L’Esthétique des Noëls

L’ESTHÉTIQUE DES NOËLS

Quand on se promène dans un Musée des religions, à mesure qu’on voit trôner sur les socles ou se dérouler sur les murs tant de symboles restés obscurs et de scènes devenues incompréhensibles, il est difficile de ne pas se demander quelle impression le christianisme vieilli et disparu de la vie ferait, à son tour, aux ignorans qui passeraient distraitement devant ses Crucifixions, ses Assomptions et ses Nativités, dans quelques milliers d’années. À cette question, les philosophes se chargeraient peut-être de répondre et ils le feraient sans doute de façons savantes et diverses, et contradictoires, selon leur habitude. Au regard de l’Esthétique, la réponse est facile. L’exemple des dieux grecs restés divins tout en cessant d’être adorés, est là pour nous renseigner. L’exemple, plus probant encore, parce qu’il est plus ancien, de certaines œuvres égyptiennes ou hindoues, — celles où la forme est demeurée tout humaine, — confirme cet enseignement Quand même disparaîtraient des mœurs des peuples toutes les fêtes du christianisme et de leur mémoire toutes les notions de ses symboles : la Sainte Trinité, l’Esprit-Saint, le Jugement dernier, la Résurrection, la Nativité, rien du charme de ses chefs-d’œuvre n’aurait disparu. Ils dévoilent d’eux-mêmes sinon leur sens religieux, du moins leur sens plastique. Il n’est pas besoin devant eux, comme devant les Dourgas à plusieurs bras, les Vishnous à tête de lion, ou les Horus à bec d’aigle qu’un savant interprète nous vienne expliquer ces solennels avatars et nous en fasse saisir l’intention particulière et la beauté. Pour l’esprit, l’art chrétien demandera sans doute toujours des : commentaires. Aux yeux, ses formes s’expliquent toutes seules. Elles n’ont besoin d’aucune justification. Chaque sujet de retable ou de fresque, ou de châsse peinte peut bien être un Mystère douloureux ou joyeux, mais le sujet pittoresque est sans mystère. La plupart sont aussi clairs que des scènes contemporaines, journalières, des « tableaux de genre. » Pour l’homme le plus ignorant du christianisme, une Vierge de van Eyck lisant au coin de son feu sur sa chaise gothique n’est pas un spectacle plus inattendu qu’une bourgeoise hollandaise dans son intérieur par Pieter de Hooch, ni une Sainte Famille, fût-elle accompagnée de saint Jean-Baptiste et de l’Agneau, une composition plus mystérieuse que le portrait des Ménines ou que la Famille de Franz Hals. Quand même on supposerait le christianisme détruit, oublié, perdu, il suffirait pour ramener vers lui les cœurs des mères et les rêveries des pauvres gens et des poètes qu’un seul tableau recueilli dans un musée et représentant la Nativité.

Il n’est pas au monde de plus beau sujet pour un peintre ; et la théorie, si banale aujourd’hui, que dans l’œuvre d’art le sujet n’est rien et que le tempérament de l’artiste est tout, est démentie depuis cinq cents ans par le soin qu’ont pris les artistes de choisir ce même sujet, alors que souvent ni la volonté de leurs patrons, ni l’intention des donateurs ne les y obligeait. Tout ce qu’il y a de pittoresque, de beau, d’ « esthétique » est là. Qu’exige le grand art ? Du nu ?… La Nativité en offre : l’Enfant, et, si l’on veut, la plupart des bergers et des anges ! La variété des âges ? Elle est infinie depuis saint Joseph et le mage Melchior que la tradition veut qui soient des vieillards, jusqu’au nouveau-né. La beauté d’une femme jeune ? Elle est voulue tant par la tradition que par la vérité ethnographique des belles Béthléemites. La diversité des attitudes ? Elle va de soi, puisque de la variété des expressions : étonnement, joie, méditation, inquiétude et soucis, naît la signification même de cette fête de Noël. Une échappée de paysage permet à l’artiste de dire ce qu’il veut sur la nature, la présence de l’âne et du bœuf, ce qu’il sait sur les animaux. Il n’est pas jusqu’aux chameaux des Mages qui n’offrent un thème au naturaliste exercé.

Toute modalité de la couleur y est également propre. Pra-tique-t-on le clair-obscur ? On peut imaginer la Nuit avec le Corrège. Est-on luministe ? On peut peindre de plein jour comme Hugues de Gand. Réaliste ? Voici les figures de Ribeira. Ésotériste ? Les anges de Burne-Jones. Décorateur ? Voici Flandrin. Cherche-t-on les antithèses de couleurs par la diversité des carnations ? Une femme jeune, des bergers rudes, des anges frêles et blancs, des vieillards chauves fourniront tous ces contrastes. Veut-on, au contraire, tirer toute la poésie de la valeur et non plus de la couleur ? On peut noyer dans l’ombre toutes les têtes et n’en faire sortir qu’une seule, — comme Rembrandt. On dirait un sujet composé par des artistes et non imposé par une Religion. Un incroyant ne peut même pas objecter ses idées naturalistes. Il peindra une mère en contemplation devant un petit enfant, des voisins venus pour admirer le nouveau-né et apporter des cadeaux, — et il fera, malgré lui, un tableau religieux. Beaucoup des plus grands Maîtres d’autrefois n’en ont pas cherché davantage. Quelles que soient les évolutions de l’art ou du sentiment, il n’y aura jamais, tant que l’humanité vivra, de thème aussi touchant que celui de Noël, car tant que l’humanité voudra vivre, elle aimera à saluer dans la naissance de l’enfant, — qu’il vienne du ciel ou de la terre, — la promesse du renouvellement de la vie.

Aussi, dès que la peinture existe, elle s’empare de l’histoire et de la légende de Noël et les reproduit indéfiniment. Il est des villes comme Florence où le passant qui traverse les Uffizi, l’Académie, le Palais Riccardi, Saint-Marc, Santa Maria Nuova, peut augurer de toute l’Histoire de l’Art italien et flamand tout ensemble, en s’arrêtant devant les seules Adorations des Mages et les Nativités. Il est d’autres villes, comme Londres, où quand on a vu ce même sujet traité par les Piero délia Francesca, les Luca Signorelli, les Filippino Lippi, les Botticelli, les Véronèse, on a respiré ce que l’atmosphère des musées contient de plus subtil ; d’autres encore, comme Dresde, où le chef-d’œuvre de la galerie est ce que sur ce sujet un Corrège a imaginé.

Enfin, l’examen des Nativités a un autre intérêt. Nulle part, ailleurs, on ne peut si aisément suivre l’évolution de la technique et du sentiment. Si diverses qu’elles soient d’inspiration, d’ordonnance, de pâte, elles se peuvent comparer d’autant mieux que leur sujet est le plus nettement circonstancié qui soit au monde et le plus parfaitement défini. Dès les IVe et Ve siècles, le cadre de la Nativité est construit : il est admis qu’elle s’est passée dans une grotte ou une caverne creusée dans le roc, les personnages en sont déterminés jusqu’à l’âne et au bœuf auxquels l’Eglise elle-même donne une place protocolaire. Les Rois Mages sont introduits et, dès le XIe siècle, on sait leur nombre, leurs âges respectifs et la nature de leurs présens. Quand arrivent les premiers peintres, l’ordre et la marche sont fixés, il n’y a plus rien qu’on y puisse ajouter, et comme d’ailleurs tout y est pittoresque, on n’a envie d’en retrancher rien. La fantaisie se donne carrière, mais seulement dans l’ordre spécifique de l’Art : elle ne touche plus au sujet. Toutes les différences qu’on observera donc entre les époques et les maîtres tiendront essentiellement à quelque progrès professionnel de ces maîtres ou à quelque sentiment intime de ces époques. C’est l’avantage qu’offre un fond d’idées générales dans l’œuvre d’art. On voit beaucoup mieux en quoi Pradon diffère de Racine quand on les observe tous les deux traitant la même donnée, munis des mêmes documens. Ainsi, en parcourant des yeux cette longue suite de Nativités qui racontent, dans tous les musées du monde, en tant de langages, la même histoire, en nous arrêtant devant quelques-unes seulement, le Piero délia Francesca et le Botticelli de la National Gallery, le Hugues de Gand de Santa Maria Nuova, le Lorenzo di Credi de l’Académie de Florence, les Benozzo Gozzoli du palais Riccardi, le Spagna et le Filippo Lippi du Louvre, en évoquant les Roger van der Weyden, les Rubens et les Rembrandt, de la Pinacothèque de Munich, la Nuit du Corrège, de Dresde, les Véronèse et les Tiepolo, de Londres ; en feuilletant les gravures de la Petite Passion d’Albert Dürer ou, à Chantilly, le livre d’heures illustré par Fouquet, enfin, en étudiant les récens essais de James Tissot, de Burne-Jones et de M. Lerolle, nous verrons transparaître peu à peu, dans l’attitude des personnages divins, ensuite dans le groupe des personnages de la terre, mages et bergers, enfin dans la nature qui enveloppe l’étable et le surnaturel qui la domine, quelque évolution inconsciente ou inavouée, mais très sensible dans le sentiment, la vision, les formes ou dans ce qu’on pourrait appeler l’Esthétique des Noëls.


