L’Esprit révolutionnaire, la souveraineté nationale et le gouvernement de la république

L’Esprit révolutionnaire, la souveraineté nationale et le gouvernement de la république
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 721-747).
L'ESPRIT REVOLUTIONNAIRE
ET LA
SOUVERAINETE NATIONALE


I

Récemment le sage peuple hollandais célébrait par des fêtes solennelles l’anniversaire de la prise de la Brille — date mémorable dans l’histoire de la révolution des Pays-Bas ; récemment aussi le parti démocratique français, dans des réunions et dans des banquets, fêtait l’anniversaire de la prise de la Bastille, début de la révolution française. Les esprits les plus sages ont sympathisé avec le premier de ces anniversaires, les esprits les plus libéraux ont élevé des doutes sur l’opportunité et l’utilité du second. D’où vient cette différence ? Nous ne sommes point de ceux pour qui toute révolution est illégitime, et qui contestent au peuple d’une manière absolue le droit de se défendre contre la tyrannie. Tous les plus grands peuples du monde ont eu des dates semblables à l’origine de leur histoire : Athènes ; Rome, la Hollande, l’Angleterre, l’Amérique. On ne peut donc contester à la France un droit que l’on reconnaît aux autres nations ; cependant, pour qu’une insurrection soit légitime, il faut qu’elle ne soit qu’une date de délivrance, non le signal de la révolte à perpétuité, — il faut qu’elle ait pour conséquence la paix et l’ordre, et ne soit pas le déchaînement illimité du droit de la force. Le jour où la France aura définitivement conquis des destinées paisibles et acceptera sans réserve le règne de la loi, elle pourra revenir sans danger aux souvenirs de son affranchissement, elle fêtera avec joie le jour de sa délivrance ; mais tant que le droit de la force n’aura pas abdiqué, — et peut-on dire qu’il ait abdiqué ? — tant qu’il y aura lieu de craindre que les partis ne tiennent en réserve cette arme fatale, elle verra toujours avec inquiétude cette invocation persistante d’un droit périlleux qui peut aussi bien tuer que délivrer, et qui se retourne si souvent contre ceux qui l’emploient.

Aujourd’hui, au lieu de célébrer les anniversaires de la force, il faut se demander à quelles conditions on peut les éviter désormais. Au lieu de fêter la première des grandes journées révolutionnaires, il faut chercher comment on peut couper court pour jamais à de pareilles journées. Comme il arrive toujours, tous les partis travaillent contre eux-mêmes et dans l’intérêt de leurs adversaires. Rien ne peut éloigner plus de la démocratie que la prétention de la couvrir sans cesse d’un drapeau de rébellion. La France en particulier ne peut plus supporter de telles épreuves sans périr, ou du moins sans renoncer pour jamais à la grandeur de ses destinées. On ne connaît que trop la triste histoire des coups de force qui, depuis 89 jusqu’à nos jours, ont mis entre les mains des partis ce pouvoir souverain que la révolution attribuait en principe à la nation, et qu’elle n’a jamais exercé en réalité ; néanmoins, quelque connue que soit cette histoire, il faut encore une fois se la remettre sous les yeux, afin que le souvenir toujours présent de nos fautes nous inspire le ferme propos de nous corriger.

C’est donc au lu juillet 1789 que commence cette série de coups de force qui ont livré successivement la France à tant de gouvernemens différens. Ce jour-là, la royauté absolue succombe, et cède la place à la monarchie constitutionnelle. Au 10 août 92, celle-ci est renversée et remplacée par la république. Au 30 mai et au 2 juin 1793, la république légale est remplacée par le gouvernement révolutionnaire[1]. A partir du 9 thermidor 1794, une sorte de légalité subsiste jusqu’en fructidor 1797. Le 18 fructidor est le premier coup d’état militaire accompli en France, et il l’a été par les jacobins : il a mis fin au règne légal du directoire ; il y a substitué le règne éphémère du directoire révolutionnaire. Celui-ci est renversé au 18 brumaire et remplacé par le gouvernement militaire ; 1814 arrive, et, quoique l’invasion des étrangers ne soit pas un acte de violence populaire, on reconnaîtra que c’est une manière bien incorrecte pour un gouvernement de s’établir dans un pays que d’y rentrer, sinon par, au moins avec les étrangers ; L’année suivante, au 20 mars, nouveau mouvement qui renverse la royauté légitime et ramène le gouvernement militaire, et nouveau retour des Bourbons avec les mêmes armes que l’année précédente. Viennent les journées de juillet, 1830, qui renversent la royauté héréditaire et la remplacent par la royauté constitutionnelle, — puis février 1848, qui renverse la royauté constitutionnelle et la remplace par las seconde république, — puis le coup d’état du 2 décembre, qui ramène le second on le troisième empire[2], — enfin le 4 septembre, qui met fin à l’empire et inaugure la troisième république. Triste nécrologue des gouvernemens ! jeux de force et de hasard où doit périr inévitablement à la longue tout peuple qui s’y livre ! Que si la France n’y a pas succombé encore, c’est une preuve de son incroyable vitalité ; mais cette vitalité n’est pas inépuisable. Qui oserait dire qu’un nouveau coup de force, fût-il le dernier, ne serait pas le coup mortel ?

En résumé, depuis 89 jusqu’à nos jours, il y a eu dix ou douze coups de force[3] et douze gouvernemens différens, dont pas un seul, pas un entendons-le bien, n’a été l’expression spontanée de la volonté nationale, douze gouvernemens qui tous ont été usurpateurs dans le sens précis et scientifique du mot, chacun d’eux en moyenne ayant duré de sept à huit années. Ainsi tous les huit ans, la violence renverse en France l’autorité légale et crée un pouvoir de circonstance, renversé par les mêmes armes qui l’ont élevé. Voilà notre histoire, voilà la France telle que l’a faite la révolution, pour avoir confondu le droit avec la force, le dieu avec l’idole, et pour s’être divinisée elle-même et s’être déclarée infaillible, même dans ses plus exécrables aberrations[4].

On n’aurait pas encore une idée suffisante du rôle de la force dans les affaires de notre pays, si l’on ne comptait que les tentatives qui ont réussi, non celles qui ont échoué, et que si elles eussent réussi, auraient établi des gouvernemens tout aussi légitimes, quelquefois même plus légitimes que ceux qui ont régné. Comptons d’abord la grande guerre de la Vendée, que les royalistes peuvent considérer comme la défense du droit, mais qui au point de vue du pouvoir dominant n’en était pas moins une insurrection, et qui s’est renouvelée deux fois, la première pendant le consulat, la seconde au commencement du gouvernement de juillet. Comptons encore l’insurrection girondine en 1793, puis celle de Lyon et de Toulon, que nous confondrons en une seule, afin de simplifier ; viennent maintenant par ordre de date : au 9 thermidor, insurrection de la commune contre la convention, au 2 prairial insurrection jacobine, au 12 vendémiaire insurrection royaliste. Ici, interruption pendant l’empire et la restauration. Arrivés au gouvernement de juillet, nous avons l’insurrection d’avril, celle de Lyon, celle de juin et celle de mai, et les deux insurrections militaires de Strasbourg et de Boulogne ; après 48, nous avons eu le 15 mai, les journées de juin et le 13 juin 49 ; enfin, sous la république actuelle, le 31 octobre, le 10 janvier, et la plus épouvantable de toutes, le 18 mars. C’est donc en somme de quinze à vingt prises d’armes qui n’ont pas réussi : ajoutez-les aux précédentes, vous avez trente insurrections, coups d’état, guerres civiles, etc., ce qui, distribué sur quatre-vingt-dix années, donne pour résultat en moyenne trois ans de repos sous l’autorité des lois. N’oublions pas que chaque coup de force, heureux ou malheureux, a pour contre-coup la prédominance de la force sur la loi et par conséquent une tendance de plus en plus grande à faire de la force la loi.

Ce n’est pas tout ; à côté des coups de force qui ont réussi ou qui, s’ils ont échoué, ont été cependant mis à exécution, il faut compter encore ceux qui ont été médités et qui ont été arrêtés avant l’exécution, à savoir les complots. Ici le nombre est incalculable ; en nous en tenant aux faits les plus connus, rappelons la conspiration de Babœuf et celle du camp de Grenelle sous le directoire, la conspiration de Malet sous l’empire (je réserve les régicides), — sous la restauration la conspiration de Didier, celle des quatre sergens de La Rochelle, je ne sais combien d’autres encore qu’il serait fastidieux de rappeler.

Enfin, pour ne rien omettre, il y a les crimes commis par ou contre les gouvernemens : massacres de septembre, mort de Louis XVI, massacres de la terreur, massacres royalistes du midi après thermidor, mort du duc d’Enghien, massacres de 1816, journée du 4 décembre 51, massacres de la commune en 1871, — puis, en sens inverse, attentats contre les souverains : machine infernale sous le consulat, Louvel sous la restauration, Alibaud, Fieschi et bien d’autres sous Louis-Philippe, Orsini sous le second empire. Je ne cite que les faits les plus connus. Ajoutez tous ces crimes à la série des violences heureuses ou malheureuses qui ont fondé et renversé ou essayé de renverser les gouvernemens, et vous serez convaincu que la France depuis quatre-vingts ans est livrée au dieu de la force, qu’elle semble avoir été abandonnée à la domination du farouche Siva, ce dieu de mort qu’adorent les Indiens, et que la prophétie mystique du comte Joseph de Maistre s’est réalisée parmi nous : la révolution est une expiation !

