ne fallait rien moins qu’une émotion puissante, il fallait un fait sautant aux yeux en caractères énormes, pour amener notre lointain peuple d’Outre-Océan à comprendre ce que la Grande Guerre signifiait pour lui.

Il ne faut pas être trop sévère ni trop reprocher à l’Amérique d’avoir mis près de trois ans pour se rendre compte que l’agression allemande ne menaçait pas seulement la France, la Belgique, l’Angleterre, mais l’Amérique elle-même et tout ce qui est le plus cher au cœur de l’Amérique. Sans doute, l’élite des penseurs, les gens qui avaient de bons yeux, les personnes instruites dans l’histoire et dans la connaissance des affaires humaines, ont vu clair dès le début ; mais il fallait du temps à une masse confuse de cent millions d’âmes pour s’apercevoir que la guerre qui faisait rage en Europe n’était ni une guerre dynastique, ni une guerre de nations, ni un conflit vulgaire pour la conquête du marché mondial, mais qu’il s’agissait là du fondement lui-même de la civilisation et que l’enjeu de la lutte était de savoir si le monde serait libre ou esclave. Si la France, la Belgique, l’Angleterre étaient réduites en esclavage, ce serait avant peu le tour de l’Amérique. Si la France, la Belgique, l’Angleterre demeuraient libres, l’Amérique aussi restait libre. Il fallait du temps pour que l’Amérique comprit que l’agression allemande était essentiellement une menace au droit des gens : droit qui est en partie une loi américaine, puisqu’à la deuxième conférence de La Haye, l’Amérique a signé ce code international que l’Allemagne a piétiné en violant la frontière belge, et en accumulant avec une sorte de frénésie les crimes, les attentats et les destructions. Lorsqu’après Liège ce fut Louvain, qu’après Louvain ce fut Reims, et après Reims, Soissons, lorsqu’à tous ces forfaits s’ajoutèrent le Sussex et le Lusitania, alors il ne fut si obtus parmi mes concitoyens qui ne comprit qu’il y avait une bête déchaînée dans le monde et qu’il fallait lui casser les dents. Toutes les nuances de race, d’origine, de parti s’évanouirent, et l’opinion en masse contraignit le gouvernement à prendre sa place à côté des armées et des flottes de France et d’Angleterre.

Ainsi nous avions fini par regarder la guerre comme une guerre américaine. Mais lorsqu’on arriva au règlement de comptes, on se trouva en présence d’une situation si compliquée, si embrouillée, si difficile, que l’opinion en fut profondément troublée. Pour tout dire en deux mots, on s’en tint à la formule que voici. L’Amérique sera toujours prête à répondre à l’appel, toutes les fois qu’il s’agira de défendre le droit, la justice et la liberté, s’ils se trouvaient jamais menacés. Mais elle ne pourra jamais, sans faire violence à sa conscience et à ses traditions, s’engager à appuyer quoi que ce soit qui ait l’apparence d’un Sur-Gouvernement, parce qu’ici la vieille idée enracinée chez nous, ce principe : « Pas d’alliance, pas d’affaires politiques avec aucun pays, fût-ce le plus admiré, fût-ce le plus chéri, » formait un obstacle insurmontable.

Faites-moi l’honneur de m’en croire : l’opinion américaine est saine jusqu’aux moelles. Qu’on apporte des faits à un public américain, il verra clair et jugera droit. Mais il est jaloux de sa force et de son influence et il tient à en rester le maître jusqu’au bout. Jamais il ne sera possible de faire adhérer l’Amérique à un système qui érigerait une puissance ou une abstraction politique au-dessus du gouvernement ou de la constitution du pays, ou qui exercerait un droit quelconque de direction ou de contrôle sur la politique ou sur l’armée. Soyons justes : qui ne comprendrait cette susceptibilité et qui oserait en faire grief à l’Amérique ? Ce n’est pas un mouvement d’égoïstes et de solitaires, c’est un acte légitime d’indépendance nationale ; ce n’est pas un signe de lâcheté ou d’indifférence, c’est la preuve que nous sommes prêts à servir selon le génie de la nation. Si l’Amérique se trompe, elle se trompera toute seule et ne s’en prendra de sa faute qu’à elle-même. Mais soyez tranquilles : l’Amérique ne se trompera pas. Le même idéal, la même élévation des âmes, la même noblesse de conscience, le même esprit de sacrifice qui conduisirent l’Amérique à prendre le parti qu’il fallait en 1917, l’amèneraient bien plus vite encore aux côtés de la France, de l’Angleterre ou de la Belgique, si les mêmes dangers étaient à redouter.

