L’ESPAGNE POLITIQUE

première partie.

LE CARACTÈRE ESPAGNOL ET LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE

L’Espagne est pour l’étranger qui la visite aujourd’hui une terre fertile en étonnemens et en scandales. Il s’y est passé depuis quelques mois des choses fort étranges, qui pourraient faire croire que la société même y est en péril. Un gouvernement sans autorité, qui, s’agitant dans le vide, donnait moins des ordres que des conseils, et semblait prendre ses gestes pour des actions, — les principaux revenus publics taris dans leur source, la banqueroute presque inévitable, une guerre civile dont on ne prévoit pas le terme, d’éternels soulèvemens de cantons et de bourgades, qui s’érigent en états autonomes, d’opulentes cités en proie à des tribuns de hasard ou à des socialistes coupe-jarrets, des meurtres, des incendies, l’effrayante confusion de tous les pouvoirs, de tous les métiers et de toutes les idées, — ici des prêtres travestis en chefs de bande, qui font dérailler des trains, bâtonnent des alcades, fusillent leurs prisonniers et parfois détroussent les passans, là des soldats mutinés, chassant ou massacrant leurs chefs, ailleurs des aventuriers politiques en cape blanche, la plume au vent, promenant de lieu en lieu leur candidature perpétuelle, leurs grands airs de bravoure et une batterie de canons dont ils fortifient leur éloquence, — à Madrid, une assemblée où tout le monde, sauf les hommes de mérite, aspire à devenir ministre, des clubs d’énergumènes où l’on disserte, l’écume à la bouche, sur la propriété collective, sur les vertus du quart-état, et où l’on dresse des autels à la sainte indiscipline, — voilà le spectacle qu’a offert la Péninsule, et qui arrachait ce cri à un journaliste espagnol : « dans notre malheureuse patrie, personne ne veut plus obéir, personne ne sait plus commander. »

Depuis peu, une réaction salutaire s’est fait sentir ; elle a porté au pouvoir un homme de bien et de caractère, qui veut et qui sait commander ; il l’a déjà prouvé. Les actives sympathies de tous les honnêtes gens accompagnent dans son rude travail ce gouvernement réparateur. Pourra-t-il tout réparer ? Le mal qu’on a laissé faire est bien grand. On a attendu pour agir que le malade fût tombé en frénésie. Quelqu’un demandait naguère que, des Pyrénées à Cadix, il fût institué dans chaque pueblo une chaire de sens commun, et à Malaga les enfans, dit la chronique, chantent un refrain dont le sens est que l’Espagne a grand besoin d’une bonne camisole de force. Telle est aussi l’opinion de beaucoup de Portugais ; ils se plaignent des dangers que fait courir à leur pays le voisinage d’une république affolée et débordée. « Nous rassemblons, nous autres Portugais, disait l’un d’eux, à un propriétaire qui a pour plus proche voisin le directeur d’un hospice d’aliénés. Nos fenêtres donnent sur le préau où ces malheureux, trop mal surveillés, viennent s’ébattre ou se gourmer ; la nuit comme le jour, nous entendons leurs clameurs et leurs trépignemens. Le pis est que de temps en temps ils brandissent des torches pour mettre le feu à notre maison ; nous sommes obligés d’avoir toujours l’œil au guet et de ne pas lâcher un instant le piston de nos pompes. Nous en perdons le sommeil ; hélas ! peut-être finirons-nous par devenir fous nous-mêmes. »

Cependant il est bon qu’un voyageur se tienne en garde contre ses premières impressions. Elles sont plus trompeuses en Espagne que partout ailleurs, et il n’est pas nécessaire d’y séjourner longtemps pour découvrir que la grande majorité des espagnols se compose de très honnêtes gens, qui jouissent de tout leur bon sens, assaisonné souvent de beaucoup d’esprit. Pour ce qui est des fous, chaque pays a les siens ; ceux d’Espagne, entraînés par l’ardeur de leurs passions et la véhémence de leur sang à de redoutables excès, sont capables quelquefois de retours, de soudains repentirs, et combien ne voit-on pas de fous qui ne se repentent jamais ! Si les montagnes du Guipuzcoa et de la Navarre sont infestées par des malandrins en soutane, si on est sujet à rencontrer autre part des vendeurs d’orviétan qui se promènent avec du canon, on peut observer en revanche que dans tel chef-lieu il a suffi d’un gouverneur qui avait du cœur, assisté d’une poignée de volontaires, pour réduire un soulèvement et renverser d’un souffle des barricades, qu’il est aussi des provinces entières, comme l’Aragon, où le peuple s’est chargé de maintenir l’ordre, et qu’en d’autres endroits les foules, s’insurgeant contre l’insurrection, ont fait rentrer brusquement dans leurs trappes les boute-feux et leur cohorte. L’étranger qui parcourt Madrid dans un jour d’échauffourée populaire s’étonnera peut-être de n’y pas apercevoir un seul va-nu-pieds pris de vin, ce qui fait que l’émeute même y conserve quelque dignité, et qu’il subsiste comme un reste de raison dans la démence. S’il lit les journaux conservateurs, pleins de vérités très fortes, de persiflages très ironiques, d’épigrammes découpées à l’emporte-pièce, il apprendra avec surprise de leurs rédacteurs en chef qu’ils ne sont jamais inquiétés. S’il assiste aux séances des cortès, où il trouvera les partis monarchiques, représentés par un ancien modéré et un ancien unioniste, aux prises avec plus de deux cents démocrates fédéraux, un jour il entendra M., Esteban Collantes démontrer à ces fédéraux que la république fédérale est une chimère, un autre jour M. Rios Rosas remontrer à ces démocrates que les conservateurs sont le nerf et la sauvegarde des sociétés, — et il remarquera que, si M. Esteban Collantes se fait écouter, M. Rios Rosas se fait applaudir. S’indigne-t-il des funestes exemples donnés par une soldatesque qui ne connaît plus ses chefs, on lui expliquera que jadis le parti fédéraliste n’a négligé aucune occasion de parler et d’écrire contre les armées permanentes, contre la conscription, contre les rigueurs du code militaire ou de l'ordenanza, contre l’indigne servitude du soldat, jurant par les antinomies de Proudhon, par la philosophie de Krause, que dès qu’il arriverait au pouvoir, son premier acte serait de briser les fers de ces esclaves et de les renvoyer dans leurs foyers. Il s’est trouvé qu’à l’échéance on avait besoin du soldat pour faire tête aux carlistes, et que les nouveaux gouvernans l’ont conjuré d’oublier leurs promesses, de porter quelque temps encore son collier de misère. Est-il étrange qu’une si dure déception ait fait des mécontens et des rebelles ? N’est-il pas plus surprenant que l’armée espagnole compte encore des régimens et des corps entiers qui sont demeurés fidèles au drapeau, et qui, aussi mal payés que mal nourris, se battent bravement et gaîment dans une guerre de montagnes âpre, fatigante, ingrate, où il y a plus de mauvais coups que de gloire à récolter ?

Que notre voyageur interroge ensuite tel Anglais ou tel Français qui dirige depuis des années dans la Péninsule l’exploitation d’une mine ou quelque entreprise industrielle, sûrement il leur entendra dire que l’ouvrier espagnol est non-seulement intelligent et plus laborieux qu’on ne suppose, mais facile d’humeur, prompt à s’accommoder, plus gouvernable peut-être que tout autre. Il se convaincra aussi par ses propres observations qu’ayant peu de besoins les classes inférieures d’Espagne ont peu de convoitises, que, leur dignité les disposant à ne point mépriser leur sort, elles ne sont guère travaillées par l’envie ou la haine du bonheur et de la richesse d’autrui, et qu’elles se distinguent dans l’habitude de la vie par une certaine noblesse de sentimens, par une générosité, par une hidalguie native, par le respect de soi-même et des autres. On sera tenté d’en inférer que ce qui manque à ce troupeau bien disposé, ce sont des bergers dignes de le conduire. Quiconque a visité la coronada villa s’est aperçu bien vite que Madrid n’est pas seulement une ville de luxe et de plaisirs, qu’elle est une ville d’intelligence et de fine culture, qu’il s’y trouve une élite très nombreuse d’esprits éclairés et libéraux, quelques-uns tout à fait supérieurs, d’une souplesse et d’une ouverture merveilleuses, informés de tout, également instruits des affaires de leur pays et de celles de l’étranger, aptes au gouvernement, et qui figureraient avec honneur dans tous les conseils de l’Europe. Que reste-t-il après cela sinon d’accuser les étoiles, de conclure que les Espagnols sont l’un des peuples les mieux doués et les meilleurs de l’Europe, mais que les destins les ont condamnés, et qu’il est faux que les nations aient toujours le gouvernement qu’elles méritent ?

C’est bien là l’intime pensée de cette élite d’hommes distingués dont nous venons de parler. Ils gémissent sur les misères de leur pays ; mais ils n’ont garde de le renier, ni de le mépriser ; ils ont pour lui des entrailles de miséricorde et de tendresse. — «  Vous voyez jusqu’où nous sommes tombés, nous écrivait l’un d’eux, et pourtant soyez sûr que, dans l’état d’abandonnement où nous sommes, notre ancienne vertu nous soutient encore, et qu’en tout autre pays, soumis à l’épreuve que nous traversons, il se commettrait plus d’excès et plus de crimes qu’ici. En définitive, les grands criminels sont rares parmi nous ; partout en Espagne, le bien est plus fort que le mal, et aucune société en Europe ne renferme plus d’élémens sains que la nôtre. » Ainsi parlent ces affligés, qui ne consentent point à désespérer de l’avenir. Ils ont la foi, ils opposent à l’épreuve présente les certitudes d’une invincible confiance ; ils s’écrieraient volontiers avec un de leurs poètes : a Dans cette funeste rencontre, je prendrai pour symbole le faucon, avec son chaperon et sa chaîne ; ce qui console mon infortune, c’est l’inscription mystérieuse que je lis sur son bandeau et qui dit : « Joyeux, à travers mes ténèbres, je vois déjà briller la pure lumière. »

 … Alegre espero

 Tras las tinieblas luz pura.

Quoiqu’il soit permis de beaucoup attribuer aux accidens fâcheux et au malheur des circonstances, nous aidons toujours à nos disgrâces, et nous répondons en quelque mesure de notre sort. S’il est en Espagne des politiques sans reproche, les partis ont tous quelque chose à se reprocher, aucun d’eux n’a un passé entièrement net ; mais au lieu de faire un examen rigoureux de leurs péchés, ils préfèrent s’accuser réciproquement, et, dans les réquisitoires passionnés qu’ils fulminent les uns contre les autres, beaucoup de vérité se trouve mêlé à beaucoup d’injustice. « Qu’avez-vous fait de l’Espagne ?, disent les conservateurs aux républicains. Le 5 pour 100 coté à 16, le trésor vide, les carlistes maîtres de trois provinces, les commandemens et les charges confiés à des incapables qui galvaudent tout ce qu’ils touchent, le soldat sourd à la voix de ses généraux et de l’honneur, la marine infectée de cette contagion, nos bâtimens de guerre transformés en pirates, nos colonies compromises, l’unité nationale menacée et qui demain peut-être ne sera plus qu’un souvenir, un pays qui s’effondre, les héritiers de Charles-Quint condamnés aux mépris de l’Europe et, pour dire davantage, à la pitié du Mexique, — voilà vos œuvres. Que sommes-nous devenus entre vos mains ? Où sont vos programmes ? où sont vos promesses ? où est cet âge d’or, cette ère de gloire et de félicité que vos songeurs nous annonçaient ? » Les républicains leur ripostent : « Qui êtes-vous pour nous accuser ? N’avez-vous pas commencé toutes les calamités que nous voyons ? Vous nous reprochez la ruine des finances. Où était le 3 pour 100 quand nous avons pris le pouvoir ? À 23. Et ne vous souvient-il plus que dès 1864 vous aviez fait dans le budget un déficit de plus de deux milliards de réaux, et que l’année suivante, lorsqu’un de vos ministres voulut opérer une souscription nationale de 300 millions, il n’en trouva que 55 ? Vous nous reprochez les carlistes. Il vous a fallu sept ans pour les réduire, et ils n’ont pas attendu que nous fussions aux affaires pour rentrer en campagne. Vous nous imputez la désorganisation de l’armée. Qui donc lui a enseigné la désobéissance, l’art dangereux des pronunciamientos ? Qui, si ce n’est vous, a énervé le sentiment de la discipline dans les chefs et dans les soldats en les menant à l’assaut du pouvoir, en récompensant leurs trahisons par de scandaleux avancemens ou par des réductions de service ? Et la marine, est-ce un des nôtres qui en 1868 l’a pour la première fois insurgée ? Il vous sied mal de gémir sur les maux du pays ; il est malade des leçons que vous lui avez données, et nous ne sommes que les tristes héritiers de vos fautes et de vos désastres. Plût au ciel que nous eussions pu n’accepter votre succession que sous bénéfice d’inventaire ; mais notre avènement, qui est votre ouvrage, nous a surpris. En quatre ans, vous avez brisé deux couronnes, et c’est vous qui avez imposé la république à l’Espagne. »