Après avoir exposé dans toute son horreur le mal qui nous dévore, essayons de déterminer les chances de salut qui nous restent, et qui sont encore nombreuses et précieuses, si nous savons en user.


II

Un point essentiel est d’abord de ne se faire aucune illusion, et d’écarter absolument tout remède chimérique. Ce que j’appelle illusion ou remède chimérique, ce serait tout ce qui pourrait ressembler en quoi que ce soit à un retour vers l’ancien régime. Sans doute personne en France ne veut le rétablissement de la dîme ou des droits féodaux, et c’est une plaisanterie d’accuser un parti de telles prétentions. Cependant il est certainement des personnes, et même de bons et nobles esprits, qui ne reculeraient pas devant une religion d’état, une pairie héréditaire, des majorats, — enfin une royauté légitime. Il ne s’agit pas ici de discuter la valeur de ces institutions : elles ont pu être, elles sont encore, là où elles existent, de belles et bonnes institutions, je le veux bien ; mais parmi nous ce sont aussi bien des utopies que peuvent l’être les systèmes de Fourier et de Saint-Simon. C’est le lieu de répondre à l’école traditionnelle par les argumens mêmes dont elle se sert contre la révolution : c’est que les institutions n’ont de valeur et ne sont efficaces que lorsqu’elles ont des racines historiques dans un pays. Or quelles sont aujourd’hui en France les racines du régime aristocratique ? Elles sont complètement ruinées depuis 89, et alors même pourquoi ces institutions ont-elles disparu si vite ? Tous les publicistes sont d’accord là-dessus : c’est qu’elles ne vivaient plus ; les institutions aristocratiques, minées par deux siècles de monarchie absolue et radicalement détruites par la révolution, sont en France aujourd’hui ce que seraient les institutions de Lycurgue. On raconte que Hérault de Séchelles, ayant à rédiger la constitution de 93, a fait demander à la Bibliothèque nationale le livre des lois de Minos. Eh bien ! nos modernes rêvant une monarchie religieuse et aristocratique ressemblent à Hérault de Séchelles. C’est pourquoi il faut déplorer le jeu d’esprit qui consiste à nous inspirer de vains regrets, à nous donner de vains désirs pour un régime quasi patriarcal qui, bien loin de pouvoir nous convenir, tend à disparaître de l’Europe entière. Quelque beau que soit ce régime, il n’est plus, il ne peut plus être ; n’en parlons plus. La politique a pour objet le réel, le possible, le praticable, — non l’idéal, et cette vérité s’applique. à l’idéal du passé aussi bien qu’à celui de l’avenir.

En excluant tout ce qui, de près ou de loin, ressemblerait à l’ancien régime, je ne veux pas exclure, bien entendu, les institutions qui, nées de l’esprit moderne, pourraient remplir un rôle analogue à celui de ces institutions regrettées ; seulement il faut que ces institutions soient filles de la liberté et non du privilège. Que l’on réclame des libertés communales et départementales, rien de mieux, mais pas de privilèges provinciaux. — Que la liberté d’enseignement donne à des facultés privées le droit de faire concurrence à celles de l’état, mais pas d’universités privilégiées ! — Que l’on crée, si l’on veut, une seconde chambre pour les intérêts conservateurs, mais pas de pairie héréditaire ! — Que les associations soient libres, mais pas de corporations ! En un mot, les conservateurs ne doivent pas être exclus de la société moderne : ils doivent y avoir l’influence légitime de l’éducation, de la propriété, de la foi religieuse sincère, même des souvenirs nationaux qui s’attachent à leurs noms ; ce sont là des forces réelles, sérieuses et solides auxquelles la société doit faire une place, à la condition qu’on en accepte l’esprit, et qu’on invoque le droit de la liberté et non un droit mystique et exceptionnel auquel personne ne croit plus. En politique, rien de plus dangereux que les fausses croyances, que les fictions et les illusions, même les plus nobles. En inventant le mystère de la légitimité, le vieux Talleyrand, qui ne croyait à rien, a pu se persuader qu’il était profondément habile ; il n’a réussi qu’à tromper ceux qu’il croyait servir en leur inspirant la plus dangereuse illusion. Au lieu d’accepter comme une transaction pratique leur retour en ; France, ce qui était la simple vérité, ils ont raisonné dans l’hypothèse d’une foi monarchique tout à fait chimérique, qui n’existait plus que dans le cœur de quelques vieux serviteurs ou dans la tête de quelques ambitieux, et cette illusion les a perdus. Ainsi en serait-il de toute illusion semblable.

Est-il besoin de dire aussi que nous mettons au nombre des remèdes chimériques le gouvernement militaire ? Dans un pays dont le mal est l’adoration de la force, croire que l’on peut guérir ce mal en couronnant la force elle-même et en la mettant non pas au service, ce qui est juste et excellent, mais à la place du droit, c’est une politique homœopathique tout aussi chimérique que la médecine qui porte ce nom. Le similia similibus est aussi dangereux dans l’une que dans l’autre, et l’une et l’autre ont le même caractère de charlatanisme. Sans doute la politique militaire semble au premier abord moins chimérique que la politique mystique et poétique de la royauté patriarcale et sacerdotale ; au fond, elle ne l’est pas moins, car, la force étant une fois prise pour principe, nul ne peut savoir de quel côté elle se mettra. Les armées étant composées des mêmes élémens que le reste du peuple, elles peuvent être aussi bien que lui envahies par la démagogie, et l’armée que l’on aura forgée pour se défendre sera précisément celle par laquelle on périra. Le régime militaire porte d’ailleurs en lui-même son principe de dissolution ; condamné à la guerre, il périt par la guerre, et, né du despotisme, il engendre l’anarchie. Éviter les remèdes des empiriques, tel est le premier conseil qu’un médecin sage donne à un malade. Ici les empiriques, ce sont d’une part les nobles, mais aveugles sectaires de la monarchie mystique, de l’autre les serviles adorateurs de la monarchie militaire. Mieux vaut la méthode expectante du sage Hippocrate, qui conseille de s’en fier à la nature et à la vis medicatrix. C’est ce qui nous conduit à ce que nous considérons comme les vrais remèdes, auxquels nous croyons avec d’autant plus de confiance que nous nous sentons d’accord sur ce point avec le gouvernement actuel du pays.

C’est en bien caractérisant les maux qu’on aperçoit les remèdes. Or quels ont été nos maux jusqu’à présent ? Le principal, c’est que tous les partis se sont toujours substitués à la souveraineté nationale. Le remède ici est donc de rendre à la souveraineté nationale toute sa liberté, toute sa spontanéité.

S’il y a un fait démontré par notre malheureuse histoire, c’est que depuis 89 tous les gouvernemens ont substitué leur propre volonté à la volonté du pays. Commençons par le comité de salut public. Quelque jugement qu’on en porte, ce qui est certain, c’est qu’il a été une dictature, et la dictature d’une minorité. Le directoire, à l’origine, a été sans doute l’expression de la souveraineté nationale[5] ; mais il ne resta pas longtemps l’organe et le ministre du souverain, et au 18 fructidor ce fut lui qui devint le maître. Il est suffisamment connu que l’empire a été la substitution de la volonté d’un homme à la volonté nationale. Quant à la restauration, tout en admettant qu’elle ait pu être à l’origine d’accord avec les vœux du pays, il n’est pas douteux qu’elle est arrivée avec ses propres vues, et si l’on excepte les quelques années du ministère Decaze, où une sage transaction fut essayée, il est vrai de dire que dans son ensemble la restauration a été et surtout a voulu être une revanche de l’émigration contre la révolution. Enfin la pensée de substituer d’une manière définitive la volonté royale à la volonté du pays éclate dans les ordonnances de juillet, qui amenèrent la chute de cette royauté. La monarchie de juillet est de tous les gouvernemens de la France celui que l’on peut considérer comme ayant été le plus d’accord avec la volonté nationale ; cependant ce gouvernement lui-même s’est défié du pays en s’établissant sur une base beaucoup trop étroite, et en résistant avec une ténacité systématique à l’extension du pays légal. Cette résolution indiquait évidemment que la classe dominante se croyait plus apte à gouverner le pays qu’il ne l’était à se gouverner lui-même. Sans doute, on doit désapprouver l’extension subite et démesurée du droit de suffrage ; mais une extension graduelle de ce droit eût été le témoignage d’une certaine confiance que les gouvernans d’alors n’ont pas eue. La république de 48 n’a été que la substitution d’un parti à un autre, et d’un parti qui était évidemment une minorité. Cependant, depuis les élections de 1848 jusqu’au coup d’état de 1851, on peut dire que la France s’est à peu près appartenue à elle-même. Ce ne fut qu’un instant ; l’empire nous ramena bientôt la dictature, et après lui ce fut encore à une dictature que le parti vainqueur demanda le salut du pays. Certes nous ne prétendons pas mettre sur la même ligne tous les gouvernemens que nous venons de rappeler, tous ne sont pas coupables au même degré de l’asservissement du pays ; mais tous, même les meilleurs, sont partis d’une idée de défiance envers le pays ; tous ont cru qu’un certain parti, une certaine classe d’opinions, un certain nombre de personnes avaient sur les destinées de la France des idées plus claires et plus sûres qu’elle ne les avait elle-même ; tous l’ont dirigée dans leurs voies, et non dans les siennes. Ils ne l’auraient pas pu, à la vérité, s’ils n’avaient eu quelque chose de commun avec elle ; seulement ils ont tous abusé de ces points communs pour introduire et imposer leurs idées propres.

