L’Esprit de la nouvelle Sorbonne

L’Esprit de la nouvelle Sorbonne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 517-533).
L’ESPRIT DE LA NOUVELLE SORBONNE

Dans un précédent article[1], j’ai d’une part cherché les causes de la crise du français, d’autre part essayé d’expliquer ce qu’était l’enseignement supérieur des lettres et la légitimité, et l’utilité, et la nécessité de son existence. Aujourd’hui, je voudrais chercher les causes de « la crise de la Sorbonne, » de l’irritation d’une partie de ses étudians contre l’esprit général qui l’anime, voir ce qu’il y a de légitime au fond de cette animosité et dans quelle mesure et de quelle manière on y pourrait donner satisfaction.

Le fond de l’affaire, c’est la lutte entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Cette lutte longtemps latente, aujourd’hui très déclarée, et qui sera demain aiguë, consiste en ceci. Il existe en France deux enseignemens qui sont utiles et un enseignement qui ne sert à rien. Les deux enseignemens qui sont utiles, c’est l’enseignement primaire et l’enseignement supérieur ; l’enseignement qui ne sert à rien, c’est l’enseigne-secondaire. L’enseignement primaire, selon ses différens degrés, mène à être laboureur, ouvrier, contremaître, petit employé, petit commerçant ; l’enseignement supérieur mène à être avocat, magistrat, diplomate, professeur, médecin, etc. L’enseignement secondaire ne mène absolument à rien. La vieille formule tant de fois répétée : « J’étais bachelier, je n’étais bon qu’à mourir de faim » est absolument exacte. L’enseignement secondaire ne conduit à aucune profession. Il est inutile par définition, puisqu’il n’est, comme il s’intitule lui-même, qu’une « culture générale. » En termes plus précis, il ne sert qu’à une chose : il aide à être intelligent ; il aide à avoir de l’esprit de finesse, il aide à avoir de l’esprit de logique, il aide à avoir des idées générales, il aide à avoir du goût ; il aide à être original ; il aide, selon l’excellente formule de Nietzsche, « à devenir tout ce que l’on est. » Il s’ensuit qu’il sert à tout, certes, mais qu’il ne suffit à rien ; qu’il peut servir à être très distingué dans quelque profession qu’on embrasse, mais qu’il ne mène à aucune profession, et en un mot, qu’il sert à tout, mais que, précisément à cause de cela, il ne mène à rien.

Or les deux enseignemens utiles ont fini par s’apercevoir qu’ils étaient de même nature et avaient entre eux étroit parentage et ils ont songé, ce qui était très rationnel, à se souder l’un à l’autre et à éliminer leur intermédiaire. L’enseignement primaire s’est dit : « Pourquoi mes élèves, dégrossis par moi, n’entreraient-ils pas dans l’enseignement supérieur sans passer par le secondaire, pour devenir avocats, médecins, diplomates, etc. ? » Et l’enseignement supérieur s’est dit : « Il n’y a rien de plus juste et il n’y a rien de plus pratique ; je peux très bien, d’un bon élève de l’école primaire, faire un avocat, un médecin et un magistrat ; qu’on me donne des élèves de l’école primaire. » On sait que la tendance est là et que l’on marche à très grands pas dans cette voie.

Ceux qui le déplorent, et j’en suis, font remarquer ceci : il est incontestable que l’enseignement primaire étant un apprentissage et l’enseignement supérieur en étant un autre, on peut très bien passer de celui-là à celui-ci. Il faudrait même noter, pour être tout à fait précis, que l’enseignement primaire est moins un apprentissage que l’enseignement supérieur. L’enseignement supérieur est l’enseignement d’une profession, droit, médecine, diplomatie, chimie agricole ; l’enseignement primaire est déjà culture générale, parfaitement. On y fait de l’orthographe et du calcul, mais on y fait aussi de l’histoire, de la lecture de bons auteurs et de la morale, toutes choses qui rendent intelligent d’une façon très générale. L’enseignement primaire a des parties d’enseignement secondaire. Mais enfin, prenons enseignement primaire et enseignement supérieur comme étant de même nature, comme étant tous les deux à peu près également des enseignemens pour l’utile. Si l’on passe directement de l’un à l’autre on ne se sera jamais cultivé généralement ; on ne se sera jamais appliqué à être intelligent uniquement pour être intelligent ; en un mot, on n’aura pas de culture.

Qu’en résultera-t-il ? C’est qu’on n’aura qu’une intelligence professionnelle, qu’un cerveau professionnel. Un avocat, un médecin qui aura passé de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur ne sera qu’un ouvrier. C’est déjà prouvé : les avocats, les avoués, les médecins qui ont, à la vérité, passé par l’enseignement secondaire, mais qui n’y ont pas pris goût et qui ne l’ont pratiqué qu’avec ennui, sont des ouvriers, pas autre chose. Ils sont quelquefois bons ouvriers, mais ils ne sont que des ouvriers.