Les républicains ont raison : on ne saurait sans la plus criante injustice les accuser d’avoir interrompu une ère de prospérité politique. Il n’ont point ouvert l’abîme ; il leur reste à prouver qu’ils sont capables de le fermer. Sans entrer dans le détail de l’histoire d’Espagne depuis quarante ans, il est incontestable que la monarchie constitutionnelle n’avait pas réussi à s’y asseoir, ni à donner aux institutions comme aux ministères cette durée et cet équilibre que réclame le développement des intérêts. « Dans la plupart des cas, a dit un publiciste anglais, mieux vaut l’esprit de suite avec la médiocrité que le tohu-bohu avec de grands talens. » L’Espagne a eu pour sa part les grands talens et le tohu-bohu. À la vérité, deux de ses hommes d’État ont opéré des miracles. L’un, type des conservateurs bouillans et des gouvernemens de combat, le général Narvaez, a su se faire obéir des tempêtes et maintenir l’Espagne en repos durant la révolution de 1848, qui a ébranlé les plus solides monarchies. L’autre, plus libéral et flegmatique, le général O’Donnell, a fait durer cinq ans un cabinet qui s’est illustré par de grands travaux publics, par le règlement définitif obtenu du Saint-Siège pour le désamortissement des biens du clergé, et par cette glorieuse guerre du Maroc dont le succès a excité les ombrages de l’Angleterre. Les exceptions ne font pas la règle ; durant quarante ans, l’ordre n’a guère été en Espagne qu’un accident heureux. Le tohubohu a fini par dévorer les grands talens aussi bien que les petits. Quelle rapidité dans les mutations ! Que de ministères faits et défaits en quelques jours ! Les caractères les plus forts se sont brisés dans la lutte, la patience a manqué aux plus persévérans. Cette fragilité du pouvoir s’est communiquée aux principes mêmes de l’État ; l’Espagne a eu coup sur coup cinq assemblées constituantes et plus de cinq constitutions. Triste sort pour un pays que d’être gouverné par des hommes et par des choses sans lendemain ! ces régimes éphémères diminuent à la longue l’âme d’un peuple et n’y laissent de place que pour des pensées d’un jour.

Telle a été la destinée de l’Espagne, et il faut convenir que les amis de la monarchie lui ont fait plus de mal que ses ennemis, que la république n’a rien détruit, qu’elle a succédé à des institutions qui s’étaient comme acharnées à se détruire elles-mêmes, qu’elle est née de l’impuissance de constituer autre chose, qu’elle a bâti sur des décombres, et que, si elle avait besoin d’une excuse, elle la trouverait dans la déshérence d’un trône qui deux fois est resté vide. Aussi, avant de rechercher quelles difficultés particulières et nouvelles a pu susciter son avènement, il est naturel de se demander comment il se fait qu’un peuple doué de qualités rares n’ait pu se donner jusqu’aujourd’hui un gouvernement stable, et quelles influences malignes ont traversé en Espagne rétablissement de la monarchie constitutionnelle[1].


I.

Montesquieu a remarqué que, les divers caractères des nations étant mêlés de vertus et de vices, il est d’heureux alliages d’où naissent de grands biens, qu’il en est d’autres dont il résulte de grands maux, que partant les vices politiques ne sont pas tous des vices moraux, ni tous les vices moraux des vices politiques. Il en va de même des qualités et des défauts de l’esprit ; tel défaut peut servir en politique, telle qualité peut nuire. Les peuples lourds, à l’esprit épais, étrangers à toute idéalité, sont plus propres que les autres à se bien gouverner. Les chimères ont peu de prise sur eux, et ils se défient de leurs imaginations, quand par hasard ils en ont. Très attachés à leur intérêt, ils le prennent pour règle de leur conduite ; s’ils découvrent que la liberté est plus favorable que le despotisme à la prospérité de leurs affaires, ils portent le génie des affaires dans l’exercice de la liberté. Soumis à leurs habitudes, ils sont disposés à préférer ce qu’ils ont et qu’ils connaissent à tout ce qu’on leur promet et qu’ils ignorent ; il y aurait dans un bonheur inaccoutumé quelque chose qui les troublerait. Le souverain bien politique consiste pour eux dans une existence bien ordonnée, dans la certitude de pouvoir faire demain et l’an prochain ce qu’ils ont fait hier et l’an passé.

Les Espagnols sont à la fois une des races fines et une des races nobles de l’Europe. Ils savent unir la vivacité et la souplesse de l’esprit avec la hauteur des sentimens, la possession de soi-même avec la facilité du commerce, la noblesse du langage avec un exquis naturel et la parfaite simplicité des manières. Ils sont exempts de certains travers que tolèrent trop aisément certains peuples, qui pourtant ne sont pas lourds ; on ne connaît guère chez eux la morgue doctrinaire de L’homme en place, le ton rogue des médiocrités prétentieuses, les airs suffisans d’un cuistre empêtré dans son personnage, l’insolence employée comme moyen de gouvernement. Ce qui frappe davantage encore c’est qu’ils concilient la dignité avec la gaîté facile, avec un fonds intarissable de belle humeur.

On ne saurait trop vanter la gaîté espagnole ; elle est un défi de l’homme à la destinée, une victoire de l’esprit sur les choses, un miracle, un don de la grâce. Qu’on y pense, une gaîté qui a résisté à trois siècles du régime le plus oppressif qu’ait jamais subi aucun peuple européen, une gaîté qui a traversé l’inquisition, l’ombre et le silence de Philippe II ; cette belle humeur qui résiste à tout vit de peu et ne coûte guère à la Providence ; elle ne réclame que de médiocres frais d’établissement, elle se suffit à elle-même. À quelqu’un qui lui demande : « Es-tu content ? » un personnage de Lope de Vega répond : « Oui, car je veux l’être, » Il dit aussi : « Je veux être pauvre et pas triste ; de deux maux, je choisis le moindre. » « Quel homme singulier tu fais ! s’écrie dans une pièce d’Alarcon un valet parlant à son maître ; tu ne bois pas au cabaret, et pourtant tu t’y amuses ; tes yeux, seigneur, versent la joie. » Ils abondent dans la Péninsule, ces yeux qui versent la joie ; elle a inventé le bonheur économique, qui se compose de soleil, d’oisiveté, de causeries, d’airs de guitare, de journaux à un sou, de cigarettes à un liard, d’un peu de merluche, de beaucoup de verres d’eau et de l’espérance de voir tuer le dimanche qui va venir six taureaux bien encornés. Il n’est pas plus malaise que cela d’être heureux, quand on sait s’y prendre. La capitale de l’Espagne est pleine de gens qui sont contens parce qu’ils veulent l’être : aussi le proverbe dit que la parfaite félicité est de vivre aux bords du Manzanarès, et que le second degré est d’être logé au paradis, pourvu qu’il y ait là-haut un guichet pour voir Madrid. Non, ce n’est pas s’aventurer que de prétendre qu’en dépit des carlistes, en dépit des incendies d’Alcoy, en dépit des pétroleurs de Séville, en dépit du sang qui crie et du coupon qui ne se paie pas, il y a dans l’Espagne d’aujourd’hui, telle qu’elle est, plus de gens contens, plus de vrai bonheur que dans la Prusse, le plus gouverné des pays, ou dans l’industrieuse et opulente Angleterre. L’Espagne pourrait dire à ces puissances orgueilleuses, qui méprisent ses haillons et condamnent superbement ses fous, ce que disait au roi Henri YIII le Pasquin de Calderon : « Peu m’importe de n’être pas roi du moment que je suis gai. Un philosophe répondit à un soldat qui lui vantait les grandeurs d’Alexandre son maître : — Cueille à terre la fleur que voici, porte-la à ton Alexandre et prie-le qu’il en fasse une semblable. Trophées, gloire, lauriers, triomphes, que lui sert tout cela, si après tant de prodiges il ne peut fabriquer une fleur si facile à pousser qu’elle se rencontre dans la première prairie venue ? — Et moi, je représente de même à votre majesté que, monarque souverain comme vous l’êtes et admiré de tout l’univers, vous ne pouvez pourtant être gai, chose si commune et si vulgaire qu’on la trouve dans un gueux sans chemise comme moi, et qui demain peut-être sera mort de faim. »

Que l’Andalousie, ravagée par l’anarchie et ensanglantée par le crime, entende encore des bruissemens de castagnettes, que la veille ou le lendemain d’une émeute le Prado et le Buen-Retiro voient accourir en essaim sous leurs ombrages les plus beaux yeux du monde qui respirent la joie de vivre et l’orgueil du commandement, une si allègre insouciance a quelque chose d’héroïque et d’admirable ; mais elle est un danger politique. Sa gaîté naturelle rend l’Espagnol indifférent à beaucoup de maux, sufrido, c’est-à-dire insensible à bien des privations, prompt à se distraire et à se consoler, et il est fâcheux qu’un peuple ait la consolation trop facile. Sa belle humeur lui donne cette qualité qui n’a de nom que dans son admirable langue, la conformidad ou la disposition à s’accommoder de son sort, et il en résulte qu’il vit sans trop souffrir dans certaines situations qui seraient insupportables à tout autre. Elle lui donne un enjouement qui voit dans les tragédies de l’état des comédies de cape et d’épée, qui s’amuse à en deviner l’intrigue, à en prévoir le dénoûment, à siffler le capitan qui reste court, à battre des mains au spirituel aventurier qui a le mot juste et se tire des embarras les plus épineux par une grâce.

Cette société, qui se croit au spectacle, assiste en étrangère à ses propres destinées ; il faut qu’on la réduise aux plus dures extrémités pour qu’elle songe enfin à se défendre contre le malheur. L’Espagnol aime à s’épargner la fatigue des longues prévoyances. Même dans la grave Castille le paysan ne cultive de terre que ce qu’il en faut pour suffire à sa subsistance ; il emploie à jouir de la vie le temps qu’il perdrait à ensemencer et à labourer le reste. L’ouvrier de Madrid et de Séville dépense en un jour de liesse le fruit de son épargne, et se résigne sans effort à vivre de régime jusqu’à ce que sa tirelire, remise à flot, soit grosse d’une nouvelle folie. Pareillement le peuple espagnol se paie à lui-même de temps à autre la fête d’une révolution : arrive que pourra, il a fait ce jour-là ce qui lui plaisait ; quelles que soient les conséquences de son action, il se sent de force à les supporter. L’Espagne vit au jour le jour ; nulle part les lendemains ne sont si légers, on les soulève comme une plume. Heureux, politiquement parlant, sont les peuples à qui pèse le souci du lendemain : ils dormiraient mal sous l’abri vacillant d’une tente, qu’emportera le premier vent d’orage ; ils prennent de la chaux et du sable, ils se bâtissent des maisons et des gouvernemens qui durent.