Par exemple en 1814 le pays voulait bien une réconciliation avec la famille des Bourbons, mais il ne voulait pas de l’idée aristocratique et sacerdotale. En 1830, le pays voulait bien le gouvernement des classes moyennes, mais il ne voulait pas une oligarchie fermée. En 1852, le pays voulait l’ordre, et peut-être ne voulait-il plus la république, mais il ne voulait pas du despotisme militaire. Au 4 septembre, le pays voulait un grand effort de défense nationale, mais il ne voulait pas que ce grand effort se fit exclusivement au profit d’un parti. Ainsi, à chacune de ces phases, il est facile de signaler le point où le gouvernement est d’accord avec le pays et le point où il commence à se substituer à lui. Ce qui fait que les oppositions ont toujours réussi, c’est qu’elles ont toujours eu raison, c’est qu’elles ont pris leur point d’appui dans l’opinion, dont le gouvernement se détachait. Elles se sont emparées de ce grief légitime que chaque gouvernement fournissait contre lui en substituant ses propres vues à celles qui l’avaient accueilli à sa naissance.

Nous l’avons dît déjà : « on prétend que toutes les expériences politiques dont un pays est susceptible ont été faites dans notre pays. Eh bien ! non, toutes les expériences n’ont pas été faites ; l’expérience décisive, fondamentale, ne l’a pas été, à savoir l’expérience du gouvernement du pays par lui-même[6]. » C’est cette expérience que nous devons tenter aujourd’hui. Je sais ce qu’on nous répondra. Qui vous garantit, diront les uns, que le pays ainsi abandonné à lui-même ne voudra pas précisément ce que vous déclarez funeste et illusoire, à savoir le gouvernement aristocratique et clérical, ou bien le gouvernement militaire ? — Qui vous assure, diront les autres, que le pays, trompé par les démagogues, ne tombera pas entre leurs mains, et qu’il n’ira pas se perdre dans les folies du communisme ? Ainsi, par une crainte réciproque, vous voyez d’un côté les conservateurs et de l’autre les radicaux montrer une défiance semblable à l’égard du pays. Ils sont tout prêts à le proclamer souverain quand il leur donne raison ; ils le récusent, s’il leur donne tort. Assurément nous ne prétendons pas avoir le don de prophétie, et nous ne savons pas préjuger ce que le pays décidera en dernier ressort ; mais nous demanderons toujours de quel droit un parti se déclarera plus éclairé que la nation tout entière ; en supposant que la majorité devienne favorable à tel système plutôt qu’à tel autre, de quel droit une minorité se réserverait-elle les avantages de l’autorité ? Que l’on y songe ; si l’odieuse tyrannie qui a souillé Paris ne peut être comparée à aucun gouvernement du passé, pas même au comité de salut public, puisqu’au moins celui-ci, malgré sa cruauté, a eu une grandeur de patriotisme qu’on ne peut pas oublier, — si ce gouvernement plat et bas n’a été qu’une parade gouvernementale, parce qu’il est tombé entre des mains ineptes et homicides, cependant il faut reconnaître qu’en principe cette tourbe pouvait se croire aussi autorisée à usurper le pouvoir que tel ou tel parti. Parce qu’un parti occupe un rang plus ou moins distingué dans la hiérarchie sociale, il n’a aucune raison de se croire le droit d’accaparer le gouvernement de la société. Cela étant, il est impossible de prendre en bloc tel parti plutôt que tel autre comme arbitre suprême et exclusif des destinées du pays. C’est dans ce qui constitue la moyenne des partis que doit être cherché le point d’appui des gouvernemens. Or cette moyenne, c’est la souveraineté nationale librement consultée et respectueusement obéie qui la trouvera. Fiez-vous-en à elle sur ce point. Elle n’a aucun préjugé de secte, elle redoute toutes les théories exclusives ; elle repoussera toutes les utopies, même les vôtres, conservateurs étroits, qui ne croyez à l’ordre que lorsqu’il est entre les mains d’un militarisme impuissant, — même les vôtres, démocrates insensés, qui ne croyez à la liberté que quand vous êtes les maîtres. Sans doute ces deux élémens contradictoires auront leur part dans le résultat final, et ils s’annuleront l’un l’autre ; entre les deux, une moyenne flottante, oscillant de gauche à droite ou de droite à gauche suivant les circonstances et avec un sentiment juste des vrais besoins du pays, sera la base gouvernementale.

Au fond, ces besoins se résument en deux mots : ordre et liberté, — ordre, c’est-à-dire sécurité pour les résultats acquis, — liberté, c’est-à-dire facilité d’acquérir ; j’entends acquérir non-seulement dans le sens matériel, mais dans le sens intellectuel et moral. Or que veulent la plupart des hommes ? Conserver ce qu’ils ont et acquérir ce qu’ils n’ont pas, et tous, à bien peu d’exceptions, éprouvent à la fois l’un et l’autre besoin. Combien peu d’hommes, dans une société bien constituée, n’ont pas quelque chose à préserver, combien peu n’ont pas le désir de s’accroître ! Sans sécurité, nul ne possède tranquillement ce qu’il a ; sans liberté, nul ne peut acquérir ce qu’il n’a pas. Sans sécurité, les cultes existans ne peuvent se conserver intacts ; sans liberté, ils ne peuvent se développer, ou il ne peut s’en former de nouveaux. Ainsi pour la science, les arts, l’industrie. La liberté même est le vrai moyen d’arriver à l’égalité, car elle est précisément un effort constant pour égaler ceux qui nous surpassent ; elle est l’effort de ceux qui n’ont pas pour se rapprocher de ceux qui possèdent, et nulle mesure autoritaire et dictatoriale n’aura autant d’efficacité pour réaliser l’égalité que la liberté elle-même, car niveler n’est pas égaliser.

Or cette moyenne d’ordre et de liberté dont il est impossible a priori de donner la formule, c’est au pays de la formuler. C’est lui qui dans chaque circonstance essentielle dira s’il veut plus d’ordre que de liberté, ou plus de liberté que d’ordre ; c’est lui qui, entre tous les systèmes qui lui sont proposés et dont on veut le faire esclave, trouvera le vrai point de coïncidence, lequel variera nécessairement suivant les temps. A toute faute commise par un parti correspondra immédiatement un avantage du parti contraire. Tout excès trouvera son correctif dans le souverain arbitre, qui prendra peu à peu l’habitude de ne pas se laisser dompter. Sans doute il ne sera pas infaillible ; mais les partis ne le sont pas non plus, et, erreur pour erreur, autant obéir à ses propres erreurs qu’à celles des autres. Toutefois il est permis de croire que le pays se trompera moins que les partis, car il suffit de les avoir fréquentés, même les meilleurs d’entre eux, pour savoir à quel entêtement de passion ils se laissent aller, et il est facile de deviner à quel degré d’erreur un esprit, si éclairé qu’il soit, peut être entraîné par une passion dominante. Dans tous les partis, vous trouverez toujours des sous-entendus qui ne font pas question, des majeures qu’on n’exprime même pas, tant elles sont évidentes pour les dévots du lieu ; ces majeures se devinent par un sourire, par une expression glissée en passant, par le silence même. Et ne croyez pas que cela soit le propre des partis populaires : il en est de même des plus distingués ; il y a dans tous des expressions convenues, des symboles immédiatement compris, une sorte de franc-maçonnerie à laquelle il faut être initié. Osez donc être démocrate dans un salon conservateur, libre penseur dans un salon clérical, réactionnaire dans un salon républicain, socialiste dans un salon d’économistes ! Partout on considère comme tranchées des questions qui ne le sont pas, puisqu’il y a des partis contraires qui les soulèvent partout ; on ne s’en rapporte qu’à soi et on excommunie les autres. Comment donc pourrait-on admettre que le gouvernement appartient de droit à tel ou tel de ces partis, et que ce parti, les circonstances l’appelant aux affaires, a le droit de s’y perpétuer en profitant de l’autorité qui lui est confiée pour se substituer à tout le monde ?