— Qu’importe ? — Il importe en ceci qu’ils font leur métier en routiniers, qu’ils n’y apportent aucune sagacité, aucune pénétration, aucune finesse et qu’ils n’inventent rien. Ce sont les contremaîtres de leur profession, et leur profession, entre leurs mains, n’avance pas, ne se perfectionne pas, prend tout le caractère d’un métier manuel. Supprimez l’enseignement secondaire comme intermédiaire entre l’enseignement primaire et l’enseignement supérieur, vous aurez en dix ans une déchéance de toutes les professions libérales.

Ainsi ils parlent. Ils ont raison, et c’est pour cela que Thiers avait dit si carrément : « L’enseignement secondaire, c’est l’enseignement national. » Il voulait dire : les autres donnent un métier ; celui-ci fait le cerveau du pays. Ils ont raison. Seulement, cette déchéance, mettons si vous voulez cette plébéisation des professions libérales, c’est précisément ce que veut, obscurément peut-être, la démocratie. Elle déteste, chose assez naturelle, ce qui se distingue d’elle ; elle déteste l’esprit cultivé, elle déteste (tout particulièrement) l’homme qui, en dehors de son métier, a des clartés de tout ; elle déteste l’homme original (ou capable de le devenir) qui, peut-être, aura une pensée par lui-même et ne pensera pas selon sa classe et selon son parti, qui ne pensera pas tributim ; en somme, et cela va comme de soi, elle déteste l’individu.

La pensée démocratique la plus profonde que je connaisse et qui m’a ému, je parle très sérieusement, et ravi autant qu’une pensée d’Auguste Comte ou de Nietzsche, c’est la pensée centrale de M. Durkheim, qui est celle-ci : les faits sociaux sont absolument indépendans des faits individuels ; les lois sociales sont absolument indépendantes des lois individuelles ; la société vit d’une vie qui est à elle et non point du tout de la vie de tous ses membres ; et ce n’est pas elle qui procède des individus, ce sont les individus qui procèdent d’elle et ce n’est pas elle qui est la résultante des individus, ce sont les individus qui sont sa résultante ; les individus croient penser individuellement, ils ne pensent que la pensée collective, qui, elle, existe non par eux, mais par soi-même. Donc, que l’individu abdique ; ou plutôt il n’a pas besoin d’abdiquer, car il n’existe pas et quand il croit penser par lui-même, il est simplement dupe d’une illusion ; il croit être ; ce qui existe seul, c’est la cité, ou, intérieurement à la cité, c’est le groupe dont il fait partie. Je trouve la théorie contestable, mais elle est merveilleusement démocratique ; car c’est ainsi que le démocrate pense et ainsi qu’il veut qu’on pense ; personnellement, il pense ainsi ; il pense selon son parti, selon son syndicat, selon son journal et quand il lui arrive de ne pas penser ainsi, il lui semble qu’il ne pense plus et il est comme effaré ; et il veut qu’on pense ainsi, c’est-à-dire qu’il n’admet pas que quelqu’un pense autre chose que ce que la cité pense et que, comme Bossuet et comme Louis XIV, il déclare hérétique et hors la loi tout homme « qui a des opinions particulières. » La pensée centrale de M. Durkheim, c’est le fonds même et le tréfonds de la démocratie ; c’est la démocratie même à l’état pur.

Or l’enseignement secondaire enseigne tout justement à être intelligent individuellement ; il laisse tomber, bien entendu, tous ceux qui sont incapables de jamais penser, même un peu, par eux-mêmes, et c’est-à-dire soixante-quinze pour cent, et qui auraient dû, — oh ! ceux-ci, oui ! — passer tout simplement de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur ; mais les autres, il les développe en tant qu’êtres doués de la faculté de penser, de comparer, de goûter, de sentir les choses fines, de démêler l’idée juste et l’idée fausse que contient un lieu commun ; il les développe en tant qu’êtres capables d’avoir une autre intelligence que l’intelligence collective.

— Mais alors, il en fait des aristocrates !

— Pas autre chose et étonnez-vous maintenant que la démocratie ne puisse pas les souffrir et ne puisse pas supporter l’enseignement qui les forme ! Mettons-nous une chose en l’esprit : l’enseignement secondaire est absolument incompatible avec la démocratie, et la démocratie est absolument incompatible avec l’enseignement secondaire. Les professeurs d’enseignement secondaire, démocrates, vivement contempteurs de Renan et qui, d’autre part, défendent l’enseignement secondaire, me plongent dans la stupeur et me paraissent absolument incohérens. Très logiques au contraire les démocrates qui dénoncent l’enseignement secondaire comme aristocrate, rétrograde et réactionnaire.

Dès 1898 M. Jules Lemaître disait : « Nous sommes une société démocratique et industrielle, menacée ou plutôt à demi ruinée déjà par la concurrence de puissantes nations : et les enfans de notre petite bourgeoisie et nombre d’enfans du peuple passent huit ou dix ans à apprendre très mal les mêmes choses que les Pères Jésuites enseignaient autrefois, très bien, dans une société monarchique aux fils de la noblesse, de la magistrature et des classes privilégiées. N’est-ce pas un anachronisme effronté ? Et la croyance à l’utilité présente de cette éducation n’est-elle pas un préjugé extravagant ? » Au point de vue démocratique pur, rien de plus juste. L’enseignement secondaire, dans une société démocratique forme une aristocratie, elle fait des sur-primaires dans une nation où il ne devrait y avoir que des primaires ; il doit disparaître.