Si l’Espagne est éternellement gaie, c’est qu’elle est éternellement jeune, et ceci est encore un miracle. Jeune après avoir eu des maîtres qui tout vivans se donnaient la représentation de leurs funérailles, jeune après Philippe III et Charles II, après Charles IV et Ferdinand VII, après le trop long règne de la défiance saturnienne ou de l’imbécile bigoterie ! On trouve le secret de bien des choses dans les maîtres de la poésie castillane, fidèles interprètes du génie de leur nation, et si différens de ces admirables poètes italiens, qui, hormis l’Arioste, n’ont jamais été ni gais ni jeunes. Lope de Vega nous montre un empereur rencontrant dans les bois un paysan à la tête blanche, mais si vif et si vert qu’on ne sait quel âge lui donner. « N’avez-vous jamais vu, répond le paysan à cet empereur qui s’étonne, un arbre antique dont le tronc, quoique ridé, se couronne de verts rejetons ? Voilà où j’en suis ; le temps passe, et je me succède à moi-même. »

 Yo me sucodo á mi mismo. Ce mot est l’emblème de l’Espagne ; les siècles passent, elle se succède à elle-même. Les Italiens, qui ne sont pas jeunes, ont fait preuve dans ces dernières années d’un esprit de conduite qui a singulièrement avancé leurs affaires. La jeunesse, ce bien précieux, est une terrible chose en politique ; l’expérience ne l’instruit point, elle est l’éternelle recommenceuse. La jeunesse ne sait ni prévoir, ni obéir, ni craindre ; elle ne craint pas même ce que les sages appréhendent plus que tout le reste, l’inconnu. « Rien ne m’effraie tant que l’indéfini, disait un jour aux cortès de 14870 l’un des premiers orateurs de la tribune espagnole, M. Canovas del Castillo. Je ne crains pas. les multitudes, je ne crains pas les réformes, je ne crains pas même les grandes catastrophes de l’histoire, quand elles ont des solutions déterminées et nettes. En revanche, je redoute tout mouvement politique, pour inoffensif qu’il paraisse, lorsqu’il ne répond pas à une formule précise, lorsqu’il est engendré par des illusions, par ces fantômes qu’on appelle les idées vagues, lesquelles conduisent le plus souvent à de terribles déceptions et à de funestes reculs. » Et il disait encore : « Je ne crains ni les compromis, ni les responsabilités, ni l’injustice de mes adversaires ; je ne crains qu’une chose, c’est l’inconnu, et jamais je ne transigerai avec lui. »

Quand la jeunesse a fait un pacte téméraire avec l’inconnu, et que l’inconnu l’a trompée, elle n’accuse point son aveuglement, elle s’en prend aux choses et aux hommes, et, s’irritant contre ses maux, elle n’en cherche pas longtemps le remède ; le premier qui se présente lui semble bon, son impatience recourt aux expédiens. « Il y a, messieurs, disait la même année le même orateur, il y a dans le cœur et dans la manière de sentir de notre peuple une fatale disposition qui, aidée par l’imprévoyance, le pousse à remplacer sans examen suffisant une solution par une autre, à chercher dans un changement d’attitude un remède facile à ses embarras, qui ne se laissent pas si aisément corriger. La disposition dont je parle se révèle par des phrases comme celles-ci, que nous entendons répéter tous les jours : tout plutôt que cela, il faut sortir à tout prix de ce mauvais pas, et par le premier chemin venu ! Ce triste programme, l’histoire en fait foi, est la cause permanente des fréquentes et déplorables perturbations qui pendant plus de quarante ans ont affligé notre pays. » C’est ainsi en effet que les peuples jeunes ne voient de remède à une révolution manquée que dans une nouvelle révolution. Ils ressemblent à ce goutteux qu’un empirique se fit fort de guérir. Les drogues opérèrent si bien qu’après peu de jours le malade n’était plus goutteux ; mais il était devenu paralytique, et on assure qu’il s’écriait dans ses oraisons : Seigneur Dieu, rendez-moi ma goutte ! Le ciel entend souvent des vœux pareils au lendemain des révolutions. Il en est d’heureuses, il en est de nécessaires, il en est d’autres après lesquelles on crie de toutes parts : Seigneur Dieu, fendez-nous ce gouvernement que nous haïssions et délivrez-nous des intrigans ! O vanité des illusions ! le monde est plein de gens et de peuples qui redemandent leur goutte.

Ce n’est pas seulement la complexion naturelle des Espagnols qui a nui à la solidité de leur établissement politique ; il faut tenir compte de plis depuis longtemps contractés, d’habitudes qui résultent de leur histoire et de l’éducation qu’elle leur a donnée. Les élans chevaleresques, l’héroïsme, le mépris du danger, la générosité à l’égard des petits et des vaincus, la charité exercée sans faste, ces pitiés et ces tendresses qui siéent aux forts, l’Espagne a tout cela ; les vertus éclatantes et les vertus touchantes croissent comme d’elles-mêmes sur cette terre d’orangers et de palmiers. Ce qui lui manque, c’est une vertu toute bourgeoise, qui n’a rien de brillant, et qu’on appelle le respect de la loi ou l’esprit légal, indispensable condition de la monarchie constitutionnelle aussi bien que de la république.

À quelle école les Espagnols auraient-ils appris le respect de la loi ? Le despotisme a été souvent civilisateur, il a travaillé à l’éducation de plus d’un peuple, témoin l’histoire de Prusse et de France ; la tyrannie au contraire n’enseigne rien que la crainte ou l’idolâtrie du tyran. Or ce n’est point un despotisme ordinaire qui a régi l’Espagne pendant trois cents ans ; que n’a-t-elle eu pour maîtres des Louis XIV ou des Frédéric II ! Un publiciste disait au commencement de ce siècle que le roi catholique était au pied de la lettre le père de ses peuples, et qu’il avait la faculté de faire tout ce qui lui semblait bon dans toutes les sphères de la vie du citoyen dans l’intérieur des familles et dans le ménage des particuliers. L’inquisition était un tribunal spirituel au service du trône, qui communiquait, pour ainsi dire, à la puissance royale toute l’étendue qu’a la religion, et lui conférait l’empire des consciences, le règlement des mœurs et de la vie privée. Grâce à ces juges omnipotens, qui poursuivaient à titre d’hérésie tout ce qui était ou paraissait contraire aux intérêts du prince, le bras royal atteignait d’indéfinissables délits dont aucun tribunal de justice humaine n’aurait pu connaître » Qui dira où commence et où finit l’hérésie ? Quand le trésor est pauvre, la plus grande hérésie pour un particulier est d’être riche, et un souverain qui a des inquisiteurs à ses ordres confisque les biens de ses sujets sans avoir à invoquer une loi, sans prendre la peine de rédiger un décret ; il lui suffit de dénoncer un danger ou le soupçon d’un danger. Le gouvernement de l’Espagne fut durant trois siècles un gouvernement de salut public qui n’avait d’autre règle que la raison d’état, à laquelle l’église, dont le prince se servait sous couleur de la servir, prêtait la sainte majesté d’une religion. Aussi les poètes officiels de Philippe III et de Philippe IV enseignaient-ils qu’il n’y a pas de principes ni de contrats qui obligent le roi, parce qu’il est l’auteur des contrats et des principes. « Qui a établi cette loi ? s’écrie le roi don Pèdre dans le Valiente justiciero de Moreto. — Des privilèges octroyés par vos ancêtres à nous qui naquîmes grands d’Espagne. — Étaient-ils plus rois que moi ? — Non, seigneur. — Eh bien ! si je suis autant qu’eux, celui qui fit la loi est l’arbitre de la loi, et je saurai l’observer quand cela pourra convenir à mes intérêts, et la violer aussi pour faire un juste châtiment. »

Les Espagnols ont subi longtemps ce régime, et ils n’en sont pas morts : c’est la plus forte preuve qu’ils aient donnée de leur puissante vitalité ; mais l’arbitraire consacré par la religion ne domine pas pendant des siècles sur une nation sans entrer dans ses chairs et dans ses os. L’Espagne a passé brusquement de l’inquisition à la révolution, et la monarchie constitutionnelle y a ressemblé trop souvent à un gouvernement de salut public, trop souvent elle a invoqué la raison d’état : il semblait que l’office propre des cortès fût de lui voter des pouvoirs extraordinaires ou des bills d’indemnité. L’administration n’a pas été plus timorée que ses maîtres. Que de litiges, que de questions résolues par l’intérêt, par la force, par le bon plaisir ! Instruit par ces leçons, le peuple s’est trop accoutumé à ne voir dans la sagesse politique que l’art ingénieux d’éluder les lois, et dans les lois elles-mêmes des difficultés inventées pour exercer l’imagination des gens d’esprit, — et il y a tant d’esprit en Espagne ! « À quoi bon faire encore des lois, s’il n’y a point d’Espagnols pour leur obéir ? » demandait récemment un député aux cortès. C’est pousser les choses à l’extrême ; on peut toutefois affirmer que dans nul autre pays l’illégalité n’est considérée comme un péché si véniel. Sur la rive gauche de la Bidassoa, elle fait en quelque sorte partie de l’art de vivre, et, comme l’écrivait quelqu’un ici même, « l’offensé attend patiemment une occasion pour se faire justice, le marchand ouvre un compte-courant aux complaisances du douanier, et le voyageur prend un sauf-conduit du voleur. C’est l’ordre dans le désordre[2]. »

Les partis qui divisent l’Espagne et qui ont occupé tour à tour le pouvoir ne se sont pas appliqués à enseigner au peuple l’esprit légal. Cette tâche revenait de droit au parti conservateur ; mais ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui, non-seulement au-delà des Pyrénées, mais dans toute l’Europe, si on excepte la Grande-Bretagne, c’est un vrai conservateur. On donne souvent ce nom à des hommes qui rêvent des restaurations impossibles par des coups de main ou des tours d’escamotage. C’est abuser du mot, ces gens-là ne sont que des révolutionnaires retournés. Le vrai conservateur est l’homme qui, respectueux pour les traditions, ne croit qu’aux progrès lents accomplis par des moyens strictement légaux. Il peut avoir ses préventions, ses préjugés ; il ne laisse pas de représenter dans ce monde une assez belle chose, le culte du droit et la parfaite probité politique. Cette noble espèce est à peu près perdue. Peut-on s’en étonner dans un siècle où des princes très légitimes ont fondé leur fortune sur des moyens très illégitimes, dans un siècle où le Vatican lui-même remplace les traditions par des coups d’état, et les étrangle révolutionnairement dans des conciles qui ne sont que des chausse-trapes ? Ne soyons pas trop sévères pour les conservateurs espagnols, modérés ou libéraux ; ils avaient du moins le courage de leurs actions, la franchise de se donner pour ce qu’ils étaient. L’Espagnol est le moins hypocrite des hommes, il étale avec candeur ses passions et ses calculs, et le magasin vaut souvent mieux que la devanture. Modérés et unionistes se sont tous mis à leur heure au-dessus des lois, et ils ne s’en cachaient pas. Le général Narvaez disait tout haut qu’il lui fallait six mois de dictature, après quoi il rétablirait en Espagne le règne de la constitution et de la liberté. Le général O’Donnell de son côté ourdissait savamment quelque conspiration militaire, s’engageant à restaurer, dès qu’il aurait réussi, les lois, la discipline et le respect de la royauté. Ces deux hommes semblaient dire : « Laissez-nous commettre aujourd’hui encore une petite illégalité, demain nous serons irréprochables, et nous expierons nos péchés en fusillant sans rémission quiconque serait tenté de suivre les exemples que nous avons donnés. »

Les progressistes, qui sont devenus plus tard les radicaux, n’étaient pas tenus à plus de scrupule que les conservateurs ; on ne pouvait exiger d’eux qu’ils fussent plus corrects dans le choix de leurs moyens. Leur fonction propre était de vouloir le progrès, et l’Espagne en a fait de considérables qui leur sont dus ; mais un ministre libéral disait d’eux avec raison en 1856 « que le ciel leur avait refusé le don de la sagesse et de la modération. » Quand ils ont eu la majorité dans les cortès, ils ont poussé à l’extrême ce goût des nouveautés hasardeuses, cette impatience de tout changer, qui est le défaut des partis avancés. À bas tout ce qui est, abajo todo lo existente ! fut trop souvent leur mot d’ordre. Pour que la loi soit respectée, la première condition est qu’elle soit bonne, la seconde qu’elle soit ancienne. En Espagne, on n’a jamais laissé aux lois ni aux constitutions le temps de vieillir ; on en pourrait citer qui étaient mortes avant même d’avoir été promulguées. Au lieu de les améliorer, on jugeait plus simple de les détruire ; au lieu de réparer la maison, on la reprenait par le pied et on refaisait les gros murs.

