L’Espagne et la révolution de 1854
ET
LA REVOLUTION DE 1854
L’Espagne depuis un an bientôt est livrée au caprice ironique d’une révolution qui a été l’œuvre involontaire ou imprévue de tout le monde, qui a commencé par tout ébranler pour en venir à s’agiter sur elle-même, et éprouve autant de peine à se fixer qu’à se développer. Ce n’est point la première fois que la Péninsule apparaît sous la figure d’un astre quelque peu irrégulier de la politique, décrivant des ellipses singulières. Quand un souffle de violence se répandait en Europe il y a quelques années, elle se réfugiait dans le calme et y trouvait une sorte de réhabilitation ; quand la tempête s’est apaisée, elle s’est trouvée mûre pour des perturbations nouvelles, comme si elle voulait montrer ce qu’il y a toujours de distinct dans ses commotions. Lorsqu’enfin les plus grandes questions s’élèvent dans le monde, elle se lie les mains par ses convulsions intérieures, comme pour se désintéresser du mouvement général des choses. Née de la décomposition lente et irrésistible d’une situation qui parut un moment réunir toutes les conditions de la durée, la dernière révolution espagnole a cela de particulier, que si elle a été l’expression de l’impuissance des vieilles combinaisons, elle n’a rien fait triompher et en est encore à chercher sa loi et son but : elle n’a été qu’une grande crise qui est venue raviver les plaies invétérées de la Péninsule, rallumer tous les antagonismes, réveiller tous les problèmes et renouer en un mot le cours des fiévreuses agitations. La veille encore, l’Espagne, bien que sourdement travaillée et vaguement inquiète, conservait l’apparence de la paix, comme la dernière chance d’une meilleure fortune ; le lendemain, pouvoirs réguliers, lois, institutions, tout s’était effondré et avait disparu. Dans ce court intervalle que s’était-il passé ? Quelques généraux, entraînant leurs soldats dans le Camp des Gardes à Madrid le matin du 28 juin 1854, avaient relevé le drapeau des guerres intérieures. La scission de l’armée avait appelé la sédition du peuple. Sous le flot montant de l’insurrection, le gouvernement s’était dérobé pour ainsi dire, et la Péninsule restait en peu de jours avec une monarchie nominale, des forces incohérentes et des passions déchaînées. Or comment ces événemens se sont-ils accomplis et par quelle succession de circonstances ont-ils été possibles ? De quel mélange de mobiles personnels et de causes politiques sont-ils le fruit ? quelles conditions nouvelles ont-ils créées ? C’est là une histoire qui embrasse la situation actuelle de l’Espagne dans ses origines, dans ses élémens confus, dans ses perspectives les plus prochaines, avec tout son mouvement d’hommes, d’ambitions et d’intérêts.
Il y a tout d’abord un petit nombre de traits essentiels et élémentaires en quelque sorte qui se retrouvent invariablement dans le drame des révolutions politiques de l’Espagne. À travers toutes les péripéties de ces luttes de modérés à progressistes, de progressistes à modérés, qui forment l’histoire contemporaine de la Péninsule, à l’issue de tous les conflits, on peut apercevoir un fait caractéristique : c’est la présence unique et exclusive du parti qui triomphe. Soit par une logique singulière de ce fatalisme propre à la nature espagnole, soit par suite de cette facilité que rencontrent les causes victorieuses dans un pays résigné et accoutumé à changer de maîtres, la scène publique appartient exclusivement aux dominateurs du jour. Le parti opposé existe-t-il ? On ne le sait plus ; il disparaît subitement, il émigre, ou se retire tout au moins, et il attend. Il y a eu des momens, sous la régence du duc de la Victoire, où il n’y avait qu’un conservateur au congrès, c’était M. Pacheco. Il y a eu des époques, pendant le règne du parti modéré, où il n’y avait qu’un progressiste dans les cortès, c’était M. Orense. Les conservateurs étaient hier partout, ils comptent à peine quelques représentans dans l’assemblée constituante réunie aujourd’hui à Madrid. On dirait que la Péninsule est alternativement tout entière progressiste ou tout entière, modérée. Il n’en est rien. Cela prouve simplement que la vie politique au-delà des Pyrénées est une fiction dans sa représentation extérieure, et qu’au fond elle n’a point cessé d’être une guerre où chaque situation se dénoue par la force, dont les décisions sont acceptées momentanément par les vaincus jusqu’à une occasion plus favorable. On croyait le drame fini, il n’était qu’interrompu. En réalité, l’insurrection reste toujours jusqu’ici le grand instrument des évolutions politiques de l’Espagne. C’est le grand ministre au département de l’imprévu. Et, comme pour rendre plus palpable cette assimilation de la vie publique espagnole à une guerre, quels sont les chefs que choisissent les partis ? Ce sont des soldats, — Narvaez, Espartero, O’Donnell, — personnifications successives de toutes les situations, de toutes les tendances, des opinions anciennes ou des opinions qui cherchent à se former.
Il y a un autre trait qui n’est pas moins saillant et auquel la dernière révolution donne un degré de vérité terrible : c’est que les partis dominans, une fois qu’ils sont placés au pouvoir par les circonstances, ne succombent point sous l’effort agressif de leurs adversaires naturels. Ils commencent par se détruire eux-mêmes. Ils mettent un cruel et bizarre acharnement à se démembrer, transportant la guerre civile dans leur propre sein, se décomposant avec une inexorable logique et laissant la société sans direction. Alors l’insurrection se lève, comme pour achever de trancher ce fil usé et à demi rompu auquel tient l’existence du pays, et la face des choses est changée moins par la force réelle des oppositions extrêmes que par l’impuissance du gouvernement. Mouvement factice de la vie politique, prépondérance des élémens militaires, dissolution de toutes les forces dirigeantes de la société, — de ces traits divers, quel est celui qui manque à la révolution espagnole de 1854, à cette révolution nouée par la main des généraux, consommée par l’insurrection, préparée surtout par le suicide du parti modéré ? Ce suicide est à la fois le triste dénoûment d’une période digne d’une meilleure fin et le prologue des événemens actuels. Qu’on remarque cependant, comme un dernier témoignage de la vitalité et de la puissance des idées conservatrices, qu’il a fallu trois ans et quatre ministères pour mener à bout ce suicide, dont la moralité est une révolution.
Le parti modéré, dans ses nuances diverses, a gouverné pendant dix ans l’Espagne ; il ne l’a pas gouvernée seulement, il l’a constituée, organisée et transformée. Les conditions d’un régime régulier et sensé, il les a réalisées, affermissant la monarchie sans affaiblir le principe des garanties libérales dans la constitution de 1845, couronnant la hiérarchie administrative par un conseil d’état, disciplinant l’anarchie locale par les lois sur les députations provinciales et les municipalités, chassant l’esprit de sédition de l’armée, assurant la paix des consciences par la négociation du concordat, promulguant les codes du droit civil et du droit criminel, renouvelant enfin les conditions économiques du pays par les hardies et intelligentes réformes de M. Mon et de M. Bravo Murillo, qui ont donné à l’Espagne un système plus simple de contributions, une législation commerciale moins restrictive, une comptabilité publique claire et rationnelle. Il ne faut point oublier ce qu’était la Péninsule en 1843, au moment où la régence du duc de la Victoire disparaissait dans un immense mouvement national. Tout était à faire : en peu d’années, tout se coordonnait sous l’empire d’une pensée pratique de gouvernement.
Puissant par les lumières et par les intérêts qu’il représente, mais lent à se mouvoir et prompt à se diviser, le parti conservateur espagnol avait eu la singulière fortune de trouver un chef d’un instinct supérieur et d’une vigueur indomptable, le général Narvaez. La présence du duc de Valence au pouvoir n’offrait pas seulement la garantie d’une volonté difficile à déconcerter ; elle était le signe visible de l’union du parti modéré, son point de ralliement dans des crises qui n’étaient pas toujours d’une nature absolument politique. C’est cet ensemble de forces qui faisait la consistance de l’Espagne au milieu des révolutions de 1848. La Péninsule avait à faire face en même temps aux contagions révolutionnaires, aux entreprises du parti carliste, qui saisissait l’occasion de rallumer la guerre civile dans la Catalogne, et aux querelles violentes de l’Angleterre. Elle sortait de ces complications libre, pacifiée, diplomatiquement victorieuse de l’Angleterre, et reconnue dans son existence nouvelle par l’Europe entière, si ce n’est par la Russie, qui a attendu la guerre actuelle et la dernière révolution espagnole pour faire à la reine Isabelle la politesse de l’inscrire parmi les souverains. Le triomphe de cette politique est d’avoir fait croire à sa durée, à un état définitif, supérieur dans son principe et dans son ensemble aux évolutions et aux variations des partis. Si les chefs de l’opinion progressiste, M. Olozaga ou M. Cortina, eussent été appelés au pouvoir en ce moment, ils n’eussent demandé à coup sûr ni la réforme de la constitution de 1845, ni la convocation de la milice nationale, qui n’avait pas tout leur enthousiasme. Quant à une opposition d’une nature plus prononcée, démocratique ou républicaine si l’on veut, l’embarras eût été de trouver assez d’hommes pour former un gouvernement. Comment donc une telle situation a-t-elle pu si étrangement dégénérer ? Elle a été compromise le jour où les passions ont été plus fortes que les doctrines et l’esprit politique qui l’avaient créée, le jour où la dissolution est entrée dans toutes les sphères du gouvernement.
On a recherch2, avec une ardeur d’animosité qui ne pouvait qu’ajouter au mal, quels sont les auteurs, les causes, les prétextes de cette crise universelle ? Le vrai coupable, dont tous les autres sont les instrumens, c’est cet esprit de division qui se met dans les partis depuis longtemps en possession du pouvoir, et qui n’a fait que grandir de jour en jour en accumulant les haines et les impossibilités. L’Espagne est malheureusement le pays où la vie publique est le plus soumise à l’action dissolvante des passions et des ambitions personnelles. Chacun songe à passer général, c’est-à-dire président du conseil, et chacun est intéressé dès lors à se faire un centre distinct, une politique. De là une multitude de combinaisons en germe, ministères des économies ou ministères de conciliation, ministères militaires ou ministères civils, — si bien que dans cette succession de ministères et de nuances c’est la pensée politique elle-même qui s’en va, c’est le gouvernement qui n’existe plus. Supposez un nombre d’abus toujours suffisant pour donner une couleur légitime aux oppositions, les entraînemens du pouvoir venant provoquer les entraînemens de la résistance, des questions plus délicates encore tombant comme une arme envenimée aux mains des partis et compliquant cette confusion : vous aurez la véridique histoire de l’Espagne dans ces dernières années. La retraite du général Narvaez aux premiers jours de 1851 ne créait point cette crise, elle en était le symptôme. Chef du gouvernement depuis plus de trois ans, le général Narvaez conservait en apparence une position incontestée. Il n’est pas moins vrai qu’il voyait se nouer autour de lui la conjuration de toutes ces dissidences que la paix réveille. On lui reprochait d’abuser de la force, de corrompre le pays, de subordonner à sa prépondérance personnelle les intérêts économiques et l’ordre financier. Des élections avaient eu lieu, et on accusait le ministre de l’intérieur, le comte de San-Luis, d’avoir manœuvré de façon à exclure toutes les oppositions, les hommes les plus considérables, pour ne laisser arriver au congrès qu’une phalange obscure et docile, désignée déjà sous ce nom de polacos qui est devenu le sobriquet de toutes les majorités modérées ; c’étaient les mameloucks du ministère. Le nom même de la reine Christine commençait à être prononcé, et par le fait il y avait entre la reine-mère et le duc de Valence une rupture presque complète, qui éclatait dans des incidens futiles de bals et de réceptions.
C’est devant ces difficultés latentes que le général Narvaez quittait subitement le ministère et Madrid, impatient et froissé, persuadé que la reine Christine lui rendait le pouvoir impossible, plus convaincu encore que M. Bravo Murillo, qui venait de sortir du cabinet et qui allait le remplacer, ne s’était retiré qu’avec la préméditation de recueillir son héritage ; C’était le commencement de cette étrange dissolution, à laquelle il ne manquait que des alimens et des incidens. Quelle est en effet la première conséquence de cette crise ? Immédiatement le chef du nouveau cabinet, M. Bravo Murillo, se trouve en présence d’une opposition moins puissante encore par le nombre à la vérité que par la valeur et le caractère de ses membres : c’étaient des ministres de la veille, les plus éminens conservateurs eux mêmes, M. Pidal, M. Mon, le comte de San-Luis. Le champ de bataille était une question matérielle, le règlement de la dette, qui résumait presque le programme du nouveau ministère. M. Bravo Murillo restait victorieux, et dans cette première période de sa carrière de président du conseil, il se montrait ce qu’il était réellement, un esprit laborieux et exact, un administrateur intelligent, préoccupé de l’ordre financier, du développement des intérêts du pays ; mais il était visible dès lors que la vie politique de l’Espagne était profondément troublée, que les partis entraient dans une crise qui les conduirait à une désorganisation complète ou à une transformation. M. Pacheco le disait dans le congrès : « Je cherche les partis, et je ne les rencontre ni ici ni hors d’ici. Les principes et les doctrines les formèrent, les intérêts les ont dissous. Je ne vois que des groupes divers sans aucun principe commun qui les dirige. Où est le parti modéré ? Est-il avec la majorité ou est-il avec l’opposition conservatrice ? Où est le parti progressiste ? Est-il aux côtés de M. Olozaga ou de M. Orense ? ou bien encore avec M. Cortina, retiré sous sa tente comme un autre Achille ?… » De cette décomposition des partis, s’accomplissant au milieu de l’indifférence du pays, naissait une de ces tentations auxquelles les gouvernemens résistent rarement, celle de se croire forts de la faiblesse de tous, et de chercher à faire sortir la prépondérance du pouvoir de la division ou de l’impuissance de tous les autres élémens politiques. L’idée de consacrer cette prépondérance par la réforme de la constitution était déjà là en germe.
Cette pensée de réforme constitutionnelle, qui a joué un si grand rôle dans les dernières crises de l’Espagne, ne procédait pas d’un seul fait au surplus : elle naissait de la décomposition des partis, de l’immense mouvement conservateur accompli au-delà des Pyrénées depuis dix ans, de l’influence du 2 décembre survenant en ce moment. En la dégageant de ce qu’elle avait d’accidentel et de secondaire, elle pouvait avoir un sens plus profond ; elle était le fruit d’une préoccupation de bien des esprits, celle de réaliser dans la politique ce que la convention de Bergara avait fait entre les armées de la reine et du prétendant, c’est-à-dire de rapprocher les fractions monarchiques divisées par la guerre civile et de rallier autour du trône d’Isabelle II ce faisceau d’instincts et de sentimens conservateurs où don Carlos avait trouvé sa force. C’était une sorte de torysme espagnol ; mais le danger dans ces transformations était d’enlever à la royauté d’Isabelle ce caractère nouveau et libéral que les événemens lui avaient donné, que la constitution de 1845 avait maintenu. Qu’avait-elle fait d’ailleurs, cette constitution ? Elle avait le mérite de vieillir et d’être déjà presque l’une des plus anciennes de l’Europe. Elle n’avait point empêché le général Narvaez de conduire victorieusement l’Espagne à travers les conflagrations de 1848. Un des chefs du parti progressiste, M. Mendizabal, le disait avec assez d’esprit : « Avons-nous eu un 24 février pour avoir comme erratum un 2 décembre ? » Si l’homme d’état chez M. Bravo Murillo eût égalé l’administrateur, il aurait vu que le péril dépassait l’avantage, qu’en voulant achever la déroute des oppositions, il leur donnait une raison d’être, un drapeau.