I

D’abord le Bambino. Il est le centre matériel du tableau comme il est le point magnétique des sentimens. Comme il se trouve être en même temps la plus petite des figures, l’ordonnance des autres est tout de suite fixée. Elle doit être semi-circulaire et l’Enfant se trouver au premier plan. Chez les primitifs : il y est seul, à terre, posé sur une botte de paille ou sur des langes, séparé de toutes les autres figures par un vide assez grand pour que rien de ses petits gestes ne soit perdu, de sa physionomie ne soit oublié, ni de sa divinité méconnu.

Tel est le grand charme esthétique du Christianisme, celui qu’on ne trouve ni dans les philosophies ni dans les autres religions. Chez lui, Dieu commence par être un enfant avant de devenir un homme, et les villageoises des environs viennent admirer le bébé avant que les femmes de Jérusalem et de Magdala suivent le philosophe. En lui, les aspects sévères de la divinité sont voilés, et cependant le peu qu’il y a de divin en la nature humaine est visible. Il ne repose pas sur des nuages, mais sur des langes. Il ne serre pas de tonnerre dans ses menottes, mais des brins de paille. Sans doute, on a vu d’autres religions offrir à l’Art une figure d’enfant. Mais cet enfant n’était pas encore un dieu, comme Jupiter enfant ou Dionysos ou Bodhisattva, ou bien ce n’était que le symbole d’une pure abstraction, comme Eros enfant, ou d’un rapport filial occulte, comme Horus, ou d’un être encore ignorant de sa destinée, comme Krishna. Elles n’offraient pas, à l’artiste, le Dieu unique et universel sous la plus belle, mais la plus naïve des apparences humaines. Aussi de toutes ces nativités antiques du Bouddha, de Dionysos, de Zeus, d’Horus, l’art ne nous a pas laissé de chef-d’œuvre. Vainement, à grand renfort d’érudition, va-t-on démêler quelque pseudo-nativité du Bouddha sur les bas-reliefs de Gandhara ou Peschawar. Bons pour l’histoire des Religions, ces monumens sont incertains et médiocres au regard de l’esthétique. Et si, çà et là, autour des urnes de marbre de Naples, on voit des Liknites célébrer en dansant le petit Dionysos nouveau-né qu’ils secouent dans leur corbeille, ces ancêtres des bergers du Spagna témoignent trop peu qu’il s’agisse d’un frêle enfant et pas du tout qu’il s’agisse d’un Dieu.

Ici, au contraire, c’est d’abord un Enfant qu’on adore, un dolce mamonello, un bellissimo e délicate garzone, et c’est en j même temps le Tout-Puissant, l’Eternel. Aussi la première place lui est-elle donnée dans toutes les Nativités proprement dites, ou les Adorations des bergers. Mais dès les premières adorations des Mages, comme on admet que l’Enfant Jésus est exhaussé sur les genoux de sa Mère, le peintre pense pouvoir occuper son premier plan de figures diverses sans pour cela masquer l’Enfant, d’autant qu’il peint ces figures agenouillées. De plus, cette disposition permettra de montrer des raccourcis savans et pittoresques et de varier à l’infini les attitudes d’abord réduites à des profils. Les avantages de cette disposition frappent tous les artistes tour à tour. Insensiblement, la figure de l’Enfant Jésus s’élève dans le cadre, c’est-à-dire s’éloigne. Avec Luis de Vargas, elle n’occupe plus que le second plan ; avec Botticelli, elle recule au troisième ; avec Filippino Lippi, elle s’enfonce au fond du tableau et quand arrivent Rubens ou Véronèse, elle n’apparaît même plus comme le centre plastique du tableau mais est logée dans un coin, tandis que tout le premier plan s’embarrasse du brocart des manteaux des Mages ou des croupes envahissantes des chevaux, de l’âne et du bœuf.

Mais il était réservé à notre temps de diminuer sa place encore. Regardez une Nativité contemporaine. Chez Flandrin, à Saint-Germain-des-Prés, on ne voit plus que la tête de l’Enfant Jésus, tout son corps étant de nouveau emmailloté comme sur les chaires de Jean de Pise ou sur les sarcophages du Latran. Avec ses derniers interprètes, il s’éloigne encore. Si l’on rapproche la Nativité de Piero della Francesca de celle de M. Lerolle ou l’Adoration des Mages du Pérugin de celle de M. de Uhde, on mesurera, d’un coup d’œil, le chemin parcouru par l’Enfant-Dieu. Etape par étape, il s’est enfoncé dans le mystère des arrière-plans. Les yeux se tournent toujours vers lui, mais ils l’aperçoivent mal, plutôt comme une apparition que comme une réalité et comme une espérance que comme un fait accompli. Ce n’est plus là le corps bien défini, modelé comme une argile ou un marbre, dont on pouvait faire le tour, dont on apercevait les fossettes, et que le respect seul empêchait de toucher. Ce n’est plus qu’une vision, un mirage, qu’on craint de dissiper en l’approchant. Les hommes du XVe siècle ne reconnaîtraient plus le bel ordre qu’ils ont aimé : « Vous avez emporté mon Seigneur et je ne sais où vous l’avez mis ! »

Naturellement, à une telle distance, on voit si peu l’Enfant-Dieu, qu’on ne voit plus du tout ses gestes. D’ailleurs, il y a longtemps qu’il n’en fait plus et qu’il est revenu à l’immobilité qu’il avait aux premiers âges du Christianisme, lorsqu’il reposait dans la crèche, pannis involutus, et que le ciseau novice L’ESTHETIQUE DES NOËLS. 807 de quelque catéchumène creusait les plis de ses langes en manière de ficelles sur un sarcophage chrétien. Jadis, les peintres, tout heureux d’avoir une occasion de peindre les gestes de l’enfance, ont déployé dans les figures de l’Enfant Jésus toute leur science des carnations enfantines et de sa myologie. Dès sa naissance, ils le montrent joyeux, plein de vivacité, envoyant des baisers à sa mère. « Voyez comme le Bambino jouait des jambes dans la paille ! » Ce mot de Jacopone di Todi décrit tout Bambino des Nativités depuis Lorenzo di Credi jusqu’au Pinturicchio. Il essaie ses jambes. Plus tard, quand il a deux ans et qu’il reçoit les Rois Mages, le peintre l’invite à toutes sortes de jeux. Il ouvre le ciboire que lui présente Melchior pour voir ce qu’il y a dedans. Il se suspend à la laine du mouton que lui apporte le berger. Il explore le gros crâne chauve du mage prosterné, comme un écolier cherchant sur une mappemonde la place d’un pays inconnu. Ou bien il fourrage de son petit bras jusqu’au coude dans la cassette pleine de pièces d’or frappées à l’effigie de Térah, le fils d’Abraham, que lui présente Gaspar. A mesure qu’on s’avance dans le XVIe siècle, son geste se fait moins espiègle. On peint moins l’Enfant que le Dieu. Sa main ne joue plus, elle se lève et bénit. C’est un petit Roi grave ou un petit évoque amusé.