Faute de cette templanza ou de cette vertu de la modération qui est si nécessaire dans toutes les affaires d’état, les progressistes ne se sont pas assez défiés de cette inclination qui porte les peuples latins à chercher l’absolu dans la politique, à décréter des décalogues du haut d’un mont Sinaï, La politique est une science expérimentale, et en vérité, comme la médecine, moins encore une science qu’un art. Que dirait-on d’un médecin qui ordonnerait le même régime à tous ses malades sans tenir compte de leur tempérament ? et que faut-il penser des hommes d’état qui imposent des institutions à un peuple sans consulter ses mœurs, ses traditions, ni son histoire ? Le malheur des progressistes est d’avoir été trop longtemps dans l’opposition, de s’être accoutumés à considérer le pouvoir comme un ennemi auquel il faut rendre l’existence amère ou impossible. Aussitôt qu’ils ont prévalu dans les cortès, ils se sont occupés de réduire une autorité que de longs déboires leur avaient appris à haïr, et ils ont proclamé toutes les libertés sans tempérament et sans précaution. Ont-ils eu en main le pouvoir, ils ont senti bientôt que les lois qu’ils avaient fait passer étaient inapplicables. C’étaient ce qu’on appelle en Espagne des constitutions de jours de fête, fort bonnes quand tout le monde est d’accord pour pavoiser sa maison, impraticables dès qu’on ne s’entend plus et qu’un gouvernement menacé a besoin de se défendre. Les auteurs de ces institutions se voyaient dans l’impossibilité de gouverner légalement ; ils suppléaient à la loi par des expédiens ou se tiraient d’affaire par des coups de force, et, après avoir été parfaitement libéraux, ils devenaient parfaitement arbitraires. Sous l’ancien régime, l’Espagne était un pays où le pouvoir avait le droit de tout faire et le peuple le droit de ne rien dire. Aujourd’hui le peuple a conquis le droit de tout dire ; quand le pouvoir renoncera-t-il à la liberté de tout faire ?

Une autre maladie organique qui travaille l’Espagne est ce singulier penchant à l’anarchie ou au morcellement politique, dont elle a donné tant de témoignages manifestes, jamais plus, il est vrai, que dans ces jours de fédéralisme où non-seulement chaque commune, mais chaque Espagnol, si M. Salmeron n’y mettait ordre, finirait par se transformer en un canton fédéral. Avant d’être une nation, l’Espagne fut une collection de petits états indépendans toujours aux prises les uns avec les attires ; huit siècles de guerre civile, voilà son histoire au moyen âge. Ferdinand et Isabelle sont venus, et après eux la maison d’Autriche, qui a substitué le despotisme au chaos ; mais dans la pensée de Charles-Quint et de ses successeurs le plus sûr garant de l’unité nationale était l’unité religieuse, et ils n’ont point cherché, comme cela s’est fait ailleurs, à établir solidement dans les provinces l’unité administrative et civile. Il leur a paru que, pourvu que toutes les consciences espagnoles fussent taillées sur le même patron, on pouvait tolérer sans inconvénient des différences de coutumes, d’usages et de pratiques, et que des évêques et des inquisiteurs nommés par le roi sont les meilleurs gardiens de l’ordre public. À côté d’un inquisiteur, c’est un mince personnage qu’un préfet. Aragonais, Galiciens, Andaloux, étaient tous condamnés à l’orthodoxie perpétuelle ; on les contraignait de porter leurs consciences au saint-office pour y recevoir le poinçon ; malheur à celles qui n’étaient pas au titre légal ! Si l’état disposait de leur âme, en retour il ménageait certaines habitudes traditionnelles qui leur étaient chères ; il en résulta que sous le gouvernement le plus compressif les provinces ont gardé un caractère propre, et qu’aujourd’hui les Galiciens, les Andaloux et les Catalans sont presque des étrangers les uns pour les autres. Le saint-office, qui les retenait tous dans le devoir, a disparu. Le grand arbre tombé, les arbustes qui végétaient à son pied et qu’il offusquait de son ombre, délivrés de cette gênante tutelle, ont grandi plus librement. La réforme de 1833, les lois organiques de 1845, en centralisant l’Espagne, ont fortifié le pouvoir des préfets et des bureaux ; mais cette autorité de récente origine n’est hors d’insulte qu’aussi longtemps que le gouvernement est fort.

En France, l’administration est l’élément permanent de la société et lui permet de conserver son identité au travers de toutes les révolutions ; le gouvernement passe, la société demeure. En Espagne, quand le gouvernement tombe, la nation même paraît en danger de périr, car il entraîne l’administration dans sa chute, elle disparaît comme un songe. Qu’est-ce qu’une révolution pour Malaga ? Un jour de fête où elle a le bonheur d’expulser ses douaniers. Qu’est-ce qu’une révolution pour Séville ? Un jour d’ivresse, où l’on supprime l’octroi et le papier timbré. Voilà ce qui se passe dans toute la Péninsule. Dès qu’une émeute victorieuse a renversé le pouvoir central, chaque ville nomme sa junte révolutionnaire, qui elle-même nomme les autorités locales, renouvelle tout le personnel des employés, abolit des impôts ou frappe de nouvelles contributions, enrégimente des volontaires, promulgue des décrets, ordonne des arrestations, comme si elle était seule en Espagne, seule dans le monde entier. Souvent même elle coupe les fils du télégraphe ou détruit les rails du chemin de fer pour s’assurer que personne ne viendra la déranger, et pour éviter toute communication désagréable avec le dehors. C’est une grosse affaire pour le pouvoir central, quand il est parvenu à se reconstituer, d’avoir raison de toutes ces autonomies municipales.

Cette force de l’esprit local est une disposition innée à l’Espagne ; mais les circonstances l’ont favorisée. Un Espagnol qui connaît bien son pays nous disait un jour que la guerre d’indépendance avait exercé à cet égard une influence funeste, tant il est vrai que les vertus et l’héroïsme même peuvent nuire en politique. Si jamais peuple a fait une action osée et donné un éclatant exemple de virile résolution, ce fut le peuple espagnol en 1808. Le défi jeté par une nation sans armée, sans généraux, sans finances, au grand capitaine qui tenait l’Europe sous son pied, restera l’un des plus étonnans spectacles de l’histoire. Cette folie eut raison contre la raison, et de malheur en malheur elle lassa la défaite ; mais elle eut des conséquences sociales qu’on n’avait pas prévues. Pendant plus de quatre ans, l’Espagne insurgée vécut sans gouvernement. La junte centrale et les cortès de Cadix n’avaient qu’un pouvoir bien circonscrit ; dans tout le reste du pays, chaque bourg, chaque village qui avait déclaré de son chef et en son propre nom la guerre à Napoléon Ier ne pouvait prendre conseil que de lui-même pour organiser la résistance, pour se procurer des ressources, recruter des bandes, régler son plan de campagne. Le gouvernement était partout et n’était nulle part, et dans cette anarchie organisée chacun, ne relevant que de soi, ne répondait de soi à personne. Il est dangereux pour un peuple de se passer de l’état pendant cinq ans ; il peut être tenté de s’en passer toujours comme d’une chose inutile, et la guerre d’indépendance a causé à la société espagnole un ébranlement profond dont elle paraît ressentir encore le contre-coup, lorsqu’ après chacune de ses révolutions elle semble prête à se disloquer. N’a-t-on pas vu après cinq mois de guerre nationale la France, plus fortement organisée, avoir peine à reprendre son équilibre, et se sentir menacée d’une décomposition politique dont personne ne soupçonnait le danger ? La commune a été la triste rançon des généreux efforts qu’elle avait faits pour se reprendre à un ennemi victorieux, qui la tenait séparée de son gouvernement par une muraille de fer.

Les Espagnols, a dit un Espagnol, ont toujours été brouillés avec le possible. C’est à la fois leur grandeur et leur infériorité. Leur histoire est pleine de traits dignes d’une âme téméraire,

 Et grande encore plus que folle.

M. Cánovas del Castillo, dans son admirable étude sur la maison d’Autriche[3], a montré que la politique des Charles-Quint et des Philippe II n’a été que la plus gigantesque des aventures. Un pays de 9 millions d’habitans, situé à l’un des bouts de l’Europe, moins riche que ses voisins, et qui ne pouvait porter au-delà de ses frontières plus de 20 000 soldats à la fois, a rêvé la monarchie universelle. En même temps qu’il dominait sur le vieux monde, il en inventait un autre et conquérait de l’autre côté de l’Océan des provinces nouvelles aussi vastes que les plus grands empires. C’était forcer la nature, et une telle gageure n’a pu être gagnée quelque temps que par l’habileté consommée des princes, par l’incomparable valeur du soldat, par l’opiniâtreté d’une ambition possédée de sa chimère et que rien ne rebutait. Enfin il a fallu céder au sort et à la force des choses, qui tôt ou tard assignent aux prétentions leurs véritables frontières. Les Bourbons ont eu le mérite de rendre l’Espagne à ses légitimes destinées. Au siècle dernier, le bon sens la gouverna pendant trente ans sous le nom de Charles III, le prince le plus sage et le plus éclairé qu’elle ait eu, lequel, s’ étant avisé qu’elle avait trop de moines et pas assez de chemins, pas assez de bras ou d’esprits utilement occupés, s’appliqua sans relâche à la dégourdir et à l’enrichir, à réveiller la langueur de ses industries, à lui donner avec la liberté commerciale un timide commencement de la liberté de penser. Ce ne fut pas le plus populaire de ses souverains ; beaucoup d’Espagnols d’alors estimaient qu’un moine est plus utile à la société qu’une grande route, beaucoup d’autres préféreraient une aventure à un canal.

Les amateurs de cas fortuits furent bien servis par les circonstances qui suivirent, et la guerre d’indépendance vint combler leurs vœux ; elle a développé avec l’anarchie ce goût des hasards, autre maladie dont souffre la société espagnole. Qu’on se représente tous ces étudians qui interrompaient leurs études à peine commencées, ces moines qui jetaient le froc aux orties, ces contrebandiers qui, las de se battre contre des douaniers, rêvaient de plus illustres exploits, ces pâtres qui se séparaient de leurs moutons pour se faire tous chefs de bande et s’en aller courir la montagne à pied, la plaine à cheval, enlevant des dépêches, interceptant des convois, tuant l’ennemi en détail, surprenant par un coup de main les détachemens isolés, fondant comme l’aigle sur leur proie et regagnant avec leur butin le creux de leur rocher, souvent malheureux, bientôt consolés, jouant avec délices cette grande partie que l’Espagnol préfère à toutes les autres, celle où sa vie est l’enjeu. Que la paix parut insipide à ces héros ! quel morne ennui les saisit en rentrant dans la vie d’habitude ! Ils prenaient en pitié leurs moutons ou leur sombre étude d’escribano. Des rêves terribles et charmans troublaient leurs oisivetés.