On a souvent remarqué que le gouvernement américain se meut avec lenteur et avec difficulté, surtout dans les questions de politique étrangère. Rien de plus vrai ; c’est la rançon d’une des qualités de notre gouvernement que nous tenons pour les plus précieuses. S’il faut blâmer ici quelqu’un, je crains que le blâme ne tombe sur votre illustre compatriote, Montesquieu. C’est ce grand maître qui a enseigné la théorie de la division des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Cette séparation, inscrite dans notre Constitution, est devenue un des fondements de notre vie politique. Elle a ses défauts. Mais elle a aussi ses avantages, qui, dans l’ensemble, si l’on étudie notre histoire dans le dernier siècle et demi, l’emportent sur les inconvénients. Tout le monde sait qu’en Amérique, comme chez presque tous les peuples, la vie se passe à se quereller (peut-être un peu moins pourtant que chez les anciens Athéniens), mais enfin nous discutons et polémiquons beaucoup, ce qui est d’ailleurs, pour l’éducation de l’esprit public, la condition indispensable. Comment veut-on que cent millions d’hommes se fassent une idée d’un programme politique, si ce programme n’a pas été controversé et débattu, des semaines et des mois avant les élections, pour éclairer leur religion ? Notre lenteur à nous mouvoir s’explique par la concurrence nécessaire qui existe entre l’Exécutif, — en d’autres termes, le Président, — et le Législatif, représenté par les deux Chambres. Il nous arrive de précipiter le mouvement, mais c’est qu’alors il se trouve à la Maison-Blanche un homme d’une personnalité exceptionnelle : avec un Théodore Roosevelt ou un Woodrow Wilson, il ne coûtait rien à l’Exécutif d’enlever vivement le vote des Chambres. Mais c’était là le fait d’une individualité vigoureuse ou d’un grand chef de parti.

Ceci est une conséquence de notre politique des partis. Il faut dire quelques mots de cette politique très spéciale, car le fait est que, sans ce système, notre machine gouvernementale serait dans l’impossibilité de fonctionner. Le système des deux partis est le ressort qui met en mouvement la Constitution américaine : voilà pourquoi nous avons toujours deux partis, bien que, dans le cours des cent années qui viennent de s’écouler, les programmes qu’ils représentent et les principes qu’ils professent aient si profondément changé.

Nous avons besoin de partis, d’une forte organisation, d’un honneur et d’une discipline de parti, pour faire l’harmonie entre les différents organes du pouvoir, à savoir un Exécutif puissant et un double Corps législatif pour l’ensemble de la nation, et ensuite, dans chacun des quarante-huit Etats, autant de petits Exécutifs doublés de leurs deux Chambres. Il est clair que, faute d’une organisation solide et de programmes de partis, cette machine politique compliquée à l’extrême serait absolument hors d’état de marcher. Ce système a, bien entendu, comme toutes les choses humaines, ses bons et ses mauvais côtés. Les partis sont la condition de notre vie politique, mais la politique de parti est naturellement très sujette à l’erreur, et elle n’y échappe pas en Amérique plus qu’ailleurs. Une autre conséquence est d’exagérer artificiellement l’importance des querelles, selon les nécessités de la lutte ou de la tactique des partis. Nous sommes habitués en Amérique à faire de nous-mêmes la correction, et le partisan le plus zélé, le plus passionné pour le triomphe de son parti, distingue fort bien les cas où le programme d’un adversaire est à prendre au sérieux et ceux où il est permis au contraire d’en rabattre. Mais le système fédéral qui est le nôtre, — système si différent du gouvernement centralisé à la française ! — tomberait en morceaux et serait en pièces depuis longtemps, sans l’éducation politique du pays par les deux partis, et sans le mécanisme qui amène tour à tour l’un des deux au pouvoir, en le laissant en face de l’opposition qui critique, qui trouve à redire et qui prend avantage de chaque faute et de chaque erreur de son adversaire au pouvoir.

Je ne puis, dans le peu de temps dont je dispose, entreprendre de vous donner un aperçu de la situation présente des partis aux Etats-Unis. Je ne suis pas surpris que l’observateur du dehors éprouve quelque peine à se reconnaître dans nos querelles et nos disputes de partis ; mais je vais essayer de vous en donner la clef. A prendre les choses en gros, tous les partis d’Europe se répartissent en deux groupes essentiels : le bloc conservateur et le bloc libéral ou radical. Les premiers, dont le nombre va peut-être diminuant, mais qui demeurent puissants encore, veulent maintenir les choses comme elles étaient dans le passé. Les seconds veulent les modifier plus ou moins, dans un sens ou dans l’autre : ce sont les libéraux ou les radicaux.

Ce que je voudrais vous faire saisir, c’est que le parti conservateur, au sens européen du mot, n’existe pas en Amérique. Toutes nos divisions ne portent que sur des nuances qui sont toutes des nuances libérales. Il n’y a pas, par exemple, et il n’y a jamais eu de parti aux Etats-Unis, qui eût soutenu le programme qui fut en Angleterre, il y a une génération, celui d’un Disraeli, parce que ce programme, — bon ou mauvais, n’importe ! — était l’expression de conditions totalement étrangères à la vie et aux idées américaines. En Amérique, les partis commencent là où s’arrête le conservatisme européen. Si l’on ne s’est pas mis cela clairement dans l’esprit, on se trompera fatalement en appliquant le vocabulaire européen à la politique et à la manœuvre des partis en Amérique.