Au XVIIe siècle, il redevient enfant. Le Corrège, Rubens, Rembrandt, Luis de Vargas le peignent vagissant, faible, nouveau-né. Enfin, de nos jours, il gît minuscule, sur un coussin, chez James Tissot, enveloppé dans ses langes chez Flandrin, pressé sur le sein de sa mère chez Burne-Jones et chez M. Lerolle, image de la faiblesse et de la souffrance qui commence pour lui comme pour tous ceux qu’il vient consoler. — « Pleure, Enfant-Dieu, dit Willette, tu as trente-trois ans à vivre parmi les hommes ! » Ce que l’humoriste a brutalement exprimé dans ces mots est contenu dans les plus sévères et les plus belles pages de l’art contemporain. Dès la Nativité, la Rédemption commence et les Anges que Burne-Jones appelle au pied du lit de la Vierge ne portent pas des présens, mais bien une couronne d’épines, un calice, et des clous, symboles de la dernière étape de sa vie. Ainsi, l’Enfant, insoucieux des Nativités florentines et l’Enfant-Roi des Adorations des Mages ombriennes est redevenu le pauvre être qui a faim, qui a froid, qui s’essaie à vivre, péniblement, parmi nous. Son activité enfantine a constamment diminué et aussi son pittoresque. Chez les Primitifs, il joue ; chez les Renaissans, il règne ; chez les Modernes, il gît.

Il en va tout autrement pour la Vierge. Son geste est d’autant plus esthétique qu’il est plus libre, quelle est moins fixée dans une attitude respectueuse, qu’elle prie moins et qu’elle s’émerveille davantage, qu’elle est moins la servante du Seigneur qu’on ne voit pas et qu’elle est plus la mère de l’Enfant qu’on voit. La transition est insensible. Pendant longtemps, c’est l’attitude de l’Adoration. La Vierge fait sa prière comme une religieuse dans un sanctuaire, ou plutôt sa méditation, car on ne lui imagine pas de paroles. Les poètes de ce temps, même les plus mystiques, les Bianco de Sienne, les Jacopone di Todi, comme plus tard les saint Alphonse de Liguori, lui prêtent une émotion plus humaine, plus démonstrative et plus tendre : « Ayant mis au monde le Fils éternel de Dieu, aussitôt tu l’adoras avec une joie infinie. Tu pris et tu baisas ce lys céleste. La joie que tu goûtas, toi, ô très douce, tu le sais ! » Mais les peintres, pendant longtemps encore, la laissent sans aucun geste sinon celui de la prière, sans aucune expression sinon celle de l’extase, et pour ainsi dire aucune pensée que celle du recueillement :


Stabat mater speciosa,
Juxta fœnum gaudiosa,
Dum jacebat parvulus,


Seulement, lorsque s’approchent les Mages, on imagine pour elle quelque expression nouvelle en même temps qu’une nouvelle attitude. Assise, elle a pris l’Enfant sur ses genoux ; elle le montre aux Rois venus de si loin pour le voir et elle en est fière. Mais cette fierté très douce n’apparaît encore que voilée d’une piété persistante, d’une humilité infinie. C’est la Vierge du cantique de saint Ephrem : « Pourquoi cela et pourquoi ? » dit-elle. Ils lui répondirent : « Parce que votre Fils est Roi. » Elle dit : « Quand est-il jamais arrivé qu’une pauvre femme enfantât un Roi ? Je n’ai pas, moi, les trésors des Rois et les richesses ne me sont jamais échues. Voyez ma maison : elle est toute pauvre et ma demeure est vide. »

A mesure pourtant que le temps s’écoule, les peintres oublient que la Vierge fut saisie de terreur à l’annonce de sa mission divine. Son culte est établi depuis tant de siècles qu’il leur paraît sans doute qu’elle y est habituée et que comme une descendante de quelque vieille dynastie, elle a oublié l’humilité de ses origines. Chez Rubens, chez Véronèse, chez Tiepolo, elle ne prie plus, elle n’adore plus : elle règne ; elle ne regarde plus l’enfant, mais les rois qui se prosternent. C’est la Reine des cieux, la « Régente terrienne, l’Emperière des infernaux Palus. » Regardez-la dans l’Adoration des Bergers de Rubens, à Munich : elle découvre d’un geste noble et triomphant le petit Dieu qu’elle fait la grâce de montrer à la foule, qu’elle se sent libre de ne pas faire voir, de cacher si elle le veut, même aux anges suspendus sur sa tête, et qui n’est plus tant son Dieu que son fils et son fils qu’elle montre avec un orgueil non pas tant maternel que royal, du geste qu’eût trouvé Anne d’Autriche pour faire voir leur Maître suprême aux va-nu-pieds révoltés, mais soudain apaisés et ravis d’avoir un si joli petit roi.

Cette évolution se poursuit encore. Avec les modernes, l’orgueil royal s’est adouci, fondu en un orgueil maternel. Certes, celui-ci n’est pas moindre, mais il est autre. Déjà, il éclate chez le Corrège. La Vierge ne prie plus : elle ne pense pas à l’Eternel, bien moins encore pense-t-elle aux hommages des visiteurs ou à la rafale d’anges qui passe sur sa tête ; elle pense à l’Enfant dont elle est fière et qui est pour elle un Dieu quand il ne le serait pour aucun autre ! Dans la lumière émanée de l’Enfant-soleil où elle baigne ses paupières et tout son beau visage, elle semble murmurer les mots d’Alphonse de Liguori : « Mon Fils, mon Dieu, mon cher Trésor, tu dors et je meurs pourtant de beauté. — En dormant, ô mon Bien, tu ne regardes pas ta mère, mais l’haleine de ta bouche est un feu pour moi. — Vos yeux, même clos, me blessent d’amour, quand vous les ouvrirez, que sera-ce ? — Tes joues de rose me volent mon cœur, ô Dieu, et pour toi cette âme expire. Elles me forcent à te baiser, ces lèvres si rares ; pardonne-moi, cher, je ne puis, non, je ne puis m’en priver » Et la lumière de l’Enfant croît, enflamme, rougit tout, jusqu’au-dessous des nuages.

Au fond de la petite chambre du musée de Munich, Rembrandt, le grand précurseur de tous les sentimens modernes, donne la même impression que le Corrège. En découvrant l’Enfant lumineux pour le montrer aux Bergers, la Vierge hollandaise n’a d’yeux que pour lui et ne rayonne que de sa lumière. Le même sentiment illumine toutes les figures de vierges contemporaines. Il diffère selon les artistes, mais il appartient toujours au cycle des sentimens maternels : joie avec certains, tendresse inquiète avec d’autres, avec Burne-Jones, par exemple, où la Vierge presse l’Enfant sur son cœur et semble vouloir le protéger et le soustraire à l’inconnu menaçant que signifient les anges avec leurs singuliers présens. À mesure que le rôle de son Enfant diminue, le geste et l’expression de la mère grandissent. Il ne lui suffit plus d’adorer : il faut qu’elle protège. Ce fut d’abord le duo de la grâce et de l’adoration, puis d’un règne puéril que l’adoration accompagnait encore. Ensuite le duo de la faiblesse de l’Enfant-Dieu qui n’est plus qu’un Dauphin et du triomphe de la mère qui est devenue une Reine. Enfin le duo plus humain, mais non moins divin par tout ce qu’il contient de mystérieux, de la faiblesse de l’Enfant qui sauvera le monde et de la protection d’une femme faible que soutient sa foi.