On voit dans la plus remarquable comédie espagnole qui ait été faite sous la monarchie constitutionnelle un valet de chambre, nommé Ramon, dont le maître fut en son temps un intrépide coureur de bonnes fortunes. Son domestique avait part à ses secrets et l’accompagnait dans ses hasards, habile à glisser un billet ou à corrompre une camériste ; mais tout finit, Lovelace s’est marié, et sa femme est un parangon de ménagère. « Il me semble, s’écrie Ramon, que me voilà devenu aussi mari que mon maître. Cette maison est un couvent ; on ne me laisse aller à la promenade qu’un dimanche sur trois et pendant une couple d’heures ; si je tarde à rentrer, la señora prend de l’humeur… Je balaie, je vais au marché, et je dois noter dans un petit livre toutes mes emplettes avec les prix ; manque-t-il deux cuartos, il faut que je me creuse la cervelle jusqu’à ce qu’il en sorte un compte juste. » Et il ajoute avec l’accent du désespoir : « Vive Dieu ! je ne suis pas fait pour cela, l’ordre me tue, el orden me mata ! » Combien de ces guerilleros et de ces cabecillas de la guerre d’indépendance ont pu s’écrier avec Ramon : L’ordre me tue ! En 1833, ils bénirent don Carlos, qui leur ramenait des jours heureux, et promettait à leur escopette un regain de prouesses. Ces prisonniers de l’ordre eurent hâte de se mettre au large, et ils s’y prirent si bien qu’ils ont fait durer sept ans leur plaisir. Elles, ont leurs gloires, les guerres de partisans. L’inconvénient est que, plus encore que les autres, elles suspendent le règne des lois et de la morale ; la cause que l’on sert autorise tout et sanctifie tout. On a dit qu’il n’y a que l’épaisseur d’une feuille de papier entre le génie et la folie ; aussi plus d’un extravagant se croit du génie, et pareillement plus d’un bandit se prend pour un héros. De telles confusions ne sont pas rares dans un pays où l’on méprise les choses communes, où l’on demande de l’extraordinaire à la vertu et où règne une sorte de complaisance romantique pour les beaux crimes, lesquels au contraire sont peu goûtés de ceux qui en pâtissent, car jamais homme volé n’admira son voleur, — peu goûtés aussi du moraliste qui leur reproche de brouiller toutes les idées. « Je suis un voleur, c’est vrai, disait un jour un bandit espagnol, mais un voleur honnête, un honrado ladron. » Il eût pu dire aussi avec certain escroc des Nouvelles de Cervantes : Voleur, je le suis pour servir Dieu et les gens de bien. « C’est une chose nouvelle pour moi, s’écria Cortado, qu’il y ait dans le monde des voleurs qui servent Dieu et les bonnes gens, » à quoi le joli garçon repartit : « Seigneur, je ne’ me pique pas de théologie ; ce que je sais, c’est que chacun dans son métier peut servir le roi et louer Dieu. »

Toutes les aventures ne se passent pas dans les bois, et les aventuriers n’ont pas tous l’escopette au poing. La politique a les siens, qui ne sont pas moins dangereux que les autres. La monarchie parlementaire est par essence un gouvernement bourgeois, elle ne prospère que par les qualités et les défauts mêmes de l’esprit bourgeois, je veux dire certain sens pratique qui compte avec les difficultés, le respect un peu timide des supériorités et la disposition à leur laisser les premières places, une circonspection qui répugne à trop hasarder, qui redoute les moyens extrêmes, les solutions violentes. Le gouvernement constitutionnel est incompatible avec l’esprit d’aventure, ses plus redoutables ennemis sont les casse-cous, et il lui est difficile de réussir chez un peuple où un trop grand nombre d’hommes aspirent aux premières charges de l’état, et sont prêts à tout risquer pour satisfaire leurs prétentions. Qu’on suppose un pays d’égalité absolue, où tout le monde peut prétendre à tout, et dans lequel tout le monde peut se croire capable de tout, parce que la moyenne des intelligences y est pareille à ces terres heureuses de la Vieille-Castille que l’agriculteur se contente de gratter avec une charrue légère, sans prendre seulement la peine de les fumer. Supposons encore un pays où beaucoup de paresseux ont l’orgueil de leur paresse et professent pour beaucoup de métiers une espèce de mépris traditionnel ; donnez à ces paresseux une forte dose de cette hardiesse d’imagination, propre aux peuples du midi, qui, féconde en mirages, ne demande qu’un grain de sable pour se bâtir un palais ; ajoutez-y un certain fatalisme presque oriental qui croit que toute chose arrive parce qu’elle devait arriver, que chaque homme naît avec ses chances écrites dans la paume de sa main, et que « deux instans de bonheur valent mieux qu’un siècle de mérite[4]. » Ajoutez aussi que l’industrie et le commerce, étant fort arriérés, fournissent un emploi trop restreint aux forces actives de cette nation, un écoulement insuffisant au génie d’entreprise, et qu’au contraire les fonctions publiques, accessibles à tous, sont accompagnées d’une prime assez considérable pour stimuler l’ambition, de telle sorte que tout homme qui devient ministre est presque assuré de jouir sa vie durant d’une pension de 30,000 réaux, que tout employé qui aura traversé les bureaux touchera en les quittant une fiche de consolation, et que dans un budget en déficit 50 millions de francs sont affectés au paiement d’indemnités Ou de retraites connues sous le nom de monte-pios, de cesantias ou de jubilaciones. Admettons enfin que toute révolution ou même tout changement ministériel a pour premier effet de renouveler l’administration du haut en bas, depuis le sous-secrétaire d’état jusqu’aux huissiers et aux portiers. Si telle est la situation de l’Espagne » nous étonnerons-nous que tant de gens y soient occupés à spéculer sur les crises comme ailleurs on spécule sur la hausse et sur la baisse, que les courtiers en révolutions y abondent, que la conspiration y devienne une carrière, les aventures une industrie, et que les intérêts et le repos des gens de paix y soient trop souvent compromis par les artistes en politique picaresque ?

Le chef-d’œuvre de la littérature espagnole est l’histoire des mésaventures d’un aventurier et en général des disgrâces qu’essuie dans ce monde l’esprit romanesque. L’auteur était bien de son pays ; il appartenait, lui aussi, à la race des romanesques. Ayant rêvé la fortune et la gloire, il était allé les chercher à Lépante. Que lui en revint-il ? Trois coups d’arquebuse, un bras à jamais mutilé, cinq années de dure servitude en Barbarie et, comme les malheurs appellent les malheurs, d’injustes persécutions, de nouveaux emprisonnemens, la misère et la faim. Il composa son roman dans une de ses captivités, et en grande âme espagnole qu’il était, au lieu de maudire la malignité de sa fortune, au lieu de s’apitoyer sur lui-même et d’attendrir le monde par ses mélancolies, il se consola de ses déceptions en les raillant, et son livre, écrit par un détrompé, est une source d’inépuisable gaîté pour tous les peuples et pour tous les siècles. Il y a encore des don Quichottes en Espagne ; on y voit aujourd’hui même des hommes qui se battent pour ou contre des moulins à vent, qui arrachent à leur cage des lions rugissans, et penseraient bien faire en mettant au large des galériens[5]. Toutefois, si ces don Quichottes sont aussi extravagans que leur glorieux ancêtre, ils sont la plupart moins désintéressés. Leur Dulcinée du Toboso a une dot, elle leur a promis la présidence du conseil ou des appointemens de maréchal.

La race des Sanchos n’a pas non plus disparu d’Espagne. Beaucoup de gens y rêvent encore d’une île, et partent d’un pied léger à sa recherche ; cette île est un destino ou un bon petit emploi de quelques mille pesetas. Ils reçoivent chemin faisant nombre de ces coups qui font mal ; ils en font le compte, et, quand les héros qu’ils servent sont devenus tout-puissans, ils réclament leur salaire, alléguant « les services qu’ils ont rendus » et a les sacrifices qu’ils ont soufferts pour la bonne cause. » Ces deux phrases se répètent beaucoup à Madrid dans les jours qui suivent une révolution. Les sacrifices et les services rendus ne sont pas toujours un gage suffisant de capacité, et quand les emplois servent à récompenser les dévoûmens politiques, l’administration en pâtit quelquefois. M. Casalduero ne disait-il pas le 22 juillet dernier au congrès qu’en règle générale les hauts employés étaient les incapacités du pays ? « J’ai connu, disait-il encore, des fonctionnaires qui touchaient un traitement de 50 000 ou 60 000 réaux, et qui ne savaient pas écrire une lettre ; on ne les avait choisis que par raison politique. » Ceci n’est point particulier au régime républicain, qui jusqu’aujourd’hui n’a changé en Espagne que les hommes et non les choses. Sous un gouvernement monarchique, on vit nommer administrateur des domaines de l’Escurial un torero ou, pour mieux dire, un de ces cacheteros qui achèvent d’un coup de poignard le taureau abattu et mourant. Il ne savait ni lire ni écrire, et signait avec une croix. À la vérité, quelques-uns de ces Sanchos parvenus témoignent une défiance d’eux-mêmes et une modestie dont il faut leur tenir compte. Dernièrement on a offert une place importante dans l’administration financière des Philippines à un brave homme de charpentier qui avait servi je ne sais comment la république. Il lui vint des scrupules, comme il en pousse sur les bonnes terres ; il représenta au ministre qu’il savait mieux que personne débiter un billot ou clouer des voliges, mais qu’il était peu versé dans les finances. Il lui fut répondu qu’il aurait des secrétaires nourris dans le métier, qui le mettraient au fait. Après avoir quelque temps bataillé contre son bonheur : « Vous le voulez, soit ! j’accepte, s’écria-t-il ; mais il faut tout prévoir, j’emporterai là-bas mes outils. »

Ce trait mérite d’être noté. D’ordinaire les Sanchos ne s’instruisent que par leurs déceptions ; ils ne sont sages qu’en revenant de leur île, et tôt ou tard on revient de toutes les îles. La chose rare, c’est d’être sage avant que d’y être allé.

II.

L’essence de la monarchie constitutionnelle, comme de la république, est de substituer à la force le règne de l’opinion et de la discussion. Ce qu’on doit entendre par l’opinion publique, ce n’est pas celle des gens qui aspirent aux emplois et vivent de la politique ; leur opinion, connue d’avance, est que le seul bon gouvernement est celui qui leur donne les places. Pour que le régime parlementaire soit une vérité, il faut qu’il y ait dans un pays une foule de gens qui, ne recherchant point les fonctions de l’état, ne laissent pas de s’intéresser vivement au bien général, et sont prêts dans les occasions à payer de leur personne ou de leur parole pour soutenir l’administration de leur choix. Dans les pays de cette espèce, où règne l’esprit dynastique, la monarchie constitutionnelle a cet avantage sur la république, qu’elle place au sommet de la hiérarchie sociale quelque chose d’incontesté et d’indiscutable, qui couvre tout le reste et assure la durée des institutions ; le prestige dont jouit la couronne se répand sur l’administration qui la représente, et la religion de la royauté protège la loi contre les entreprises des brouillons. Que si au contraire la foi dynastique est morte ou affaiblie, la république a cet avantage considérable, que le pouvoir y a moins d’adversaires, qu’il n’encourt pas la malveillance de beaucoup d’honnêtes gens à qui la royauté est odieuse, quel que soit le prince, et qu’il peut appliquer à la défense des intérêts sociaux toutes les forces qui s’emploient ailleurs à soutenir, tant bien que mal, un trône compromis ou détesté. La question, si un peuple est mûr pour la république, se réduit donc à savoir si, dans l’état de l’opinion, la royauté est pour le pouvoir une force ou une faiblesse, car dans le siècle où nous sommes la société a déjà tant d’ennemis que ce serait à elle la plus chevaleresque des folies de se mettre encore sur les bras tous ceux de ses amis qui n’aiment pas les rois ou qui s’en défient. À la mort de Ferdinand VII, cette question ne s’est pas posée pour l’Espagne ; les honnêtes gens qui n’aiment pas les rois y étaient fort rares, le sentiment monarchique était répandu dans toutes les classes, elles respectaient presque à régal l’une de l’autre la majesté divine et la majesté humaine, qu’elles étaient accoutumées à ne point séparer dans leurs hommages. Les Espagnols étaient au nombre de ces peuples qui considèrent un trône comme la clé de voûte de l’édifice politique, qui estiment qu’une société sans roi est une maison sans plafond. Ayant passé avec une dynastie un contrat de mariage que les siècles avaient consacré, ils confondaient intimement leur destinée avec la sienne. Ni les déloyautés, ni les perfidies, ni les cruautés narquoises du protégé de Louis XVIII n’avaient pu décourager la fidélité de ses sujets.