Pour que cette réforme pût avoir son vrai et sérieux caractère, elle aurait dû être l’œuvre du parti conservateur uni et compacte, et le travail des animosités personnelles, en se poursuivant, rendait chaque jour les scissions plus implacables. Il aurait fallu tout au moins que M. Bravo Murillo pût compter sur les chefs de l’armée, et il n’y pouvait compter par cette raison assez naïve, mais vraie, qu’il était un président du conseil en habit noir. Enfin, si une telle entreprise valait d’être tentée, il fallait la mûrir, la préparer et l’exécuter sans laisser place à aucune tergiversation. Pendant tout un été au contraire, l’opinion flottait dans toutes les incertitudes. La réforme était partout comme une ombre provoquante. Chacun se plaisait à imaginer un coup d’état et à en fixer la date, de telle sorte que quand M. Bravo Murillo se présentait aux cortès à la fin de 1852 avec ses projets de réforme constitutionnelle, il y arrivait sous le poids de ce soupçon d’un coup d’état manqué. La réponse fut immédiate ; le congrès élevait à la présidence M. Alarmiez de la Rosa, dont le premier acte était de marquer son élection du sceau d’une protestation constitutionnelle, et d’envoyer sa démission de vice-président du conseil d’état. La lutte entre les diverses fractions du parti conservateur, partout visible depuis quelque temps, mais dissimulée dans le silence de la tribune et de la presse, devenait donc un fait palpable et éclatant aux yeux du pays. La dissolution du congrès ne faisait que l’aggraver en rejetant toutes les nuances de l’opposition modérée dans un comité d’élections formé sous l’inspiration militaire des généraux du parlement, organisé pour la défense des institutions libérales, et rapproché sur ce terrain d’un comité progressiste. L’éloignement du général Narvaez, placé en quelque sorte à la tête de ce mouvement et brusquement envoyé à Vienne pour y aller étudier l’organisation militaire de l’Autriche, ne servait pas peu à augmenter la confusion. Le président du conseil espagnol avait voulu gagner du temps par des élections ; la force des circonstances le ramenait à une série d’actes qui constituaient un coup d’état en détail, auquel il ne manquait que son véritable nom et une dernière résolution.
C’est l’honneur de M. Bravo Murillo de s’être arrêté dans cette voie, de n’avoir point même cherché à isoler la reine de ses conseils les plus naturels pour enlever à sa confiance une décision irréparable. Par elle-même, la reine Isabelle n’avait point l’idée d’agir sans le concours des cortès, mais, chose étrange, après l’explosion de toutes les haines des partis, sait-on qui prêtait en ce moment le plus d’autorité aux scrupules constitutionnels ? C’est la reine. Christine. Le sentiment connu de la reine-mère faisait la faiblesse de M. Bravo Murillo, la force indirecte et secrète des oppositions qui devaient la proscrire, et l’encouragement de tous ceux qui cherchaient une issue dans ces extrémités, une transaction entre la dignité du pouvoir et le principe des institutions libérales. Cette issue, cette transaction, on pensa l’avoir trouvée par la retraite de M. Bravo Murillo et l’avènement d’un ministère moins engagé ; on n’avait trouvé qu’un expédient momentané, précaire et impuissant.
À considérer cette crise sous un certain aspect, il semble que les incidens qui se succèdent résument en eux-mêmes toutes les difficultés de la situation de l’Espagne ; ils n’en sont que l’apparence, ils ne sont que l’expression d’un fait plus profond qu’on voit poindre sous le général Narvaez, qui se développe après lui, et que la chute de M. Bravo Murillo vient montrer sous un jour saisissant : c’est la dissolution acharnée de toutes les forces politiques de la Péninsule et l’impossibilité croissante de trouver des élémens suffisans pour recomposer un pouvoir. La réforme constitutionnelle jetée entre les partis, les actes discrétionnaires accumulés depuis quelque temps, l’exil du général Narvaez, les concessions de chemins de fer dont on commençait à murmurer, étaient sans doute des questions épineuses pour un cabinet nouveau. S’il n’y avait eu que ces questions cependant, un gouvernement loyal et ferme pouvait les trancher ; elles étaient insolubles parce qu’il n’y avait de place que pour un pouvoir sans point d’appui au milieu de l’exaspération des esprits et des ressentimens personnels. De là le caractère des deux ministères qui se succédaient à peu d’intervalle, — l’un ayant pour chef le général don Federico Roncali, l’autre le général don Francisco Lersundi, — et qui n’avaient que quelques mois de vie. La politique modérée ne vivait plus que d’une ancienne impulsion, à vrai dire, et à mesure que cette impulsion s’épuisait, les ministères duraient moins. Ce n’était plus un gouvernement, c’était une réunion d’hommes de bonne volonté, choisis un peu dans toutes les nuances, rapprochés par des considérations de circonstance, et mettant en commun leurs efforts pour exercer une sorte de médiation entre toutes les animosités. La réforme constitutionnelle était un élément de trouble ; — on s’appliquait à en adoucir les termes, et on la déférait entièrement aux cortès. La presse avait été rigoureusement traitée, — on se relâchait de ces rigueurs. Le comité libéral avait été dissous d’autorité et avait vu ses manifestes supprimés ; — on négociait avec lui et on laissait circuler ses manifestes. L’élément militaire était vivement froissé d’être subordonné depuis deux ans à l’élément civil dans les conseils du gouvernement ; — le premier cabinet qui succédait à M. Bravo Murillo, celui du général Roncali, était un cabinet presque militaire : il contenait trois généraux qui se rencontraient avec deux des hommes les plus remarquables du parlement, MM. Alejandro Llorente et Antonio Benavidès. Le ministère Roncali parvenait à détacher quelques membres du comité modéré, il faisait des élections favorables, il réunissait les cortès, et en peu de temps cependant les difficultés étaient les mêmes, les hostilités renaissaient plus vives dans le sénat, où elles se faisaient jour par la voix des chefs militaires. Si quelques voiles pouvaient couvrir les visées de l’opposition, le général Manuel de la Concha, marquis del Duero, les déchirait dans une discussion sur les chemins de fer, en mettant directement en cause « un homme puissant, disait-il, qui exerce une influence fatale et démesurée sur le ministère actuel, comme il l’a exercée sur le ministère antérieur, — un homme à qui est due la chute du duc de Valence, parce que celui-ci avait dit : Je veux être le gouvernement. » Il s’agissait du duc de Rianzarès, mari de la reine Christine. Une suspension nouvelle des cortès après ces discussions, voilà où aboutissait le ministère, et il périssait du même coup.
Le cabinet du général Lersundi était-il plus heureux ? Formé des élémens les plus différens, il se remettait avec une entière bonne foi à cette œuvre ingrate et chaque jour plus difficile de la conciliation. Il prodiguait la tolérance, cherchait à détourner les esprits des émotions politiques, laissait tout le monde convaincu de la droiture de ses vues, et ne réussissait à vivre lui-même que d’une vie éprouvée par une série ininterrompue de crises intérieures. Ces tentatives, plus dignes d’estime qu’efficaces, on les honorait ; mais les hommes les plus considérables refusaient de s’y associer, on en sentait l’impuissance. L’opposition pouvait être partiellement démembrée ou neutralisée momentanément ; elle n’était point vaincue, elle gardait son attitude et sa vivacité. L’opposition avait déjà un mot d’ordre : la liberté, la constitution ! Toutes les opérations de finances, d’industrie et de chemins de fer lui en donnaient un autre : la moralité ! Il y a eu véritablement un instant où on eût dit que l’Espagne se composait de malfaiteurs passant successivement au pouvoir et de Catons s’enveloppant dans leur rigidité romaine. Il y avait certainement une exagération extrême des deux côtés. Il n’est pas moins vrai qu’il s’était élevé à cette époque, dans l’atmosphère morale de la Péninsule, un nuage épais de préventions et de soupçons, — que le principal concessionnaire de chemins de fer, M. Salamanca, était peu en faveur auprès des oppositions, — que de M. Salamanca on remontait aux ministres, des ministres à toutes les influences du palais, des affaires de gouvernement aux questions les plus personnelles, les plus intimes, et que dans cet amas d’accusations de tout genre tous les élémens politiques de l’Espagne étaient mis en cause, livrés et discrédités. À ce travail persistant, le ministère Lersundi ne pouvait opposer que ses efforts modestes et ses bonnes intentions. Il fallait en venir à une solution, et le cabinet du 18 septembre 1853 se forma sous la présidence de M. Luis-José Sartorius, comte de San-Luis, pour donner enfin un gouvernement à la Péninsule.
Ce n’était point une solution, et ce n’était point un gouvernement ; c’était une énigme de plus dans les conditions politiques de l’Espagne. Il faut faire la part des circonstances. Le ministère du 18 septembre avait le malheur d’être le dernier venu, sur lequel se résolvaient tous les orages d’une situation pleine d’incohérences accumulées ; il arrivait à un moment où il n’y avait guère de choix qu’entre les chemins qui conduisent à une catastrophe. Cela dit, de tous les ministères qui pouvaient se former, c’était celui qui était le moins fait pour échapper à cette terrible alternative. Ce n’est pas que le nouveau président du conseil n’eût une politique ; il en avait même deux, et c’est ce qui le perdit. La première de ces politiques consistait à épuiser la voie des concessions, à prendre littéralement le programme des oppositions ; la seconde consistait à tout réduire et à tout dompter là où la conciliation aurait échoué ; seulement le succès de cette double politique ne pouvait être le prix que d’une grande, d’une réelle et incontestable autorité, et cette autorité manquait au cabinet autant qu’à son chef.
Jeune, entreprenant, très décidé à relever sa fortune par quelque tentative propre à mettre fin à la situation critique de l’Espagne, le nouveau président du conseil trouvait dans son passé plus d’un obstacle. Qu’on songe que membre de l’administration du duc de Valence de 1848 à 1851, il en avait été ce qu’on pourrait appeler la partie faible et attaquée. Lorsqu’on accusait le cabinet Narvaez de remplir le congrès de ses créatures, c’est sur le comte de San-Luis qu’on en faisait poser la principale responsabilité ; c’est contre M. Sartorius que s’était élevée pour la première fois, justement ou injustement, cette terrible question de moralité avec laquelle on battait en brèche tous les ministères. Jeté dans l’opposition sous M. Bravo Murillo, membre du comité libéral, M. Sartorius avait semblé faire en quelque sorte une guerre à part, pour son propre compte, et s’était habilement détaché de la coalition comme pour offrir au pouvoir royal, par sa neutralité, la ressource d’une combinaison nouvelle. Les oppositions avaient pressenti le sens de cette évolution et s’étaient armées déjà contre cette candidature de leurs vieux et de leurs nouveaux griefs. En un mot, on faisait un crime au comte de San-Luis de la rapidité de sa fortune, de ses connivences présumées, de ce que l’on considérait comme une défection et comme le mouvement d’une ambition ardente. Dans le cabinet même, à côté du ministre de la guerre, soldat estimé, à côté du marquis de Molins et du marquis de Gerona, le nom du ministre des travaux publics, de M. Esteban Collantès, soulevait de vives préventions. La présence d’un progressiste, M. Domenech, au ministère des finances, semblait un fait étrange, et comme la politique ne l’expliquait pas, on y voyait le résultat d’engagemens personnels du président du conseil, qui n’aurait même connu le nom de son futur collègue, suivant certaines versions, que peu d’heures avant de le présenter à la reine.
Dans ces conditions, on peut le dire, la conciliation était moins une politique qu’un système de ralliement individuel pratiqué à l’égard des hommes, et d’un succès très incertain. Le comte de San-Luis donnait les grands emplois de la guerre aux principaux chefs militaires de l’opposition, aux généraux José de la Coucha, Cordova, Ros de Olano, et, chose singulière, il n’arrivait qu’à s’aliéner les généraux qu’il éloignait sans gagner ceux dont il recherchait l’appui. Il ne lui servait de rien de rappeler définitivement le général Narvaez en Espagne, de convoquer les cortès, de soumettre aux chambres toutes les concessions de chemins de fer, de retirer les réformes constitutionnelles, de prendre, en un mot, aux oppositions tout leur programme. Dès que le parlement s’ouvrait, le comte de San-Luis trouvait réunis contre lui, dans une formidable coalition, les hommes qui l’avaient combattu autrefois et ceux dont il avait été le collègue, les libéraux et les partisans des réformes constitutionnelles, l’opposition militaire et l’opposition civile, les amis des ministères tombés et les amis des ministères en expectative. L’orage amassé dans le sénat éclatait par un vote qui ralliait 105 voix systématiquement hostiles contre 69 restées fidèles au cabinet.
Ce fut un tort du sénat indubitablement. Il jouait la paix et le sort de l’Espagne pour une question vulgaire, pour ce qu’on nommait une affaire d’étiquette parlementaire. Il s’agissait de savoir s’il fallait discuter une proposition partielle sur les chemins de fer, produite dans le sénat, lorsque le gouvernement avait présenté une loi générale au congrès. C’était puéril ; mais cela ne faisait que mieux ressortir le caractère de cette signification hautaine d’indignité infligée à la personne morale du ministère encore plus qu’à sa politique. Ce n’était plus une discussion, c’était un duel. « Si nous avons la victoire, disait le général Ros de Olano, c’est le ministère qui est tué ; si nous succombons, c’est le sénat qui est mort ! » Le général Ros de Olano se trompait : sénat et gouvernement, gouvernement et sénat étaient morts du même coup. Ce jour-là, le 8 décembre 1853, une révolution fut fomentée au sein du sénat espagnol. Ce fut sans doute aussi le tort du gouvernement de répondre à une impatience d’opposition par une impatience de pouvoir, à un vote hostile par une suspension indéfinie des certes. Strictement, il ne dépassait peut-être pas son droit. Politiquement et moralement, c’était un conflit à outrance accepté par tous, après une trêve inutilement offerte et injurieusement repoussée.
Au fond, l’alternative même que semblait s’être posée le comte de San-Luis, entre la politique de conciliation et la politique de compression, avec le dessein de les épuiser toutes deux, dénotait que l’une et l’autre de ces politiques étaient pour lui des expédiens, et un expédient ne tranche point de telles crises. La lutte n’était plus dans le parlement, il est vrai ; elle était partout sous la forme d’une agitation clandestine et menaçante. L’esprit de parti, exaspéré d’une déception nouvelle, tendait de plus en plus à envelopper dans une sorte de solidarité fatale le ministère et la royauté elle-même, réduite à l’isolement au milieu d’une déconsidération croissante. Dans cette opposition confuse, cela est certain, il y avait des groupes où, faute d’un changement de ministère, on ne reculait plus devant l’extrémité d’un changement dynastique. L’éviction de la maison de Bourbon prenait le déguisement de cette chimère presque grandiose de la réunion de l’Espagne et du Portugal sous le sceptre de la dynastie de Bragance, et cette pensée eut même un moment assez de consistance pour qu’on voulut savoir le degré d’appui qu’elle trouverait dans les conseils de l’Angleterre. Lord Clarendon en fut informé ; il déclina absolument ces ouvertures, mais il put mesurer le chemin qu’avaient fait les idées d’opposition au-delà des Pyrénées. Le gouvernement, de son côté, se rejetait dans l’excès des mesures dictatoriales. Une fois dans cette voie, il n’y avait plus d’issue. Les généraux Manuel et José de la Coucha, O’Donnell, Infante, Armero, Serrano, Zabala, des hommes politiques, des rédacteurs de journaux, étaient successivement internés, exilés ou déportés.