Elle est seule pour ce rôle, au témoignage des peintres. Troisième personnage du groupe divin d’après les Évangiles et surtout la légende, saint Joseph n’apparaît que bien loin derrière eux selon l’esthétique des Noëls. « Pensez-vous que son père soit ce pauvre vieux vénérable qui est sur la selle ? » dit un Noël des Vosges, et les peintres ne l’ont pas mieux traité que l’auteur de la chanson. Le premier plan ne lui est jamais dévolu, et même au dernier, l’âne, le bœuf, les moutons, les chameaux, les lévriers et jusqu’aux singes lui disputent la place. Dans les simples Nativités, il est sur le même plan que la Vierge : il est à genoux et il prie. Mais dès qu’arrivent les bergers, il n’a plus de rôle bien défini. Il s’essaie à toutes sortes de poses méditatives, embarrassées, le front appuyé sur sa main ouverte, un peu dans le fléchissement que Raphaël donne à son philosophe dans l’École d’Athènes, ou Michel-Ange à son prophète sur le plafond de la Sixtine. Chez Piero della Francesca, il s’est assis philosophiquement sur le bât de l’âne, a croisé les jambes, enchâsse ses genoux de ses mains et attend que les anges aient fini de chanter. Le maître de la Mort de Marie le réduit au rôle d’un pèlerin en visite, avec sa canne et son chapeau. Il a l’air d’un quatrième roi mage, un peu pauvre. Chez Gentile da Fabriano, il ne sait quelle contenance prendre, ni au juste qui regarder : alors il regarde les présens des Rois Mages et semble en supputer la valeur. Chez Fra Angelico, seulement, on voit un des Rois l’aborder et, lui serrant les mains avec effusion, lui offrir ses félicitations. Martin Schongauer et Durer l’embarrassent d’une lanterne, le maître de Flemalle et quelques Allemands, d’une chandelle. D’autres le mettent délibérément hors du tableau. Heureux quand Durer n’imagine pas de le montrer écrasé de sommeil, les coudes sur la table, près du pot de bière dont il a certainement usé, — et peut-être abusé, — dans la posture d’un buveur assoupi ! Seul, peut-être, de tous les grands artistes, Cima da Conegliano lui donne un rôle défini : Joseph prend les bergers par le bras et les introduit auprès de l’Enfant-Dieu. Avec les Maîtres de la Renaissance, il se livre à des gestes d’étonnement. Il ouvre de grands bras chez Tiepolo, dans l’admirative attitude d’un gros moine mendiant qui voit arriver une grasse provende. Ainsi, sa destinée dans la peinture a été d’abord de prier, ensuite de méditer, et enfin de s’étonner des visiteurs véritablement extraordinaires qui remplissent de turbans, de chameaux, de chiens, de nains, de bouffons, de chimpanzés et de tumulte la paisible grotte de Bethléem. — Les voici justement qui arrivent.


II

Ce sont d’abord les Bergers. Ils sont à chaque époque ce qu’à cette époque l’art veut que soient les paysans. Pendant les longs siècles où la vie rurale n’avait pas de peintres attitrés, les Millet et les Breton d’alors saisissaient l’occasion qui leur était donnée par Noël, et, lorsqu’ils avaient à dire quelque chose des paysans, ils le disaient là. C’est frappant surtout chez les peintres du Nord. Ils font comme leurs confrères, les auteurs de Mystères qui s’emparent du recensement d’Auguste, des impôts romains et de la détresse du pauvre saint Joseph obligé de vendre son bœuf, et en profitent pour dire tout ce qu’ils ont sur le cœur. Ce sont de rudes bonshommes les Bergers de Jean Fouquet ou d’Hugues de Gand. A mines peu avenantes, déplaisantes à rencontrer au coin d’un bois, ivrognes à l’habitude, pillards à l’occasion, frères de ce Mak des mystères de Woodkirk qui, en pleine nuit de Noël, vole un mouton à ses camarades et, le cachant près de sa femme, dans des langes, veut le faire passer pour son nouveau-né. Maio ce sont d’admirables types humains. Regardez surtout les trois pauvres hères du retable de Santa Maria Nuova à Florence : toute la misère, toute la grossièreté, toute l’avidité du paysan au moyen âge est là. Et c’est du réalisme pur. Mais là aussi est toute son espérance. Ces visages rudes et irréguliers sont soulevés par une expression bienveillante, attendrie, quasi mouillée de larmes, leurs rides retombantes un instant remontées par un sourire. La construction de la figure est brutale ; son expression est angélique : et c’est là l’idéalisme du moyen âge.

C’est le contraire exactement chez les Bergers de la Renaissance. La construction de la figure y est régulière, idéaliste en ce sens qu’elle répond ou qu’elle s’astreint à une certaine idée de la beauté, mais l’expression est absente. Si cependant elle existe, elle est moins visible ; elle ne transfigure pas un visage qui, déjà céleste au repos, ne peut plus gagner à être transfiguré. D’ailleurs, pour être si beaux, les Bergers de Ghirlandajo que vous voyez à l’Académie, et ceux de Luca Signorelli que vous voyez à Londres, ne sont pas moins vrais que leurs frères en misère, en cotte, en surcotte et en moufles, que vous voyez à Chantilly dans le livre d’Heures d’Etienne Chevalier. Seulement ce sont des paysans d’une plus belle race, et il serait injuste d’accuser de mensonge les artistes dont le seul tort ou la chance fut de naître en pleine terre de beauté. Chez les Italiens primitifs comme chez les Flamands, les Bergers de Noël sont définissables en deux mots : rudes et recueillis.

A la Renaissance et surtout au XVIIe siècle, ils sont civilisés et dissipés. Ils déferlent comme une marée montante sur le groupe divin. Il n’y a plus aucun ordre dans leur arrivée, ni aucune retenue dans leurs mouvemens. Ils deviennent familiers et indiscrets, agitant les volailles qu’ils apportent, arrondissant leurs bras au-dessus de leurs têtes pour porter leurs cruches ou leurs paniers selon toutes les grâces académiques, vrais frères de ces Boumians du noéliste Puech qui scrutent la main de l’Enfant Jésus pour dire la bonne aventure, ou de ces joyeux drilles et ces commères des Noëls bourguignons ou de la Monnoye qui posent à la Vierge, sur le mystère de la Nativité, une série de questions des plus incongrues.

En avançant dans les temps modernes, ils seront plus discrets mais non plus recueillis. On ne verra plus de véritables paysans » mais des travestis selon une formule académique, des Bergers pour crèches de Noël, pifferari de la place d’Espagne, maintes fois aperçus sur les marches du Pincio, qui savent mieux les ateliers rémunérateurs que les pâturages favorables et mieux prendre une pose que conduire un troupeau. Il faut, venir jusqu’à nos jours pour retrouver le souci des attitudes vraies, des joies naïves du peuple, soit chez M. de Uhde, soit chez M. Lerolle ; et encore à peine peut-on dire qu’ils aient approché les maîtres anciens, encore moins qu’ils les aient dépassés.

De même que la plus belle vision d’anges chantant Noël est celle de Piero délia Francesca, la plus belle vision de pasteurs adorant l’Enfant Jésus est celle de Lorenzo di Credi. Dans l’une comme dans l’autre, rien de forcé, rien d’excessif, aucun surnaturel. L’humanité toute seule en unissant sa grâce antique à son charme chrétien, en n’excluant rien de sa beauté, peut figurer ce tableau.

C’était l’adoration de la musique, voici l’adoration du silence. Du paradis mystique, nous descendons dans une vallée pittoresque. Dante s’est tu. Virgile parle. Les anges ont dépouillé leurs ailes. Les nuées se sont fondues. Tout est azur. Le soleil adouci de l’antiquité païenne brille sur le Dolce Mamonello et sur les tendres foverelli di Cristo qui l’entourent. Le berger que voici, debout, à gauche, est le Bon Pasteur de la catacombe de Sainte-Agnès qui se tenait au plafond entouré de colombes et qui est remonté au grand jour, au clair soleil. Vêtu d’une tunique grecque, chaussé de crépides, il semble regarder à regret, au dehors du tableau, l’antiquité qu’il a fuie pour venir vers l’arche de la nouvelle alliance. S’il murmure un hommage au Christ, c’est sûrement la prédiction du poète de Mantoue, que vous trouverez dans la cathédrale de Sienne, à deux pas du confessionnal, incrustée dans le pavement de marbre et comme dans le fondement de l’Église. Lisez-le, avant que le pied des générations ne l’efface :


Jam nova progenies cœlo demittitur alto.