La première condition pour l’établissement d’une monarchie constitutionnelle se trouvait ainsi remplie ; mais ce n’est pas assez que l’opinion publique soit respectueuse, il importe encore qu’elle soit vigilante et active, que la majorité de la nation ait l’œil ouvert sur les événemens, qu’elle s’intéresse aux questions, qu’elle s’en forme un jugement plus ou moins raisonné, qu’elle soit disposée à user de tous les moyens légaux pour exprimer son avis et le faire prévaloir. L’opinion doit être non-seulement le soutien, mais la règle du pouvoir ; si elle se tait, il n’a plus de boussole, et le gouvernement de la discussion est remplacé par le gouvernement de la fantaisie.

Le malheur est qu’en Espagne l’opinion publique manque de cette fermeté de trempe, de cette constance dans l’attention, qui protègent le pouvoir et contre les menées des conspirateurs et contre ses propres entraînemens. Elle est sujette à de fatales indifférences, défaut commun à ces nations fortunées du midi où le soleil tient lieu de tout, et qui n’ont pas besoin d’être très bien gouvernées pour être heureuses. Au surplus, les vicissitudes des événemens et des caractères lui ont appris à douter de beaucoup de choses, son indifférence s’est compliquée de scepticisme. Elle ne croit plus aux programmes, elle sait par expérience que tout se réduit le plus souvent à des questions de personnes ou d’intérêt, que demander une réforme est une manière comme une autre de réclamer une place et un traitement. Elle n’est plus dupe des masques, elle se défie surtout de ces Gâtons qui prononcent d’éloquens réquisitoires contre la corruption des mœurs ou la perversion des idées, et promettent, si on les laisse faire, d’inaugurer l’empire de la vertu et de l’ordre moral ; elle sait déchiffrer l’austérité de ces visages, elle lit sur ces fronts blêmes la pâleur du joueur assis devant un tapis vert et qui attend, respirant à peine, le sort de l’atout qu’il vient de laisser tomber. N’a-t-elle pas constaté cent fois qu’en Espagne la morale publique n’a trop souvent rien à démêler avec la morale privée, que tel homme incapable de dérober un sou à un particulier se regarderait comme un sot, un tonto, s’il ne s’enrichissait pas au pouvoir, que tel autre, exact dans ses engagemens privés, croit faire une action indifférente en trahissant le gouvernement dont il accepta les bienfaits ? La grande masse très honnête et très sensée du peuple espagnol observe tout cela, s’en rit plus qu’elle ne s’en indigne, et se distrait de tout en allant au Prado ou à la Plaza de Toros. Pour la tirer de son ironique apathie, il faut que le danger la prenne en quelque sorte à la gorge. Alors, quand à un détour du chemin elle voit tout à coup se dresser devant elle le spectre de l’anarchie ou l’odieux fantôme du despotisme qui se glisse toujours à sa suite, elle se réveille en sursaut, et leur crie : Vous ne passerez pas ! — mais il arrive quelquefois qu’elle a dormi trop longtemps.

D’un côté, des millions de gens raisonnables et ironiques, dont les résistances sont intermittentes, trop enclins à laisser tout faire et tout arriver ; d’autre part, quelques milliers d’ambitions toujours éveillées, toujours allumées, des aventuriers alertes, gaillards et dispos, très attentifs aux occasions, la phalange des cesantes ou des employés mis à pied, socialistes d’un nouveau genre, qui professent non le droit au travail, mais le droit à l’emploi, et n’ont que deux mots à la bouche : des crises et des places, crisis y destinos. Les milliers qui ne dorment jamais auront facilement raison des millions qui ont des léthargies. L’esprit de progrès, le libéralisme sage, seront à la merci de révolutions et de réactions insensées ; le bon sens public essuiera dans ces alternatives de perpétuelles défaites que répareront à grand’peine ses imparfaites revanches. On a souvent dit que l’Espagne était le pays de l’imprévu. C’est que les événemens s’y trament dans l’ombre, — ils n’ont jamais surpris ceux qui ont accès dans les coulisses. Il serait mieux de dire que l’Espagne est le pays des accidens préparés et nécessaires. Quand on considère de près les désordres qui l’affligent, on y découvre une régularité fatale et monotone ; de 1833 à 1868, son histoire offre l’incessant retour des mêmes causes et des mêmes effets, et peut se résumer en quelques mots.

La liberté absolue des élections est un beau rêve qui ne s’est réalisé jusqu’ici dans aucun pays. Partout la corruption, l’intrigue, certaines violences pratiquées avec art ou sans art altèrent ou faussent en quelque mesure le verdict du suffrage restreint ou universel ; mais chez les nations qui ont le tempérament et l’habitude de la liberté légale ces influences pernicieuses rencontrent de sérieuses résistances, qui en corrigent l’excès : le gouvernement parlementaire n’y est pas une fiction, la majorité des chambres y représente à peu près la majorité des électeurs. À cet égard, l’état de l’Espagne laisse trop à désirer ; elle a joui selon les temps de toutes les libertés, à l’exception de la liberté électorale, sans laquelle les autres ne sont qu’un leurre. C’est un adage admis de tout le monde dans la Péninsule, et l’expérience ne l’a jamais démenti, — que la gobernacion ou le ministère de l’intérieur fait les élections, qu’elles tournent toujours au gré de son désir. Il faut en accuser la faible organisation des partis. Le gros de la nation, plus ou moins désabusé sur leur compte, se défiant de leurs promesses, les regarde faire sans se passionner pour leurs querelles. On sait que l’Espagne pourrait défrayer de généraux toutes les armées européennes ; elle en a 4, paraît-il, pour 300 soldats. Il en est de même de l’état-major des partis ; il est considérable et renferme une élite d’hommes supérieurs, capables de conduire tous les centres droits et les centres gauches de l’Europe. La troupe elle-même est peu nombreuse ; ces généraux politiques n’ont à leur suite que les gens qui ont quelque chose à gagner avec eux, et dans le nombre il est beaucoup de ces esprits subtils, de ces muchachos listos, rompus au calcul des probabilités, qui au jour de la bataille s’effacent adroitement ou passent à l’ennemi.

De quels moyens ne dispose pas la gobernacion contre ces partis, qui sont des coteries minées par les défections ? Elle a dans sa main toutes les places et se réserve de faire pleuvoir cette manne bienfaisante sur ses amis de la veille ou du lendemain. Ailleurs l’administration se croit tenue à de certains ménagemens, elle s’applique à sauver les apparences. En Espagne, elle agit au grand jour, elle jouit d’une liberté d’allures qui touche au cynisme ; elle ressemble à ces gens qui, compromis d’avance et sachant bien qu’on ne croira jamais à leur vertu, s’en consolent en faisant rapporter à leurs vices le plus qu’ils peuvent. Gouverneurs civils, capitaines-généraux, magistrature, le ministère met en campagne tout son monde. Il prodigue les promesses et les menaces ; il présente quelque amorce à ces gros personnages qui font la pluie et le beau temps dans leur pueblo, et qu’on nomme des caciques ; il intimide les autres en leur insinuant obligeamment qu’ils sont sous le coup de quelque instance encore pendante, qu’il y a dans les bureaux un dossier qu’on n’a pas encore eu le temps de débrouiller, qu’il y dort paisiblement, mais qu’on peut toujours réveiller un dossier qui dort. Dans un pays où la vente des biens nationaux a créé plus d’une fortune, quel cacique peut se flatter que sa situation est assez limpide pour que les envieux n’y trouvent pas matière à chicane ? Si ces moyens anodins ne suffisent pas à gagner la bataille, on recourra en dernier lieu aux trabucazos ou aux porrazos, c’est-à-dire aux tremblons et aux assommoirs, sorte d’agens électoraux qu’on réserve pour les cas de force majeure ; mais on s’applique consciencieusement à se mettre en état de s’en passer. « Il est à souhaiter, disait en 1870 M. Ruiz Zorrilla, qu’à l’avenir la décision des affaires pendantes ne soit plus retardée ou accélérée par l’influence secrète de tel ou tel agent, et que l’administration soit au service des administrés et non les administrés au service de l’administration. Il est à souhaiter que, quand les maires, les conseillers municipaux ou les particuliers se rendent au chef-lieu du district ou dans la capitale de la province pour quelque règlement d’intérêts, ils n’aient pas besoin de l’appui du député, de l’électeur influent de l’endroit ou du ministre lui-même, et qu’à leur retour ils puissent dire : Grâce à Dieu, nous avons pu nous passer d’une lettre de recommandation ou d’un pot-de-vin pour nous faire rendre justice. » — « Ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, disait de son côté M. Alvarez Bugallal, tel est le titre d’une brochure célèbre en Espagne. Appliquez, messieurs, la chose et le mot à la question électorale. Observez, je vous prie, les habitudes de l’administration, les effets immédiats qui se laissent voir et toucher ; ils vous donneront la clé d’autres effets moins visibles qui se laissent deviner, et vous reconnaîtrez qu’à certains actes arbitraires qui produisent en faveur d’un candidat un appoint de 50, 30 ou 20 votes, pour m’en tenir au chiffre le plus bas, correspond un résultat beaucoup plus considérable. Je veux dire que la majorité des électeurs, témoins de certains dénis de justice qui ont servi à châtier de dangereuses résistances, se sentant menacés eux-mêmes et par ces actes et par le commentaire verbal qui les accompagne, prennent l’héroïque résolution de s’abstenir, ou la résolution non moins héroïque de voter pour le candidat qui possède auprès de l’administration le moyen d’opérer ces merveilles et ces miracles. »

Plaintes inutiles ! Peut-on exiger d’un gouvernement doué d’une puissance miraculeuse qu’il renonce à faire des miracles ? Modéré, unioniste ou progressif, il en fera, soyez-en sûrs. L’opposition d’avance se sent vaincue, elle se refuse à courir les chances d’un combat si inégal, et s’empresse de publier un manifeste par lequel elle déclare que, les élections n’étant pas libres, elle a résolu de s’abstenir. Il s’ensuit que, les indifférens et les sceptiques restant chez eux, l’opposition se retirant fièrement sous sa tente, les électeurs ministériels votent presque seuls, et que le ministère possède dans la chambre par eux nommée une majorité écrasante, ou, ce qui s’est vu plus d’une fois, la quasi-unanimité.

Il semble d’abord qu’un triomphe si éclatant, si aisé, promette au gouvernement de longs et heureux jours. C’est le contraire qui arrive : ce gouvernement qui opère des prestiges se trouve bientôt embarrassé de sa chambre unanime. Quel appui efficace en attendrait-il ? et de quelle autorité peut-elle jouir ? Tout le monde est initié au mystère de ses origines. D’ailleurs, après quelques jours d’existence, cette unanimité ou cette majorité ministérielle, en proie à un travail latent, se dissout avec une singulière promptitude. Une majorité se conserve par sa résistance à l’opposition qui la combat ; une haine commune et un commun danger sont les seuls garans de sa cohésion. Dès qu’elle n’a plus de guerre étrangère à soutenir, elle se détruit par la guerre civile, et on la voit se fractionner en petits partis qui se font une guerre acharnée pour de petits intérêts et de petites questions. Le ministère a été si prodigue de promesses, il a pris tant d’engagemens, qu’il lui est impossible d’y faire honneur, et les amis mécontens sont les plus dangereux des ennemis : ils ont les secrets de la maison. Au conflit des intérêts se joint le conflit des idées. L’intransigence est la plaie de l’Espagne, le ver rongeur de tous les partis. Le pétillement du sang, l’excessive vivacité des impressions, poussent aux résolutions extrêmes. On pratique peu cette sagesse politique qui commande de sacrifier la moitié de ses désirs pour sauver le reste. Nulle part, on ne se prête moins aux compromis ; nulle part, on n’est plus enclin à répondre à toute objection. Je ne saurais qu’y faire, prenez-moi tel que me voilà, car je suis celui que je suis, yo soy quien soy !