Quel était le but dernier du comte de San-Luis ? Il avait sans doute, lui aussi, son acte d’autorité souveraine en réserve, son projet de réforme constitutionnelle. Il voulait, à ce qu’il semble, frapper le sénat, qui était un foyer d’opposition depuis deux ans, achever la désorganisation des anciens partis et aller chercher un appui dans les masses. L’Espagne se trouvait entre une révolution et un coup d’état, — et tel se pose naturellement une question grave : combien de temps un pays peut-il assister à ce spectacle de tous les désordres dans les régions politiques sans se sentir lui-même atteint ? La Péninsule voyait depuis deux ans les conflits et les crises du pouvoir se succéder, et elle restait calme. Une première insurrection militaire qui éclatait à Saragosse dans l’hiver de 1854 ne trouvait encore aucun écho dans la population ; mais en réalité il se poursuivait partout un travail profond de désaffection. Le gouvernement, avec sa dictature, voyait le pays lui échapper. Il n’avait ni l’armée, dont il proscrivait les chefs, ni la noblesse, dont il froissait la fierté, ni les classes politiques acharnées contre lui, ni le peuple, sur lequel il prélevait un emprunt forcé sous la forme d’une anticipation d’impôts. Il vivait dans une telle atmosphère d’hostilité, que pendant cinq mois le généra] O’Donnell, qui avait reçu l’ordre de se rendre aux Canaries, et qui avait résisté à cette injonction, put rester caché à Madrid sans être découvert. O’Donnell changeait souvent d’asile ; il fut malade au point de recevoir les sacremens ; on ne le trouva pas. Qu’il y eût une conspiration permanente dans cet intervalle, tout le monde le savait ; le petit nombre s’y associait activement, le reste laissait conspirer. Voilà où en était l’Espagne au mois de juin 1854.
Maintenant, à ce point extrême, qu’on observe deux faits : le parti progressiste parait, à peine jusqu’ici dans cette mêlée. Sans doute il est l’allié des dissidens conservateurs dans leur opposition, et en définitive c’est à son profit que se joue cette triste partie ; mais il ne se montre point avec sa politique et son drapeau à la tête d’un mouvement d’opinion. Cela est si vrai qu’en ce moment même M. Olozaga, qui était à Bayonne, faisait offrir son appui et celui de ses amis au général Cordova, s’il formait un ministère en rouvrant les cortès et en donnant place dans le conseil à deux progressistes des plus connus par leur modération, MM. Cantero et Gomez de la Serna. Ce n’est point visiblement en outre par un vice de doctrines et de principes que le gouvernement des idées modérées succombait en Espagne ; la paix extérieure du pays à travers toutes les crises restait comme un dernier témoignage de l’efficacité de ces idées. Le gouvernement modéré périssait par les passions et les ambitions des hommes, par les témérités des uns et les impatiences des autres, par une émulation universelle à s’entredétruire, en se servant de toutes les armes, même des plus terribles, même de celles qui réduisent en poussière les institutions. Cette œuvre de destruction accomplie, il n’y avait plus que la force pour faire sortir une situation nouvelle de la poussière des pouvoirs et des partis, en transportant le drame sur un autre terrain, — et, par une ironie singulière, c’est la puissance de la discipline militaire qui venait en aide à une révolution.
Le mouvement du 28 juin 1854, indépendamment de ses causes politiques, a cela de curieux en effet qu’il est l’œuvre de la discipline. C’est le directeur de la cavalerie de l’armée, le général Dulce, investi du droit régulier de commander à ses soldats, qui les réunit un matin au Camp des Gardes, près de Madrid, les met aux ordres de l’insurrection, et les soldats obéissent. Le gouvernement était prévenu de la défection du général Dulce ; il crut à ses protestations de fidélité. Dans la nuit même du 27 au 28 juin, le ministre de la guerre, le général Blaser, fut averti de l’agitation de la garnison ; il répondit qu’il savait ce que c’était, qu’il s’agissait tout simplement d’une revue. Quelques heures après, la revue était un pronunciamiento de plus dans l’histoire de l’Espagne, — pronunciamiento auquel le général Dulce donnait sa force en lui amenant presque toute la cavalerie de Madrid, et dont le principal chef était le général don Leopoldo O’Donnell, comte de Lucena.
O’Donnell n’était nullement connu jusque-là pour la vivacité de ses opinions libérales. Homme de passions ardentes sous un extérieur froid, mélange singulier de l’irlandais et de l’espagnol, il était plutôt soupçonné de nourrir de vagues penchans absolutistes, ou du moins des sentimens conservateurs très prononcés. Parvenu jeune aux premiers grades de l’armée, — il est né en 1809, — lieutenant-général à trente ans, illustré dans la dernière guerre par des actions d’éclat, dont l’une lui a valu son titre de comte, O’Donnell, à la tête de l’armée du centre, avait été en 1840 l’appui de la reine Marie-Christine dans sa lutte avec le duc de la Victoire. Il avait à cette époque partagé la fortune de la régente et du parti modéré dans l’émigration, avait pris les armes contre Espartero au mois d’octobre 1841, en plantant le drapeau de l’insurrection sur la citadelle de Pampelune, tandis que l’infortuné Diego Léon et Concha tentaient d’enlever la reine Isabelle à Madrid, — et il n’était rentré en Espagne en 1843 que pour aller comme capitaine-général à Cuba, où il passait cinq ans loin des agitations parlementaires. Nommé directeur-général de l’infanterie en 1849 par Narvaez, il était éloigné de ce poste en 1851 dans les premiers temps du ministère de M. Bravo Murillo, et alors commençait cette opposition, chaque jour plus implacable, qui venait se dénouer au Camp des Gardes, où, à côté d’O’Donnell et de Dulce se trouvaient réunis les généraux Ros de Olano, Messina et Echague.
La première pensée du général O’Doimell et de ses compagnons n’allait point au-delà du renversement du ministère San-Luis et du maintien de la constitution de 1845. C’est le sens d’une lettre collective qu’ils faisaient parvenir d’Alcala de Henarès à la reine le 28 juin. Ils demandaient à Isabelle, comme sujets fidèles et dévoués à son trône, de renvoyer son cabinet, de rouvrir les cortès et de suspendre l’emprunt forcé qui avait été décrété dictatorialement. Le général O’Donnell croyait même encore atteindre son but par le simple effet de cette manifestation, sans lutte ; sans combat, en réduisant le gouvernement à mourir d’impuissance en présence de l’armée ébranlée et de la population civile excitée à se prononcer. C’est dans ces conditions que la reine Isabelle, qui était à la Granja, rentrait à Madrid le soir du 28 juin, et que le ministère se trouvait subitement placé entre une retraite immédiate qui ressemblait à une capitulation du pouvoir et la nécessité d’une répression qui pouvait avoir des conséquences incalculables. La nécessité de la répression l’emporta après une journée passée en préparatifs et en négociations secrètes. La reine répugnait profondément à un conflit qui déchirait en deux l’armée espagnole. Elle voulait monter à cheval et aller elle-même à la tête des troupes fidèles au-devant des insurgés. Si ce mouvement à la Marie-Thérèse eût été suivi, que serait-il arrivé ? Le ministère serait resté sans doute sur le champ de bataille ; mais dans un pays sensible à toutes les scènes émouvantes et chevaleresques, peut-être les esprits eussent-ils reçu une commotion salutaire qui aurait changé la situation politique de l’Espagne. On arrêta l’élan spontané de la reine, et la lutte acceptée par tous s’engageait le 30 juin près de Madrid, à Vicalvaro.
Première étincelle de guerre civile ! signal nouveau de révolution jeté à un pays lassé de révolutions ! c’était une question décisive de savoir si ces soldats, confondus la veille sous le même drapeau et partagés le lendemain en deux camps ennemis, se serviraient de leurs armes les uns contre les autres. L’insurrection disposait d’une cavalerie assez nombreuse qui était sa seule force. Le gouvernement marchait au combat avec des moyens d’action diminués, ne sachant point au juste le degré de fidélité des troupes qui lui restaient en infanterie et en artillerie. Par le fait, les généraux soulevés se flattaient encore d’entraîner au dernier moment un brigadier de la garnison sur lequel ils comptaient, et dont la défection sur le terrain pouvait changer la face des choses. La loi du devoir fut plus forte que les connivences secrètes, et les soldats des deux côtés se battirent avec une intrépidité égale. Dès qu’il n’y avait défection de part ni d’autre, la cavalerie de l’insurrection eût tardé à prendre l’infanterie et les canons du gouvernement, tout comme l’artillerie et les fantassins du gouvernement étaient hors d’état de poursuivre les cavaliers rebelles. Chacun se retira en s’adjugeant la victoire. O’Donnell publia le bulletin des opérations de la division monarchique-constitutionnelle, le gouvernement distribua des grades plus qu’il ne fallait en semblable circonstance. En réalité, il n’y avait ni vainqueurs ni vaincus ; mais par son incertitude même le combat de Vicalvaro forçait l’insurrection de modifier son plan de campagne, de chercher de nouveaux appuis, de nouveaux alliés, et c’est là, on va le voir, ce qu’il avait de grave au point de vue militaire aussi bien qu’au point de vue politique.
Qu’avait voulu le général O’Donnell ? Avec son noyau de troupes, il avait essayé d’ébranler la fidélité du reste de la garnison ; il n’avait point réussi. Il avait offert à Madrid l’occasion de se prononcer, Madrid n’en avait rien fait. De là pour l’insurrection la nécessité de chercher fortune ailleurs, il restait à choisir une direction : on prit celle de l’Andalousie, qui offrait plus de ressources, des étapes plus sûres, des moyens d’action plus nombreux. O’Donnell, avec ses cavaliers, croyait pouvoir renouveler l’expédition du célèbre partisan carliste Cornez, et battre pendant quelques mois les routes de l’Espagne, attirant à sa suite les troupes du gouvernement ou tentant quelque coup décisif suivant l’occasion. Politiquement, le combat de Vicalvaro avait un résultat plus grave encore : il conduisait au programme de Manzanarès du 7 juillet, et le programme de Manzanarès, œuvre d’un jeune publiciste, M. Canovas del Castillo, aujourd’hui député aux cortès, était un appel aux progressistes, dont il prenait quelques-unes des idées. Il adoptait pour symbole la réforme du régime administratif, des lois d’élections et de la presse, il invoquait une régénération libérale placée sous la garantie de l’établissement des milices nationales. En un mot, il était calculé pour rallier à la bannière levée au Camp des Gardes des nuances plus avancées d’opposition. Ainsi militairement et politiquement ce triste et fatal combat de Vicalvaro avait pour effet de donner à l’insurrection un caractère plus sérieux, de l’étendre, de l’éloigner du centre, par conséquent de la rendre plus difficile à atteindre. C’était là le danger pour le gouvernement, et ce danger se révélait déjà dans la difficulté de former une colonne expéditionnaire pour la lancer à la poursuite des insurgés. Ce n’est que le 5 juillet que la colonne, aux ordres du ministre de la guerre lui-même, pouvait quitter Madrid. Encore le général Blaser était-il obligé de marcher avec une extrême circonspection, tenant ses corps rapprochés et serrés pour ainsi dire dans les liens d’une vigilance incessante.
Le seul côté favorable du combat de Vicalvaro, c’est qu’il avait été une épreuve en apparence victorieuse pour la discipline de l’armée et pour l’esprit de la population civile. Parmi les troupes du gouvernement, il n’y avait pas eu une désertion ; Madrid était resté un jour entier sans garnison, et rien n’avait remué. Cela veut-il dire que le général O’Donnell n’eût point de partisans dans Madrid, que le parti progressiste et le parti révolutionnaire plus extrême n’existassent point ? Les uns et les autres existaient ; mais les amis d’O’Donnell étaient des banquiers, des négocians, des hommes politiques qui ne font point en général de barricades. Quant aux révolutionnaires de toutes nuances, ils raisonnaient avec la perspicacité de gens qui sentent que leur force ne vient point d’eux-mêmes. Ils se disaient que s’ils tentaient un soulèvement pendant que le général O’Donnell était aux portes de Madrid, il leur arriverait de deux choses l’une : ou ils seraient battus, et alors ils porteraient les premiers le poids d’une répression probablement terrible ; ou ils seraient victorieux, et alors ils auraient vaincu pour O’Donnell, qui resterait le maître de la situation à la tête de ses soldats et du reste des troupes. Ils gagnaient tout à attendre au contraire. O’Donnell s’éloignait, le gouvernement était réduit à s’affaiblir pour aller chercher l’insurrection en Andalousie, le pays avait le temps de s’émouvoir, et les esprits s’animaient. Le gouvernement se méprit complètement sur la réalité de cette situation. Ce calme auquel le pays avait de la peine à s’arracher le trompa en redoublant sa sécurité et sa hardiesse. Il se faisait illusion à lui-même et cherchait à inspirer la confiance aux autres. Un instant même il laissait croire que le général Narvaez venait de lui offrir son épée. La vérité est que le général Narvaez, retiré à Loja, n’avait rien offert au gouvernement pas plus qu’il ne voulait répondre à l’appel pressant que le général O’Donnell lui adressait à deux reprises. Le duc de Valence était de ce petit nombre d’hommes tels que MM. Pidal, Mon, Martinez de la Rosa, que les circonstances avaient jetés dans l’opposition depuis deux ans, mais que leurs instincts politiques, autant que leur situation, éloignaient de tout mouvement violent, et qui gémissaient attristés en voyant les événemens prendre un cours invincible. Le ministère s’enivrait de sa propre confiance et de ses bulletins. Il ne se réveilla qu’en apprenant coup sur coup que le régiment de cavalerie de Montesa, envoyé contre les rebelles, s’était débandé, que la garnison de Valladolid s’était prononcée, et que celle de Barcelone, le capitaine-général en tête, adhérait au soulèvement d’O’Donnell : alors il disparut littéralement, entraînant avec lui le gouvernement tout entier. Le comte de San-Luis prit à peine le temps de prévenir le général Cordova qu’il allait être appelé par la reine pour former un nouveau cabinet.
C’était le 17 juillet, peu après midi. Quelques heures plus tard, à la sortie d’une course de taureaux, l’insurrection prenait feu dans Madrid, comme une traînée de poudre allumée par une main invisible. Et ici on peut voir une fois de plus ce que deviennent les paroles des partis quand elles sont livrées à l’interprétation des multitudes. Les hôtels des principaux membres du dernier cabinet, du comte de San-Luis, de M. Domenech, de M. Esteban Collantès, étaient d’abord incendiés et pillés. Depuis deux ans, l’agiotage, les concessions de chemins de fer, étaient les thèmes habituels de toutes les oppositions ; — on courait mettre le feu à la maison de M. Salamanca. La reine Christine était signalée comme fomentant toutes les intrigues et tous les coups d’état de son palais de la rue de Las Rejas — on se précipitait vers le palais de la reine-mère. Pendant ce temps où était le gouvernement ? où étaient les ministres ? Il n’y en avait point. Le comte de San-Luis avait disparu, le général Cordova n’avait pu encore former un cabinet. À neuf heures et demie du soir, le 17, le général Cordova était obligé de prêter serment à la hâte entre les mains de la reine pour tenir tête à une bande qui s’approchait du palais, et même il fallut attendre, parce qu’on ne trouvait pas le formulaire du serment. Nul ordre, nul préparatifs l’insurrection surprenait le gouvernement en déshérence, la monarchie seule, sans conseils, sans ministres et sans défense organisée.