Nous hésitons à entrer dans le domaine de la politique actuelle, et nous n’y toucherons que dans la mesure de la nécessité ; cependant les considérations qui précèdent seraient de pures abstractions qui n’apprendraient rien à personne, si nous n’essayions pas d’en faire l’application aux faits. Si nous vivions encore sous l’un de ces gouvernemens plus ou moins usurpateurs que nous avons décrits, nous dirions que la seule manière pratique d’arriver à cette liberté de la souveraineté nationale que nous rêvons, ce serait de prendre pour point de départ l’état légal sous lequel nous serions par hypothèse, quelque éloigné que fût cet état légal du but proposé, car il y a toujours plus de chance pour la souveraineté nationale de s’exercer librement à l’ombre des lois qu’en faisant appel à un nouveau coup de force qui amènera nécessairement une nouvelle usurpation. C’est pourquoi sous le dernier gouvernement les esprits sages ont dû approuver l’entreprise éphémère et si malheureusement déçue, qui a paru un instant vouloir concilier l’empire autoritaire avec le libre usage de la souveraineté populaire. Sans doute, sous cette forme de gouvernement, la souveraineté ne pouvait jamais arriver à une entière et pleine autorité ; mais, comme en politique il faut toujours distinguer le réel et l’idéal, le possible et le désirable, tout ce qui pouvait nous approcher du gouvernement national sans porter atteinte à l’état légal, protection de tous, devait être recommandé et encouragé. Et ici il faut dire toute la vérité : on a calomnié alors le pays et les partis ; la responsabilité de la chute ne doit tomber ni sur le pays, ni sur les partis. Lorsque l’expérience du 2 janvier a été tentée, et qu’on a pu croire qu’elle l’était sérieusement, les partis n’y ont apporté aucun obstacle, excepté le parti autoritaire détrôné, qui eût voulu conserver la dictature entre ses mains. Le parti libéral parlementaire, rien que sur la promesse et sur le programme, a presque immédiatement désarmé, et a mis une sorte d’empressement à montrer qu’il ne demandait que la liberté sous la loi, et qu’il appuierait le gouvernement dans ses efforts vers ce but. Même le parti républicain, que ses principes éloignaient d’un accommodement semblable, se rapprocha cependant, et tendit à prendre un ton de plus en plus légal ; enfin il rompit ouvertement avec la démagogie. Voilà quel fut le rôle des partis. Le pays de son côté, bien loin de marchander son adhésion au pouvoir, lui apporta dans une circonstance mémorable un appui aussi éclatant qu’aux premiers jours, se contentant des demi-réformes promises, et dont l’effet était encore à attendre. Quant aux partis violens et insensés qui éclatèrent alors dans les clubs et les journaux, ils avaient été déchaînés par le gouvernement lui-même, qui, par un bien faux calcul, avait cru habile de préférer le désordre à la liberté. On n’accordait pas la liberté parlementaire, et on donnait la liberté des clubs, — calcul grossier et menteur dont nous avons cruellement expié les conséquences. Ainsi personne ne s’est refusé à l’épreuve loyale d’un empire parlementaire, et il faut renoncer à faire retomber sur le pays la faute d’une chute scandaleuse qu’on s’est préparée à soi-même de ses propres mains.

Quoi qu’il en soit de cette histoire rétrospective, disons que, dans un état légal quelconque, la sagesse veut toujours que l’on parte du point où l’on est ; aujourd’hui les circonstances sont telles que cet état de liberté de la souveraineté nationale, qui n’était qu’un but lointain et idéal, dont on ne pouvait espérer de s’approcher que pas à pas, est devenu précisément le point de départ de l’ère nouvelle dans laquelle nous allons entrer. C’est de cette circonstance remarquable qu’il faut savoir profiter.

Oublions pour un instant les maux cruels que nous avons subis, oublions, s’il est possible, la présence d’un ennemi sur le sol et les malheurs dont des ruines dressées devant nous portent un trop cruel témoignage ; s’il y a un fait dominant dans notre situation politique, c’est que le pays est rentré dans la pleine possession de lui-même, et qu’il n’est la proie d’aucun parti, ni d’aucun pouvoir usurpateur. Ce serait en effet un sophisme trop facile à réfuter, qui même ne mérite pas de réfutation, que celui qui consiste à lier le gouvernement actuel au fait du 4 septembre, à le rendre responsable et solidaire de cet événement et du gouvernement qui s’en est suivi. Nous sommes loin pour notre part de nous associer aux attaques passionnées dont le 4 septembre a été l’objet : ce n’est pas ici le lieu de le juger ; mais au-dessus des intérêts de ce gouvernement éphémère nous plaçons les intérêts du pays en général, — il ne faut pas que la souveraineté du pays et son droit absolu et imprescriptible de se posséder soi-même soient plus ou moins obscurcis par une polémique équivoque qui confondrait sciemment, pour les compromettre à la fois, un gouvernement de circonstance que chacun peut apprécier comme il lui convient, et un gouvernement vraiment national issu de la volonté spontanée et universelle du pays.

Et ici ceux qui craignaient à l’origine le caractère trop réactionnaire de la nouvelle assemblée doivent voir aujourd’hui combien il a été heureux pour la cause de la souveraineté nationale, et même pour la cause de la république, que l’assemblée de février ait été ce qu’elle a été. Si elle eût été républicaine en effet, on n’aurait pas manqué de dire qu’elle avait été nommée sous la pression des préfets républicains ; si elle eût été impérialiste, on pouvait penser que c’était encore la suite des candidatures officielles de l’empire. En nommant une majorité de candidats hostiles à ces deux gouvernemens, et depuis vingt-cinq ans en dehors de toute action politique, le pays prouvait bien qu’il échappait à toute pression, et que les choix d’alors étaient la vraie, la sincère expression de sa pensée. Quant au chef illustre qu’un vote unanime de l’assemblée souveraine avait appelé au pouvoir, il faudrait un plaisant parti-pris pour le considérer comme un usurpateur. S’il y a donc jamais eu dans nos annales politiques un gouvernement spontanément choisi et une assemblée librement élue, c’est le gouvernement et l’assemblée de 1871. Sans juger en aucune façon la politique de cette assemblée et de ce gouvernement, ce qui est plus important que telle ou telle politique, c’est ce fait capital et vraiment providentiel pour la France, si elle en comprend la portée, d’un gouvernement émané de la France elle-même, au lieu de s’imposer à elle au nom d’un droit extérieur quelconque[7].

On pourra nous dire que cette politique qui consiste à saisir en quelque sorte la moyenne des partis et le point de jonction où ils ont le plus de chance de s’accorder tous, — cette politique, que M. Thiers a devinée avec une justesse merveilleuse et réalisée jusqu’ici avec un remarquable bonheur malgré des résistances malencontreuses et mal inspirées, ne peut être qu’une politique passagère, déterminée d’une part par l’impérieuse nécessité, et de l’autre favorisée par une autorité personnelle qui ne peut guère se retrouver au même degré dans un autre chef de gouvernement. Nous répondrons qu’il n’est pas absolument nécessaire que cette politique soit toujours la même. Il y a deux manières en politique de trouver la moyenne entre les partis : la première est celle dont nous faisons l’essai en ce moment, et qui consiste à faire marcher d’accord les opinions les plus contraires en les réunissant par leurs points communs ; celle-là est la plus rare, la plus difficile, et peut-être n’est-elle pas généralement praticable. Il y en a une autre qui nous est enseignée par l’exemple et la pratique de tous les pays libres : c’est d’appeler successivement ou alternativement au pouvoir les différens partis, suivant la nature des questions qui se présentent à résoudre et suivant les intérêts les plus pressans. Chaque parti, à la vérité, arrive avec une politique plus ou moins étroite qu’il déclare la seule bonne, tandis que les partis opposés la déclarent détestable et disent que c’est la ruine du pays ; mais celui-ci, sans s’en effrayer, passe de l’une à l’autre, et, si vous considérez un même pays pendant une cinquantaine d’années, vous verrez que, par suite du passage alternatif au pouvoir des différens partis, il s’est produit une résultante qui est précisément la moyenne cherchée. Ainsi, soit que cette moyenne puisse être trouvée en un même temps par une transaction entre les partis, ou qu’elle se produise entre des temps différens par une sorte de devenir, dans les deux cas le pays, au lieu d’être dominé par les partis, leur commande ; au lieu de servir à leurs expériences, il s’en sert au contraire pour ses propres expériences. Voyons, dit-il, ce que vont faire nos conservateurs, et il les appelle au pouvoir ; voyons à quoi sont bons nos démocrates, et il les essaie. Cela peut être fatal, direz-vous. Je le crois bien ; mais combien plus fatale encore l’usurpation perpétuelle et irrévocable d’un seul de ces partis au détriment des autres !

Cette expérience successive ou alternative des partis est possible, dira-t-on encore, lorsqu’ils représentent des politiques différentes dans un même système de gouvernement, ici monarchique, là républicain ; mais comment faire la même expérience quanti les partis représentent précisément dès systèmes de gouvernement inconciliables, — comment passer successivement du système républicain au système monarchique ou réciproquement ? Et si monarchique il y a, comment passer d’une monarchie à une autre et faire alternativement l’essai d’un roi légitime, d’un roi citoyen ou d’un césar ?

