L’Espagne et la guerre

L’Espagne et la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 75-92).
L’ESPAGNE ET LA GUERRE

Que de fois, depuis que l’on s’occupe en France de suivre les mouvemens de l’opinion chez les neutres, n’avons-nous pas entendu et n’entendons-nous pas encore cette question : « Savez-vous ce qui se passe en Espagne ? Est-il donc vrai que beaucoup d’Espagnols prennent parti contre les Alliés ? » Beaucoup est trop dire, mais il faut bien reconnaître qu’un certain nombre d’Espagnols manifestent à notre adresse et à l’adresse de l’Angleterre des sentimens peu affectueux. De là chez quelques Français, très fins lettrés, mais trop portés à croire que nos frères latins ne peuvent pas manquer de nous aimer comme nation, une émotion assez vive. Or, on ne s’aime guère de nation à nation. Entre individus appartenant à des pays différens peuvent se nouer, heureusement, des relations amicales ; mais de grandes agglomérations humaines, séparées par mille traits d’ordre physique, linguistique, moral, politique ou économique, se sentent rarement attirées en masse l’une vers l’autre.

On note volontiers chez l’Espagnol à la fois peu de satisfaction de l’état présent de son pays et une grande méfiance, une attitude ombrageuse à l’égard de l’étranger. Les deux sentimens résultent de la situation qu’occupe l’Espagne à côté des grandes Puissances européennes et qui ne répond ni à son extension territoriale ni à sa glorieuse histoire. Se sentant relégué, — arrinconado, comme il dit, — à l’extrémité Sud-Ouest de l’Europe, l’Espagnol s’attriste dans son isolement ; mais ce pessimisme est-il justifié ? Le temps que mettra l’Espagne à reprendre la place qu’elle devrait avoir dans le concert européen, personne ne peut le dire au juste ; toutefois, chacun sait et voit les progrès matériels considérables qu’elle a réalisés dès la deuxième moitié du XIXe siècle et dont elle peut tirer le pronostic d’un brillant avenir, vu que tout accroissement de forces économiques prépare le terrain à une supériorité politique. La richesse et le bien-être contribuent puissamment à hausser le prestige d’une nation et à lui donner cette assurance sans laquelle rien de grand ne saurait être entrepris. C’est ce qu’a toujours soutenu, dans ses livres et dans ses discours parlementaires, le grand homme d’Etat Canovas del Castillo, qui attachait une importance capitale au développement financier et commercial de son pays ; et c’est ce que défendit aussi un jour, avec une pointe de paradoxe, le charmant et spirituel écrivain, D. Juan Valera, à l’occasion d’une polémique sur la valeur de la philosophie espagnole : « Que notre Extérieure monte seulement à 100, et nous ferons croire au monde que Vivès vaut Descartes ! » Une fois riche et prospère, repeuplée et bien mise en valeur, l’Espagne redeviendra du même coup puissante et pourra résoudre certains grands problèmes que ses hommes politiques renvoient toujours au lendemain ; surtout, elle possédera enfin un esprit public alerte et vigilant, et nous ne la verrons plus se nourrir seulement de regrets mélancoliques ou de vagues aspirations. Mais, jusque-là, elle éprouvera des mouvemens d’impatience et des accès de mauvaise humeur, qui s’exercent volontiers à nos dépens.

Le fait, à coup sûr, est regrettable, mais comment l’éviter ? La géographie nous y condamne. Sauf exceptions, les Espagnols ne connaissent pas d’autres étrangers que nous ; c’est avec des Français qu’ont lieu presque tous leurs frottemens et, partant, leurs froissemens. Les Allemands qui vivent ou circulent sur leur sol se perdent dans la masse et ne les incommodent guère. Alors que chez nous les représentans de la Kultur infestent, en formations compactes, plusieurs de nos départemens, y étalant leurs habitudes bruyantes et vulgaires, l’Allemand d’Espagne, qui se montre surtout sous l’aspect d’un commerçant ou d’un commis voyageur, passe inaperçu Même s’il n’a pas beaucoup de goût pour ses allures, l’Espagnol le tolère ; il admire son inlassable activité ; il trouve avantageux de profiter de son aptitude mercantile et d’acheter à bas prix sa camelote. Politiquement parlant, l’Allemagne ne gêne pas non plus les Espagnols, ou du moins ils le croient. Il y a bien eu, au temps de Bismarck, l’affaire des Carolines, qui faillit provoquer un grave conflit, et qui donna à nos voisins un avant-goût des procédés de la diplomatie allemande, mais l’incident fut vite oublié. Avec nous, il n’en est pas de même.

Un journal de Madrid, qui nous est très hostile, écrivait, il y a peu de temps : « Il nous convient que l’Allemagne triomphe, parce que, moralement et matériellement, elle est plus loin de nous que la France. Une France triomphante, première nation de l’Europe, deviendrait maîtresse souveraine de l’Espagne. Au contraire, vaincue par l’Allemagne, la France est tenue de respecter notre autonomie, et nous, de notre part, la voyant battue, nous réprimerons la tendance que nous avons d’imiter et de copier en tout nos voisins. L’affaiblissement de la France, par conséquent, donne à l’Espagne une garantie d’indépendance, d’autant mieux que la prépondérance abusive et irritante que la France dominatrice exerce aujourd’hui sur nous ne peut pas passer à l’Allemagne : 1° à cause de son éloignement ; 2° parce que notre caractère national est plus réfractaire au caractère allemand qu’au français ; 3° parce qu’il y aura toujours entre l’Allemagne et nous une France assez forte pour nous servir d’écran et de bouclier. » Sous une forme moins revêche et avec des atténuations dues à la courtoisie castillane, que d’aveux du même genre n’avons-nous pas recueillis, depuis 1870, de la bouche de tant d’autres Espagnols, qui pourtant aiment la France et qui souffrirent de sa défaite, dont ils se sentaient touchés en tant que Latins !