L’homme le plus embarrassé de l’Espagne en ce moment était à coup sûr celui qui avait reçu la mission de ramasser ce pouvoir tombé à terre, en présence d’une insurrection dont on ne connaissait au juste ni les proportions ni le but. Le général Cordova raconte assez naïvement, il nous parait, dans un mémoire, qu’il s’était préparé à ce rôle de médiateur entre les partis. Il s’était toujours montré opposé aux projets de coups d’état. Il avait refusé d’entrer dans les derniers cabinets, nourrissant à son tour l’ambition ou l’illusion d’une combinaison politique à laquelle il présiderait, et il pouvait être fortifié dans cette pensée par les promesses de concours que lui faisait parvenir M. Olozaga. Le général Cordova n’avait oublié dans ses calculs qu’un élément considérable. — l’imprévu, qui venait le mettre en demeure de réaliser sa tentative dans le feu d’une crise révolutionnaire. À minuit, le général Cordova n’avait encore trouvé qu’un collègue. Au point du jour, le 18, l’heure de sa présidence du conseil était passée ; il ne restait plus que comme ministre de la guerre dans un cabinet dont le chef était un homme d’un génie inoffensif et aimable, le duc de Rivas, et qui réunissait deux autres membres de l’opposition conservatrice, MM. Rios Rosas et Luis Mayans, à côté de trois progressistes modérés, MM. Cornez de la Serna, Cantero et Miguel de Roda. C’est ce qu’on a nommé le ministère des quarante heures : — pouvoir de transaction ou de transition, si on n’aime mieux l’appeler un pouvoir de miséricorde.
Que pouvait-il ce ministère, sur lequel on a rejeté au dernier moment toute la responsabilité ? Formé dans une heure de détresse pour couvrir le trône et la société, composé d’hommes qui avaient des origines et des engagemens différens, il était à la fois trop régulier pour souscrire à une révolution et trop faible pour la dominer : par sa résistance impuissante comme par ses demi-concessions, il ne faisait que lui donner une impulsion plus vive. Il avait beau donner l’ordre de cesser le feu au risque de se désarmer lui-même, annoncer l’ouverture des cortès, aller chercher dans sa prison, pour l’envoyer en pacificateur auprès de l’émeute, un des officiers insurgés de Vicalvaro, le colonel Garrigo, qui avait été fait prisonnier, condamné par un conseil de guerre, puis gracié par la reine : n’importe, la lutte renaissait sur tous les points ; des juntes commençaient à se former, et des hommes accrédités, tels que le général San-Miguel, acceptaient le patronage de l’insurrection. La solitude où se trouvait ce ministère était immense. Enfermé dans le palais, il n’avait ni communications extérieures, ni amis, ni agens, ni serviteurs : tout le monde fuyait cette ombre de gouvernement. Les moyens militaires étaient au même niveau. Pour faire face à une révolution, le général Cordova disposait de deux mille hommes, dont une portion considérable était employée à préserver de toute attaque le palais de la reine. Les anciennes autorités militaires s’étaient retirées, et on ne savait par qui les remplacer. En moins de deux jours, il y eut successivement à Madrid quatre capitaines-généraux. Cependant l’insurrection grandissait, par cela même qu’elle n’était point vaincue et que l’impuissance du gouvernement semblait plus avérée. Dans les extrémités de ces journées terribles, on eut un instant l’idée d’entraîner la reine hors de Madrid avec les forces militaires restées intactes. Pensée périlleuse qui fut heureusement combattue ! Le vieux duc de Castroterreño se jeta, dit-on, aux genoux d’Isabelle pour la détourner de ce conseil. Les amis les plus dévoués et les plus clairvoyans de la reine sentaient que si elle quittait Madrid, c’en était fait peut-être de sa couronne.
C’est de cet ensemble de conjonctures que naissait, le 19 juillet, la résolution de remettre le gouvernement au duc de la Victoire ; mais le duc de la Victoire était loin, et il fallait vivre jusqu’à son arrivée. Or les troupes étaient désarmées par ce changement d’autorité qui les laissait sans direction. Ce faible ministère, qui se débattait depuis deux jours et dont les instans étaient marqués, devenait plus impuissant encore pour préserver jusqu’au bout la majesté du trône. Il ne restait plus d’autre issue à la reine que de se faire défendre par l’insurrection elle-même, en appelant le plus modéré des révolutionnaires, le général San-Miguel, qui s’était laissé placer à la tête d’une junte. Puis Madrid fut en liesse : les barricades, en réalité peu nombreuses pendant la lutte, se multiplièrent à l’infini. Le peuple en fit son amusement, ornant ces citadelles de l’émeute des portraits de la reine, d’Espartero, des généraux de Vicalvaro, mêlant, en un mot, dans ses entraînemens passionnés tous les mots d’ordre et tous les drapeaux.
Passer en deux jouis du ministère du comte de San-Luis à une véritable dictature déférée au duc de la Victoire dans la dissolution de tous les pouvoirs réguliers, quel rapide chemin ! Et sur ce chemin, quelles foudroyantes étapes ! Les événemens une fois accomplis, il est aisé sans doute d’imaginer toute sorte de combinaisons qui auraient pu les conjurer. Il est plus difficile de savoir quelle est celle de ces combinaisons qui aurait eu une efficacité quelconque, surtout quand on songe que l’orage se formait sur l’Espagne depuis deux ans. Si le ministère était tombé au 28 juin, dit-on, si le général O’Donnell eût été appelé, tout était fini. Rien n’était fini au contraire ; c’était évidemment une crise nouvelle qui s’ouvrait par une capitulation sans combat devant la pire des séditions, — une sédition militaire consommée par un abus de la discipline. Si du moins au 18 et au 19 juillet on eût confié la direction des opérations militaires dans Madrid au général San-Miguel, au lieu de la laisser aux mains du général Cordova, dont le nom était impopulaire, toutes les extrémités de la lutte pouvaient encore être évitées, ajoute-t-on. — Mais le général San-Miguel, tout honorable qu’il fût, n’était qu’un insurgé de plus placé bientôt à la tête d’une junte révolutionnaire, et les ministres progressistes du cabinet de quarante heures ne crurent pas eux-mêmes qu’il pût exercer un commandement. Lorsque enfin tout fut accompli et qu’il fallut se rendre, n’eût-il pas mieux valu consentir à appeler le général O’Donnell, dont les antécédens étaient tout conservateurs, que se livrer au duc de la Victoire, dont le nom était le symbole d’une victoire progressiste ? D’abord O’Donnell était à cent lieues de Madrid, et l’insurrection était là, menaçante. Cette raison n’était point cependant suffisante, puisque le duc de la Victoire se trouvait également éloigné. Il y en avait une autre plus intime. O’Donnell, après tout, n’avait point cessé, aux yeux de la cour, d’être le rebelle du 28 juin. On pouvait lui imputer la responsabilité des événemens qui se succédaient, et il n’est point surprenant qu’il y eût contre lui un ressentiment plus vif, plus personnel. Espartero au contraire avait vécu retiré jusque-là, étranger aux luttes récentes des partis et à leurs manifestations violentes, paisible dans l’effervescence universelle. On le croyait du moins. Seulement, — et c’est un point à préciser, — quand la reine pensait s’adresser au sujet fidèle, le duc de la Victoire avait déjà quitté sa retraite de Logroño, pour aller porter l’autorité de son nom et de sa présence au pronunciamento de Saragosse, accompli dès le 17. De quelque côté qu’elle se tournât, la reine Isabelle rencontrait donc la révolution partout. La royauté se trouvait décidément prisonnière au milieu de ce réseau d’insurrections qui allaient en se multipliant. En définitive il y avait trois foyers principaux où s’agitait le sort de l’Espagne : la junte de Madrid, restée la seule autorité survivante au centre de la monarchie à dater du 19 juillet ; la junte de Saragosse, où Espartero allait recevoir la délégation de sa souveraine à la tête d’une révolution, et le camp des généraux de Vicalvaro, qui, pour être un moment éclipsés, ne demeuraient pas moins les premiers promoteurs du mouvement.
La junte de Madrid avait un caractère particulier parmi toutes les juntes sorties de terre au même instant sur tous les points de l’Espagne, selon l’usage invariable. Elle exprimait assez exactement le sens complexe de cette révolution, qui avait été d’abord l’œuvre d’une fraction dissidente du parti conservateur, et à laquelle l’intervention du parti progressiste venait, au dernier moment, donner une couleur plus tranchée et plus menaçante. C’était un assemblage incohérent de deux juntes, — l’une organisée chez un banquier, M. Sevillano, et groupant des hommes relativement modérés, l’autre créée dans les faubourgs de Madrid et composée d’hommes isolés, peu nombreux, mais ardens et appartenant à la démocratie la plus avancée, comme MM. Rivero, Salmeron y Alonso, Ordax y Avecilla. Les deux juntes s’étaient réunies après le combat pour n’en former qu’une seule sous la présidence du général San-Miguel. En somme, les modérés dominaient dans cet amalgame, et s’ils étaient réduits à d’étranges concessions telles que le ridicule l’établissement de la municipalité de 1843, ou la suppression du conseil d’état par un simple décret, ils réussissaient, après une longue lutte, à empêcher que le concordat ne fût aboli par le même procédé expéditif ; ils se seraient encore moins prêtés à une entreprise directe contre la monarchie. En un mot, ils se retranchaient dans quelques positions principales, en abandonnant le reste comme une rançon de guerre civile. Nul ne personnifiait mieux cette junte que le général San-Miguel, devenu dans ces circonstances une sorte de dictateur temporaire.
Le général don Evaristo San-Miguel est un de ces hommes qui ont dans leur vie une heure où ils servent leur pays, où ils le sauvent peut-être, sans être faits pour le premier rôle. Esprit chimérique et cœur loyal, imbu de toutes les illusions de 1812, ancien ministre constitutionnel de 1823, autour d’une Histoire de Philippe II, San-Miguel nourrissait les opinions progressistes les plus prononcées, et en même temps il aimait la reine, il se faisait son chevalier et était prêt à la défendre. Ses cheveux blancs autant que ses antécédens libéraux servaient à sa popularité. Pendant quelques jours, il fut tout à Madrid, président de la junte, ministre universel, capitaine-général, chef du peuple et de l’armée, plénipotentiaire de la royauté et de l’insurrection. Il passait la nuit au palais, la journée à la junte et aux barricades, prodiguant sa vieillesse et ses bonnes paroles. Il était tout, disons-nous, — bien entendu à la condition de ne pouvoir empêcher dans les premiers instans les plus violens excès. C’est ainsi qu’une espèce de commission révolutionnaire présidée par le torero Pucheta faisait fusiller sans autres façons l’ancien chef de la police Chico et deux de ses domestiques. En vérité, Pucheta et le général San-Miguel étaient les deux puissances de Madrid, — l’un se faisant l’exécuteur des passions révolutionnaires, l’autre exerçant son influence modératrice, faisant reculer le drapeau rouge dès qu’il se montrait, imposant silence aux cris républicains proférés par quelques fanatiques. Tout l’effort de San-Miguel et des modérés tendait à maintenir un certain ordre dans le désordre, à défendre la reine, à réserver le plus possible les questions de gouvernement et à gagner le moment où un pouvoir renaîtrait de cette gigantesque anarchie. Il restait à savoir quel serait ce pouvoir, quel allait être le cours et quelles seraient les limites de cette dévolution. Or c’est ici que se noue le drame de la situation de la Péninsule et des événemens qui ont suivi.
La force des circonstances plaçait évidemment le nœud de cette situation entre les mains du général Espartero, qui se trouvait à la fois président de la junte de Saragosse et chef désigné du pouvoir impatiemment attendu à Madrid. Ainsi reparaissait sur la scène un personnage qui n’avait rien de nouveau pour l’Espagne, qu’un mouvement immense avait rejeté hors de la politique en 1843. Depuis sa chute, le duc de la Victoire avait passé quatre ans d’émigration à Londres, sans éclat et étranger à toute intrigue. Rentré en Espagne en 1847, nommé sénateur par un ministère qui espérait l’opposer à Narvaez, il était resté à Logroño, dans la Rioja, honoré pour son passé militaire, à demi oublié, et c’est là que les événemens venaient le chercher tout à coup. Pendant sa régence, Espartero avait été loin de paraître à la hauteur da sa position et surtout des prétentions qu’on lui supposait. Il s’était montré révolutionnaire sans décision et sans idée arrêtée, ambitieux irrésolu, chef de parti inactif, capable du bien et du mal par circonstance ou par inertie plutôt que par choix. Ce qu’il avait été dans la première partie de sa carrière, allait-il l’être encore ? La décision et l’activité qu’il n’avait point eues autrefois, les retrouverait-il après dix années passées dans le repos, loin des affaires ?
Le premier mouvement d’Espartero, en rentrant dans la vie politique, était de recourir à son moyen habituel, la temporisation, — une temporisation menaçante. Qu’on remarque en effet qu’il recevait, le 21 juillet au matin, l’invitation de la reine, et qu’il laissait s’écouler huit jours avant de se rendre à cet appel. Pendant ce temps, toute sorte d’espérances et d’ambitions s’agitaient à Saragosse autour d’Espartero. La junte aragonaise avait un caractère plus révolutionnaire que celle de Madrid. Elle s’instituait junte de gouvernement et affectait une véritable suprématie sur tous les mouvemens insurrectionnels du pays. Elle nommait Espartero généralissime des armées nationales de toutes les Espagnes, avec pouvoir de distribuer des grades et des emplois. Il se préparait même un ministère aragonais. Les projets les plus indéfinis se cachaient sous un de ces mots qui sont le commode passeport de toutes les tentatives : « que la volonté nationale s’accomplisse ! » Ce mot avait en outre l’avantage d’exprimer le vague des idées du duc de la Victoire. À Madrid, on crut et on dit que ces lenteurs et ces mystères n’avaient d’autre but que d’abandonner la révolution à elle-même, afin qu’elle contraignit la reine à l’abdication ou à la fuite, et que la situation se trouvât simplifiée par la suppression de cet embarras, — c’était l’expression dont on se servait. Si Espartero ne pensait point ainsi, il laissa du moins croire le contraire, en se posant comme une énigme et en tergiversant quand chaque minute était décisive.