Mais le pasteur a rencontré saint François d’Assise et c’est saint François qui lui aura donné cet agneau que le Père Séra-phique acheta un jour à un boucher au prix de son capuchon et qui, allant à l’église avec lui, avait appris à s’agenouiller quand tintait l’élévation. Mais pas de heurt, pas d’anachronisme. On ne voit pas là, comme dans le manuscrit de Chantilly, un Virgile en costume d’archevêque. OR l’entend seulement murmurer en montrant le paysage :


Spelunca vivique lacus et frigida Tempe
Non absunt

Dans cette vision admirable due au maître ouvrier qui passait tant de temps à chaque tableau, qui broyait ses couleurs lui-même et lui-même distillait ses huiles, nul effort, nulle contrainte. Une science merveilleuse de lignes bans que rien apparaisse à l’extérieur, comme dans un triptyque de Palestrina.

Cette tendresse des Primitifs se répand également sur toutes les choses animées ou inanimées autour d’elle. Dès que la peinture paraît, la nature joue un grand rôle dans la Nativité. Le paysagiste, s’il en est un dans l’artiste, a le droit de s’y donner carrière. Car toute la nature, les arbres, les animaux, les pierres elles-mêmes ont ressenti le premier souffle du Seigneur venant en ce monde. Les temples se sont écroulés, les animaux se sont agenouillés, les vignes ont fleuri en plein hiver. Au bas du firmament pend une étoile qui chemine lentement en ligne droite dans les airs et l’on dit que les oiseaux, un instant, se sont tenus par bandes sans mouvement, les ailes ouvertes dans le ciel. Quelle occasion pour l’artiste de peindre le cycle entier de la vie universelle ! Nous sommes précisément au moment où il apprend chaque jour mieux à la peindre. Après avoir acquis la maîtrise complète dans la représentation de la figure humaine, voici que, jour par jour, il découvre le moyen de figurer un animal de plus : le cheval, le faucon, le héron, le singe ; de perspectiver un détail d’architecture : un portique corinthien ; de détailler une touffe d’iris ou de lierre, un lapin, un paon, un perroquet. Il les met dans le tableau de la Nativité, incontinent. Cela amusera peut-être l’Enfant Jésus et, dans tous les cas, cela réjouira le cœur de l’artiste tout joyeux de montrer son savoir-faire, tout émerveillé de l’inépuisable fête de la nature autour de lui. De là sont nés ces paysages chimériques et splendides, ces rochers abrupts découpés de mille sortes, selon l’idée de la montagne qu’on se faisait depuis Dante et qui s’exprime à tout, moment par les mots erto, sconcio, stagliata, maligno, duro, rotto. De là, ces montagnes bâties comme des fourmilières, ces villages, cette colline turrita, rocca chez Benozzo Gozzoli, ces forêts, ces chevreuils, ces cerfs fuyant sous les futaies en couchant leurs ramures, ces faucons assaillant des hérons dans le ciel, ces lapins trottant dans les ruines qui ont donné asile à Dieu, ces iris et ces touffes d’herbes folles qui croissent dans toutes les fentes des vieux murs de Durer, de Schongaüer ou de Luca Signorelli. De là, enfin, cette immense queue d’un grand paon rabattue sur l’étable ou cette multitude de petits oiseaux rangés autour de l’Enfant Jésus, et cette pie posée au bord du toit. Regardez, au Louvre, la curieuse étude de lézards évoluant en tous sens, la tête en bas, sur cet angle de vieux mur donné pour abri à la Sainte Famille par Fra Filippo Lippi. L’artiste n’a mis aucun symbole profond en ces petites botes. Il savait faire les lézards. Il n’y avait point alors d’exposition d’animaliers ou il pût les peindre, il les a mis où il pouvait : près du bon Dieu. Mais toute cette nature animale répandue par les Primitifs sur la terre et dans l’air, autour de la crèche, célèbre à sa façon, par sa joie de se montrer, le règne de la pitié qui commence. Ce lézard qui se promène, ici, sans crainte, vous le retrouverez dans la galerie des antiques, mais frappé par un Dieu du paganisme, par l’Apollon sauroctone. Ici, il ne craint rien. Et tous ces animaux réunis autour de la crèche seront plus ou moins protégés par les anachorètes et par les saints dans leurs ermitages. Aux dieux chasseurs, aux dieux tueurs d’êtres vivans, succède le Dieu charmeur, le Dieu apprivoiseur qui étend sa miséricorde sur toutes les créatures…

Aussi, est-ce le monde entier, sous ses espèces les plus diverses et les plus singulières, qui vient saluer l’Enfant dans les ruines du monde ancien, comme la seule espérance et le salut. Ruines d’un palais antique, c’est en effet le décor où l’Art a toujours placé la crèche. L’Histoire veut qu’elle fût dans une grotte creusée dans les roches, ce que dans le Midi de la France on appelle une balme ou une baume, et les visions de Catherine Emmerich confirment cette donnée. « C’est dans une fissure de rocher qu’est né l’architecte du firmament. » Mais l’art n’a pas accepté ce décor. Il a fait toujours une étable, ou plutôt un hangar fort propre et en très bon état chez les Primitifs italiens, troué, ruiné chez les Allemands, mais le plus souvent construit dans les ruines de quelque majestueux palais. Ce palais est ce que le peintre avait de plus riche et de plus puissant sous les yeux au moment où il peignait : maison hollandaise à toit dentelé ou château gothique à nervures ogivales, mélange infiniment pittoresque de voûtes à claires-voies, de tours éventrées, de pierres disjointes d’où jaillit tout une flore imprévue. Et c’est par les trous du chaume qu’on aperçoit l’étoile.

Au dernier plan, enfin, parmi les mamelons, au-delà des pâturages où sont répandus les troupeaux, au-delà des gradins des vignes, au bout des eaux serpentines et du long ruban blanc des routes, l’amateur d’architecture peint la ville aux mille fenêtres, les palais ou les châteaux encore debout, mais que le souffle divin va renverser, la civilisation triomphante et la société organisée que la Bonne Nouvelle va dissoudre. Ces villes heureuses dans la lumière ne l’ont pas entendue. Elles poursuivent leur vie coutumière sous ces toits lointains. Personne ne se doute de l’événement qui s’accomplit. Les sages disent : Il ne viendra plus de prophètes ! le monde est trop vieux ; les mystères de Mithra sont les derniers. Platon, Pythagore ont tout dit. Le ciel ne visite plus la terre. Les dieux se sont retirés. Et voici qu’à côté d’eux, dans le village, le Sauveur naît. Le salut vient du milieu même du peuple, des plus basses classes et des plus ignorantes, là où les philosophes d’aujourd’hui et de toujours n’iront jamais le chercher. Le peuple a entendu le premier, et le premier a compris la voix des anges. Ce sont les plus ignorans qui savent. Ce sont les moins clairvoyans qui voient. C’est pourquoi, dans l’Esthétique des Noëls, la meilleure place est faite à l’Adoration des Bergers.