Depuis, Agathon a entendu dans des congrès d’instituteurs traiter l’enseignement secondaire d’enseignement de classe et les lycées de « séminaires de bourgeoisie. »

Depuis encore, M. Seignobos déclarait : « Notre enseignement secondaire est celui qui conserve le plus de notre ancien régime. Il est fondé sur un principe commercial, donc aristocratique, ouvert seulement aux enfans de la bourgeoisie qui peuvent payer… Je n’ai pas besoin de vous rappeler dans quelle mesure il est encore verbal et claustral. Il n’est donc pas démocratique et il n’est qu’imparfaitement scientifique… » — Je passe sur d’autres déclarations non moins nettes.

Voilà donc qui est entendu : il y a incompatibilité, relative pour notre période de transition, absolue au fond et qui deviendra absolue dans les faits, bientôt, entre l’enseignement secondaire et la démocratie. La tendance qui se montre un peu partout de supprimer l’enseignement secondaire et de mettre bout à bout l’enseignement primaire et l’enseignement supérieur est démocratiquement justifiée.

Vous entendez maintenant toute la force du mot de Thiers : « L’enseignement secondaire, c’est l’enseignement national. » Je le crois bien : pour lui, rien de plus incontestable. Il était bourgeois ; il ne comprenait que la nation, cultivée autant qu’elle pourrait l’être, conduite et gouvernée par une bourgeoisie très cultivée, et c’est cette bourgeoisie qui était pour lui la nation ; donc « l’enseignement secondaire, c’est l’enseignement national. » Mais par ce mot, si, bourgeoisement, il intronisait l’enseignement secondaire, démocratiquement il le condamnait à mort. Il y a toujours deux conclusions à chacune de nos idées générales, celle que nous en tirons et celle que, de leur point de vue, nos adversaires en tirent, aussi logiquement du reste que nous.

Maintenant, laissons l’enseignement supérieur en général et envisageons l’enseignement supérieur des lettres en particulier. Remarquez-vous tout de suite qu’il a une situation toute spéciale qui n’est nullement celle des autres enseignemens supérieurs ? Les autres enseignemens préparent à une profession, celle de médecin, celle d’avocat, etc. L’enseignement supérieur des lettres prépare lui aussi à une profession ; mais à laquelle ? A celle de professeur d’enseignement secondaire et de professeur d’enseignement supérieur. Voilà qui est tout à fait particulier ; car, comme préparant à la profession de professeur d’enseignement secondaire, il prépare à une profession qui consistera précisément à n’enseigner aucune profession. Il doit dresser des élèves à une profession non professionnelle. Il doit, enseignement supérieur et par conséquent utilitaire, enseigner une profession non utilitaire. Est-ce assez particulier ? Il est le seul enseignement supérieur qui soit dans ce cas.

— Mais, à ce compte, je frémis à y penser, il doit rester enseignement secondaire lui-même ?

— Il me semble ainsi ; mais poursuivons, examinons encore. L’enseignement supérieur prépare aussi à l’enseignement supérieur ; il fait des professeurs d’enseignement supérieur et, par conséquent, il faut qu’il soit enseignement supérieur. N’est-il pas vrai ?

— Sans doute.

— Mais cependant, remarquez. A quoi serviront les professeurs d’enseignement supérieur que l’enseignement supérieur aura formés ? A faire des professeurs d’enseignement secondaire surtout, et presque uniquement des professeurs d’enseignement secondaire. Donc, le plus haut enseignement supérieur est forcé, en préparant des maîtres d’enseignement secondaire, d’être d’enseignement secondaire lui-même ; et en préparant des professeurs d’enseignement supérieur dont le principal office consistera à faire des maîtres d’enseignement secondaire, il est forcé d’être, là même encore, enseignement secondaire. Si ces choses pouvaient se chiffrer, on dirait que le plus haut enseignement supérieur n’est enseignement supérieur que pour un quart. Donnons des précisions. La Sorbonne prépare à la licence et à l’agrégation, voilà son enseignement secondaire ; et apprend à ceux qui songent au doctorat comment on fait une thèse, voilà son enseignement supérieur. Son enseignement secondaire s’adresse à des centaines d’étudians, son enseignement supérieur à quelques dizaines. Et encore à ces quelques dizaines-là il faudrait de l’enseignement secondaire, puisque c’est des professeurs destinés à le donner qu’ils formeront.

— Non, car l’enseignement secondaire, ils l’auront reçu, suffisamment, en se préparant à la licence et à l’agrégation.

— Oui, ceux qui auront en effet poussé jusqu’à l’agrégation ; non, ceux qui n’auront poussé que jusqu’à la licence et qui voudront passer directement de la licence au doctorat. De quelque façon qu’on retourne la chose, nécessité est que la moitié, les deux tiers, les trois quarts de l’enseignement de la Sorbonne soient enseignement secondaire ou qu’elle fasse mal son métier.