Une mission dont le duc de la Victoire chargeait un de ses aides de camp, le général Allende Salazar, auprès de la reine, n’était point de nature à dissiper ces obscurités. C’est le 24 juillet que le général Salazar arrivait à Madrid, et il fut reçu immédiatement au palais. Il était porteur d’une lettre d’Espartero où celui-ci disait que « les événemens survenus étaient prévus par lui depuis longtemps, que son cœur patriotique en gémissait, et que son envoyé, qui avait toute sa confiance, dirait à la reine Isabelle à quelles conditions il accepterait le pouvoir. » Quelles étaient ces conditions ? Le général Allende Salazar, qui a nié depuis avoir voulu manquer de respect à la reine, commença sur ce point un discours tout au moins des plus véhémens ; il dit qu’Espartero n’aurait confiance en son pouvoir que s’il lui était remis par des cortès constituantes. Cependant il ne formulait rien de précis. Le fait est que ni la reine ni le général San-Miguel, qui était présent, ne purent comprendre. Il fallut s’ajourner à une seconde audience où l’envoyé d’Espartero présenterait ses conditions écrites. On ne comprit pas plus l’exposé écrit que l’exposé verbal, et la reine finit par accepter, sans trop savoir ce qu’elle acceptait. L’attitude de l’envoyé d’Espartero auprès de la junte de Madrid ne fut pas moins singulière ; elle était pleine d’ambiguïté et d’impatience ; elle semblait laisser entendre ce que les paroles n’exprimaient pas, c’est-à-dire que la junte ne faisait point assez sans doute pour l’accomplissement de la volonté nationale. Toute cette diplomatie irrita fort les hommes modérés de la junte, d’autant plus qu’elle était l’espoir et l’encouragement des passions révolutionnaires qu’ils s’efforçaient de contenir. Le général San-Miguel ne fut pas le dernier à s’expliquer avec vivacité ; il écrivait lettre sur lettre à O’Donnell pour le presser d’accourir, et il n’eût point même reculé devant la tâche de faire un ministère sans Espartero, au besoin contre lui.
Le duc de la Victoire avait évidemment fait un faux calcul. Il trouvait une résistance à laquelle il ne s’attendait point ; il ne voyait pas que bien des souvenirs s’élevaient comme une barrière entre lui et une foule d’hommes politiques de tous les partis. D’un autre côté, son influence était singulièrement restreinte dans l’armée. En ce moment même il pouvait s’en assurer : il faisait inviter un général qui s’était prononcé dans le nord de l’Espagne à venir avec ses soldats se placer sous ses ordres, le général répondit très respectueusement par un refus, de façon que quand le duc de la Victoire se décidait enfin à se rendre à Madrid dans les derniers jours de juillet, il y arrivait avec l’apparence d’un immense pouvoir, d’une dictature véritable, et il avait effectivement cette dictature, mais sous la condition de la partager avec des hommes qui étaient loin de vouloir se dévouer à ses ambitions. Il était surtout obligé de compter avec l’élément politique et militaire qui avait fait le mouvement du 28 juin. Au fond, il n’y avait eu certainement aucune intelligence préalable entre le duc de la Victoire et les généraux de Vicalvaro. S’ils se trouvaient subitement rapprochés et contraints de s’entendre, c’était par le hasard des circonstances. Cela est si vrai, que peu de jours avant le 28 juin, un ami d’Espartero ayant abordé le général Dulce pour le pressentir sur ce qui se tramait, et lui ayant demandé si le duc de la Victoire pouvait compter sur son dévouement, Dulce se montra fort blessé, et répondit qu’il n’appartenait qu’à son pays, qu’il n’était l’homme de qui que ce soit. Le questionneur insista pour savoir sur quels élémens on comptait, exprimant le désir d’être informé d’avance. Dulce finit par ne rien répondre. Dans l’intervalle du 18 juillet au 1er août, la même personne écrivait encore au général Dulce, ce qui ressemblait fort à une tentative pour le détacher d’O’Donnell. Dulce ne fit aucune réponse, et comme on lui demandait peu après à Madrid s’il n’avait point reçu ces lettres, il répliqua que si le duc de la Victoire avait cru devoir s’adresser à lui directement, il lui aurait déclaré ce qu’il avait dit déjà, que son épée appartenait à l’Espagne, à la reine constitutionnelle, non à un chef de parti. Cette réponse faillit coûter à Dulce la capitainerie générale de la Catalogne, à laquelle il venait d’être nommé.
Ceci est l’indice des conditions réelles dans lesquelles Espartero prenait le gouvernement. Maître absolu de ses résolutions, il n’aurait point partagé le pouvoir. Il fit ce qu’il put, sinon pour évincer entièrement O’Donnell, du moins pour l’éloigner de ce qui était sa force, de l’armée. Il lui offrit successivement la capitainerie générale de Cuba, le ministère des affaires étrangères, le ministère de la marine. O’Donnell sourit, dit-on, et ne voulut accepter que le ministère de la guerre. Espartero, sous peine de se précipiter dans une crise formidable, était contraint de traiter. De là le ministère formé le 31 juillet, aussitôt après l’arrivée des chefs de l’insurrection à Madrid. Le duc de la Victoire avait la présidence du conseil sans portefeuille, et il plaçait son aide de camp, M. Allende Salazar, au ministère de la marine. M. Alonso représentait au ministère de la justice les souvenirs de 1843. À l’intérieur, c’était aussi un ancien progressiste, M. Santa-Cruz. Le ministre des finances, M. Manuel Collado, était un banquier, sénateur et ami du général O’Donnell, qui prenait lui-même le portefeuille de la guerre. Un homme éminent, également ancien conservateur, sincèrement dévoué à la monarchie constitutionnelle et à la reine, et qui était allé fortifier le parti sage de la junte, M. Pacheco, entrait aux affaires étrangères. Le ministre des travaux publics, M. Lujan, passait pour un progressiste modéré, opposé à toute violence. L’Espagne retrouvait ainsi un gouvernement après un interrègne de quinze jours. Et dans cet interrègne que de choses avaient eu le temps de s’accomplir ! que de complications avaient grandi ! Dans les provinces, les juntes mettaient partout l’anarchie ; c’était à qui supprimerait une loi, un impôt, ou bien à qui distribuerait des places et des grades. Il se trouva que les juntes avaient nommé trente-huit généraux ! On ne ratifia plus tard qu’un petit nombre de ces nominations. À Madrid même, la population étonnée voyait surgir une presse nouvelle, écho des barricades, — des clubs, organes de toutes les excitations contre, la royauté, contre Marie-Christine surtout. C’est sous ces auspices que naissait le ministère.
Il ne faut, point l’oublier, dans ce ministère, deux partis faisaient alliance. Espartero et O’Donnell, « le vainqueur de Luchana et le vainqueur de Lucena, » paraissaient au balcon pour proclamer l’union libérale : mais c’était un mariage forcé où chacun apportait des humeurs, des vues et des tendances différentes. Le parti modéré du cabinet eût voulu circonscrire le mouvement. À côté était Espartero, Facilement dominé par un entourage remuant, accessible à toutes les flatteries et à toutes les séductions, caressé par les révolutionnaires les plus extrêmes, et couvrant ses indécisions ou les projets fomentés en son nom sous ce mot si heureusement inventé : « que la volonté nationale s’accomplisse ! » Il devait s’ensuivre des luttes permanentes, toujours près de dégénérer en conflits ou terminées par des concessions mutuelles. La question la plus sérieuse, à un certain point de vue, était celle de la constitution, du régime politique de l’Espagne. Elle fut résolue par une de ces transactions qui compromettent tout, en ayant l’air de sauver quelque chose. On décida la convocation de cortès constituantes, avec cette restriction que le gouvernement n’admettait, disait-il, ni doute ni discussion sur le trône et la dynastie. M. Collado a avoué depuis naïvement que la présentation de cette mesure au conseil avait été pour lui un coup de foudre, tant il croyait jusque-là que la révolution se faisait sous le drapeau de la constitution existante. Au lieu de cette constitution, c’était l’interdit lancé sur toute l’organisation publique de l’Espagne et une issue ouverte à toutes les tentatives. Cependant il restait bien d’autres questions plus vives, plus délicates, — épreuves incessantes de cette fragile union du ministère. La première de toutes était la position si étrangement aggravée de la reine Christine, enfermée au palais depuis le 17 juillet, et devenue le point de mire des haines triomphantes.
Une fatalité singulière livrait la mère d’Isabelle en otage à la révolution. Elle avait dû quitter l’Espagne au mois de mai ; une maladie avait prolongé son séjour, et c’est ainsi que les événemens la surprenaient à Madrid. En réalité, de quoi la reine Christine était-elle donc coupable ? Est-ce d’avoir perfidement poussé à la suppression violente des institutions libérales ? Il est certain au contraire que nul n’avait été plus opposé à un coup d’état au moment où ce coup d’état était peut-être moins impossible qu’on ne le penserait aujourd’hui. Ce n’était pas seulement une affaire politique pour la reine-mère, c’était une question de dignité personnelle, l’honneur de son nom historique. C’est elle qui avait rouvert par l’amnistie de 1833 les portes de l’Espagne aux libéraux émigrés ; c’est elle qui avait fait entrer l’Espagne dans la voie constitutionnelle. Voilà ce que les partis oublient et ce que la justice ne peut oublier. La reine Christine était-elle coupable de ces déprédations, de ces prélèvemens onéreux sur la fortune publique dont on l’accusait ? Une commission des cortès est occupée depuis six mois à instruire ce grand procès ; elle n’y a épargné ni le temps ni la bonne volonté de découvrir des monstruosités. Comme toutes ces imputations vagues, propagées par les animosités clandestines, se détruisaient d’elles-mêmes, elle a voulu remonter plus haut, au testament de Ferdinand VII, c’est-à-dire qu’une commission législative s’institue l’arbitre d’un acte civil exécuté sans contestation. Il n’y a point à entrer dans cette enquête ; tout ce qui est à dire, c’est que les faits les plus exagérés, les plus défigurés, quand ils ont été vérifiés, sont devenus des faits tout simples. I, a pension de la reine-mère a été supprimée, et ses biens ont été séquestrés pour répondre de délits qu’on se promet de découvrir ; c’est là jusqu’ici le résultat le plus évident. La reine Christine a été autrefois très populaire au-delà des Pyrénées, et depuis quelques années elle ne l’était plus, cela est certain. Elle n’était pas impopulaire seulement parmi les libéraux extrêmes, ce qui n’aurait eu rien d’étonnant ; elle l’était parmi ceux qui l’avaient toujours soutenue, défendue, et pour lesquels son nom avait été un drapeau. Le changement de condition de Marie-Christine par son second mariage avait pu contribuer au changement dans les dispositions des partis à son égard, en créant autour d’elle des influences ou des intérêts parfois de nature à la compromettre. Il y a eu un jour où elle s’est trouvée entre des amis désaffectionnés et des haines désormais libres de se produire. Si les hommes bien intentionnés et éclairés qui étaient dans le nouveau gouvernement et ailleurs à Madrid eussent été libres d’exprimer leur pensée, ils auraient dit que dans toutes ces accusations il n’y avait rien dont le pays eut à s’occuper, que la gravité de cette question, au point où elle était venue, naissait uniquement de ce que l’impopularité de la reine Christine était une arme empoisonnée perfidement tournée contre la monarchie par les passions révolutionnaires. Malheureusement ces passions avaient leurs intelligences dans le conseil, elles comptaient bien trouver le chemin de l’âme d’Espartero. Pour l’ancien régent, c’était en effet une vieille querelle : il avait vaincu la reine Christine en 1840, il avait été vaincu en 1843 par elle ou par ses amis ; les événemens mettaient de nouveau Marie-Christine à sa merci.
Le premier mouvement du ministère, à son entrée au pouvoir, dès le 3 août, avait été de faire partie la reine-mère ; mais les révolutionnaires, encore en armes, gardaient toutes les avenues du palais. Le général San-Miguel dans une reconnaissance eut à se débattre au milieu d’une tourbe menaçante, et il fallut même que le gouvernement prît un engagement singulier, celui de ne laisser partir la reine Christine « furtivement ni de jour ni de nuit. » La difficulté ne subsistait pas moins tout entière. Il s’agissait de savoir si on laisserait ce gage d’un conflit inévitable entre des cortès qui pouvaient succomber à quelque tentation désastreuse et la reine Isabelle, qui ne sanctionnerait certainement aucune violence contre sa mère. Le premier moment passé, Espartero était moins frappé de ces inconvéniens. Il hésitait, et il était fortifié dans ses hésitations par un entourage qui ne voyait après tout dans une crise nouvelle qu’un moyen de précipiter la révolution. Le duc de la Victoire eût incliné à garder Marie-Christine en lieu sûr, pour la tenir à la disposition des cortès. Le parti modéré du ministère remporta, et on résolut de faire partir la reine-mère, au risque d’avoir à livrer bataille à cette démagogie sortie des barricades, qui tenait le gouvernement en échec.
S’il n’y avait eu que cette poignée de factieux, l’issue n’était nullement douteuse ; mais le duc de la Victoire persisterait-il jusqu’au bout ? ne se laisserait-il pas encore arrêter par quelque manifestation populaire habilement préparée ? Le fait est qu’à ce même instant Espartero se laissait décerner la présidence du club de l’Union, d’où sortaient les plus odieuses déclamations contre Marie-Christine. Le 28 août arriva, jour fixé pour le départ de la reine-mère. L’ancienne régente sut dans la nuit seulement qu’elle allait partir, et le matin elle quittait le palais, en présence des ministres, avec une escorte de cavalerie commandée par le colonel Garrigo, devenu général. Ce n’était point l’affaire des passions révolutionnaires, qui se disposèrent aussitôt à tenter un effort désespéré pour ressaisir leur proie ou pour relever les barricades. Le parti démocratique commit heureusement une double faute en cet instant. Comme il se sentait impuissant, il accepta un auxiliaire qui devait froisser profondément l’instinct national. La participation de M. Soulé à la journée du 28 août ne fut point un mystère, et le motif de l’intervention du ministre des États-Unis est encore moins un secret. M. Soulé remplissait ou croyait remplir sa mission relative à Cuba en favorisant le triomphe un parti démocratique, et on dit même qu’il s’était assuré du prix de son concours. Les agitateurs révolutionnaires commirent une méprise plus décisive encore, et achevèrent eux-mêmes leur propre déroute en assaillant la maison du président du conseil aux cris de meure Espartero ! S’ils eussent crié vive Espartero ! tout pouvait changer. Les cris de mort proférés contre le duc de la Victoire le lièrent à ses collègues par la solidarité du péril, et il se montra aussitôt l’un des plus résolus contre l’émeute. Il ne le céda en rien au général O’Donnell, qui se préparait du reste à combattre avec ou sans Espartero. Dès que le gouvernement restait uni, cette agitation du 28 août n’était plus qu’une impuissante échauffourée, et les barricades, commencées sur quelques points de Madrid, devaient disparaître au premier choc. Cette victoire, car c’en était une, raffermit le ministère en rapprochant ses élémens divers, et lui donna même la force île fermer les clubs. Espartero signa la dissolution du cercle de l’Union, tout comme il s’en était laissé attribuer la présidence peu de jours auparavant.
Telle est cependant la logique des situations, que cette union nouvelle du ministère était nécessairement plus apparente que réelle, plus momentanée que durable. À mesure que les questions se succédaient, les occasions de dissidence ou de conflit renaissaient d’elles-mêmes. Des cortès étaient convoquées : quel système suivrait le gouvernement devant la représentation du pays ? Prendrait-il l’initiative de toutes les grandes mesures de réorganisation publique ? proposerait-il un projet de constitution ? La reine devait-elle ouvrir en personne les cortès ? Autre question : l’armée était tombée dans une désorganisation complète par une circonstance d’une originalité toute locale. Les chefs de l’insurrection et toutes les juntes avaient promis une réduction de deux années de service aux soldats qui prendraient part au soulèvement. Il y aurait eu certainement du danger à éluder une telle promesse ; mais restreindre ; cette faveur aux soldats qui avaient pris les armes pour l’insurrection, c’était scinder l’armée en deux, exciter le mécontentement de ceux qui avaient obéi à la discipline et au devoir, et laisser debout une force ennemie de la révolution. Il en résulta qu’on étendit la réduction de deux années de service à toute l’armée, de même qu’on accordait la faveur d’un grade supérieur à tous les officiers indistinctement. C’était merveilleux, tout le monde y trouvait son profit. Seulement l’Espagne n’avait plus d’armée au moment où elle en aurait eu un besoin immense pour se défendre contre une dissolution universelle. La partie modérée du ministère n’hésitait pas sur ce point, non plus que sur tous les autres. Le cabinet, à ses yeux, devait prendre la responsabilité d’une levée nouvelle de troupes ; il devait proposer un projet de constitution ; la reine devait paraître à l’ouverture des cortès. En un mot, c’était une obligation impérieuse du gouvernement de ne laisser place à aucun doute et de rallier tous les esprits incertains sous une direction vigoureuse et assurée.