M. Bagehot raconte que jadis à la chambre des communes un homme d’état fort célèbre, parcourant des yeux la phalange serrée des représentans des comtés, qui sont la grosse infanterie de l’armée des tories et unissent la plupart la figure la plus respectable à la santé la plus florissante, laissa échapper ce propos irrévérencieux ; « Voilà, ma foi, les forces brutes les plus belles qu’il y ait en Europe ! » Il ne faut pas se moquer des forces brutes ; elles sont le nerf de l’état. Ces troupeaux d’esprits épais et dociles font la consistance des partis. Plût au ciel qu’il y eût plus de bêtes en Espagne ! moins de gens s’y mêleraient de raisonner et partant de déraisonner, les associations politiques y seraient plus disciplinées, et les affaires prendraient bientôt une assiette plus solide. Grâce aux raisonneurs qui déraisonnent, grâce aux soldats qui, se sentant l’étoffe d’un capitaine, se croient nés pour commander et rougissent d’obéir, le ministère cherche un jour sa majorité et ne la trouve plus ; elle a fondu comme une pelote de neige. Ajoutez que ce qui se passe dans la chambre ne tarde pas à se passer dans le sein même du cabinet. En général il n’est rien de plus indiscipliné qu’un ministre espagnol. Il n’a pas l’esprit de solidarité ministérielle, il ne se sent qu’à moitié obligé envers ses collègues, il a ses idées propres, ses amitiés, ses cliens particuliers, dont il ne consent pas à leur faire le sacrifice ; il lui arrivera fréquemment de prendre des mesures graves sans les consulter, il entend rester le maître de ses décisions et ne partager avec eux que la conséquence de ses fautes. Et que sait-on ? Peut-être, comme César, préfère-t-il être alcade de son pueblo plutôt que le second dans l’état ; peut-être, de tous les hommes qu’il aime peu, le président du conseil est-il celui qu’il aime le moins.

Les badauds croyaient le ministère plein de vie et de santé, et voilà qu’un matin quelque feuille de Madrid annonce qu’une crise s’est déclarée dans le conseil, grande nouvelle pour les habitués de la Puerta del Sol, thème de discussion pour les sceptiques, sujet d’émotions pour les intéressés qui rêvent un remaniement des bureaux, sujet d’alarmes pour les haussiers, qui savent qu’une crise répond à peu près à ce que le roi Louis-Philippe appelait le gâchis. Une fois la maladie déclarée, on la peut adoucir ou ralentir par des palliatifs et des émolliens ; quoi qu’on fasse, elle suivra son cours et finira par emporter le malade. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que, le jour où le ministère tombera, l’un des ministres au moins en ressentira une joie secrète, tacitum pertentant gaudia pectus. On lui avait donné des dégoûts, il s’en vengeait en pratiquant de sourdes intelligences avec l’ennemi du dehors, ce qui a fait dire qu’en Espagne on trouverait difficilement un portier qui n’ait une fois ou l’autre ouvert la porte au voleur.

C’est encore un adage espagnol que tout parti qui s’abstient est un parti qui conspire ; le mot retraimiento est synonyme de conjuration. Pendant que les vainqueurs du jour s’affaiblissent par leurs divisions intestines, l’opposition, qui n’est pas représentée au congrès, ourdit à l’ombre de sa tente son plan de campagne, ou pour mieux dire son plan d’insurrection. Elle a aussi ses intransigens et ses impatiens, qui en dépit des conseils s’obstinent à brusquer la partie ; leur précipitation court au-devant d’une défaite assurée, laquelle raffermit pour quelque temps le ministère chancelant. Les habiles désavouent et abandonnent à leur triste sort ces enfans perdus ; ils se réservent pour une occasion, ils attendent que le pouvoir se soit déconsidéré par ses fautes, et que le mécontentement grandissant leur amène des alliés.

La Péninsule est divisée en trop de partis pour qu’aucun d’eux se hasarde dans une grande entreprise sans compter sur des connivences ou des complicités ; tous les coups décisifs y sont frappés par d’anciens adversaires réconciliés et coalisés. Le caractère national vient en aide à ces coalitions ; il est plus sujet aux emportemens qu’aux longues rancunes. En Espagne, les luttes politiques enfantent rarement des haines personnelles ; les pécheurs, et qui n’a pas péché ? y ont les uns pour les autres une tolérance infinie, et deviennent sans trop de peine les amis de leurs ennemis de la veille. Cette facilité d’humeur a son côté fâcheux, car, de toutes les mauvaises habitudes politiques, celle des coalitions est la pire. Que deux partis opposés de principes et d’intérêts s’unissent pour soutenir un ministère, parce qu’ils craignent de ne pouvoir le remplacer avec avantage, une telle combinaison est aussi honorable qu’utile ; mais que des royalistes libéraux et des républicains s’associent pour détruire le trône, quitte à s’entre-dévorer après la victoire, leur alliance est aussi condamnable que celle de deux ou trois partis monarchiques complotant ensemble le renversement d’une république que tous haïssent, mais que chacun d’eux préfère à la monarchie des autres. De semblables manœuvres entre gens qui se flattent in petto de duper leurs compères sont des spéculations malhonnêtes, dont le spectacle est peu propre à inspirer au peuple le respect de ses gouvernans. Dans certains pays où fleurit ce genre de marchés, il est quelquefois difficile de savoir d’avance qui en sera le bon marchand ; en Espagne, on le sait toujours. Le scrutin ne rendant que d’équivoques arrêts, dont les vaincus appellent, la dernière décision appartient à la force, l’armée devient l’outil universel de la politique, et les coalitions aboutissent à des conspirations militaires. Après qu’on s’est défait de l’ennemi commun, la victoire finale demeure à celui des coalisés qui apporte pour sa quote-part dans la mise de fonds de la société le plus de grosses épaulettes ou l’épaulette la plus grosse. M. Gastelar disait naguère dans un de ses plus éloquens discours que le 24 avril dernier, lorsque éclata entre le gouvernement républicain et la commission permanente des précédentes cortès un conflit dont l’issue faillit être sanglante, toute la question s’était réduite à savoir qui pouvait disposer des canons. Voilà l’histoire de l’Espagne parlementaire. On ne s’y demandait pas qui du ministère ou des coalisés avait pour soi la majorité du pays ; le point était de deviner qui avait les généraux, qui avait les canons. Quand ces voix de bronze ou d’acier fondu ont parié, l’affaire est décidée ; les vaincus se consolent en se disant qu’elles sont versatiles, qu’elles ont chanté bien des airs.

Si l’on excepte quelques périodes trop courtes, pendant lesquelles la machine de l’état parut se raffermir, l’Espagne a vécu pendant trente-cinq ans dans une suite de confusions que la force seule pouvait débrouiller. Qu’avons-nous voulu prouver ? Que rien ne lui a manqué pour être plus heureuse, ni les conseils, ni les lumières, ni les talens, ni les bonnes lois, ni les grands orateurs, ni les grands courages, ni même les grandes vertus, — rien hormis les mœurs publiques qui font prospérer les gouvernemens libres. Elle a ressemblé à ces fils de famille abandonnés à leurs caprices, dilapidant par leur insouciance un opulent patrimoine, tandis que près d’eux quelque médiocre bourgeois, qui sait compter et se priver, parvient rapidement à la fortune.

Cependant il serait injuste d’imputer toutes ses disgrâces à son caractère ; les circonstances ne lui ont pas été propices. Le ciel, dont elle a reçu tant d’avantages, lui en a refusé un qu’il ne tenait pas à elle de se procurer, c’est un roi que nous voulons dire, désireux et capable de faire son éducation. Rien ne s’improvise dans ce monde, tout régime nouveau demande un apprentissage. Ferdinand VII, ce Tibère dévot, eût racheté quelques-unes de ses iniquités envers ses peuples, s’il avait institué pour son héritier un vrai roi constitutionnel, qui leur aurait enseigné l’esprit légal en observant lui-même la légalité, qui aurait combattu l’esprit d’aventure en résistant à ses propres fantaisies, et se serait fait le sage et discret modérateur des partis, désarmant les folies par sa raison, les impatiences par sa patience. La tâche était rude, épineuse ; mais les destinées de l’Espagne auraient changé. Que ne peut un roi dans un pays qui croit encore à la royauté, lorsqu’il unit l’art au caractère et à l’entêtement dans le bien ? Au contraire, que peut-on espérer de l’essai d’une machine quand le mécanicien fait régulièrement ses pâques, mais recherche le plaisir et n’entend rien à la mécanique ?

Le mauvais génie de l’Espagne a voulu que la monarchie constitutionnelle fût inaugurée chez elle par une régence, de tous les gouvernemens le plus favorable aux intrigues, et par une reine de trois ans. Sous quels heureux auspices cette enfant, cette niña, parut préluder à son noble métier ! et qu’elle put bien dire avec le poète :

 Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux !

D’un bout à l’autre de l’Espagne, le respect et l’espérance la regardaient. Un étranger qui se trouvait à Madrid en 1835 eut l’honneur de la rencontrer au Buen-Retiro, où on l’avait conduite pour voir les lions. Elle fit le tour de l’enclos, traînée dans un petit char ; elle daigna en descendre un instant et marcha elle-même, sur ses propres jambes, jusqu’à la voiture qui devait la ramener au palais. Sa gouvernante et deux grands officiers en cordon bleu la suivaient dans tous ses mouvemens. Elle portait un chapeau à plumes, un manteau blanc broché de rouge et des brodequins bleus. Son carrosse était attelé de six beaux chevaux empanachés ; un escadron de gardes du corps l’accompagnait. Peuple et grandesses, tout ce qui était là s’était découvert et contemplait humblement, silencieusement, cette petite reine qui faisait l’apprentissage de ses petites jambes ; il semblait en vérité que ce fût un acte politique et solennel, et qu’en sa personne l’Espagne entière s’essayât à marcher. Étonné, presque indigné, l’étranger, qui était un Français, garda seul son chapeau sur sa tête, en quai je conviens qu’il eut tort. Premiers enchantemens d’une enfance royale, vous êtes aussi trompeurs que les grâces fugitives du printemps ; c’en est assez d’une gelée blanche, ces fleurs pâlissent et tombent.

Il se peut faire qu’une reine constitutionnelle ait de l’intelligence, quelque droiture dans le jugement, et qu’elle soit capable de suivre une discussion ou d’écouter un conseil ; il se peut aussi qu’elle ait des qualités de cœur peu communes, le goût d’obliger et d’être aimée, une âme généreuse supérieure aux longs ressentimens, à qui il en coûte de soupçonner et de se défier, qui se flatte de vaincre la malveillance par ses bonnes grâces et de désarmer par ses bienfaits certaines perfidies étrangères ou domestiques que la voix publique lui dénonce. De telles dispositions l’honorent, mais l’essentiel est qu’elle ait l’esprit de son métier ; c’est là proprement ce qu’elle doit à son peuple.

Si cette reine appartient à l’une des plus vieilles et des plus illustres maisons de l’Europe, si ses ancêtres ont longtemps régné en souverains absolus, si elle songe qu’ils pouvaient tout, si elle écoute trop l’orgueil de ses souvenirs, de sa race et de son sang, il est à craindre qu’elle ne se révolte contre sa déchéance, qu’elle ne se sente humiliée et captive dans l’exercice d’un pouvoir limité, et qu’elle ne voie comme un outrage muet dans les lois confiées à sa sauvegarde. Pour se consoler de ses déplaisirs, pour se venger de la constitution qui la gêne, elle se réservera une liberté excessive dans le choix de ses amitiés et de ses confiances, dans l’administration de sa maison et de son cœur. Si ses peuples s’en plaignent, elle leur répondra fièrement : « Vous avez le droit de nommer des députés, et ces députés ont le droit de m’imposer des ministres qui souvent me déplaisent ; c’est bien le moins qu’en revanche je dispose de ma personne et de mes passions comme il me plaît, que je sois la maîtresse chez moi, qu’il y ait un endroit en Espagne où je fasse tout ce que je veux. » Le mal est qu’une reine peut moins qu’un roi braver les commérages des oisifs ; elle est comme ce malade à qui il semblait que son ombre était sensible et qui lui-même croyait souffrir de tous les coups qu’elle recevait. La reine catholique doit veiller à ce que son ombre puisse se promener dans Madrid sans y être insultée. C’est un malheur pour le régime constitutionnel que le souverain y ait personnellement trop à craindre de la liberté de la presse ; c’est un malheur aussi qu’il ait besoin de mettre une épée entre les médisans et lui, et de confier la présidence du conseil à des généraux chargés de savoir exactement tout ce qui se dit daes les casernes.