Autrefois, il n’en était pas ainsi, parce qu’il y avait une École normale dont le seul office était de préparer à la licence et à l’agrégation. Alors, la Sorbonne pouvait ne préparer qu’au doctorat et c’est-à-dire montrer uniquement comment on fait la science et quelles sont les méthodes pour faire avancer la science. Maintenant, la Sorbonne a absorbé l’École normale et, par conséquent, elle est partiellement descendue, puisque c’est ainsi qu’elle semble considérer les choses, au rang d’institution d’enseignement secondaire. On me dit que certains de ses professeurs en sont désespérés et exaspérés. Je le comprends, ou je l’admets ; mais il ne fallait pas absorber l’Ecole normale, parce que, quand on la contient, il faut remplir tout son office.

Ce qui fait que ces jeunes gens ont une certaine animosité contre vous, c’est qu’ils viennent vous demander de les préparer aux examens et que vous les y préparez peu ou de mauvaise grâce.

Enfin parlons net, a dû se dire plus d’un professeur de la Faculté de Paris après avoir lu le livre d’Agathon, ce que demandent ces jeunes gens, d’un bout de leur livre à l’autre, c’est que nous, professeurs d’enseignement supérieur, nous leur fassions de l’enseignement secondaire.

— N’en doutez pas, c’est cela ; et pourquoi ? Parce que c’est l’essence même de leurs examens.

— Alors des rhétoriques supérieures et des « philosophies » supérieures pendant trois ans ?

— Certainement ; de plus en plus supérieures, de plus en plus élevées, d’accès de plus en plus difficile, mais restant toujours dans l’esprit de l’enseignement secondaire, étant toujours une culture générale de l’esprit. Je ne dis pas que ce soit là ce que je vous demande ; je dis que c’est ce qu’ils sont parfaitement obligés de vous demander. Ils y mettent peut-être aussi une préoccupation de dilettantes, ils y mettent peut-être aussi ce sentiment qui fait qu’on n’aime point à être dérangé et qu’on aime à continuer de faire ce que l’on faisait, il est possible, et même j’en suis sûr ; mais ils y mettent surtout des préoccupations de candidats.

Il y aurait bien un moyen de tourner la difficulté, ou plutôt de l’enlever d’un souffle, comme une paille. Ce serait de donner aux examens de licence et d’agrégation précisément ce caractère d’enseignement supérieur qui leur manque. Le désaccord cesserait du coup ; les professeurs ne feraient que de l’enseignement supérieur, mais en en faisant ils prépareraient aux examens : plus de difficulté, personne n’a plus à se plaindre. Oui ; mais du même coup aussi, c’est tout l’enseignement secondaire qui est dénaturé. Ce sont des hommes qui n’auront appris que l’art de faire la science que vous enverrez distribuer aux enfans la science faite ; ce sont des hommes qui se seront spécialisés dans un canton de la connaissance que vous enverrez donner aux enfans la connaissance générale. Tout ce qui est nécessairement l’enseignement secondaire, tout ce qui est par la force des choses l’enseignement secondaire, c’est précisément cela qu’ils ne pourront pas donner. Le moyen est séduisant, mais il ne vaut rien ; il ne satisferait que les convenances des professeurs de la Sorbonne ; il ne satisferait point, il sacrifierait tous les besoins des populations scolaires. Ni la licence, ni l’agrégation ne peuvent devenir examens d’enseignement supérieur ; ils doivent demeurer examens supérieurs d’enseignement secondaire. Et par conséquent la Sorbonne doit être établissement supérieur d’enseignement secondaire, — et Agathon a raison.

— Mais ne doit-elle pas être aussi établissement d’enseignement supérieur ?

— Évidemment ; car qui le serait ? Et il faut bien que l’enseignement supérieur soit donné quelque part. Quoi donc alors ?

Mais c’est très simple ; ce ne paraît compliqué que parce qu’il y a à la Sorbonne un enchevêtrement énorme ; mais c’est très simple, l’écheveau débrouillé. On fait de tout à la Sorbonne, et je ne m’y oppose nullement ; mais on le fait pêle-mêle, et c’est à cela que je m’oppose. On y fait de l’enseignement primaire, de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur. On y fait de l’enseignement primaire ; on y enseigne à de jeunes Polynésiens le sens des mois français et la syntaxe de quelque que, et cela les mène à l’obtention du certificat d’études françaises. On y fait de l’enseignement supérieur, et cela dirige du côté du doctorat des jeunes gens qui du reste ne sont pas encore agrégés. Je veux bien qu’on y fasse tout cela ; mais sans le faire en méli-mélo.