Le duc de la Victoire opposait à ces solutions une force invincible d’inertie. Il reculait devant l’impopularité de la conscription ; quant à un projet de constitution, quant à l’intervention de la royauté dans l’inauguration des cortès, quant à tout ce qui pouvait engager le gouvernement, il se retranchait dans une sorte d’interprétation mystérieuse de la volonté nationale, arbitre suprême des grandes questions du moment. Cela voulait dire que toutes les espérances vivaient encore autour d’Espartero, qu’il se poursuivait un travail sourd tendant à prolonger une incertitude d’où pouvaient naître des crises et des combinaisons nouvelles. Le duc de la Victoire ne parlait pas, il laissait parler pour lui. Et que disait un de ses amis dévoués, le général Allende Salazar, dans un manifeste adresse à ses électeurs de la Biscaye ? Ministre de la reine Isabelle, il recommandait à ses commettans de rester indifférens, quelque dynastie, quelque forme de gouvernement que se donnât l’Espagne. Cette tactique irritait profondément les modérés de la révolution, notamment les généraux, lorsqu’un de leurs journaux, le Diario Espanol, vint brusquement piquer au vif ce qu’il appelait les rêveurs de républiques ou de régences. « Non, mille fois non, disait-il, la nation espagnole n’appartiendra jamais à des individualités déterminées. Elle sera la proie de la révolution, de la démagogie, de l’anarchie, de la tyrannie, du chaos, mais d’un nom, quelque illustre qu’il soit, jamais. Les rêveurs de républiques pourront gagner la partie pour un temps plus ou moins long ; quant aux rêveurs d’empires, de dictatures et de régences, qu’ils se réveillent et qu’ils méditent sur Iturbide et Rosas. Qu’ils se réveillent et qu’ils achèvent de compléter leurs études sur l’histoire de 1843. Qu’ils se réveillent et qu’ils regardent leur futur portrait dans le Punch et le Charivari… » Cette sortie directe et calculée devint l’objet des plus vives explications dans le conseil, et en fin de compte il en résulta un rapprochement nouveau. La politique du ministère n’en fut pas plus nette ; il fut décidé seulement que la reine ouvrirait en personne la session législative des cortès.
Ce n’est pas tout : cette crise intime s’apaisait à peine que la lutte se réveillait et se dessinait dans un assez, curieux incident d’une autre nature. Le général San-Miguel saisissait l’occasion naturelle de l’organisation définitive de la milice nationale de Madrid, dont il était inspecteur général, pour présenter les officiers à la reine. Mais présenter les officiers de la milice nationale à Isabelle II, n’était-ce pas préjuger la question monarchique ? Un instant ce pauvre général San-Miguel, qui n’eut certes jamais semblable vocation, fut transformé en un chef de prétoriens, en un véritable Brennus prêt à jeter son épée dans la balance des destinées de l’Espagne. Les officiers de la milice allèrent au palais et furent présentés à la reine ; seulement, en sortant de là, comme pour neutraliser l’effet de cette démonstration, quelques-uns voulurent se rendre chez le président du conseil, et tout le monde suivit. Le duc de la Victoire répondit à cette démarche comme il répondait toujours : « Que la volonté nationale s’accomplisse ! » La polémique s’en mêla, et fit du discours d’Espartero une leçon adressée au général San-Miguel. À son tour, San-Miguel répliqua vivement, en disant, par une allusion transparente, que la volonté nationale s’accomplirait, et qu’il faudrait qu’elle fût respectée par tous. La lutte n’alla pas plus loin pour le moment ; on en avait dit assez pour se comprendre.
Ainsi s’offrait la situation de l’Espagne aux approches de la réunion des cortès, après trois mois de révolution. L’incertitude et l’anarchie envahissaient le pays à l’abri d’une dictature impuissante ou complice. Au centre de ce désordre immense se tenait Espartero, grave comme un sphinx, affectant de se faire l’exécuteur de quelque volonté populaire inconnue, hésitant à prendre un parti et laissant tout soupçonner. La royauté restait livrée sans défense à la diffamation des journaux ou des plus violens pamphlets, tels que le Peuple et le Trône, — Espartero et la Révolution. Aussi attendait-on avec une singulière anxiété la fin de cet interrègne et le moment de l’ouverture des cortès. Le 8 novembre, le congrès constituant se réunissait à Madrid. C’était la première fois depuis la révolution que la reine allait reparaître véritablement dans la vie publique de la Péninsule, en présence de cette nouvelle représentation nationale. Quand elle entra, il se fit un silence qui était certes de nature à inspirer quelque émotion. Isabelle prononça un discours simple, mesuré, où l’auteur, — c’était M. Pacheco, — avait cherché à concilier la dignité de la souveraine et les exigences de la situation. Aussitôt retentirent les cris de vive la reine ! spontanément répétés par le peuple. Ce jour-là, Isabelle II fut un moment ce qu’elle n’avait point été depuis trois mois, ce qu’elle n’a point toujours été réellement depuis cette heure du 8 novembre, — la reine véritable de l’Espagne.
La réunion des cortès marque une phase nouvelle dans la révolution espagnole, non pas qu’elle en change les conditions et la nature ; mais elle vient, pour ainsi dire, mettre tous ces élémens en demeure de s’organiser et de se constituer, elle vient sommer cette révolution de préciser son caractère et son but. Et ici, dès le premier instant, nous nous trouvons en présence d’une de ces rapides péripéties où se dévoilent les plus secrets replis d’une situation.
Qu’on se représente une assemblée sortie d’un pays bouleversé. Les anciens modérés d’abord avaient disparu selon l’habitude ; il restait à peine quelques hommes jeunes et d’un talent remarquable, MM. Candido Nocedal, Alejandro Castro. La portion la plus considérable du congrès appartenait à l’Union libérale, dont l’image vivante était la présence simultanée au pouvoir d’Espartero et d’O’Donnell : ils figuraient les généraux Concha, Serrano, San-Miguel, Ros de Olano, Dulce, MM. Cortina, Madoz, Rios Rosas, Gomez de la Serna, Pacheco. À côté, il y avait environ cinquante progressistes purs, parmi lesquels allait se placer M. Olozaga, et dont la politique eût été de séparer le duc de la Victoire des modérés pour créer ce qu’ils appelaient une situation complètement esparteriste. Puis venait un petit groupe démocratique remuant et turbulent, qui se rapprochait des progressistes purs, et n’avait d’autre pensée que de transformer le congrès en convention, sous la présidence d’Espartero. Comment allaient se combiner ces élémens ? dans quelles conditions le gouvernement allait-il pouvoir se reconstituer ? A son premier pas, l’assemblée faillit allumer le conflit de tous les antagonismes et de toutes les prétentions. Elle choisit pour président provisoire le général San-Miguel, malgré l’opposition décidée du duc de la Victoire, qui favorisait la candidature d’un de ses amis, M. Martin de los Héros, et voyait dans San-Miguel presque un ennemi personnel. Espartero en conçut contre l’Union libérale une irritation profonde qui le rejeta un moment vers les progressistes purs et le parti démocratique : il voulut quitter immédiatement le pouvoir.
Cependant on parvint à s’entendre. Il fut résolu par le ministère qu’il attendrait pour se retirer la constitution définitive des cortès. Mû par un sentiment patriotique, le général San-Miguel se désistait de toute prétention à la présidence permanente du congrès, et le cabinet tout entier s’engageait à appuyer un candidat moins antipathique à Espartero, le général Infante. Il en était ainsi le 20 novembre, lorsque le 21 le duc de la Victoire rassemblait le conseil en déclarant que décidément il ne voulait pas dicter un choix à l’assemblée, et qu’il était résolu à se retirer immédiatement du pouvoir. Le calcul du duc de la Victoire était tout simple : il voulait tenter un grand coup, mettre le congrès à l’épreuve en se présentant lui-même comme candidat à la présidence, doubler son pouvoir par une sorte de délégation populaire et rester maître des événemens. Ce calcul fut en partie déjoué par la prudence de la reine, qui refusa d’accepter la démission du cabinet et de nommer de nouveaux ministres avant que le congrès eût manifesté ses tendances politiques. M. Olozaga eut, dit-on, un rôle assez actif dans cet imbroglio, et s’il n’influa pas d’une manière décisive sur la retraite du duc de la Victoire, il se trouva du moins d’accord avec la pensée secrète du chef du cabinet. Homme plus habile que sûr, doué de plus de dextérité et de souplesse que d’élévation et de fixité, M. Olozaga arrivait de Paris, où il était ministre plénipotentiaire, avec l’ambition d’être à Madrid président du conseil ou président des cortès. Le moyen d’atteindre son but était à ses yeux de lier sa fortune à celle du duc de la Victoire et de travailler à la formation d’un pouvoir exclusivement progressiste. Dans ces conditions, si Espartero passait à la présidence des cortès, M. Olozaga était président du conseil ; si le duc de la Victoire reprenait le gouvernement, le ministre d’Espagne à Paris devenait président du congrès. Ce n’était point une partie mal engagée, seulement elle fut perdue malgré l’appui que M. Olozaga trouva, assure-t-on, chez le ministre d’Angleterre, lord Howden. Le duc de la Victoire se présenta en effet comme candidat à la présidence de l’assemblée, et il se trouva que devant son nom tous les noms s’effacèrent ; il fut élu par toutes les nuances d’opinion. Ce succès guérit un peu la blessure de son amour-propre, et il retomba dans son inertie. Espartero finit par proposer à O’Donnell de rester avec lui au ministère comme ils étaient avant, en appuyant désormais la candidature du général Infante à la présidence des cortès[1]. Or, cette mêlée de prétentions personnelles une fois éclaircie, le congrès une fois constitué et le gouvernement recomposé, quel était le dernier mot de cette révolution ? quel sens avait-elle dans la situation de l’Espagne ? Et mieux encore, qu’est-ce qu’une révolution au-delà des Pyrénées ?
Il y a un fait qui est pour l’Espagne une source de malheurs et pour ceux qui la jugent une source d’erreurs et de déceptions : c’est une disproportion permanente entre les mots et la réalité. Les mots sont révolutionnaires souvent, la réalité ne l’est pas. Les partis élèvent des questions qui n’existent pas pour le pays. Creusez un instant ce sol agité et dévasté à la surface, vous trouverez dans l’organisme moral de ce peuple une force de résistance invincible jusqu’ici à toutes les idées politiques, sociales, religieuses, que représente ce mot de révolution. Est-ce une idée républicaine que contenait ce mouvement de 1854, comme l’ont laissé croire après juillet quelques journaux sortis des pavés de Madrid ? La république, on le sait bien, n’est point une chose sérieuse au-delà des Pyrénées. C’est le fétiche de quelques imaginations troublées par les influences européennes. Tous les républicains de la Péninsule sont peut-être dans le congrès aujourd’hui ; ils sont moins de vingt, qui ont pris à la dernière révolution française ce qu’elle avait de plus parfait, le suffrage universel, la liberté illimitée des clubs et de la presse, l’abolition du recrutement, — un programme qui n’a d’autre défaut que de rester incompris ! Si la république était possible un instant au-delà des Pyrénées, ce serait l’anéantissement de tout progrès, la dissolution même de l’Espagne. Tous les membres de ce corps malade se disjoindraient aussitôt ; toutes les passions, toutes les jalousies, tous les antagonismes se réveilleraient et seraient aux prises. C’est la monarchie qui est l’image vivante de l’unité espagnole, qui apaise sous son autorité tutélaire l’esprit d’indépendance individuelle, les rivalités des provinces, les vieilles rébellions locales, et qui reste la seule garantie de progrès au sein d’une nation attardée. La république n’a de valeur que comme un appoint d’agitation, si l’on nous passe ce terme.
Le projet le plus caractéristique, à coup sûr, qui ait surgi comme un des élémens de la crise actuelle, c’est celui d’une révolution dynastique amenant la maison de Bragance à Madrid par la réunion de l’Espagne et du Portugal, idée séduisante en apparence, mais au fond aussi chimérique véritablement que la république elle-même, — tant elle est peu fondée sur une notion exacte des rapports présens des deux pays ! l’Espagne et le Portugal se touchent par le territoire, par les intérêts, par les mœurs, par plus d’une tradition commune, et cependant il n’y a peut-être pas deux peuples entre lesquels il y ait moins de relations. Les Portugais vont à Londres, à Paris, en Allemagne, ils ne vont point en Espagne ; les Espagnols ne vont point en Portugal. Les familles des deux pays ne s’unissent point entre elles. Les rapports de commerce les plus considérables sur la frontière sont en vérité ceux qu’entretient la contrebande. L’intimité morale et intellectuelle n’est pas moins absente. L’an dernier, on cherchait à Lisbonne les œuvres d’un des premiers poètes de l’Espagne ; on ne les trouva jamais, et le plus court fut encore de les demander à Paris. Les dispositions mutuelles des deux royaumes peuvent assez bien se traduire dans cette anecdote du Portugais qui s’était laissé tomber dans un puits, et qui, voyant passer un Castillan, lui dit : « Castillan, Castillan, si tu me tires de là, je te fais grâce de la vie ! » Il n’est point certain que le jour où dom Pedro eût été proclamé à Madrid, les Portugais à leur tour n’eussent proclamé son frère, le duc de Porto, pour leur souverain. Le gouvernement de Lisbonne lui-même était loin de se prêter à des plans qu’il n’ignorait pas, et c’est en partie pour ce motif que le roi, lors du voyage qu’il faisait au printemps de 1855, évitait de passer par l’Espagne. Quelque brillante que fût la chimère, les conseillers de dom Pedro voyaient avec sagesse que, roi légitime et aimé du Portugal, leur jeune souverain ne serait à Madrid qu’un usurpateur et un étranger. Quant à la France et à l’Angleterre, leur politique était toute tracée à l’égard de ces plans qui changeaient les conditions de deux pays, et le cabinet britannique, nous l’avons dit, avait nettement repoussé les tentatives faites auprès de lui avant la révolution espagnole. Depuis, la même idée de l’éviction dynastique de la reine Isabelle a pris à un certain moment une autre forme sans obtenir plus de succès. Il s’agissait cette fois, non plus de réunir les deux royaumes de la Péninsule, mais d’appeler au trône de l’Espagne le père du roi de Portugal, le régent dom Fernando, comme le fondateur d’une dynastie nouvelle. Nous n’inventons rien, qu’on en soit assuré. Que restait-il encore contre la royauté d’Isabelle ? Il restait la régence, — une régence exercée par le duc de la Victoire, c’est-à-dire le renouvellement d’une minorité orageuse et livrée à toutes les dissensions.