Ici nous devons faire un pas de plus sur le terrain de la politique contemporaine ; et arrêter notre choix entre les diverses formes, de gouvernement qui se disputent le pays.


III

Nous n’irions pas jusqu’au bout de notre pensée, si nous ne disions que la pleine possession de la souveraineté nationale ne nous paraît possible qu’à la condition d’exclure tous les prétendans. Nous sommes loin de les mettre tous sur la même ligne, leurs traditions, sont inégalement estimables ; cependant chacun d’eux est un système qui exclut les autres, chacun représente la prise de possession du pays par un parti. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne puisse jamais y avoir dans un pays de politique irrévocable, c’est qu’on puisse toujours défaire demain ce qu’on aura fait aujourd’hui. C’est ce qui exclut nécessairement le principe de l’hérédité monarchique, car c’est précisément le caractère même de ce système d’être irrévocable. Sans doute, une théorie abstraite de la monarchie parlementaire peut se représenter le monarque dans un tel état de neutralité entre les partis, qu’il puisse indifféremment les accepter tous à la coopération de sa politique ; mais, si un pareil état d’abstraction, de neutralité, peut avoir lieu dans un pays de suffrage restreint ou, dans un pays aristocratique, où le pouvoir royal, successivement amoindri, en est arrivé à n’être plus qu’un symbole et une affection populaire, pourrait-il en être de même d’un pouvoir royal créé exprès ? Et s’imagine-t-on un pays créant un tel pouvoir à la condition que ce pouvoir n’ait qu’une fonction représentative et symbolique ? . L’idéal de cette sorte de monarchie n’est-il pas le temps où l’Angleterre avait un roi fou ou idiot ? et peut-on espérer toujours cette chance d’avoir un tel roi pour représenter dans sa pureté l’idéal de neutralité et d’impersonnalité qui constituerait un roi parlementaire ? En supposant qu’un pareil état de choses fût possible, y croirait-on ? L’opinion se persuadera-t-elle qu’il puisse y avoir une volonté sans volonté, une pensée sans pensée ? S’il en était ainsi, on peut encore demander à quoi cela pourrait servir ; et si dans un temps très positif le pouvoir peut être autre chose qu’une réalité positive, accompagnée d’une responsabilité effective ? Évidemment ceux qui désirent la monarchie constitutionnelle doivent vouloir un roi qui, tout en étant inviolable, fût cependant une personne réelle et vivante, par conséquent une personne qui aurait une politique donnée, meilleure par hypothèse que celle des autres, et qui, représentant à tel moment la moyenne des opinions, serait censé la représenter éternellement, quelque désaccord qui pût survenir. Or cette irrévocabilité artificielle que l’on a donnée à nos gouvernemens est une des causes de nos révolutions, car l’accord qui peut exister au début va toujours en diminuant à mesure que la même personne subsistant, les générations se modifient. Ce désaccord oblige le chef de l’état à fausser artificiellement l’opinion publique, ou bien, vaincu par elle, il perd toute autorité.

Il faut ajouter d’ailleurs que dans la république, si elle est adoptée, le parti républicain n’a pas lui-même plus que les autres le droit exclusif de gouverner. La république n’est pas sa chose, elle est celle du pays. Il aura sans doute le mérite d’avoir prévu et amené par ses efforts cette forme de gouvernement ; mais il faut qu’il la remette entre les mains de la nation pour en faire l’usage qu’elle jugera convenable. De deux choses l’une en effet, ou le pays ne veut pas de république, et de quel droit ce parti voudrait-il l’imposer ? ou le pays veut une république : dès lors la question étant résolue, le parti républicain comme tel n’a plus de raison d’être, il devient le parti démocratique ; or le parti démocratique n’est qu’une certaine opinion sur la manière de gouverner, et cette opinion, comme toutes les autres, reste soumise au jugement du souverain arbitre.

Le parti démocratique confond trop facilement ses intérêts avec ceux de la république, et paraît trop croire que le triomphe de celle-ci doit être son propre triomphe. C’est une erreur. Sans doute la démocratie bénéficiera de la république, cela est inévitable ; mais reste à savoir si les intérêts de la démocratie sont bien en sûreté entre les mains du parti qui porte son drapeau. Par exemple, le pays peut bien ne pas trouver dans ce parti l’habileté pratique, la connaissance des affaires, l’art de gouverner ; il peut y reconnaître des habitudes de violence incompatibles avec le bon ordre et le règne des lois ; il peut trouver encore qu’il demande trop de choses à la fois sans tenir compte de l’opportunité, ou encore qu’il a des principes qui, sous prétexte de démocratie, ne sont qu’un acheminement au despotisme, etc. Si le pays croyait tout cela, à tort ou à raison, il pourrait très légitimement, au nom de sa souveraineté, confier les intérêts de la république et de la démocratie à tel parti qui ne serait ni républicain ni démocrate. Ainsi le principe de la souveraineté nationale, tout en excluant le privilège monarchique, exclut en même temps le privilège républicain. Sans doute le parti démocratique peut être appelé aussi bien que les autres par la volonté nationale, et son exclusion systématique, demandée par quelques-uns, est insoutenable ; mais il est, comme tous, le serviteur et non le maître de cette volonté.

C’est ainsi que je me représente le souverain échappant à l’esclavage des partis, les appelant tous à sa barre, les jugeant tous, s’en servant comme de serviteurs utiles selon le besoin, — donnant l’avantage tantôt à l’ordre, tantôt à la liberté, tantôt aux supériorités sociales, tantôt à l’égalité populaire, à l’influence religieuse ou à l’indépendance philosophique. On ne voit pas dès lors comment aucun principe pourrait se plaindre. Chacun aura sa part d’influence et d’action, sans être investi d’un privilège oppresseur. Le pays n’appartiendra ni aux grands propriétaires, ni à la classe moyenne, ni à la classe populaire. Tous ces élémens se contre-balanceront par la force des choses, et, quoiqu’un équilibre absolu soit impossible et inutile, les oscillations ne seront jamais assez grandes pour précipiter le corps tout entier d’un seul côté. Les esprits absolus ne manqueraient pas de protester. Voilà l’ancien régime ! diront les uns, pour peu qu’on prenne quelque mesure en faveur des grandes influences sociales. Voilà le communisme ! disent les autres, pour peu qu’on marche vers l’égalité. Voilà le césarisme ! si l’autorité prend un peu de concentration. Voilà l’anarchie ! si l’on essaie de la liberté avec un peu de hardiesse. Ces accusations auront cela de bon qu’elles empêcheront toujours d’aller à l’excès dans un sens ou dans l’autre. Ce n’est pas à dire d’ailleurs que de toute cette moyenne ne résultera pas un mouvement dans un sens donné. Ce mouvement doit se faire et se fera inévitablement dans le sens de la démocratie et du développement des classes populaires ; mais ce progrès, au lieu de se réaliser d’en haut systématiquement par voie d’autorité et au nom d’un parti, se fera au fur et à mesure du développement des lumières et du progrès de l’opinion.


IV

Une question vient se poser naturellement ici. Qu’entendez-vous par le pays, me dira-t-on, par la souveraineté nationale ? Je n’hésiterai pas à répondre : c’est le suffrage universel. Je ne rechercherai pas historiquement si on a eu raison de l’établir : une extension graduelle du droit de suffrage eût sans doute beaucoup mieux valu ; mais faut-il, comme certains esprits excessifs, croire tout perdu parce que la France a passé trop vite de la démocratie civile à la démocratie politique, de l’égalité civile à l’égalité politique ? Faut-il surtout, comme le rêvent, quelques imprudens, se laisser aller à la secrète pensée de guérir le mal à sa source en rétablissant sous une forme ou sous une autre le suffrage restreint ? Nous sommes loin de le penser. Le suffrage restreint n’est nullement une garantie contre les révolutions, comme le prouvent 1830 et 1848. Le suffrage restreint a l’immense inconvénient de laisser les gouvernemens dans l’ignorance des véritables dispositions de l’opinion. Plus nous marchons, plus les conditions de liberté et de publicité doivent être larges, plus il est nécessaire que l’opinion puisse se manifester dans toute sa plénitude. Or un pays légal, quel qu’il soit, ne représente jamais avec une entière vérité tout le pays, ou, s’il le représente à un moment donné, il n’est nullement certain qu’il le représentera toujours, et l’écart qui s’établit ainsi entre l’un et l’autre est une source de révolutions.

Nous laissons, bien entendu, de côté les modifications-secondaires qui pourraient être apportées, si on le jugeait à propos, au suffrage universel, et qui par hypothèse le perfectionneraient sans le détruire[8] ; nous n’avons en vue ici que le fait général et le principe de l’égalité politique. Sans nous engager dans la question abstraite du droit, cherchons sur quel principe on pourrait fonder le droit électoral en dehors du suffrage universel. Je ne vois que la propriété ou la capacité. Or le suffrage fondé sur la capacité seule serait beaucoup plus révolutionnaire que le suffrage universel. On veut par exemple que, pour être électeur, il faille savoir lire et écrire : rien de plus juste en principe ; en fait, c’est une mesure révolutionnaire, car c’est surtout la classe agricole qui souffrira de cette exclusion, et c’est le plus solide appui de la politique conservatrice. Quant à élever plus haut les conditions de capacité, ce serait encore plus injuste, et les intérêts solides seraient ceux qui en souffriraient le plus. Fondera-t-on le droit de suffrage sur la propriété ? On peut dire qu’en fait c’est ce qui a lieu, car dans une société bien constituée l’immense majorité possède quelque chose, et une société où la majorité aurait intérêt au renversement serait une triste société. En donnant le suffrage à tout le monde, la propriété a donc nécessairement la majorité. Le travail d’ailleurs, ne l’oublions pas, est aussi une propriété, et même la source de toute propriété.