Derrière eux, voici venir la file serpentante et multicolore des Rois Mages, Galgalat, Malgalath et Sarathin. Ils ont des chapeaux extraordinaires, audaflieux compromis entre le bonnet pointu de l’astrologue, la couronne du Roi et le turban de l’Emir. Parfois encore ce triple serre-tête se complique du nimbe des saints. Ainsi surmontés, ils s’en viennent tout harnachés, matelassés d’orfrois, guillochés et rutilans de clous d’or parfois appliqués sur le tableau en relief, comme chez Gentile da Fabriano. Derrière eux, piaffe et cavalcade toute la fantaisie des artistes de la Renaissance, toute la faune que les Médicis offraient aux Rois en visite, tout ce que les portes ouvertes sur l’Orient laissaient passer ou imaginer de ces animaux bizarres encore mal connus, « propres, selon le mot de Le Brun, à débaucher l’œil du spectateur, » et mieux encore des nains, des bouffons, des fous, tout l’attirail des cours de la Renaissance déroulé en un long serpent brillant qui se glisse entre des rochers minuscules taillés à facettes comme des cristaux de Bohême, sous des pins dressés comme des têtes de loup au bout d’un bâton pour nettoyer le plafond bleu du firmament ou des cyprès effilés comme des lances,

Longs soupirs de feuillage élancés vers les cieux.

Les Mages sont les impresarii des Nativités. Ils en renouvellent intarissablement le décor, sans que l’orthodoxie en puisse être blessée. Comme ce sont des Rois, on peut déployer toutes sortes de velours, de brocarts, d’orfèvreries, de joyaux. Comme ils offrent des présens à l’Enfant Jésus, on peut faire miroiter, à leurs doigts, un ciboire, un gobelet ou une monstrance, maniés avec le geste d’un antiquaire qui veut tenter l’acheteur. Et voici de l’ouvrage pour le peintre de natures mortes. Comme ils viennent des pays « estranges, » aucun accessoire bizarre n’est interdit. Outre les chameaux qu’on voit déjà sur les sarcophages des premiers siècles et qui, d’ailleurs, sont orthodoxes, car ils servent aux Pères de l’Eglise à expliquer la rapidité de leur venue, les Mages peuvent amener des girafes, des perroquets et des singes de toutes les espèces, en croupe de leurs chevaux, au risque d’étonner un peu l’âne et le bœuf par l’invasion d’hôtes aussi singuliers. Surtout, ils peuvent se montrer eux-mêmes, c’est-à-dire des races qui jusque-là n’avaient guère trouvé d’accès dans le grand art. La beauté de l’Ethiopien ou de l’Arabe aurait peut-être été proscrite jusqu’à notre époque des tableaux de maîtres, si avant nos Guillaumet et nos Henri Regnault, une heureuse étoile ne les avait conduits vers la crèche et si le Christ enfant n’avait ouvert ses petits bras non seulement aux représentans de la beauté classique, mais à ceux de toutes les beautés.

Enfin, comme ce sont des païens, il est admis qu’avec eux entrent dans le tableau religieux des fantaisies, et, sinon des vices, du moins des licences qu’on n’eût pas tolérées autre part. Sur ce dernier point, la tradition est un peu flottante. Au début, il semble entendu que les Mages sont déjà des saints, mais plus tard on abandonne cette hypothèse. Ils seront peut-être des saints quand saint Thomas les aura baptisés et qu’ils s’en iront à Cologne, mais au moment de l’Adoration, ils sont des païens sans plus et délibérément on les traite en Orientaux, Turcs, nègres, figurans des Mille et une Nuits. Les gens du XVe siècle les regardent défiler un peu dans le même esprit que, de nos jours, on regarde le Chah de Perse. On leur passe tous leurs enfantillages et leurs excentricités, parce qu’ils viennent de loin, qu’ils apportent de beaux présens, — et qu’ils s’en iront bientôt.

Toute licence de costume et d’équipage leur est permise, et les peintres s’en donnent à cœur joie. Tant qu’on manqua de données sur ces costumes cette licence ne servit guère. Qu’est-ce que c’est que ces trois jeunes gens imberbes, en tuniques courtes et en anaxyrides, coiffés du bonnet phrygien, qui courent sur ce sarcophage de Ravenne, laissant flotter au vent leur manteau antique, ceux-ci ou encore, élevant dans leurs mains une corbeille de fruits, deux colombes et une couronne de roses ? Quel mystère dionysiaque vont-ils fêter ? Quels jeux du stade ont-ils quittés pour venir ? Ces jeunes gens sont les Mages, ces bonnets phrygiens sont leurs diadèmes : ils viennent des bords du Danube et ces roses sont les offrandes qu’ils vont faire au Fils de Dieu. Intelligible pour les premiers chrétiens, cet appareil ne l’était plus pour ceux qui suivirent.

Chez les primitifs de l’école allemande, comme en Italie, les Mages sont avant tout des Rois coiffés de leurs couronnes qu’ils soulèvent respectueusement, en approchant, ou qu’ils posent avec précaution sur le sol. Ce sont des chevaliers casqués et bottés dont un page ôte les éperons pour les mettre plus à leur aise, des hommes de guerre, porteurs d’épées, venant saluer le Roi de la paix. On voit surtout l’antithèse de la force et de la faiblesse, de la puissance militaire et de l’humilité du serf désarmé. Mais à mesure qu’arrivent les nefs de l’Orient chargées de choses lointaines et précieuses, le goût du pittoresque l’emporte. On voit l’antithèse des races. Les attributs du roi disparaissent de chez Rubens, de chez Véronèse, de chez Tiepolo, et ce sont les attributs de l’étranger, du Barbaresque, qui les remplacent. A la porte de l’étable, entre le chapiteau corinthien en ruines qu’embellit une plante grimpante et les madriers de l’étable, où une araignée patiente a tissé sa toile, tout d’un coup s’élève, obstruant le ciel quelque pyramide mouvante de figures animales et humaines, faite d’une double encolure de chameaux et de têtes éthiopiennes, brillant de plaisir et de surprise à la vue d’un Dieu si petit. C’est le Rubens du Musée d’Anvers.

Avec Véronèse, la scène se déploie, s’illumine, bourdonne encore. En se jetant à genoux, le vieux Melchior, dont la barbe blanche ruisselle, ouvre les mains d’étonnement, le pan de son manteau somptueux rebroussé en savantes cassures sur son épaule. Gaspar à genoux avec un négrillon obstrue le passage. Le nègre Balthasar court alors vers le spectateur, va sortir du tableau et revenir sur le premier plan offrir son gobelet d’or. Les Bergers grimpent dans la toiture pour mieux voir ; les cavaliers sautent à bas de leurs chevaux qui s’ébrouent et, sous un rayon de lumière tombant du ciel en diagonale sur la Vierge, pêle-mêle avec des chérubins papillons, à travers les balcons édentés et les portiques ruinés où des génies sculptés semblent eux-mêmes se tordre dans leurs tympans et les lauriers poussés dans un bucrâne en clef de voûte frémir sous le battement des ailes, un page cingle à coups de cravache la tête équivoque d’un chameau récalcitrant. Vie, mouvement, lumière, opulence de gestes, et de chairs, tout est là !

Quand ces Turcs et ces Doges quittèrent l’étable, c’en fut fait à jamais du pittoresque des Rois Mages. Mais, alors, on se souvint de ce que les Primitifs avaient, à leur façon et selon leurs moyens, signifié : c’est que ce n’était pas seulement des Rois, ce n’était pas seulement des exotiques, mais que c’était aussi des sages. Le silence et le mystère des anciens jours sont revenus avec Burne-Jones enchanter les imaginations contemporaines. Son adoration des Mages, intitulée l’Étoile de Bethléem et composée pour les métiers de William Morris, semble se passer dans la forêt de Brocéliande et les Sages d’Orient être saisis comme le fut autrefois Merlin par l’enchantement supérieur à toute science : par l’amour. C’est la même forêt, semble-t-il, où, dans les entrelacs de la Briar Rose, se suspendent et se balancent les boucliers des chevaliers endormis. Les lys montent si haut autour des rois d’Orient qu’ils doivent verser sur leurs épaules leur jaune poussière et se pressent si épais qu’ils forment-la haie d’un angélique hortus inclusus. Dans la forêt sombre, pleine de mystères, on imagine des visages de fées trouant la feuillée, attentifs à ce qui se passe, des figures d’enchanteurs, de génies. « Dieux du ciel, dieux de la terre, dieux de la nuit, des fontaines et des fleuves, indigènes et étrangers, grecs et barbares, dit saint Augustin, qui pourrait vous compter ? » Combien sont-ils dans cette ombre, regardant le petit Dieu nouveau ? Ils vont fuir ou plutôt non : ils font déjà convertis. Comme le satyre que rencontra, dans la forêt, saint Antoine, ils chanteront la gloire du Seigneur : Noël ! Noël ! Les enchantemens de jadis s’effacent : les liens se brisent. Au fond des coupes tarissent les philtres. A toutes les îles, Les navigateurs pourront désormais aborder sans dommage. Il n’est plus besoin de cire dans les oreilles en traversant les détroits : Noël ! Noël ! Les sortilèges anciens sont vaincus par l’amour.