Je voudrais, en terminant, dire quelques mots de certaines tendances, qui sont aujourd’hui universelles, et que l’Amérique partage avec tous les autres pays du monde.

Il y a deux mille cinq cents ans, les penseurs de l’école d’Elée enseignaient que le problème essentiel qui se pose devant l’intelligence humaine, est le problème de l’Un et du Multiple. Il ne s’est rien passé depuis qui soit de nature à nous faire modifier cette vue. Le rapport de l’Un et du Multiple est la question fondamentale en logique, en morale, en religion, en politique. En politique, elle prend la forme du rapport à établir entre l’individu et la collectivité, la masse du peuple organisé, la société, l’Etat. Il y a plus de cent cinquante ans que les philosophes français, puis les chefs de la Révolution, ont donné au monde la formule : Liberté, Egalité, Fraternité. Dans la suite, l’humanité a dû reconnaître partout que Egalité et Liberté sont deux termes qui s’excluent. Faire coexister ensemble Liberté et Egalité (égalité au sens de facultés égales, de nations égales, d’égalité économique) est une chimère impossible, pour cette raison que la loi primordiale de la nature est le mouvement, et que tout mouvement procède d’une inégalité et d’une différence ; et, à moins que l’on n’entende par ce mot la simple égalité devant la loi, laquelle n’est autre chose qu’une part de la liberté, on entre dans une mer d’orages et de contradictions. Emancipez un millier d’hommes et faites-les tous les mille absolument égaux : dans vingt-quatre heures, il y aura mille conditions différentes ; l’égalité aura disparu. Tel est l’ordre de la nature.

En Amérique comme ailleurs, nous nous trouvons en présence de cette question : « Que préférez-vous : la liberté, ou bien l’égalité au prix de la liberté ? Choisissez ! » Voilà le problème capital qui se pose aujourd’hui dans le monde et dans toutes les parties du monde. Que si l’on veut l’égalité, elle est facile à obtenir. Il suffit d’en payer le prix ; mais ce prix, c’est la mort, la mort sociale, politique et économique. Car la liberté, c’est la vie. Voyez ce beau continent d’Europe avec ses douces vallées, ses collines sinueuses, ses chaînes magnifiques de montagnes. Il alimente et rend heureuse une riche population ; le monde entier vient visiter ses grandes capitales, ses altitudes célèbres, ses paysages admirables, ses trésors de souvenirs, de traditions et de chefs-d’œuvre. Prenez ce continent, nivelez-le, rasez tous les sommets et comblez les vallées. Vous obtiendrez une plaine de 300 mètres d’altitude, une table absolument plate, où ne pousserait nulle verdure, où ne courrait nulle rivière, où l’on ne pourrait construire aucune ville, où rien d’humain ne pourrait vivre : vous y auriez fait l’égalité. Ce résultat, on peut l’atteindre dans la vie politique et sociale : on n’a qu’à le vouloir, car cela n’excède pas ce qui dépend de nous. Mais, croyez-moi, en tuant la liberté, on tue la vie, on tue la civilisation, la poésie, l’art, l’industrie, on tue l’humanité elle-même.

Pour nous autres Américains, égalité veut dire : tous les citoyens égaux devant la loi, justice et droits égaux pour tous. Mais nous nous refusons à une égalité qui entraînerait une diminution ou une restriction de la liberté. Nous optons pour la liberté, et notre but est d’élever et de former nos fils de manière à ce qu’ils en usent pour accroître la fraternité.

Ah ! croyez-moi, de ces trois grands noms, c’est le dernier qui de beaucoup est le plus important, encore que ce soit celui auquel on a le moins pris garde. C’est la fraternité qui est la solution de beaucoup de problèmes humains qui divisent les individus autant que les nations. Faire les hommes égaux devant la loi, arracher tous les privilèges, extirper toutes les injustices et, comme le disait le vieux Mazzini : «Liberté à tout homme de bonne volonté, sous le commandement des plus sages et des meilleurs. » Faites l’homme libre, enseignez-lui à être fraternel, et en retour vous obtiendrez l’égalité réelle, celle qui en vaut la peine et qui se concilie avec la liberté et avec la vie.

Là-dessus l’opinion américaine est nette et unanime. Nous sommes pour la liberté, nos cœurs aspirent à la fraternité et nous tenons à l’égalité de tous devant les lois, mais nous abhorrons une égalité qui, en tuant la liberté, rendrait la fraternité impossible. Fraternité dans la nation, fraternité entre nations, fraternité entre la France et les États-Unis, voilà notre espoir et notre devise.


N. Murray Butler.