Voyez donc cette méthode. Un jeune homme sort, de rhétorique supérieure. On lui fait redoubler la rhétorique supérieure, — et l’on a raison et l’on n’a pas autre chose à faire, — pour le mener à la licence. Il est reçu licencié. Alors on le met en plein enseignement supérieur, méthodologie, bibliographie, critique des textes, pour lui faire faire son mémoire de seconde année qui lui vaudra le diplôme d’études. Ce mémoire est une thèse de doctorat, tout au moins de doctorat d’université. L’étudiant met un an à le faire et, pendant cette année, ne fait absolument pas autre chose et n’a pas le temps de faire autre chose. Et c’est après cette année d’enseignement supérieur et très supérieur, qu’on le ramène à l’enseignement secondaire pour le préparer à l’agrégation. Cela m’a toujours paru très bizarre. Si, le plus souvent, la troisième année ne suffit pas à un jeune homme bien doué pour conquérir son agrégation, c’est que pendant un an on l’a transporté d’un enseignement dans un autre et dirigé vers le pôle Sud pour le ramener au bout d’un an vers le pôle Nord.

— Mais cela a été purement copié sur l’ancienne Ecole normale pour laquelle vous semblez avoir quelque penchant.

— Point du tout ! En seconde année d’Ecole normale, entre la première conduisant à la licence (enseignement secondaire) et la troisième conduisant à l’agrégation (enseignement secondaire) ce que l’on faisait, c’était parfaitement encore de l’enseignement secondaire. On ne faisait pas un mémoire, on en faisait six, et par conséquent ces mémoires n’étaient pas, ne pouvaient pas être des thèses de doctorat ; c’étaient des dissertations, plus étendues et plus nourries et plus substantielles que les dissertations de première année, mais c’étaient des dissertations. L’élève, passant de seconde en troisième année n’avait pas à faire demi-tour. Il n’avait qu’à faire plus compendieusement ce qu’il avait fait en seconde année avec une certaine abondance de détails. — Au lieu de six mémoires forcément courts, à la Sorbonne, maintenant, en seconde année, on fait un mémoire forcément long ; on met une année à le faire et on s’égare pendant un an loin d’un ordre d’enseignement auquel il faudra, après les vacances, revenir.

— Qui force les étudians à faire, non six mémoires courts, mais un mémoire considérable ?

— Qui ? Mais l’examen ! La voilà, la grande différence. A l’Ecole normale, les cinq ou six mémoires de seconde année n’avaient aucune sanction. Ils ne servaient qu’à exercer l’esprit, d’abord, et qu’à donner des indications aux professeurs sur la section (lettres, histoire, philosophie) où il conviendrait en troisième année de placer l’élève. A la Sorbonne, le mémoire mène à un examen ; l’élève le fait pour obtenir le diplôme d’études, sorte de grade entre la licence et l’agrégation. Voilà pourquoi il ne fait qu’un mémoire, très étendu, où se marque un grand effort d’érudition ; voilà pourquoi le mémoire de seconde année prend toute l’année ; voilà pourquoi le mémoire de seconde année est une thèse de doctorat précipitée ; voilà pourquoi et comment l’étudiant de Sorbonne, au cours de trois années, est ballotté et cahoté d’enseignement secondaire en enseignement supérieur et d’enseignement supérieur en enseignement secondaire.

Il faudrait mettre de l’ordre en tout cela et pratiquer cette chose dont la théorie est si en honneur à la Sorbonne, la division du travail.

Vous avez absorbé l’Ecole normale. Soit ; et j’en étais d’avis. J’en suis encore, à la condition qu’en vous elle reste ce qu’elle était ; car elle était bonne, du moins pour ce qu’elle faisait et voulait faire. Ayez, en la Sorbonne, une Ecole normale qui soit très distincte de tout le reste et qui fasse son office, rien que son office et tout son office, qui fasse de l’enseignement secondaire, qui fasse de la culture générale, qui aide les jeunes gens intelligens à devenir plus intelligens et un point, c’est tout.

Trois étages, puisqu’il y a trois enseignemens à la Sorbonne ; trois étages distincts, nettement circonscrits, avec facilité, bien entendu, pour passer de l’un à l’autre, mais non pas pour circuler de l’un à l’autre ou pour les habiter tous trois à la fois. Trois étages. Au rez-de-chaussée, enseignement primaire, si l’on tient aux Polynésiens, que je ne poursuis du reste d’aucune haine. L’enseignement y serait donné par des instituteurs d’un mérite reconnu, comme il y en a beaucoup, ou par des professeurs de l’enseignement secondaire qui auraient le goût de l’enseignement primaire, — il y en a, j’en suis, — ou par n’importe qui ayant montré qu’il sait le français, qu’il sait la grammaire, qu’il l’aime et qu’il a du goût. Ces professeurs auraient un très beau titre ; ils s’appelleraient professeurs d’enseignement primaire à la Faculté des Lettres de Paris. Il est bien entendu qu’ils pourraient être docteurs ès lettres, mais qu’il n’y aurait aucun besoin qu’ils le fussent et qu’on ne s’inquiéterait aucunement, en les nommant, s’ils le seraient.

