À l’œil (recueil)/L’Esprit d’Ellen


L’ESPRIT D’ELLEN


Ce soir-là, j’étais rentré fort las et très énervé. Depuis un an qu’Ellen n’était plus, j’avais manqué pour la première fois à sa mémoire. Sur son lit de mort, elle m’avait fait jurer de lui rester éternellement fidèle. Moi, fou de douleur à l’idée de l’effroyable séparation, sentant bien, qu’elle morte, tout serait fini pour moi, je lui avais promis ce qu’elle demandait avec un pauvre sourire d’agonisante.

Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais manqué à mon serment, mon culte pour le souvenir d’Ellen était resté religieux et exclusif.

Et puis voilà qu’un jour, dans un coup de noce, entraîné par de joyeux camarades et de belles filles, j’avais tout oublié. Mes amis, voulant chasser ce qu’ils appelaient mes idées noires, avaient comploté de me griser et de me jeter dans les bras d’une drôlesse quelconque.

Leur plan réussit. La fille était superbe, très forte quoique toute jeune, avec une bouche rouge et charnue et des yeux à fleur de tête, des grands yeux de vache à l’herbage.

L’image de la chère morte ne me quittait pas, mais si vague, si estompée dans le lointain bleu de mes souvenirs, que je n’en étais pas trop cruellement obsédé.

Les vins généreux, l’odeur et les parfums des femmes avaient réveillé chez moi la bête, la bête brutale et sale qui, longtemps assoupie dans mon être, se dédommageait enfin.

Et puis, au matin, un écœurement m’était monté, douloureux, irrémédiable. La honte de ma lâcheté me fit sortir de chez la fille si brusquement qu’elle crut à un accès de folie. Toute la journée, je me promenai fiévreusement, tâchant d’oublier mon ignominie. Peine perdue.

Toujours devant moi, se dressait le pâle fantôme d’Ellen dont l’expression de cruel reproche me navrait à en pleurer. Avec le soir, mon inquiétude devint plus terrible et plus précise. Je n’osais rentrer chez moi, tant je croyais être sûr d’y trouver la chère trahie.

Aussi, en pénétrant dans mon appartement, je fus moins surpris qu’épouvanté.

Ellen était là, me tournant le dos, assise dans le fauteuil devant mon bureau. Autant que l’obscurité le permettait, je vis qu’elle avait le peignoir blanc qu’elle mettait lorsqu’elle pouvait encore se lever.

Dans la chambre traînait son parfum favori, une odeur lourde et troublante où dominait le winter green, que ses sœurs lui envoyaient d’Amérique, et qu’elle préférait à tout autre.

J’étais resté sur le seuil, muet de terreur. Le courage me revint et sachant bien que j’étais l’objet d’une hallucination, je frottai une allumette et m’avançai.

Il n’y avait en effet personne sur le fauteuil. Rien n’était dérangé. Mais comment ce parfum se trouvait-il épandu dans la chambre ?

Cette odeur qui la ravissait m’était odieusement pénible, et il avait fallu tout mon amour et toute ma patience avec elle pour que je m’y habituasse.

De plus, j’avais rangé dans des coffrets tous ses objets de toilette, et plus jamais, depuis sa mort, je n’y avais touché, tant leur vue ravivait ma douleur.

J’ouvris mes fenêtres et me promenai sur le balcon jusqu’à ce que cette odeur fût complètement dissipée, puis ma lassitude l’emporta sur mon énervement et je pus bientôt m’endormir.

Pas pour longtemps. Un petit bruit alerte et menu comme un grignotement de souris venait de se produire. De temps en temps, ce bruit était scandé par un petit coup sec et rapide. Le même parfum s’était remis à flotter avec plus d’intensité que tout à l’heure.

De nouveau je fis de la lumière et je regardai. Rien d’anormal dans la chambre. Tant que brûla l’allumette, je n’entendis rien, mais elle ne fut pas plutôt éteinte que le petit bruit recommença. Puis, parfois, un bruissement de papier.

En écoutant attentivement, j’arrivai à déterminer la nature du bruit : quelqu’un écrivait chez moi.

Cette fois, j’allumai ma bougie et me levai complètement. Encore une fois le bruit cessa. Sur mon bureau tout me parut en ordre. Essayant de rire moi-même de mon hallucination, je me recouchai. Dès que l’obscurité se relit, la plume fantastique se remit à galoper sur le papier, ne s’interrompant que pour prendre de l’encre.

Fou d’épouvante, je n’osais bouger sous mes couvertures. Puis j’ignore si je perdis connaissance ou si je m’endormis simplement, mais je ne sais pas comment cessa le bruit.

Je dormis lourdement jusqu’au grand jour. À mon réveil, je me souvins, et naturellement j’attribuai à un cauchemar mon hallucination de la nuit.

Quelle ne fut pas ma terreur, lorsque, poussé par une curiosité que je croyais superflue, je voulus examiner mon secrétaire.

L’encrier, que je tiens toujours soigneusement fermé, était ouvert. Un porte-plume traînait, tout humide encore d’une encre récente. Une feuille de papier-buvard avait été sortie et utilisée, sûrement pas par moi, car je ne me sers jamais que de poudre.

Ce papier-buvard avait évidemment servi à sécher une page fraîche. Les dernières lignes et la signature s’y voyaient assez nettement, quoique pas lisibles à cause du renversement. L’idée du miroir pour redresser l’écriture me vint naturellement.

Tout de suite je vis la signature Ellen, horriblement nette. C’était bien sa façon de signer, mais avec quelque chose de cruel et de précis qui me fit froid. Même en m’appliquant, je ne pus rien lire, car la page, appliquée trop sèche sur le papier-buvard, n’avait laissé que d’informes traces.

Depuis ce moment, je n’ai jamais pu goûter un seul moment de sommeil. Toutes les nuits, flotte chez moi un étrange parfum où domine le winter green.

Très désespérément, je m’obstine à vouloir lire dans le miroir les insaisissables pattes de mouche de la morte, et c’en est fini de mon repos, car jamais Ellen ne me pardonnera ma lâche trahison.