Si l’on consulte maintenant l’expérience, on voit qu’au fond le suffrage universel n’a jamais manifesté d’instinct révolutionnaire, et qu’il a plutôt péché en sens inverse. Sans doute on ne peut prévoir l’avenir, et le suffrage universel affranchi peut se comporter autrement que le suffrage universel réglementé. Néanmoins l’on peut dire qu’en 1848 et en 1849 le suffrage universel, quoique libre, a nommé des assemblées conservatrices, qu’en 1870 il a nommé également une assemblée conservatrice. C’était librement aussi que le suffrage populaire avait nommé en 48 le président de la république : or ce choix était alors un choix conservateur et réactionnaire. Les instincts conservateurs du suffrage universel se sont encore montrés d’une manière frappante au plébiscite de 1870, Le grand succès du gouvernement ne fut pas dû alors évidemment au prestige de la légende impériale, car ce prestige depuis le Mexique et Sadowa avait bien pâli. De grandes fautes avaient été commises, et l’opinion était mécontente. Les 7 millions de voix signifiaient donc exclusivement un besoin d’ordre et de conservation. Quant aux opposans, si l’on considère qu’ils s’étaient recrutés dans tous les partis, légitimiste, orléaniste, républicain modéré, on reconnaîtra qu’ils étaient loin de représenter tous des doctrines subversives. En défalquant donc ce qui appartenait aux partis réguliers, conservateurs de l’ordre social sous des drapeaux différens, c’est à peine si l’on eût compté 500,000 voix sur 10 millions de votans à mettre au compte des partis anarchiques. Il paraît donc certain, d’après le passé, que le suffrage, même libre, s’est plutôt porté du côté que l’on appelle à tort ou à raison la réaction que du côté démagogique. En sera-t-il encore de même lorsque l’instruction plus répandue aura élevé le niveau intellectuel des campagnes ? On peut le croire, car ce n’est pas l’instruction en elle-même qui est un danger, c’est un certain degré d’instruction uni à la misère, au vice, à l’exaltation des passions. Or ces phénomènes se rencontreront toujours plus dans les villes que dans les campagnes. Dans celles-ci, les influences salutaires du travail et de la petite propriété, bien loin d’avoir à souffrir du développement de l’instruction, si elle est bien donnée, y puiseront au contraire de nouvelles forces.

Quant à l’incapacité politique du suffrage universel, elle ne m’est pas non plus bien démontrée. Après tout, ceux qui auraient le plus le droit de se plaindre de lui à ce point de vue, ce seraient les républicains, car c’est bien le suffrage universel qui a fait l’empire, et ç’a été une grande faute ; mais le suffrage populaire en cette circonstance a-t-il été le seul coupable ? N’avons-nous pas eu des hommes politiques éminens qui, par aversion de la république, ont appuyé en 1848 le choix qui devait nous conduire à l’empire ? La légende impériale elle-même n’a-t-elle pas été l’œuvre de nos plus brillans écrivains ? Et, si le peuple a eu le tort de croire à cette légende, le tort ne retombe-t-il pas en partie sur ceux qui l’ont créée ? Que prouve ce fait ? C’est que les hommes se trompent, ils se trompent aussi bien en haut qu’en bas, et à peu près de la même manière. Est-il nécessaire qu’un peuple ait le suffrage universel pour se laisser captiver et subjuguer par la gloire militaire ? La Prusse n’a pas le suffrage universel, et cependant n’est-elle pas en voie de tout sacrifier à un maître parce qu’il est devenu conquérant ? A la vérité, c’est à des conquêtes effectives, non à des souvenirs de conquêtes, qu’elle se donne ; mais l’un de ces préjugés a bien vite entraîné l’autre, et il lui sert de principe. Or ce préjugé est celui de tout le monde, aussi bien des classes éclairées que des classes populaires.

On ne voit pas que les assemblées élues par le suffrage universel soient en rien inférieures aux assemblées du suffrage restreint. L’assemblée constituante de 1848 était une assemblée très sage et très éclairée. L’assemblée législative de 1849 était très brillante par les talens qui la composaient, et la plus grande faute qu’elle ait commise a été précisément de se défier du suffrage universel. L’assemblée actuelle a montré quelque inexpérience, et elle a des préjugés ; mais elle a du patriotisme, de la sincérité, de l’honnêteté, et elle a eu à résoudre les plus grandes difficultés que puisse rencontrer un peuple. Elle n’a pas commis de fautes graves, et celles qu’elle a faites ne sont rien auprès de celles qu’elle eût pu faire. S’il y a des partis extrêmes, il y en avait tout autant dans les assemblées monarchiques, ou du moins dans les mêmes proportions. On peut faire les mêmes observations sur un autre terrain. Les conseils-généraux ou municipaux nommés par le suffrage universel ne sont pas davantage inférieurs à ceux du suffrage restreint. Il y en a de radicaux sans doute ; mais d’abord tous les partis ont le droit d’être représentés, et d’ailleurs ces cas ne sont que l’exception. Enfin les esprits les plus libéraux avaient toujours redouté l’élection d’un conseil municipal à Paris. Ce conseil a été nommé, l’opinion républicaine y est en majorité, et cependant a-t-il créé une seule difficulté au gouvernement ou au pays ? Et en quoi est-il inférieur au conseil municipal de Louis-Philippe ou à la commission municipale de l’empire ?

Ce qui paraît le plus déposer contre le suffrage universel, ce sont ses oscillations, ses mouvemens brusques et étranges. Il obéit en apparence à la passion plus qu’à la raison, et on redoute ses caprices. En 1870, le pays donne 7 millions de voix à l’empire ; en février 1871, il donne la majorité aux légitimistes et aux orléanistes ; depuis il nomme des républicains. Ces contradictions ne sont qu’apparentes, et elles s’expliquent par les circonstances. Au plébiscite de 1870, on demandait au pays s’il voulait, oui ou non, une révolution ; il a répondu qu’il n’en voulait pas. Quand donc a-t-on vu un pays voter froidement et avec préméditation une révolution ? En février, on demandait au pays s’il voulait la paix ou la guerre. Il voulait la paix, et à ce moment la république s’identifiait pour lui avec la guerre à outrance : il devait rejeter les républicains. Ce n’était pas la monarchie qu’il votait, c’était la paix. Aux élections suivantes, il n’avait plus à craindre pour la paix, l’ordre était rétabli ; il commençait à s’apercevoir que la république était un gouvernement comme un autre. Il se dit : Pourquoi pas ? essayons toujours. Enfin les dernières élections ont paru un peu plus accentuées ; mais, outre qu’on ne peut rien juger sur deux ou trois élections prises au hasard, si l’on voulait toutefois donner une signification à ces élections, on pourrait dire que le pays, après avoir voulu essayer de la république provisoire, commence à la vouloir définitive. Or rien de tout cela n’est déraisonnable. Pas une de ces phases qui ne s’explique par de bonnes raisons, ou du moins par des raisons aussi bonnes que celles qui décident le suffrage électoral, restreint ou non, dans tous les pays du monde. Il nous semble donc que l’on peut dire sans exagération que le suffrage universel agit comme les politiques, sans esprit systématique absolu, tenant compte des circonstances et mesurant son vote à l’opportunité. Les étrangers abusent continuellement de ce qu’ils appellent le défaut de sens politique du peuple français. Ils en parlent bien à leur aise, n’étant pas dans les mêmes circonstances que nous ; on voit au contraire que dans toutes ces circonstances le suffrage universel a choisi la vraie solution, et, sinon toujours la meilleure, du moins la seule possible. Je lui reconnais donc les qualités du politique, qui consistent précisément dans l’appréciation du meilleur relatif, à défaut du meilleur en soi.

Le gouvernement du pays par le pays est accepté par tout le monde en principe ; mais nous avons vu combien il a été peu pratiqué jusqu’ici. Nous en contemplons aujourd’hui la première application sincère et sérieuse. La liberté électorale est entière, et rien n’est imposé d’avance au pays. C’est même, on peut le dire, un bonheur pour la république de n’avoir pas été encore proclamée définitivement. Par cela seul que l’adhésion du peuple a été réservée, elle n’en sera que plus sincère et plus imposante. Au lieu de n’avoir qu’à confirmer un fait accompli, ce qui semble toujours impliquer quelque pression, la nation aura conservé sa pleine souveraineté ; son verdict aura une pleine et irrécusable autorité. Quant à dire que le nom seul de république est déjà une usurpation, c’est comme si on disait qu’un peuple est usurpateur lorsqu’il se passe de roi. Un peuple a toujours le droit de ne pas périr, qu’il ait un roi ou non ; or un peuple qui n’a pas de roi est en république, quel que soit le nom que porte le gouvernement. Il n’y a pas là ombre d’usurpation.