A l’entresol, l’Ecole normale, enseignement secondaire et rien autre chose qu’enseignement secondaire. Un homme, — moi par exemple, — qui est absolument incapable de faire de l’enseignement supérieur, qui peut-être ne sait même pas trop ce que c’est, qui n’a nulle idée ni de la morphologie, ni de la sémantique, ni de la stylistique, ni des procédés bibliographiques, pour qui la critique des textes a des mystères, qui, j’irai jusque-là, n’est pas capable de méthode ou a une méthode personnelle, instinctive et par conséquent très confuse, est évidemment un professeur très incomplet ; mais il peut être un professeur excellent à préparer à la licence et à l’agrégation, tant que licence et agrégation n’auront pas de caractère éruditionnel, ce qu’à mon avis elles devront ne jamais avoir ; il peut faire la culture du goût et aider à penser…

— Vous avez dit vous-même que le goût était incommunicable et aussi qu’on n’enseignait pas à penser…

— Je ne songe qu’à le répéter ; mais si l’on n’enseigne pas à avoir du goût on peut avoir du goût devant cent personnes et les exciter à en avoir ; ce n’est qu’une excitation ; mais elle est puissante ; et si l’on n’enseigne pas à penser, on peut penser devant cent personnes et les exciter par l’exemple à penser par elles-mêmes et ce n’est qu’une excitation ; mais elle est vive. « J’ai vu l’enseignement secondaire, dit l’Ecclésiaste, et j’ai vu combien il est vanité. » Il a bien raison ; car quand il est communicable, il est infécond, et quand il paraît qu’il serait fécond, il est incommunicable. Un élève recueille pieusement une leçon de goût et la reproduit religieusement dans une bonne rédaction et la fait passer superstitieusement par petits morceaux dans une douzaine de devoirs. Il marque par cela qu’il est un sot, qu’il est incapable d’avoir du goût par’ lui-même et qu’il était bien inutile qu’il écoutât la leçon de goût. Je dirai exactement de même d’une leçon d’idées. Voilà ce que j’appelle l’enseignement communicable, mais stérile. — Inversement, vous avez affaire à un auditeur qui a son goût à lui et sa manière de penser à lui ; votre leçon de goût ne réussit qu’à le choquer, et votre leçon d’idées ne réussit qu’à le contrarier et à le faire souffrir. Dans ce cas, étant donné le terrain réceptif, l’enseignement aurait pu être fécond ; seulement il était incommunicable.

C’est vrai et cependant le contact et même le choc de l’homme de goût et de l’homme d’idées éveille, stimule, avive, met en mouvement ceux qui sont capables d’avoir un goût et d’avoir des idées. Il est également incontestable que l’on n’est un homme de valeur que quand on est un autodidacte et que l’on va beaucoup plus vite dans le chemin de la connaissance, quand, tout en étant autodidacte, on est en commerce avec des gens instruits et intelligens. L’enseignement secondaire, à dire vraiment les choses, n’est pas un enseignement ; il est un commerce ; il consiste à vivre intellectuellement avec des gens plus jeunes qui vivent intellectuellement de leur côté et que votre vie intellectuelle tient en éveil, tient en curiosité et encourage. Rien de plus. Il semble, — car les renseignemens nous manquent un peu, — que Platon faisait de l’enseignement secondaire et Aristote de l’enseignement supérieur. Platon pensait devant ses amis, Aristote communiquait à ses élèves des faits et des méthodes. Ils avaient tous les deux un rôle de quelque importance.

Par ce commerce intellectuel, ne faisant point penser, mais aidant à penser ; ne rendant pas intelligent, mais aidant à être intelligent et à le devenir davantage ; ne donnant point le goût, mais habituant et excitant à en avoir un ; les professeurs d’enseignement secondaire, dans leur modeste sphère, conduiraient, aideraient à aller à la licence et à l’agrégation, examens très humbles, mais encore trop dédaignés peut-être par quelques professeurs de l’enseignement supérieur. Ils auraient le titre de professeurs d’enseignement secondaire à la Sorbonne. Comme leurs collègues de l’enseignement primaire à la Sorbonne, il serait inutile qu’ils fussent docteurs ; il suffirait qu’ils fussent agrégés, c’est-à-dire qu’ils eussent parcouru tout le cycle de l’enseignement secondaire (il en était ainsi à l’ancienne Ecole normale). Ils devraient tous n’être pas trop spécialisés ; professeurs de littérature, être un peu philosophes et savoir de l’histoire ; professeurs d’histoire, être des lettrés et de bons écrivains, etc. C’est là même qu’est l’esprit de l’enseignement secondaire. Il va de soi que jamais, sous aucun prétexte, fussent-ils docteurs, ils ne pourraient prendre part aux soutenances de thèse ; car ils pourraient fausser l’examen, étant sensibles à des qualités qui, au point de vue de l’enseignement supérieur, sont des défauts, et à des défauts qui, au point de vue de l’enseignement supérieur, sont des qualités. Les voyez-vous recevant une thèse parce qu’elle serait spirituelle et bien écrite ; ou la refusant parce qu’elle serait lourde de documens ! Ils seraient tenus, à l’égard des professeurs d’enseignement supérieur, à certains devoirs de déférence, sans exagération.