Ici, en dernière analyse, les Mages de la Nativité, c’est le pouvoir, mais c’est aussi la science ; c’est la richesse, mais c’est aussi l’intelligence, venus pour s’incliner non seulement devant ce qu’il y a de plus humble au monde mais devant ce qu’il y a de plus naïf : un Enfant qui ne sait rien encore des hommes et qui pour cela, peut-être, les bénit. Après avoir fait le tour des sciences de leur temps, les sages en reviennent à adorer la confiance. Ils ont raison. La foi en la vie est le premier et le dernier mot de toute philosophie et celle qui ne la donne pas ne sert de rien à l’homme dont la condition première est, quoi qu’il fasse et qu’il pense, d’abord de vivre et pour cela d’imaginer quelque bien ou quelque but à la vie. Que cette fleur de foi ne puisse éclore que dans une épaisse forêt d’illusions, il est possible, mais ce n’est pas trop de tout l’or de Gaspar, de l’encens de Melchior et de la myrrhe de Balthasar pour l’obtenir au début d’une existence ou pour la recouvrer lorsqu’on l’a perdue.


III

Mais là où l’évolution est le plus sensible, c’est dans le surnaturel, c’est-à-dire dans les personnages du ciel qui se joignent, en cette nuit solennelle, à ceux de la terre : les anges. Ce sont, au point de vue plastique, les seuls personnages surnaturels du tableau. Le groupe divin, lui, n’embarrasse pas les peintres : il a des apparences toutes réelles. Il a été vu sous les dehors communs à toute l’humanité. Si la photographie avait existé de son temps, il aurait pu être photographié. Mais, autour de lui, se groupent des visiteurs venus de deux points très différens : de la terre et du ciel. Il les réunit, un instant, comme un hôte qui reçoit en même temps des amis de conditions sociales très diverses. Il les reçoit, au début de l’Art, sur un pied parfait d’égalité. Il arrive même, chez quelques Maîtres italiens, que les bergers ont le pas sur les anges avec lesquels ils sont confondus : chez Lorenzo Lotto les anges haussent leur menton par-dessus les épaules des bergers pour mieux voir. — Anges d’Hugues de Gand, c’est-à-dire anges costumés comme des évêques et couronnés comme des rois, qui ont passé à la sacristie avant de venir à la crèche, et qui ont ouvert les armoires où reposent les chapes brodées d’orfrois et s’en sont revêtus ; — anges de Benozzo Gozzoli pressés en bataillons, à genoux, leurs ailes droites mêlant leurs plumes à celles des paons, ou debout chantant en marquant la mesure avec leurs doigts, « se formant tantôt en cercles, tantôt en files, comme ces oiseaux que Dante a vus se lever sur les rivières et se féliciter presque de leur pâture ; » — angelots d’Albert Durer, embarrassés dans leurs longues robes et battant des ailes autour de l’Enfant-Dieu, comme une couvée de chérubins dans le même nid ; — anges, enfin, de Piero délia Francesca, aux jambes fines, aux tuniques grecques, se plissant et tombant selon le rythme des statues antiques, bien posés sur le sol qu’ils foulent un instant, sans rien de merveilleux que leur calme en face du grand mystère, ni rien de surnaturel que leur beauté, chantant au petit Jésus des parole d’amor fino et jouant selon les règles de la Manière de bien entoucher les lucs et guiternes de Bonaventure des Périers, tandis que, derrière eux, un berger aveugle montre à ses compagnons le ciel qu’il ne voit pas ; — tous ces « troubadours de Jésus » vivent avec les paysans, croquans, « nu-pieds » et « bagaudes » dans la plus simple familiarité. Le ciel et la terre se sont rejoints autour de ce berceau. De la terre sont venus les bergers, qui sont les anges des troupeaux. Du ciel sont venus les anges, qui sont les gardiens des âmes. Les uns ont apporté leurs agneaux, ou leurs fruits, ou leurs fromages, qui sont la seule richesse de leur garde-manger. Les autres ont apporté leurs musiques, leurs luths, leurs vielles ou leurs monocordes, qui sont les seuls outils renfermés dans les armoires du Paradis. Qui d’entre eux retournera au ciel après cette réunion éphémère ? Qui d’entre eux sur la terre ? On ne saurait le dire. Mais c’est une rencontre éphémère. Cette vision ne dure pas.

Dès la Renaissance, la hiérarchie s’affirme. Les anges mettent entre eux et les rustres qui les coudoyaient une distance qu’on ne pourra plus franchir. D’un coup de talon, comme lange de Rembrandt, ils ont bondi bien au-dessus des têtes et ils y restent. Dorénavant, ils considèrent l’Enfant-Dieu du haut de leurs nuages, et pour l’adorer, ils doivent se pencher. A la vérité, ce n’est pas un sentiment nouveau, ni bien profond, qui a dicté ces nouvelles attitudes : c’est tout simplement une science plus complète de la perspective qui a voulu se déployer. Dès que les artistes, à la suite de Mantegna, découvrent le secret des raccourcis et. s’avisent de faire plafonner des figures, peu à peu nous voyons les anges quitter le terrain solide où reposaient leurs pieds et se servir de leurs ailes pour demeurer suspendus dans l’air. Sant doute, ils l’essayaient avant la Renaissance. Mai » alors l’artiste ne les suspendait pas ; il les montrait reposant sur un nuage comme ils eussent pu le faire sur un pavement ou glissant sur la nue, comme un patineur sur la glace, dans cette pose des Skating angels que le Pérugin a immortalisée. Mais ils sont toujours vus dans le même plan que les personnages inférieurs. Le spectateur est censé se trouver à leur niveau, si bien que dans la Nativité de Botticelli, à la National Gallery, par exemple, il n’y a aucune différence entre les anges qui dansent une ronde en plein azur au-dessus des têtes des arbres et ceux qui, bien au-dessous du groupe Divin, accueillent et embrassent les âmes des Bienheureux. Si l’on coupait le tableau à la hauteur des têtes de pins et si l’on remplaçait le bleu du ciel par le vert d’un gazon, personne ne s’imaginerait que ces figures ont été construites pour planer au-dessus de la ligne d’horizon. — Que l’on fasse la même expérience, au contraire, avec les anges de Rubens, du Corrège ou de Véronèse, et l’on verra que les seules ellipses de leurs raccourcis indiquent la place qu’ils tiennent bien au-dessus de nos têtes. On ne voit plus que des pieds. Chez le Corrège, anges acrobates qui joignent les mains en artistes et, du haut du portique où ils évoluent, envoient des baisers au public. Ou bien, encore, anges déployeurs de banderoles, chez Rubens, avec des gestes pour auner des lés d’étoffe ou faire admirer la finesse et la solidité du tissu, dans la fougue d’un grand battement d’ailes et le mouvement d’un nuage, secondés par de petits amours auxquels on a dit qu’il vient de naître un petit frère et qui s’abattent vers lui, curieux de jouer avec le Nouveau-né.