Lorsqu’on dit que la république est le gouvernement de fait, on ne dit pas assez ; il faut dire qu’elle est le gouvernement de droit tant que le peuple n’a pas expressément manifesté la volonté d’être gouverné par un monarque et par tel monarque. La république est de droit commun, car le premier droit d’un peuple est de se gouverner lui-même. Qu’il puisse retrancher quelque chose de ce droit et en transmettre une partie à une famille, s’il le veut, soit ; mais c’est une exception qui doit être expressément stipulée, et qui ne peut être préjugée a priori. La présomption est donc en faveur de la république jusqu’à démonstration du contraire.

Du principe de la souveraineté nationale naissent deux conséquences : la première, c’est que les gouvernemens doivent s’imposer le respect inviolable des lois ; la seconde, c’est que les partis doivent s’interdire à tout jamais l’appel à la force. L’évidence de ces deux règles n’a pas besoin d’être démontrée ; la difficulté, c’est de les faire pratiquer. Commençons par la première.

Le plus grand malheur produit par l’esprit révolutionnaire, c’est qu’il s’introduit jusque dans les camps qui lui sont le plus opposés, et se cache sous les apparences mêmes du contraire. Ainsi c’est certainement un des faits les plus navrans de notre histoire que l’adhésion donnée par le parti conservateur à l’acte du 2 décembre. Par cela seul que cet acte était commis par l’autorité, l’immense majorité l’a reçu comme légitime sans voir qu’il était précisément et n’était autre chose qu’un acte révolutionnaire. C’est en effet le 2 décembre qui a réintroduit en France les procédés révolutionnaires, dont on avait perdu le souvenir. Depuis le 18 fructidor, on n’avait pas vu en effet de déportations en masse sans jugement, de proscription des hommes illustres du pays, de confiscations, etc. Ni le gouvernement de 1830, ni celui de 1848, en parvenant au pouvoir, n’avaient déporté, proscrit et dépouillé leurs ennemis. Tous ces faits, accomplis contre la loi (je ne parle pas même de la justice) par le pouvoir de 1852, ont été acceptés et approuvés comme des actes conservateurs de l’ordre social. Dès lors tout critérium a disparu entre ce qu’on doit appeler ordre et désordre, autorité ou usurpation, et l’esprit révolutionnaire, que la monarchie légale de juillet avait peu à peu adouci et amené à une sorte de clémence relative et de respect d’autrui, a trouvé dans un exemple victorieux un aliment nouveau. Aussi a-t-on vu le parti révolutionnaire bien autrement violent et odieux après l’empire qu’il ne l’avait été après le gouvernement de juillet.

S’il est évident que l’exemple a une vertu puissante, on peut affirmer que tout gouvernement qui se fait un jeu de la loi et préfère le droit de l’épée au droit de la raison encourage, fortifie et développe, quelles que soient les apparences contraires, l’esprit révolutionnaire. — Réciproquement tout gouvernement qui mettra la loi au-dessus de ses volontés propres paralyse et éteint la force de l’esprit révolutionnaire. Aussi est-ce un des plus grands services rendus à la société par le gouvernement actuel que d’avoir voulu soumettre au jugement de la loi l’immense procès qui se déroule encore aujourd’hui sous nos yeux, quelles qu’en fussent les difficultés politiques et matérielles, car ces difficultés ne sont rien à côté de l’immense bienfait d’un jugement par la loi. La loi en effet est la règle protectrice de tous ; en dehors d’elle, il n’y a plus que l’état sauvage. L’esprit révolutionnaire, en supprimant l’idée de la loi,. tend évidemment vers l’état sauvage. Il appartient aux gouvernemens de relever la croyance à l’état civil en s’asservissant eux-mêmes à ce qui est la garantie de tout état civil.

Sans doute, dira-t-on, il est salutaire que les gouvernemens observent la loi ; mais qui vous garantit qu’ils le feront ? Ce sera la liberté. Il n’y a pas d’autre procédé pour obtenir qu’un gouvernement observe les lois que la liberté parlementaire et la liberté de la presse. Hors de ces deux moyens, vous ne pouvez avoir, vous n’aurez jamais que l’arbitraire, même si les gouvernemens sont honnêtes, à plus forte raison s’ils ne le sont pas. Toute volonté non contrariée est toujours tentée d’aller à son but par les moyens les plus simples : si elle rencontre pour obstacle des règlemens et des lois, elle passera outre ; elle s’habituera peu à peu à tourner les difficultés et ne gardera des lois que ce qui lui sera utile contre les partis, jamais ce qui sera gênant pour elle-même. Elle forcera le sens de la loi quand elle pourra en tirer avantage contre les autres ; elle l’atténuera, et même la violera ouvertement quand elle en ressentira les atteintes. De là cette tendance de tous les gouvernemens à altérer plus ou moins la loi, et ceux qui l’auront le moins altérée seront ceux qui auront été le plus surveillés par l’opinion. C’est ainsi que le gouvernement de juillet est celui de tous qui a été le plus fidèle à la loi, parce qu’il a pratiqué sincèrement (quoique sous une forme étroite) la liberté parlementaire et la liberté de la presse.

Les personnes à qui le mot de liberté est désagréable, parce qu’elles n’y voient que le synonyme de l’anarchie, sont semblables à de mauvais médecins qui ne savent qu’appliquer tel remède à tel symptôme particulier, sans aller à l’origine du mal et le soigner par un traitement complet. Le mal, c’est le culte de la force ; ce mal ne peut être guéri que par le respect de la loi. Or le respect de la loi ne peut se répandre dans les mœurs que si les gouvernemens en donnent l’exemple ; mais ils n’en donneront jamais l’exemple, s’ils ne sont pas surveillés et contrôlés, — et ils ne peuvent l’être que de deux manières, par le parlement et par la presse. La liberté parlementaire, c’est-à-dire électorale, et la liberté de la presse sont ainsi les conditions absolues de l’ordre dans un pays éclairé. Ce n’est pas seulement comme soupape de sûreté qu’il faut établir la liberté, c’est comme préservatif de l’arbitraire et comme protectrice des lois. La liberté est donc essentiellement un principe conservateur.

S’il est nécessaire que les gouvernemens observent la loi, il ne l’est pas moins que les partis l’observent également. En effet, si un gouvernement légal, rigide observateur de la loi, peut, en un pays éclairé, introduire dans les masses le respect et la pratique des lois, il est évident que cela n’est possible qu’à la longue, car ce n’est ni en quelques mois, ni même en quelques années, que l’on peut apprécier fa différence d’un gouvernement légal et de celui qui ne l’est pas, et surtout que l’autorité morale de cet exemple pourra se faire sentir. Pour cela, il faut que les gouvernemens durent ; mais, pour que les gouvernemens durent, il faut que les partis se soumettent à la loi, et renoncent à faire appel à la force. On ne le sait que trop : plus les gouvernemens mettent la force au-dessus des lois, plus ils inspirent aux partis le désir d’en faire autant ; réciproquement, plus les partis sont disposés à prendre la force pour arbitre, plus ils autorisent les gouvernemens à substituer la force à la loi. Il y a donc un cercle vicieux ; mais c’est aux partis à commencer, car aucun gouvernement ne peut rester désarmé lorsque l’ennemi est en armes.

Il est évident que ces conseils sont tout à fait inutiles et sans effet lorsqu’il s’agit de tel parti dont la doctrine est précisément le droit de la force, c’est-à-dire le parti démagogique et révolutionnaire. Dire à ce parti qu’il doit respecter les lois, c’est lui parler un langage qu’il ne peut ni entendre ni comprendre, puisqu’il est par hypothèse ennemi de tout état légal, et que sa politique ne va pas au-delà d’une orgie de violences sans but et sans principes. Aussi serait-il puéril de s’adresser à un tel parti, et il n’y a que la force qui puisse protéger la loi contre ceux qui sont incapables de vouloir autre chose que le désordre.