Remarquez bien le côté faible de toutes ces combinaisons, — république, empire ibérique ou régence : ce sont des projets conçus dans un emportement d’opposition ou d’ambition, reposant sur les données les plus chimériques, propagés et proposés clandestinement. Quand la révolution éclate, comme pour leur donner un corps, toutes ces ombres s’évanouissent. La question de l’existence de la monarchie et de la dynastie est tranchée souverainement par le sentiment populaire, ou plutôt elle n’existe pas pour lui. On put le voir en juillet dans un détail frivole en apparence. Aux premiers jours de l’insurrection, sur ces barricades dont Madrid se hérissait, le portrait de la reine était assez éclipsé par ceux d’Espartero et des autres généraux ; insensiblement il reprenait sa place, et la main du peuple le remettait au premier rang. Le parti révolutionnaire a mis une espèce de fatuité, pendant quelques mois, à paraître tenir la monarchie dans ses mains : matériellement il pouvait tout en effet, cela est certain ; moralement il ne pouvait rien, et quand les cortès votaient à une quasi unanimité, le 28 novembre, le maintien de la monarchie, elles ne faisaient qu’enregistrer un fait politique qui n’avait cessé d’exister aux yeux du pays, qui aurait pu, à la rigueur, se passer du luxe d’une sanction inutile. Est-ce que dans ce temps-là, pendant qu’on discutait sur l’existence de la royauté, les plus fiers tribuns eux-mêmes, devenus des personnages, ne se pressaient pas aux baise-mains de la cour ?
Poursuivons : si la l’évolution ne peut rien essentiellement contre la monarchie, a-t elle pour objet de faire prévaloir dans la vie sociale quelque principe nouveau d’égalité démocratique ? Mais il n’y a point de pays où il y ait entre les classes moins d’hostilité, où la démocratie réelle, celle qui résulte d’un sentiment profond d’égalité morale, règne plus qu’en Espagne. L’aristocratie n’a point d’avantages politiques, elle n’a point une existence à part, elle n’a d’autre privilège que de porter, faiblement quelquefois, des noms illustres qui rappellent des traditions chères au peuple lui-même. Ce serait certainement la plus vaine et la plus impossible des entreprises de prétendre déraciner de l’âme de cette race l’orgueil de son passé et de ses souvenirs. Il ne faut point, s’y tromper, dans les projets de réformes constitutionnelles qui ont vu le jour il y a quelques années, ce qui choquait le moins, c’était le l’établissement des majorais dans une certaine mesure et l’introduction de l’élément aristocratique dans l’organisation du sénat. L’aristocratie, telle qu’elle existe aujourd’hui en Espagne, est accessible à tous, et tout le monde y aspire.
Pensez-vous qu’il y ait au-delà des Pyrénées une grande haine contre les distinctions et les titres ? Chaque révolution en distribue à son tour, et la révolution actuelle n’a point fait exception. Le vice-président de la junte formée à Madrid en juillet a été créé duc ; c’était M. Sevillano, banquier et déjà marquis. La femme du général Mina, le célèbre partisan du temps de l’indépendance, a été nommée duchesse de la Charité. On a voulu faire le dernier ministre des finances, M. Madoz, comte de Tremp, du nom de ce qu’on pourrait appeler son bourg pourri de la Catalogne, s’il ne s’agissait pas d’un libéral si consommé. Il faut ajouter que M. Madoz a refusé ce titre. Et d’un autre côté, quels sont les chefs du prétendu parti démocratique ? C’était le vieux comte de Las Navas, ce chevaleresque et platonique amant de la république, qui vient de mourir ; c’est aujourd’hui M. Creuse, marquis d’Albaida. Il y a quelques années, peu après 1848, un journal socialiste parut à Madrid ; qui faisait vivre par ses subventions ce journal d’un moment ? C’était un grand d’Espagne. La seule démocratie qui existe au-delà des Pyrénées, au sens profondément moderne et révolutionnaire du mot, c’est cette masse besoigneuse et affairée que les événemens ont fait surgir, qui est à la suite de tous les partis, et qui se jette sur les emplois à chaque révolution ; c’est la démocratie des capacités. Il y a du reste les capacités modérées, comme les capacités progressistes. Chaque parti a son personnel d’employés passant alternativement du cadre de l’activité au cadre des cesantes, suivant les variations de la fortune politique. Cette démocratie est un élément de trouble, sans nul doute : elle peut contribuer à des révolutions pour conquérir ou retrouver des emplois ; mais il ne s’agit point tel évidemment d’une lutte de classes, d’un principe de nivellement social. Contre la corruption des idées démocratiques, l’Espagne a un préservatif assuré dans ses mœurs, dans ses goûts, dans ses instincts, de même que dans sa constitution agricole elle trouve une sauvegarde contre le socialisme industriel. Comment le principe démocratique deviendrait-il un levier de bouleversement là où les hommes se sentent naturellement égaux, là où ne fermente point la haine des supériorités et des hiérarchies ? Comment le socialisme économique prendrait-il une extension sérieuse là où le travail est surabondant, là où existe la pauvreté indolente et fière, mais non le paupérisme, cette maladie affreuse des contrées où l’excès de la population se combine avec l’excès du développement industriel ?
Voilà donc encore un point où la révolution manque de raison d’être au-delà des Pyrénées. Invoquera-t-elle enfin un principe de réforme religieuse, la liberté de conscience ? Que dans les pays où, par la force des choses, par une suite de circonstances historiques, des cultes différens se sont institués, la liberté devienne la garantie de l’indépendance mutuelle des consciences et de la paix publique, rien n’est plus simple ; mais s’il est une nation ancrée dans sa foi entière et absolue dans ses croyances, c’est assurément l’Espagne. Le catholicisme est resté la règle des âmes ; il est dans la nature de ce peuple, dans ses idées, dans son organisation morale et intellectuelle. L’Espagnol ne passe point à un culte dissident ; il est catholique ou il n’est rien, et dans ce dernier cas la liberté des cultes lui est très inutile. Au sein même des classes cultivées, où la fidélité aux pratiques de la religion a pu recevoir quelque atteinte, la croyance reste dans l’esprit, vous n’apercevrez point la trace la plus imperceptible d’un mouvement religieux ou philosophique indépendant du catholicisme. Rien n’est plus instructif que les discussions récentes du congrès de Madrid sur cette question. Ce ne sont pas des conservateurs seulement qui ont défendu l’unité religieuse de la Péninsule, ce sont aussi les progressistes les plus décidés. Les membres de la commission de constitution ne laissaient point d’être dans l’embarras, et le sens de leurs discours peut se résumer en ceci : — « La liberté de conscience ! oui sans doute, c’est un principe admirable ; il n’y a qu’un malheur : si nous la proclamions, ce serait le signal d’une explosion universelle où disparaîtrait infailliblement la révolution. » — Après quoi on a pris un terme moyen qui consiste à inscrire dans la constitution ce qu’on pourrait appeler une liberté par réticence, la tolérance du culte intérieur. Qu’on y songe bien, le catholicisme au-delà des Pyrénées fait partie, pour ainsi dire, du sentiment national, et aux yeux du peuple espagnol toute atteinte portée à l’unité religieuse est une arme mise entre des mains étrangères. On l’a vu il y a peu de temps. Quelques protestans anglais s’étaient réunis à Séville pour célébrer leurs offices sous la garantie de l’article constitutionnel récemment voté. Le gouverneur civil a dû interdire ces réunions dans un intérêt d’ordre public ; le ministre d’Angleterre à Madrid a réclamé auprès du gouvernement, il a cru pouvoir porter ses griefs dans la presse ; il n’a réussi qu’à éveiller les susceptibilités et les méfiances contre lui, et en définitive lord Howden a été conduit à prendre son congé. Que la liberté absolue des cultes soit la loi de l’Espagne, — des incidens semblables peuvent se renouveler sans cesse, irriter le sentiment national autant que le sentiment religieux, et jeter la Péninsule dans des crises permanentes de nature à la mettre en guerre avec elle-même et avec les autres pays.
On peut déduire de ces faits le caractère réel de la révolution au-delà des Pyrénées : elle ne touche point aux conditions intimes et profondes de la société espagnole ; dans ses dogmes principaux, elle n’a rien de vrai, de spontané et de réellement populaire. Il en résulte que si la révolution cherche à se développer dans le sens de son principe, elle heurte aussitôt un instinct universel ; si elle s’arrête, elle a l’air de se désavouer elle-même et de se rétrécir aux proportions d’un bouleversement vulgaire. De là cette politique étrange du parti révolutionnaire toutes les fois qu’il arrive au pouvoir. Conservateur par impuissance et violent sans audace, il est forcé de maintenir des principes qu’il détruit ensuite dans la pratique. C’est ce qui est arrivé dans la question des cultes. Les progressistes du congrès ont bien senti l’impossibilité de porter une atteinte ouverte à l’unité religieuse du pays ; mais en même temps ils ont introduit une petite liberté bâtarde et sans aveu, qui ne satisfait ni à la vérité de la situation de l’Espagne ni à l’honneur du principe de l’indépendance de la conscience, et qui, après beaucoup de bruit, soyez-en sûr, redeviendra tout simplement cette tolérance de fait que tous les gouvernemens ont pratiquée depuis vingt ans, sans qu’elle fût inscrite dans les constitutions. Il en a été de même pour la monarchie. Le parti révolutionnaire espagnol n’a pas pu songer un instant à abolir l’institution monarchique. Il en a consacré l’existence par le vote du 28 novembre ; mais en même temps il garrotte l’autorité royale dans des liens qu’elle sera obligée de rompre : il la réduit à l’ilotisme dans le pays le plus monarchique du monde. La royauté sanctionne les lois ordinaires, elle ne sanctionnera pas la constitution et les lois organiques. Le roi aura le droit de convoquer et de dissoudre les cortès ; mais à côté sera une députation permanente chargée de veiller à l’exécution des lois et investie en certains cas du pouvoir de réunir les chambres.
De tous les partis révolutionnaires qui se sont produits en Europe, le parti révolutionnaire espagnol est certainement celui qui a le mieux résolu le problème de s’agiter pour s’agiter, sans but, sans profit pour aucun principe, sans autre résultat que de maintenir le pays dans un état perpétuel de crise. Les progressistes de l’Espagne ont eu une occasion merveilleuse en 1854. ils recevaient une situation faite, ils se trouvaient subitement portés au gouvernement d’un pays constitué, organisé, avide de sécurité et d’améliorations positives. Deux chemins s’offraient à eux : ils pouvaient accepter ce legs qui leur survenait à l’improviste, gouverner s’ils voulaient avec un esprit plus libéral, réformer même les lois imparfaites : c’était l’œuvre d’un parti sérieux et légal. On leur aurait su gré du mal qu’ils n’auraient point fait, de leurs efforts pour épargner à la Péninsule de nouvelles épreuves. L’autre alternative était de tout détruire. C’est l’esprit de destruction qui l’a emporté, et, qu’on l’observe bien, c’est une destruction systématique, aveugle. Il s’agît d’effacer la trace de tout ce qui s’est fait dans ces dernières années, et de remonter aux grandes dates progressistes. On y a mis la plus singulière puérilité, au point de rétablir des employés aux places qu’ils occupaient en 1843. Il y avait un corps qui méritait bien quelque reconnaissance des vainqueurs de juillet, puisqu’il avait poussé le premier cri de révolution, c’est l’ancien sénat ; il avait certes prouvé qu’il n’était pas nécessairement la créature du pouvoir. Le sénat a disparu uniquement parce qu’il portait la date de 1845, et on le remplace par un sénat électif dont M. Olozaga a eu l’idée. Il y avait une institution qui avait pris rang dans l’organisation administrative de l’Espagne, et qui avait attesté son indépendance, sa fermeté dans l’examen des concessions de chemins de fer, c’est le conseil d’état. Le conseil d’état a été supprimé révolutionnairement, et depuis près d’un an la Péninsule vit avec un tribunal administratif provisoire, en attendant que les cortès aient fait une constitution. Les lois sur les municipalités ont eu le même sort. On n’a point osé toucher à l’ensemble du système de contributions, mais l’on a supprimé l’un des principaux impôts, la taxe sur les objets de consommation. Le profit tout entier a été pour les marchands, non pour le peuple, et le gouvernement s’est trouvé avec un déficit qu’il ne sait comment combler. C’est ainsi qu’ont procédé les hommes auxquels est échue cette victoire, inespérée du mois de juillet 1854.
La première faute commise par le parti triomphant en juillet, celle qui a engendré toutes les autres, c’est d’avoir évoqué ce fantôme de cortès constituantes. Où donc se faisait sentir ce besoin d’une constitution nouvelle ? Le mal ne venait point en Espagne du vice de la constitution ; il est toujours venu de ce que le régime représentatif, depuis qu’il est établi, n’a été plus ou moins, il faut le dire, qu’une grande fiction pour tous les gouvernemens et pour toutes les opinions. Nous n’en citerons qu’un exemple. Voilà vingt ans déjà que le régime constitutionnel existe au-delà des Pyrénées, tous les partis ont été au pouvoir et ont régné tour à tour : eh bien ! pas une fois encore le budget n’a été voté par les chambres, et c’est même depuis quelques années seulement qu’il y a un budget véritable. Il y a mieux : depuis plus de six mois, des cortès sont réunies à Madrid ; on a fait des discours sur tout, on a passé plusieurs jours à discuter l’étrange question de savoir si la milice nationale avait le droit de délibérer sur les affaires politiques : on n’a point trouvé le temps d’aborder sérieusement l’étude d’une loi de finances ! Ce n’est point cependant la faute de la constitution de 1845 et des modérés. Le parti progressiste n’a point vu qu’en faisant surgir du sein du pays ces cortès constituantes, il créait un pouvoir irrégulier et anormal, qui serait à la fois infatué et embarrassé de ses prérogatives, qui serait conduit à mettre la main sur toute autorité sans savoir agir. C’est ce qui s’est réalisé en effet. Jamais il n’a été offert un plus triste spectacle que celui de cette assemblée, s’égarant dans des discussions sans limites, soumettant à des controverses oiseuses les principes les plus essentiels de gouvernement, perdant son temps en interpellations et en motions inutiles, livrée à la merci des incidens et des surprises. Un des traits caractéristiques de cette assemblée considérée dans son ensemble, c’est l’absence de tout esprit politique, de toute direction, et par malheur le gouvernement n’a pas eu plus d’initiative que le congrès.