Si différens que soient, ces anges de ceux que nous vîmes vêtus de chapes et joignant les mains dans les triptyques d’Hugues de Gand, le même sentiment du surnaturel les a créés. Ce sont des anges bien en chair, robustes, anges exterminateurs au besoin, anges lutteurs, anges boxeurs. Ils ont une forte objectivité. On les touche ; ils obstruent le passage, bien installés dans la toile. Ils ne projettent pas d’ombre, mais à ce détail on ne fait aucune attention. Ils chantent. Ils pincent du luth en s’appliquant fort, de peur de faire une fausse note, ce qui serait déplorable dans une aussi belle occasion. Volontiers, on leur offrirait de ces volailles ou de ces olives picholines que, dans un Noël provençal, Tounin recommande à Espérite d’emporter. Ils ne peuvent passer pour une hallucination. Chez ces peintres du XVe siècle, le surnaturel a tous les attributs de la réalité.

A la Renaissance, les anges conservent leur forme robuste, mais ils ne remplissent plus un rôle aussi purement humain que ceux du moyen âge et le nuage qui les enveloppe, sans les dissimuler à notre vue, nous permet cependant de les considérer comme un phénomène violent et fortuit. Fantaisies d’anatomiste, prétextes à raccourcis audacieux, ils passent et repassent, froissant leurs plumes aux madriers ou aux chapiteaux de la toiture en ruines, se suspendant selon les mille aspérités imprévues des portiques et des corbeaux de pierre, comme des nuées apportées par un vent d’orage et qu’un autre souffle va peut-être emporter.

Le souffle du positivisme les a chassés en effet. Au XIXe siècle, dans les tableaux de la Nativité, les anges n’apparaissent plus, ou bien ils apparaissent dans une éclatante lumière, incorporels, d’une substance brouillée et mêlée avec tous les objets qui les entourent, diaphanes, transparens, comme dans les Voix fameuses de la Jeanne d’Arc de Bastien Lepage. Ce surnaturel a quelque chose de subjectif. C’est une vision sur les confins de l’hallucination.

En même temps, disparaît et s’efface la lumière surnaturelle qui enveloppait les têtes du groupe divin. Les byzantins et les primitifs jusqu’au XIVe siècle fabriquaient des auréoles énormes, visibles même en plein jour, solides et brillantes comme des armets d’or, lourdes comme des casques de scaphandriers. Peu à peu, cette gloire solide s’efface. Ce diadème s’amincit progressivement, comme une bague qui s’use jusqu’à ne plus laisser dans l’air qu’un cercle, un fil d’or. Ce cercle lui-même fond tout à fait, tandis que, timidement, naît autour des saints une phosphorescence, une lueur tremblotante, incertaine, assez semblable aux irradiations fluidiques que les photographes croient saisir autour des têtes de personnes impressionnées par un vif mouvement d’affection, de tristesse ou de colère, et qu’ils nomment des auras. On sent le peintre gêné par l’affirmation d’une coiffure surnaturelle qu’il n’a jamais vue et par l’introduction brutale d’un accessoire irréel au plus bel endroit d’une scène justement attachante par sa réalité. Mais, en même temps que l’esprit réaliste grandissait en lui, voici que croissait aussi l’habileté technique et qu’il pénétrait les secrets du clair-obscur. Dès lors il pouvait oser des glorifications nouvelles. Le Jour de la nativité devenait la Nuit de Noël. La lumière, discrètement dosée par Rembrandt, prenait une apparence surnaturelle, fantastique. En dissimulant son foyer derrière quelques détails de premier plan, le groupe divin seul éclairé semblait fait d’une matière céleste et l’ombre enveloppant la plus grande partie des figures leur prêtait cette grandeur que donnent toujours, même aux choses les plus banales, le mystère et l’inconnu. A mesure que pâlissait l’auréole surnaturelle, la lumière naturelle devenait plus mystérieuse, plus divine et, pour ainsi dire, se surnaturalisait.

Les contemporains ont été plus hardis encore. Ils ont eu l’idée de rallumer l’auréole en plein jour. Dans l’Adoration des Mages, de M. de Uhde, qui est à Magdebourg et dans celle des Bergers, de M. Lerolle, une chute de lumière par la croisée glisse sur la tête de l’Enfant Jésus et de ses boucles blondes fait autant de fortuits rayons : ainsi la nature revient, d’elle-même, former autour de la tête divine l’auréole que le réalisme en avait un instant effacée.

La nature, en effet, contient pour qui sait la voir tout ce dont l’art a besoin. Un jour M. Lerolle dessinait une grande meule de paille, dans les environs de Versailles, près de Villepreux. S’en étant approché pour vérifier quelques détails, il vit un grand trou sous la meule et s’aperçut qu’elle était édifiée sur les poutres d’une sorte de galerie souterraine faite pour y verser des betteraves pendant l’hiver. Un flot de soleil ruisselant par cet étroit orifice donnait à tout ce qu’il touchait une surnaturelle apparence. M. Lerolle vit là, sur-le-champ, une arrivée des Bergers dans l’étable. Le tableau qu’il en fit est une des pages les plus intimes, les plus profondes de l’art contemporain. Assurément, elle ne contient plus rien de ce que les siècles de foi naïve ou de crédulité officielle admettaient ou exigeaient dans un pareil tableau. Mais la scène peut, si l’on veut, être dépouillée de toute sa signification historique ; les acteurs en sont de pauvres gens de nos jours et, comme on vient de le voir, l’effet surnaturel en est tellement dicté par la nature que c’est lui qui a donné l’idée du tableau et que de tout ce qu’il contient, la lumière surnaturelle est la seule chose que l’artiste ait vue.

Ainsi, figures et gestes, rois et bergers, nature même, paysage et surtout merveilleux, tout a bien changé et bien des fois depuis les premiers âges. Le palais est devenu une grange, les colonnes de sont tournées en troncs d’arbres. Le chaume nous cache l’étoile. La faux de la critique a coupé les iris, les lys et les ancolies qui croissaient en plein hiver devant le Bambino. Les nimbes ont pâli. Les anges ont fui. Les musiques se sont tues. Rien ne flotte plus dans le ciel que des nuages. Rien ne chante plus dans la toiture que le vent. Rien ne brille plus autour des têtes que du soleil. Mais la Nature immortelle élabore autour de nous, et tous les jours, des miracles dont les artistes peuvent profiter encore. Elle sait mettre des nimbes de lumière autour des têtes blondes. Elle sait peindre des fleurs de feu sur les nuits d’hiver et lorsque viennent les vents d’automne, ils font pleuvoir sur les enfans de France, dans les jardins et les parcs de notre pays, plus de roses que les anges, du bout de leurs doigts retombans, n’en effeuillent sur l’Enfant-Dieu dans les florentines Adorations de Filippino Lippi…

Ainsi, le charme esthétique de ces choses résiste à toutes les évolutions du sentiment et de la raison. La beauté du christianisme est faite de son humanité. Tout enfant qui naît sur ce globe, depuis tant de siècles, assure, en quelque sorte, le salut du monde. Beaucoup l’ont désolé, l’ont asservi, l’ont couvert de ruines et de cadavres. Mais le plus grand nombre, les milliards de vies obscures qu’ignore l’Histoire ont fait leur tâche utile et ont préparé le labeur ascensionnel de l’espèce. La conscience populaire le sent confusément, ou le devine. De là, cette joie, autour de l’Enfant qu’on montre, qu’on fête, qu’on célèbre comme le sauveur. Fête surnaturelle ou humaine, peu importe. Quand nous ôterions de la Nativité son nimbe, il resterait une jeune mère ravie de bonheur devant son petit enfant. Quand il n’y aurait pas de lumière divine, la joie illuminerait encore son visage devant l’Enfant adoré. Quand les voisins ne joindraient pas les mains de piété, ils les joindraient d’admiration Quand on effacerait l’étoile du ciel qui les guida, on n’effacerait pas les millions d’autres sphères tout, aussi mystérieuses et providentielles qui guident, chaque nuit, les navigateurs au port. Toutes ces choses évoquent les idées les plus largement humaines et les plus éternelles. Tant qu’il y aura des hommes sur cette terre, on trouvera un sens profond et un charme infini au tableau d’une Nativité.


ROBERT DE LA SIZERANNE.