Aussi bien une reine forme en vain le ferme propos de se réserver l’empire de sa maison et d’abandonner à la loi le gouvernement de la chose publique ; elle ne peut se flatter que ce partage subsistera toujours ; tôt ou tard ces deux gouvernemens entreprennent l’un sur l’autre. Les influences secrètes qui décident tout à la cour veulent décider aussi dans l’état, et la camarilla ne sera contente que le jour où elle disposera des portefeuilles. Le plus grave reproche que l’histoire puisse adresser à la première reine constitutionnelle de l’Espagne, c’est qu’elle a trop souvent conspiré contre ses ministres. Son devoir était de remédier autant qu’il était en elle à l’excessive instabilité du pouvoir, qui empêchait tout esprit de suite dans les desseins, paralysant les affaires comme les volontés ; au lieu de combattre les aventures et les intrigues, elle leur a été trop complaisante. Plus d’une fois l’opinion du pays lui a imposé pour ministres des hommes d’un mérite rare, d’un esprit vraiment libéral, qui méditaient d’utiles réformes et ambitionnaient de fonder en Espagne le règne de la liberté légale. Pendant qu’ils s’efforçaient de réduire une opposition sans scrupules ou de ramener une majorité en débandade, d’occultes inimitiés minaient sourdement le terrain sous leurs pas. Ils n’avaient pas seulement affaire aux cortès, il fallait se défendre contre le favori et contre le confesseur. Les embûches et les sapes les ont tués. Fatal est le gaspillage des finances, plus fatal encore le gaspillage du respect et des talens.

La crainte du carlisme fut longtemps pour la reine Isabelle II un frein salutaire. Elle ne pouvait combattre le roi absolu qu’en prenant les couleurs de la liberté, en opposant principe à principe, en prouvant à l’Espagne qu’elle était vraiment une reine constitutionnelle. Quand les carlistes ne furent plus redoutables, la fille de Ferdinand VII s’est sentie plus libre d’obéir à ses goûts, à ses antipathies et à ses superstitions ; elle a pratiqué trop souvent une politique de fantaisie, à laquelle ses nerfs de femme communiquaient leurs fougues et leurs impatiences. Il n’est permis qu’aux forts de céder ; elle n’a jamais cédé que lorsqu’elle était faible. Le pays devenait-il menaçant, elle recourait en hâte aux libéraux pour conjurer la tempête, après quoi on se précipitait tête baissée dans une réaction à outrance. Le désarroi dans la conduite mène aux abîmes. En 1854, l’Espagne sentait comme une impossibilité de vivre ; abandonnée de tous ses défenseurs, la royauté faillit sombrer dans un naufrage. La leçon lui profita ; mais les femmes oublient si vite ce qui déplaît à leur mémoire !

On raconte qu’en 1866 l’un des membres du ministère libéral qui le 22 juin avait étouffé dans le sang la plus formidable des insurrections militaires, rencontrant au Buen-Retiro un favori, lui dit : « Vous conspirez contre nous, et avant peu de jours vous serez conlens ; mais avant deux ans vous aurez renversé le trône. » La prédiction s’est accomplie. Le 10 juillet, le général O’Donnell n’était plus ministre, et ses successeurs sommaient l’Espagne de se rendre à discrétion. La déportation décrétée contre les hommes qui venaient d’exposer leur vie pour sauver la couronne, tous les principes de l’état suspendus ou violés, l’intolérance religieuse et l’arbitraire ouvertement professés, une loi de la presse qui, combinant la répression avec la prévention, déclarait délictueux des articles que la censure n’avait pas laissés paraître et passible de peine un délit qui n’avait pas été commis, une loi de l’ordre public promulguée dictatoralement, laquelle autorisait les gouverneurs et les maires à expulser pendant quarante jours du lieu de leur habitation toutes les personnes jugées dangereuses, qu’aurait pu inventer de mieux le roi absolu ? « Un pays à qui on enlève tous les genres de liberté, s’écriait en vain M. Alejandro Llorente, est un pays qui a cessé d’appartenir à la grande famille ce l’Europe occidentale. Il nous restait une certaine dose de liberté civile et un régime électoral qui, bien que défectueux, nous assurait un certain degré de liberté parlementaire. Qu’a-t-on fait de la liberté civile ? La liberté parlementaire est sur le point de disparaître. Que reste-t-il donc ? » Il restait le droit à l’insurrection, qui se justifie par l’anéantissement des autres, et l’implacable vengeance des principes toujours funestes aux gouvernemens qui les renient.

L’histoire sera sévère pour Isabelle II, mais l’histoire ne sera point injuste, et reconnaîtra que, malgré ses fautes et ses entraînemens, elle a eu la gloire d’attacher son nom à une époque décisive dans les destinées de l’Espagne. Ce n’est pas seulement une capitale embellie qui témoigne en sa faveur, ni le canal du Lozoya, ni quelques travaux publics, ni même la tribune jetant un vif éclat et fournissant quelques-unes de leurs plus belles pages aux fastes de l’éloquence contemporaine. Sous le règne d’Isabelle, le génie même de la nation s’est transformé. « Nous avons eu, nous aussi, notre 89, disait aux cortès un député très conservateur et très monarchique. Depuis que nous avons sécularisé l’enseignement, désamorti la propriété et proclamé la liberté de la presse, depuis que par la tribune et le journal, par la réforme de l’état et les rapports nouveaux que nous avons institués entre le clergé et le pouvoir civil, nous avons rendu possible la discussion de toutes les opinions, de tous les intérêts, de, toutes les affaires publiques, et que nous avons permis à toutes les idées qui ont cours chez les nations européennes de franchir notre frontière, il ne nous reste plus qu’une chose à faire, c’est d’arracher à jamais du milieu de nous tout ce qui a pu survivre de l’inquisition, — de cette inquisition que je hais, messieurs, parce que dans la flamme de ses bûchers ont été brûlés sur les places de Madrid les titres de l’Espagne à la suprématie de l’Europe. »

Oui, l’histoire impartiale dira que sous le règne d’Isabelle II l’Espagne, secouant le joug de ses souvenirs, est devenue un pays de libre discussion, et qu’elle a commencé d’appliquer au présent, comme à l’étude de son passé, cet esprit critique qui fait les peuples modernes. Elle ajoutera qu’en dépit des erreurs des partis et de leurs détestables pratiques, de 1833 à 1866 la liberté politique a jeté de si profondes racines dans le cœur du pays qu’on ne pourra jamais l’en arracher. Quelles que soient les futures destinées de l’Espagne, elle ne peut avoir qu’un gouvernement libre. D’autres peuples plus avancés qu’elle à bien des égards sont disposés à faire de plus grands sacrifices à leur repos, à la sécurité de leurs intérêts ; ils se marchandent moins à leurs prétendus sauveurs. Ayant moins d’affaires et moins d’intérêts, l’Espagne se prive plus facilement de ses aises que des idées qui lui sont chères ; sa gaîté et ses nobles mépris, cette sorte d’idéalisme romantique qui coule dans ses veines, résistent aux longues servitudes de la peur ; elle ne peut s’accommoder longtemps de l’ordre qui coûte cher à la liberté, et il ne s’est pas trompé, le journaliste qui écrivait l’autre jour : « Malgré toutes nos divisions, il y a une idée commune à tous les partis espagnols, la civilisation moderne ; il y a un sentiment dans lequel s’accordent tous les partis espagnols, le sentiment de la liberté. »

Il est toutefois un parti espagnol qui maudit la civilisation moderne et qui propose à l’Espagne de la délivrer de sa liberté ; mais il a beau se donner l’air de vivre, c’est un mort. Peuple, bourgeoisie, classes politiques, l’armée depuis les généraux jusqu’aux soldats, républicains fédéraux ou unitaires, monarchiques modérés, monarchiques conservateurs, progressistes ou radicaux, la Péninsule n’acceptera jamais ni pour son libérateur, ni pour son maître, ce revenant qui la menace du haut des montagnes de la Navarre et de la Biscaye, et qui, embarrassé de son métier de mort, se cache le visage pour n’être reconnu qu’à moitié. Tout a conspiré en sa faveur : des insensés et des scélérats travaillaient pour lui à Carthagène et à Cadix ; il a pour alliés les Masaniello à la douzaine, les assassins d’Alcoy, les rançonneurs de Grenade et d’Almeria. Son irréparable impuissance explique seule qu’il n’ait pas encore vaincu. Il est à ce point étranger dans son pays qu’il est obligé d’y chercher son chemin à tâtons ; tout ce qu’il voit lui rappelle que l’exil est sa patrie. Si jamais il entre à Madrid, à peine aura-t-il découvert son visage et parlé la langue des morts, la terre s’ouvrira sous ses pieds, l’Espagne sera unanime pour le renvoyer dans le royaume des ombres.

Le 19 juillet dernier, le ministre de l’intérieur lut au congrès une dépêche qui rapportait un grand acte de dévoûment héroïque. Dans la petite ville d’Estella, pressée vivement par les carlistes et qui leur résistait depuis quarante-huit heures, un volontaire avait sollicité et obtenu l’honneur de s’enfermer seul dans la poudrière, n’attendant qu’un signal de son capitaine pour la faire sauter. « À la lecture de cette dépêche, s’est écriée une voix éloquente et peu républicaine que l’Espagne n’avait pas entendue depuis longtemps, j’ai senti le cœur me bondir, et je me suis dit que l’Espagne de 1873 est encore l’Espagne de 1834 et de 1837. Oui, messieurs, a poursuivi M. Rios Rosas, j’ai acquis la profonde conviction que le troisième prétendant sera confondu dans son impuissance comme le furent ses devanciers. Notre pauvre pays a beaucoup souffert ; il peut tout souffrir, même l’anarchie. Ce qu’il ne supportera jamais, c’est le despotisme de don Carlos et de ses descendans, c’est la théocratie, c’est l’inquisition. Il faut le dire bien haut pour que la nation et l’Europe entière le sachent : jamais, jamais nous ne subirons le joug de don Carlos et des satellites de l’antique tyrannie. Tout nous est possible, moins cela. »

L’Espagne le sait ; puisse l’Europe le savoir aussi, afin que les gouvernemens ne se laissent point abuser par quelques rêveurs d’interventions et de restaurations chimériques ! Il est aussi malaisé de rétablir en Espagne le gouvernement du prêtre que de convertir à jamais la France au culte du sacré cœur de Jésus.

  1. La Revue a publié autrefois plus d’une étude sur la politique espagnole. Nous tenons surtout à rappeler ici les instructifs et remarquables travaux de M. Ch. de Mazade, qui les a réunis dans deux volumes intitulés l’Espagne moderne et les Révolutions de l’Espagne contemporaine. Ces deux ouvrages jouissent en Espagne même d’une juste réputation.
  2. Le Pamphlet et les mœurs politiques en Espagne, par Gustave d’Alaux, dans la Revue du 15 juillet 1847.
  3. De la Casa de Austria en España, bosquejo histórico de D. A. Cánovas del Castillo, Madrid 1869. — L’un des chefs les plus marquans de l’ancien parti modéré, M. Alejandro Llorente, esprit sagace et pénétrant, prépare à l’aide de documens inédits une histoire financière du règne de Philippe II. Ce travail jettera un nouveau jour sur les expédiens auxquels ce maître de deux mondes, éternellement besogneux, se voyait contraint de recourir pour payer ses soldats et pour acheter tous les personnages considérables d’Europe qui étaient à vendre.
  4.  Siglos de merecimiento  Trueco á punios de ventura.
    (Alarcon, Las Paredes oyen, I, i.)
  5. Le bruit courut récemment aux cortès que les insurgés de Carthagène avaient ouvert les portes du bagne. Un député s’indignait ; un autre lui répondit : « Ils ont eu raison ; ils sont allés chercher des hommes où il y en a. »