L’Esprit chrétien et le patriotisme/Chapitre 9


IX


Après cette conversation nous retournâmes faner. Arrivés dans les champs, mon hôte espéra que ses idées trouveraient parmi le peuple plus d’écho que parmi nous. Nous avions pour compagnon de travail un moujik déjà vieux, affligé d’une énorme hernie, et qui, malgré cela, travaillait : il s’appelait Prokofi. Mon hôte me demanda de lui traduire son plan de campagne contre l’Allemagne, lequel était d’écraser de deux côtés ce pays. Le Français faisait voir la chose à Prokofi en serrant des deux côtés, avec ses mains blanches, la chemise trempée de sueur du paysan. Je me rappelle l’étonnement bon enfant et ironique de Prokofi, lorsque je lui expliquait les paroles et le geste du Français. Prokofi, évidemment, prenait pour une plaisanterie cette image de l’Allemand serré des deux côtés, car il ne pouvait se figurer qu’un homme fait, instruit comme l’était celui-ci, pût, de sang-froid et sans être ivre, déclarer qu’il désirait la guerre. — « Voyons, dit-il, répondant par une plaisanterie à ce qu’il croyait une plaisanterie, si nous le serrons des deux côtés, il ne pourra ni avancer ni reculer : il faut lui faire un peu de place. »

Je traduisis la réponse à mon hôte.

— Dites-lui que nous aimons les Russes, dit alors celui-ci.

Ces paroles surprirent Prokofi plus encore que le geste de serrer les Allemands : il commença à soupçonner quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? me demanda-t-il, en désignant mon hôte d’un signe de tête.

Je lui répondis que c’était un Français, un homme riche.

— Pour quoi faire est-il ici ? — demanda Prokofi.

Lorsque je lui eus expliqué que son but était de provoquer une alliance des Russes avec les Français en cas de guerre avec l’Allemagne, le paysan évidemment ne fut pas satisfait de l’explication. Se tournant vers les femmes qui s’étaient assises près de la meule, d’un ton sévère qui, malgré lui, trahissait les sentiments éveillés en lui par notre conversation, il leur cria d’aller ramasser le reste du foin.

— Fainéantes corneilles ! vous dormez, bien sûr ! Vous n’êtes guère pressées d’aller presser l’Allemand. Elles n’ont pas encore seulement ramassé le foin coupé, bien de hasard qu’elles vont moissonner mercredi[1].

Mais, ensuite, craignant sans doute de blesser l’étranger par cette observation, il ajouta, découvrant dans un bon sourire ses dents à demi usées : « Viens plutôt travailler avec nous, et envoie-nous l’Allemand. Quand nous aurons fini l’ouvrage, nous irons nous promener, et nous emmènerons l’Allemand. Voilà. »

En disant ces mots, il retira sa main aux veines saillantes d’entre les dents de la fourche sur laquelle il s’appuyait, mit la fourche sur son épaule et s’en alla vers les femmes.

— Oh ! le brave homme ! s’écria en riant le Français poli. Et c’est à cela que se borna alors sa mission diplomatique auprès du peuple russe.

La vue de ces deux hommes si différents : l’un, rayonnant de fraîcheur, d’ardeur et d’élégance, bien nourri, enveloppé d’un vêtement très long, à la dernière mode, et coiffé d’un chapeau haut de forme, montrant, de ses mains blanches qui ignorent le travail, la façon dont on s’y prendrait pour écraser les Allemands ; l’autre, avec des brins de foin dans ses cheveux, desséché par le travail, brûlé par le soleil, lassé chaque jour, travaillant, malgré son énorme hernie, de ses mains aux doigts écrasés par le labeur, vêtu de pantalons tombants, chaussé de sandales d’écorce tout usées et marchant, avec un gros tas de foin au bout de sa fourche posée sur l’épaule, de ce pas non point paresseux, mais économe de mouvement, qui est celui des travailleurs ; — la vue de ces deux hommes si opposés me fit comprendre bien des choses alors. Et voici que le souvenir m’en revient très vif après les fêtes de Toulon et de Paris. L’un incarnait la catégorie de ceux qui, nourris et soutenus par le travail du peuple, se servent ensuite de ce peuple comme de chair à canon ; l’autre était lui-même de cette chair à canon, qui nourrit et soutient les gens qui disposent de son sort.

  1. Il y a un jeu de mots intraduisible portant sur jat qui veut dire : moissonner et serrer.