Heureusement, s’il est un fait démontré par l’expérience, c’est que ce parti du désordre quand même a toujours été impuissant, tant qu’il n’a pas eu pour alliés les partis réguliers, et si dans ces derniers temps il a pu triompher un instant sans cette alliance, c’est grâce à des circonstances inouïes, qu’on ne verra jamais renaître, il faut l’espérer. En un mot, ce que Bacon dit du peuple, à savoir que ses mouvemens ne sont pas à craindre tant qu’ils ne sont pas dirigés par les grands, on peut le dire du parti démagogique, qui ne sera jamais à craindre tant qu’il ne sera pas plus ou moins dirigé ou entraîné par les partis réguliers. C’est là le nœud du problème. Tous les gouvernemens jusqu’ici, pour éviter les révolutions, n’ont rien trouvé de plus ingénieux que de précipiter les partis du côté de la révolution. Le parti démocratique en particulier a toujours été mis hors la loi, et nos conservateurs rêvent peut-être de l’y mettre encore une fois. Quelle belle politique, et combien favorable à l’ordre et à la paix ! Supposez aujourd’hui qu’on rétablisse une monarchie fusioniste ou autre : voilà les républicains annihilés politiquement et n’ayant plus d’espoir que dans une révolution nouvelle. Excellent moyen d’affaiblir l’esprit révolutionnaire ! Ce n’est pas tout. Dans ce gouvernement une fois fondé, il y aura, comme sous la restauration, comme sous Louis-Philippe, comme sous l’empire, une droite et une gauche. Les mêmes raisons qui auront fait le succès de la monarchie mettront le pouvoir entre les mains des conservateurs. Les libéraux seront en disgrâce ; comme pouvant servir de passage aux républicains[9], on les combattra aussi bien que ceux-ci, on prendra toutes les mesures pour leur interdire le pouvoir, et par là même on les forcera de s’allier aux adversaires du gouvernement. N’est-ce pas là ce que nous avons vu trois fois ? La gauche donnant la main à l’extrême gauche et le centre gauche à la gauche, de sorte que le parti de la révolution grandira toujours de plus en plus par les efforts mêmes que l’on fait pour lui résister. La vraie tactique politique, à notre sens, est de fonder le gouvernement sur une base tellement large qu’il ne reste en dehors que le parti révolutionnaire pur, livré à ses propres forces. La politique suivie au contraire jusqu’ici a toujours été de pousser du côté révolutionnaire non-seulement les radicaux, mais même les républicains modérés, non-seulement les républicains, mais même les libéraux, et enfin, s’il se forme un tiers-parti, de le repousser encore, de le combattre jusqu’à ce qu’on soit forcé de lui céder, — ce qui, n’étant jamais que l’effet de la lassitude ou de la faiblesse, n’est d’ordinaire que le commencement de la fin. Ouvrir la porte à l’avènement libre de tous les partis, lorsqu’ils seront d’accord avec l’opinion publique, telle est au contraire la seule issue possible du problème révolutionnaire.

L’une des objections les plus surprenantes qui aient été faites à la politique de M. Thiers, c’est qu’il est appuyé par les radicaux, — comme s’il pouvait interdire de voter pour lui ! Quel étrange renversement d’idées ! Quoi ? voilà un parti qui a toujours été à l’état insurrectionnel et révolutionnaire ; ce parti se discipline, se régularise et se pacifie, pas assez sans doute à mon gré, mais enfin dans une notable mesure ; il devient constitutionnel et ministériel : dès lors tout est perdu ! Il paraît qu’il est nécessaire, dans l’intérêt de l’ordre, que les démocrates conspirent ! Ne voyez-vous pas, nous dit-on, que, si les démocrates se font modérés, c’est par hypocrisie ? Eh bien ! puisse cette hypocrisie durer le plus longtemps possible ! L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, et souvent on prend l’habitude de ce dont on n’a que l’apparence. Que les amis du désordre fassent semblant d’aimer l’ordre, ce sera déjà bien. D’ailleurs de quel droit suppose-t-on que cette modération est un mensonge ? Pourquoi les radicaux ne supposeraient-ils pas à leur tour que l’amour de la liberté dont se prévalent les conservateurs n’est aussi qu’un mensonge ? — Mais c’est ce qu’ils disent. — Soit ; ces deux reproches s’annulent et se valent. Il ne reste en présence que deux partis, cherchant à se calomnier réciproquement, comme il est juste, et suivant les lois bien connues de la polémique politique. C’est le cas où le pays est juge et renvoie chacun dos à dos.

Encore une fois, le parti du désordre quand même n’est en France qu’une infime minorité, qui, réduite à elle seule, sera toujours impuissante. Tout parti qui a la chance légale d’arriver au pouvoir devient par là même un parti conservateur ; tout parti qui voit le pouvoir s’éloigner de lui devient un parti révolutionnaire. Cela est vrai de la droite comme de la gauche, de la gauche comme de la droite. On a toujours reproché à la gauche sa tendance à l’opposition systématique. N’y a-t-il pas aujourd’hui une droite qui fait de l’opposition systématique ? On a reproché à la gauche son esprit brouillon et remuant ; où est aujourd’hui l’esprit brouillon et remuant ? Les oppositions sont les mêmes, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre, et réciproquement le goût de l’ordre vient naturellement à ceux qui sont appelés à disposer du pouvoir. — La gauche, dit-on encore, a toujours fait des insurrections. — Eh bien ! que se passe-t-il donc en Espagne aujourd’hui ? N’est-ce pas la rébellion au nom du droit divin ? Qu’est-ce que la Vendée ? Qu’est-ce que Strasbourg et Boulogne ? Et plus anciennement encore qu’est-ce que la fronde et la ligue ? Grands, nobles, église, armées, tous les pouvoirs, tous les partis, ont pris les armes pour leurs intérêts. Nous sommes habitués à n’associer l’idée de rébellion qu’à celle de démocratie, et celle d’anarchie qu’à celle de liberté. C’est une grave erreur. L’ancienne histoire française n’est que l’histoire de la guerre civile. Les révolutionnaires d’alors, c’étaient les nobles, c’étaient les prêtres, c’étaient les magistrats. L’esprit de désordre est de tous les temps et dans tous les camps.

Si les partis comprenaient maintenant leurs véritables intérêts, ils se placeraient au point de vue de leurs adversaires, au lieu de s’enfermer et de s’aveugler dans leurs propres préjugés. Les conservateurs se feraient républicains et les républicains se feraient conservateurs. Aristote nous dit dans sa Politique qu’il y avait en Grèce des républiques aristocratiques où les magistrats, en entrant en charge, prêtaient le serment suivant : « je jure de faire le plus de mal possible au peuple. » Ce n’était pas là ce qu’il fallait dire selon Aristote ; on devait dire au contraire : Je jure de faire le plus de bien possible au peuple. Réciproquement dans les démocraties, au lieu de prêter serment contre les riches, il eût voulu que les démocrates eussent dit : Je ne souffrirai pas qu’on fasse aucun tort aux riches. Ces conseils nous sont aujourd’hui singulièrement applicables. Les partisans de l’ordre, au lieu de combattre la démocratie, devraient se mettre à sa tête ; les partisans de la démocratie devraient être fanatiques de l’ordre. Malheureusement un tel désintéressement de point de vue est difficile à la nature humaine[10]. Chacun abonde en son sens et ne voit que les erreurs de ses adversaires. La vérité n’est que d’un seul côté, et naturellement de celui où nous sommes. C’est au pays à s’affranchir des passions des partis et à leur faire la loi. C’est à lui d’imposer, quand le moment en sera venu, la république aux conservateurs et l’ordre aux républicains.


PAUL JANET.

  1. Nous ne comptons pas ici le 9 thermidor, puisqu’il n’a été que la victoire de l’autorité légale sur une minorité insurrectionnelle.
  2. Je dis troisième empire, les cent jours pouvant être considérés comme le second.
  3. Sans compter les deux invasions de 1814 et de 1815, — douze en les comptant.
  4. Nous espérons bien que ces paroles ne nous feront pas ranger parmi les ennemis de la révolution que nous avons déjà défendue ici même, dans nos études sur la Philosophie de la révolution française. Nous admettons hautement les principes de la révolution avec toutes leurs conséquences ; nous ne répudions que l’emploi indéfini et perpétuel de la force comme moyen d’action. Au reste, la suite de ce travail fera bien voir notre vraie pensée.
  5. Encore ne faut-il pas oublier le décret des deux tiers, décret par lequel la convention avait décidé que les deux tiers de l’assemblée nouvelle seraient pris dans son sein.
  6. Voyez la Revue du 15 janvier dernier.
  7. Je ne me refuse pas à reconnaître que la situation était la même en 1848, après l’élection du président ; mais celui-ci a tout faussé par l’usurpation du 2 décembre, et a renoué la tradition révolutionnaire.
  8. Pour que cette réserve ne paraisse pas un piège, nous indiquerons, par exemple, l’interdiction du vote aux soldats sous les drapeaux, disposition qui a été votée par la gauche elle-même, en quoi elle a fait preuve d’un grand esprit politique.
  9. C’est ainsi que sous le gouvernement de juillet on ne voulait pas de M. Thiers comme conduisant à M. Barrot, de M. Barrot comme pouvant conduire à Garnier-Pagès ou à Ledru-Rollin, et celui-ci plus loin encore. On fait le même raisonnement aujourd’hui ; mais, comme ce raisonnement peut être fait également en sens inverse, il s’ensuivrait rigoureusement, grâce à cette belle logique, qu’il serait impossible de donner le gouvernement à qui que ce soit.
  10. Il n’est que juste cependant de reconnaître les progrès qui se sont tentés en ce sens. C’est ainsi que le centre gauche se compose de conservateurs devenus républicains, et la gauche de républicains de plus en plus conservateurs. C’est la voie dans laquelle il faut marcher. — Voyez à ce sujet le travail récent de M. E. Duvergier de Hauranne (Revue du 1er août).