Ministère et cortès, quel élément d’ordre ont-ils créé ? De quelle amélioration féconde ont-ils doté le pays ? L’œuvre, la grande œuvre du gouvernement et du congrès jusqu’ici, c’est la loi de désamortissement, qui met en vente les propriétés de l’église, des communes, des établissemens de bienfaisance et de l’état. Le jour où cette loi a été adoptée, le ministre des finances, M. Madoz, a dit que la révolution avait fait un pas gigantesque. Or ce pas gigantesque a conduit l’Espagne à un commencement de guerre civile, une insurrection carliste est née dans l’Aragon. Dans les provinces basques et en Navarre, les autorités locales ont déclaré qu’elles ne répondaient plus de la tranquillité publique, si la loi de désamortissement était exécutée. Le gouvernement se trouve donc placé entre un désaveu de sa politique et un acte de témérité qui peut mettre la Péninsule en feu ! Les opinions progressistes ne règnent pas depuis longtemps à Madrid, et elles aboutissent déjà à de singuliers résultats. La révolution actuelle s’est faite contre un gouvernement qui avait décrété un emprunt forcé. Aujourd’hui la dernière ressource du ministère et des cortès constituantes, c’est un emprunt forcé. Il y a un an, on se soulevait contre un système politique qui violait les lois, qui suspendait la constitution, qui soumettait l’Espagne au régime militaire. En ce moment, la moitié de la Péninsule est en état de siège ; le gouvernement a réclamé des pouvoirs extraordinaires ; le parti progressiste a même imaginé quelque chose de mieux, c’est de suspendre des garanties constitutionnelles qui n’ont pas encore une existence légale. Étrange destinée que celle d’une constitution mise en interdit avant sa naissance ! Les mouvemens carlistes qui ont rendu ces mesures nécessaires s’apaiseront sans doute ; mais l’Espagne n’en serait point venue là, si le gouvernement et les cortès eussent travaillé à raffermir les institutions au lieu de les ébranler, s’ils eussent offert à tous les esprits le drapeau d’une politique rassurante et protectrice. Faut-il imputer cette situation à la force des choses, à la logique des opinions ? En Espagne plus qu’ailleurs, les opinions ne sont rien sans les hommes, et les hommes qui personnifient la révolution actuelle, aujourd’hui comme depuis un an, sont évidemment Espartero et O’Donnell. Le duc de la Victoire n’a point fait le mouvement de 1854, mais il lui a communiqué pour ainsi dire son caractère, et il a contribué à lui donner sa gravité redoutable, lorsqu’il aurait pu le régler et le dominer. À chaque pas dans cette révolution éclate sa responsabilité. À Saragosse, à Madrid, dans l’intervalle du 1er août au 8 novembre, depuis l’ouverture des cortès, il eut fallu simplement un mot pour tracer à cette crise la limite qu’elle ne franchirait pas ; c’est ce mot que le duc de la Victoire n’a point prononcé, ou qu’il n’a prononcé que tardivement et de façon à laisser une issue ouverte à toutes les tentatives. Au fond, il n’est point douteux que dans son indolence impénétrable Espartero a voulu être plus que président du conseil, c’est-à-dire qu’il a voulu comme il sait vouloir, en attendant les événemens, en laissant la fortune agir pour lui, prêt à accepter, selon l’occasion, une présidence de république, une régence, ou mieux encore peut-être. Nonchalant par nature, ambitieux par circonstance, capable de se laisser entraîner à toutes les extrémités, comme aussi de s’arrêter au premier obstacle, il n’a point su être simplement un chef de ministère. Faute d’un rôle plus éclatant, quelques-uns de ses partisans avaient imaginé un moment de créer pour lui une position qui eût rappelé celle de l’ancien justicia d’Aragon ; l’idée n’a point trouvé faveur, mais elle indique ce vague besoin d’une influence irrégulière et exceptionnelle. La révolution plaît à Espartero, parce qu’elle lui donne cette influence ; il se flatte ainsi d’être le protecteur des droits du peuple, et c’est à peine s’il se croit tenu aux plus simples déférences envers la royauté, qu’il traite en vainqueur et en maître. Plus d’une fois, assure-t-on, il a fait sentir à la reine le prix de ses services, en lui rappelant durement qu’il avait ramassé sa couronne dans la rue. Seulement Espartero se méprend sur le succès possible de ce rôle de dominateur hautain de la royauté. Sa force est moins réelle qu’il ne le pense lui-même, et s’il voulait en faire l’épreuve, il risquerait de recommencer l’histoire de 1843, comme on le lui a dit un jour assez cruellement. Il n’a point l’armée pour lui, il n’a point les classes éclairées de la nation, il n’a point les populations des campagnes ; il n’aurait en sa faveur que les bullangeros des villes, le personnel de toutes les émeutes et de toutes les factions. Cela suffit pour bouleverser le pays à un moment donné, cela ne suffit pas pour le conquérir. Rien n’était plus simple que la situation du duc de la Victoire, s’il l’avait bien comprise, s’il avait su vouloir ; il n’a point voulu, et c’est un des caractères de cette révolution de s’être tout d’abord donné pour guide un homme qui ne sait pas se conduire lui-même, qui a par instans toutes les velléités de l’ambition sans en avoir l’énergie, de même qu’il peut parfois avoir de bons mouvemens sans profit.
Quelle a été et quelle est encore la pensée du général O’Donnell ? Le chef de l’insurrection du 28 juin a sans nul doute plus de décision dans le caractère que le duc de la Victoire. Sa politique à l’origine était bien simple : il a voulu arrêter au passage les pensées secrètes d’usurpation ; il a cherché à être le modérateur de cette révolution qu’il avait inaugurée, et qui du premier coup dépassait ses prévisions. C’est ainsi que s’explique sa conduite dans la première partie de cette crise jusqu’à la réunion des cortès. Il y avait cependant au fond de cette situation d’O’Donnell une fatalité invincible Par la sédition militaire dont il s’était fait le chef, le comte de Lucena avait profondément blessé les modérés dans leurs doctrines, dans leurs instincts, et il ne pouvait compter que sur leurs antipathies et leurs méfiances ; par ses antécédens conservateurs, il était l’objet de toutes les suspicions des progressistes. Ressentimens des uns et suspicions des autres devaient agir sur une nature passionnée et irritable. Il a fallu que le général O’Donnell donnât des gages aux opinions avec lesquelles il entrait en alliance. Sans abdiquer sans doute toute pensée modératrice, il a cédé pour rester à la tête du mouvement ; il a multiplié tous les efforts pour lier Espartero. C’était sa politique dans son propre intérêt, dans l’intérêt de la révolution à laquelle il avait attaché son nom, comme dans l’intérêt de la monarchie, qu’il n’a jamais cessé de défendre. On s’explique ainsi comment il a livré successivement les autres ministres modérés qui étaient entrés avec lui au pouvoir, M. Pacheco d’abord, M. Collado ensuite. O’Donnell est allé de concession en concession pour ne point laisser échapper les rênes de cette révolution. On peut être emporté très loin sur cette pente périlleuse, et O’Donnell a fini par se proclamer aussi progressiste que les plus vieux progressistes ; il s’est associé à tous les actes les plus compromettans. O’Donnell a réussi dans une certaine mesure : il a désarmé l’opposition, et il est resté au pouvoir ; mais tel il a fait visiblement un faux calcul. S’il avait une force véritable, telle que le duc de la Victoire et le parti révolutionnaire dussent compter avec lui, ce n’est point parce qu’il partageait leurs vues et leur politique, c’est parce qu’aux yeux de tous il représentait au pouvoir une idée modératrice, une influence distincte, rivale, sinon ennemie, de l’influence révolutionnaire. Dès qu’il n’y avait en lui qu’un progressiste de plus, il perdait sa raison d’être ; il devenait un lieutenant du duc de la Victoire, et rien de plus. C’est dans cette situation que s’est placé le général O’Donnell. Il a donné des gages malheureux au parti révolutionnaire, surtout dans la crise provoquée par la loi de désamortissement, et la difficulté est aujourd’hui pour lui de reculer ou d’avancer dans cette voie aussi périlleuse pour sa fortune que pour la destinée de l’Espagne.
Jamais, à coup sûr, la monarchie n’a eu à traverser une aussi rude épreuve que celle qui lui a été infligée par la révolution actuelle, et cette crise même ne fait que montrer une fois de plus la force du principe monarchique en Espagne. Voici en effet une royauté prisonnière, dépendante, sans action, réduite à voir toutes ses prérogatives contestées : elle ne subsiste pas moins, et peut-être pourrait-on dire que la reine Isabelle est plus populaire aujourd’hui qu’il y a un an. Aux yeux du pays, elle est la personnification de toutes les espérances nouvelles. Espagnole et très Espagnole, elle aime à flatter les goûts et les instincts nationaux. Elle a reçu le nom d’Isabelle la Contrariée, et il n’est point peut-être jusqu’à ce surnom, si bien placé, qui ne réveille l’intérêt en sa faveur. La reine Isabelle n’a pu songer à soutenir une lutte impossible ; la révolution une fois accomplie, elle s’est prêtée à tout, bien qu’elle ait, dit-on, constaté à plusieurs reprises qu’elle n’agissait plus librement. Comme femme, elle a pu plier sans déshonneur ; elle n’a opposé aucun obstacle aux combinaisons politiques qu’on lui proposait. Gouvernement et congrès, elle les a laissés entièrement libres de disposer du pouvoir, et plus d’une fois sa finesse et sa prudence ont atténué des crises intérieures. La reine Isabelle n’a eu la pensée d’une résistance que sur un point : c’est l’affaire de la loi de désamortissement, qui est venue révéler soudainement les impossibilités et les périls de la situation de l’Espagne, en mettant en présence le ministère, la royauté et les cortès dans une de ces scènes qui peuvent décider de la destinée d’un pays. Pour la reine, ce n’était point une question politique ; c’était un scrupule de conscience ; elle se sentait liée par un concordat, et on lui demandait de signer la violation de son engagement. On s’est étonné que la reine Isabelle n’eût point exprimé ses scrupules lors de la présentation de la loi, au lieu d’attendre l’heure tardive de la sanction pour résister. Il n’y a qu’une chose à dire, c’est que lors de la présentation de la loi aux cortès, il y avait eu déjà au palais de Madrid une scène des plus graves, qui a seulement moins retenti au dehors.
C’est le 5 février que le duc de la Victoire se présentait au palais avec les autres ministres pour tenir un conseil extraordinaire. Les ministres furent introduits, et Espartero dit à la reine qu’il venait réclamer sa signature pour présenter la loi de désamortissement au congrès. Isabelle demanda si les biens de l’église étaient compris dans le projet, demeurant résolue pour sa part à respecter le concordat. On lui répondit que ces biens étaient compris effectivement dans la loi, mais qu’il fallait qu’elle signât, ou que le cabinet donnerait sa démission et l’abandonnerait. Le duc de la Victoire se servit même des termes les plus vifs. La scène s’aggrava par degrés, la reine finit par s’écrier tout en larmes qu’elle ne signerait pas, qu’elle ne voulait pas manquer à ses engagemens. « J’aime mieux abdiquer, dit-elle : je prouverai ainsi au besoin qu’une reine sait faire des sacrifices pour sa foi, et j’espère de cette manière réparer les fautes que j’ai pu commettre. » La reine signa cependant. On lui dit qu’elle serait toujours libre de ne pas sanctionner la loi, et que d’ici là d’ailleurs les négociations engagées avec Rome auraient sans doute un résultat favorable. C’est donc ainsi que se présentait la question, lorsque le ministère allait à Aranjuez soumettre la loi de désamortissement à la sanction royale. Qu’on ait exagéré dans les termes ce qui a eu lieu entre le duc de la Victoire, O’Donnell et la reine, le fond ne reste pas moins exact. Il n’est pas moins vrai que les deux ministres ont fait pressentir à Isabelle toutes les conséquences d’un refus, et qu’au même instant, à Madrid, quelques députés se réunissaient dans un bureau du congrès pour proposer la déchéance de la reine si la loi n’était pas sanctionnée. Il y a plus : avant de prendre une résolution, la reine a voulu savoir où en étaient les négociations avec Rome ; on ne le lui a point dit. Elle a demandé s’il n’y avait pas une protestation du saint-siège. Cette protestation venait, à ce qu’on assure, d’être déposée entre les mains du ministre d’état ; on lui en a laissé ignorer l’existence, ou du moins on parait avoir éludé de répondre catégoriquement à ce sujet. Depuis cependant de meilleurs rapports semblent s’être rétablis entre la reine et le général O’Donnell. Ce serait trop sans doute d’expliquer la situation de l’Espagne uniquement par cet épisode, qui a pu un moment devenir tragique : il l’éclaire, il la met à nu ; il marque le point où la révolution a conduit la Péninsule.
Maintenant sans doute, une réaction se produira en Espagne ; elle naîtra dès incohérences et des excès d’une situation impossible, à laquelle ni gouvernement ni cortès n’ont su donner des chances de durée ; mais quel en sera le caractère, et comment s’accomplira-t-elle ? Il y a quelques mois, le général O’Donnell pouvait représenter une réaction naissant de l’ordre nouveau créé par la révolution de juillet. On comptait presque sur lui, on y compte peut-être encore. Par malheur, depuis quelque temps il s’est terriblement engagé, et s’est lié au parti révolutionnaire par de périlleuses solidarités. De tout ce mouvement qui se poursuit depuis un an, il n’est point sorti une force modératrice ; il ne s’est produit ni une idée nouvelle ni un bomme nouveau. Si la réaction est difficile dans les conditions du régime actuel, viendra-t-elle d’une sorte de renaissance du parti conservateur ? Le parti modéré espagnol se trouve aujourd’hui, il faut bien le dire, étrangement décomposé ; il compte à peine quelques membres dans le congrès de Madrid, et ces membres se querellent périodiquement. Le reste du parti est dispersé soit en Espagne, soit hors de l’Espagne ; les divisions des dernières années vivent peut-être encore entre les hommes ; les ressentimens ne se sont point éteints. Il y a un travail nouveau de rapprochement à réaliser sous cette salutaire influence d’une défaite commune. Les passions personnelles ont tué le parti modéré ; c’est par ses idées qu’il peut renaître et retrouver son ascendant. Ces idées n’ont point cessé d’être le véritable symbole de l’Espagne constitutionnelle. Elles ont manifesté leur puissance par l’ordre et la sécurité qu’elles ont donnés à la Péninsule pendant dix ans, et aujourd’hui la révolution même qui règne à Madrid est la consécration la plus éclatante de leur efficacité et de leur valeur. Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que dans la décomposition même où est tombé le parti modéré, il ne se trouve point un certain nombre d’hommes faits pour rallier les opinions et les esprits incertains. Il reste encore des hommes comme le général Narvaez, comme M. Pidal, qui, en cherchant à défendre le régime constitutionnel, n’ont point voulu tremper dans une révolution où allaient périr leurs doctrines. C’est là le libéralisme conservateur. Si la réaction ne se fait point sous ce drapeau, qu’on ne s’y trompe point, ce n’est pas la révolution qui restera victorieuse en Espagne, c’est le comte de Montemolin. Les bandes carlistes qui se sont levées dans l’Aragon pourront être dispersées, elles renaîtront jusqu’à ce qu’elles aient triomphé, ou que l’Espagne ait à leur opposer la force d’un gouvernement qui rassure tous les intérêts et raffermisse toutes les institutions. Ce gouvernement, il ne peut se trouver que dans la monarchie actuelle rendue à sa véritable nature et à sa liberté. Tout le reste n’est qu’une intrigue de factions révolutionnaires ou un expédient imposé à la lassitude d’un peuple. Pour la France et pour l’Angleterre, c’est une loi de leur politique d’aider l’Espagne constitutionnelle à sortir encore une fois de cette épreuve et à retrouver la liberté de ses forces, pour entrer dans l’œuvre commune de la défense européenne, au lieu de se consumer dans une anarchie vulgaire.
CH. DE MAZADE.
- ↑ À ce moment, il y eut cependant une modification ministérielle ; M. Pacheco quitta le ministère des affaires étrangères pour aller comme ambassadeur à Rome. C’était un affaiblissement de la partie modérée du cabinet, comme le fut quelques jours plus tard la retraite de M. Collado, ministre des nuances, et son remplacement par M. Pascual Madoz.