Et enfin, au premier étage, l’enseignement supérieur, où l’étudiant passerait, naturellement, rationnellement, après avoir réussi à l’agrégation. Ici, je puis être court, n’ayant qu’à vous renvoyer à mon premier article que je n’aurais qu’à répéter. L’enseignement supérieur, avec son érudition la plus vaste et la plus minutieuse possible et avec ses méthodes rigoureuses et de plus en plus rigoureuses, est indispensable et il est la source de vie elle-même. C’est lui qui fait la science, comme l’enseignement secondaire s’inspire de la science faite pour la répandre ; et c’est lui qui fait les hommes qui plus tard continueront à faire la science.

Je dis qu’il fait la science dont l’enseignement secondaire s’inspire. Un tout petit exemple pour me faire entendre. Le professeur d’enseignement secondaire n’a pas à enseigner la manière de se diriger entre les diverses éditions ; mais cependant, il faut qu’il lise avec ses élèves son auteur dans la meilleure ; donc il faudrait pour la choisir qu’il s’entendît en science éditionnelle ; non ; sur ce point, il n’a qu’à consulter et il faut qu’il consulte son collègue d’enseignement supérieur dont c’est l’affaire et qu’il le suive respectueusement.

L’enseignement supérieur, en mettant aux mains des futurs chercheurs les bons instrumens de recherche, épargne à chacun la tâche lourde, qu’il avait autrefois, de se faire à lui-même ses instrumens et de construire lui-même sa lampe de mineur. Par là il fait avancer la science dix fois plus vite qu’elle n’avancerait s’il n’était point. Par là, il la renouvelle incessamment. Or nous voilà au point et la voilà la source de vie. Quand la science, même littéraire, ne se renouvelle point, la curiosité à l’égard de la science languit et ceux qui ont pour office de la distribuer s’endorment ; l’enseignement secondaire devient routinier quand l’enseignement supérieur n’est plus actif ; d’où il suit que nul plus que ceux qui tiennent à un bon enseignement secondaire ne doit être passionné pour un enseignement supérieur très actif. Cette vérité de sens commun a été méconnue chez nous pendant une bonne soixantaine d’années (elle n’était pas méconnue de Renan) et la France entière en a pâti.

C’est ce qui me fait repousser vigoureusement l’esprit général, — malgré d’excellentes parties, — du livre d’Agathon. (Je ne suis délégué par personne.) Il ne veut qu’une chose en somme, c’est que l’enseignement supérieur soit de l’enseignement secondaire. C’est une erreur redoutable. Si l’enseignement supérieur était encore de l’enseignement secondaire, c’est la vie qui se retirerait de l’enseignement secondaire lui-même.

Ce qui choque ces jeunes gens, c’est l’austérité de l’enseignement supérieur. C’est le mot, si juste pourtant, de M. Lanson : « Il s’agit de savoir et non pas de sentir ; surtout il ne faut pas croire savoir quand on sent. » Oh ! que cela est dur ! « O Seigneur, que vous êtes rude ! » Mais cependant c’est la vérité en art (et peut-être ailleurs) que savoir est la condition de sentir et qu’il faut savoir un auteur pour le sentir autrement que confusément, pour le sentir finement, je vais plus loin : pour le sentir juste. Un exemple personnel. J’ai longtemps, comme tout le monde, été révolté de l’orgueil effronté des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, des : « il n’y a jamais eu un homme meilleur que moi, » etc. Eh bien ! c’est que j’étais un imbécile. Non, c’est que j’étais un ignorant. Quand j’ai su que les Confessions étaient un ouvrage de défense, qu’en les écrivant Rousseau répondait à d’infâmes libelles qu’il savait qu’on préparait contre lui, alors tout a changé ; j’ai trouvé que Rousseau était éloquent, sans doute, mais n’était pas fou (il y a une différence), j’ai compris le ton et j’ai pu sentir juste. « Oh ! la belle chose que de savoir quelque chose ! » Mais le voyez-vous assez, que savoir est la condition de sentir. Oh ! mon Dieu, avec Wagner comme avec Rousseau.

Il paraît, — je l’ignorais, — que M. Lanson est un peu revenu sur cette formule, en très libre esprit qu’il est et qui ne s’emprisonne pas dans la maison qu’il bâtit, et qu’il a dit que « l’impressionnisme doit être à l’a base du travail scientifique et qu’il faut que sentir devienne un moyen légitime de savoir. » C’est maintenant que je le comprends moins. Je reste à croire que c’est savoir qui est un moyen de sentir et notamment le seul. S’il veut dire, et c’est ce que je pense bien, qu’on n’apprendrait jamais si l’on ne commençait par sentir un peu, et que la curiosité émue, l’émotion accompagnée de curiosité, est au commencement de l’étude littéraire comme l’hypothèse est le commencement nécessaire de toute découverte scientifique, je suis de son avis autant qu’il en peut être ; mais il reste encore qu’on ne sent bien que quand on sait beaucoup et qu’il est encore plus vrai que savoir est la condition de sentir qu’il ne l’est que sentir soit la condition de savoir.

Mais je m’égare, ou plutôt je m’attarde. Brusquons : l’enseignement supérieur, malgré ses austérités, est la condition d’existence de l’enseignement secondaire et par conséquent il faut qu’il existe et qu’on le prenne, quoique austère.

Donc, au premier étage, l’enseignement supérieur, superposé aux deux autres, avec ses professeurs, tous docteurs, seuls faisant de l’enseignement supérieur, seuls faisant passer les thèses de doctorat, etc. L’étudiant pourrait passer dans cet enseignement tout de suite après sa licence, se destinant, dès sa licence passée, à l’enseignement supérieur et ne voulant point être professeur de lycée. Je trouverais cela déplorable, mais j’admettrais qu’il fût permis. Le vrai professeur d’enseignement supérieur sera toujours pour moi celui qui aura poussé jusqu’à l’agrégation, qui se sera initié ensuite à l’enseignement supérieur et qui aura enseigné quelques années dans les lycées. Il est bon, ici, de connaître la rivière dont on doit être la source. Cependant, j’admettrais que certains jeunes spécialistes, à leurs risques et périls, du reste, passassent d’une instruction secondaire incomplète à l’enseignement supérieur de leur choix ou de leur vocation. Il faut de la liberté dans l’éducation à vingt ans, et il ne faut pas que les cadres soient trop rigides.

Inversement, le jeune agrégé pourrait quitter la Sorbonne sans aborder l’enseignement supérieur, exactement comme faisait l’élève de l’ancienne Ecole normale. Il aurait tort ; car sait-il ce qui l’attend ? Sait-il si, une fois dans son lycée de province, le goût de l’enseignement supérieur et l’idée de faire ses thèses ne lui viendront pas ? Et alors, ses thèses, comment les ferait-il de la manière dont on les doit faire à présent, s’il n’a pas été initié aux méthodes nouvelles ?

Dans mon plan, l’ordre et la marche sont ceci : un an de licence, deux ans d’agrégation, un an ou deux d’enseignement supérieur. Objection : cela fait cinq ans ! Je trouve que ce n’est pas trop et que c’est précisément ce qu’il faut. Si les exigences de la vie s’y opposent, je proposerais que l’agrégé qui est forcé d’aller gagner sa vie dans les lycées pût prendre, dans les six premières années de son service, deux ans de congé, en une fois ou en deux fois, pour revenir en Sorbonne apprendre comment on travaille en enseignement supérieur. Remarquez que ce ne serait pas toujours nécessaire et que le jeune agrégé placé auprès d’une faculté de province trouverait dans cette faculté gens qui lui enseigneraient très bien le métier d’enseignement supérieur.

Voilà, ce me semble, ce qu’il y aurait à faire. Je n’ai pas besoin de dire que tout cela ne serait que pour un temps et assez court. Ce qui périt et ce que la démocratie veut qui périsse, j’ai dit pourquoi, c’est l’enseignement secondaire. Ce qui sera, dans vingt ou trente ans, c’est l’enseignement primaire soudé à l’enseignement supérieur ; ce qui sera, c’est des avocats, des médecins, etc., qui n’auront jamais suivi une classe d’enseignement secondaire. Bien. Facultés de droit, facultés de médecine, grandes écoles restent debout. Mais les facultés des lettres et les facultés des sciences, qui sont dans cette situation particulière, que j’indiquais en commençant, de ne servir qu’à faire des professeurs d’enseignement secondaire ou des professeurs destinés à faire des professeurs de l’enseignement secondaire, ces facultés-là, n’ayant plus d’objet, tomberont tout net.

— Elles auraient toujours pour objet de faire de la science pure.

— Devant qui, puisque, personne n’ayant été élevé par l’enseignement secondaire jusqu’au niveau de l’enseignement supérieur, elles n’auront pas d’auditeurs ?

— Quelques-uns.

— Ce n’est pas pour quelques dilettantes que le pays les entretiendra chèrement. Non, n’ayant que des raisons superficielles d’existence, elles n’existeront plus et voilà tout. Mais d’ici là, quelque rapproché que me semble ce terme, il y a une bien meilleure organisation des facultés et une bien meilleure distribution du travail dans les facultés (celles que je propose ou d’autres) à réaliser, et il faut y songer pour conjurer « la crise ; » ou, à parler moins tragiquement, pour donner satisfaction aux vœux de ces jeunes gens, vœux un peu confus, mais dont quelques-uns sont très légitimes.


EMILE FAGUET.

  1. On le trouvera dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1910 et reproduit dans l’Esprit de la nouvelle Sorbonne, par Agathon (libraire du Mercure de France). À ce propos, je ferai remarquer à Agathon, qui prétend que la Sorbonne m’a « délégué » à sa défense et que c’est une « tactique » et une « manœuvre, » que je suis un peu connu pour n’entrer jamais dans aucune manœuvre, pour n’être jamais mêlé à aucune tactique et pour n’être jamais le délégué que de moi-même. J’ai écrit l’article en question, qui m’avait été demandé par M. Francis Charmes, en août 1910, à Bourbon-l’Archambault, sans avoir correspondu avec qui que ce soit sur ce sujet. Il faut du reste ne me connaître aucunement, ce qui est permis, pour supposer même qu’il en ait pu être autrement.