Un des enseignemens de cette terrible guerre sera de nous guérir de la fâcheuse manie de généraliser. Souvent, l’on entend dire que les « gauches » espagnoles sont pour nous, tandis que les « droites » sont pour l’Allemagne. Assurément, il y a plus de sympathies pour la forme du gouvernement français dans le premier groupe que dans le second, quoique le terme de « gauches » soit bien élastique et de nature à créer des confusions. Mais gouvernement et nation font deux, et, dans les circonstances présentes, la nation a bien quelque importance. Or, il convient de se demander si la France, ses mœurs, ses traditions et son génie ne comptent pas de nombreux partisans chez les conservateurs espagnols. Loin de chercher des appuis au loin et d’intriguer contre nous, les chefs du parti conservateur ont, à diverses reprises, recommandé une entente avec la France sur des questions de politique extérieure, entente qui, si elle n’a pas remplacé le « pacte de famille » du temps où les deux pays étaient régis par la même maison royale, s’en rapproche un peu. Ce ne sont pas les conservateurs espagnols, très attachés à la maison de Bourbon, qui inventèrent la candidature Hohenzollern, l’un des motifs ou des prétextes de la guerre entre la France et l’Allemagne ; ce ne sont pas eux non plus qui, plus récemment, ont pris l’initiative de nouvelles orientations de la politique espagnole dans la Méditerranée, dont nous n’avions rien à espérer de bon. Quant au parti carliste, il fait grand bruit de ses sympathies allemandes. L’un de ses plus éloquens leaders, issu d’une famille militaire réputée, ne tarit pas d’éloges sur le militarisme allemand ; il y retrouve sans doute quelque chose de l’ancienne manière espagnole de Philippe II. La récente « furie allemande » de Louvain rappelle assez, en effet, la « furie espagnole » d’Anvers du 4 novembre 1576 : seulement, au massacre, à l’incendie et au pillage, la Kultur allemande a su joindre l’hypocrisie. Si le parti carliste, sans grande signification aujourd’hui, se proposait d’entrer en campagne, ou, comme ils disent, de « s’enfoncer dans le taillis » (echarse al monte), à la façon des carlistes d’autrefois, il faudrait lui conseiller charitablement de ne pas se mettre à des nos Basques et Navarrais de France, qui furent toujours ses plus utiles ravitailleurs. Il ne semble pas, au surplus, que son chef suprême actuel, l’infant don Jaime, montre beaucoup d’entrain à disputer le trône d’Espagne à son cousin don Alphonse. En tout cas, s’il s’y décidait, souhaitons-lui de ne pas rencontrer sur son chemin des Allemands tels que celui que fit fusiller son père, don Carlos, et dont il est parlé dans le Manifeste aux puissances chrétiennes du 6 août 1874 : « Un Allemand pris à l’entrée du village de Villatuerta, le revolver au poing, à la tête d’une bande incendiaire (déjà ! ), a été condamné par un conseil de guerre et passé par les armes. Ce que l’on a fait là est bien fait, je le maintiens, et, en pareilles circonstances, on agira de même… »

A part le groupe carliste, qui a pris cette attitude antifrançaise ou plutôt encore anti-anglaise dès l’ouverture des hostilités, et, de l’autre bord, les républicains, tout naturellement attirés vers notre république et vers l’Angleterre démocratique, aucun autre parti ne se range nettement sous les étendards des Alliés ou sous les aigles d’Autriche et d’Allemagne. Vouloir classer les groupes et les sous-groupes libéraux ou conservateurs d’après leurs sentimens envers les belligérans serait une entreprise chimérique. Et à quoi bon ? Il va de soi que la plupart des membres influens de ces groupes, tous partisans de la neutralité, ne compromettront pas leur situation intérieure en se prononçant ouvertement pour ou contre les Alliés, tant qu’ils ne seront pas certains de l’issue de la guerre. Plusieurs d’entre eux, comme le député nationaliste catalan M. Corominas, ou le député conservateur M. Martinez Ruiz (en littérature Azorin), professent, nous le savons, des opinions personnelles très arrêtées et tout à fait en notre faveur, qu’ils n’hésitent pas, au reste, à faire connaître à l’occasion ; d’autres, au contraire, estiment de leur devoir de ne pas donner leur pensée en pâture aux discussions plus déchaînées que jamais de la presse espagnole. Respectons cette réserve, et, pour en finir avec la politique, sachons gré au président du Conseil des ministres, M. Dato, de sa conduite très loyale et des mesures strictes qu’il a su prendre, dans des circonstances particulièrement difficiles, pour faire respecter la neutralité qu’a proclamée son gouvernement.


Comme bien l’on pense, le clergé espagnol séculier ou régulier ne nourrit pas envers la République française des sentimens fort tendres. La séparation chez nous de l’Eglise et de l’État, la dissolution de divers ordres religieux, qui ont été chercher par-delà les monts un asile, l’esprit sectaire fomenté par beaucoup de nos gouvernans et l’intervention de la franc-maçonnerie dans l’avancement des officiers au temps funeste du général André, tout cela nous vaut, dans la presse religieuse espagnole, les épithètes d’Etat impie, d’Etat athée et combien d’autres encore ! Les prêtres et les religieux espagnols englobent-ils aussi dans leur réprobation la nation française ? Certains laïques traditionalistes ou de l’extrême droite, qui ont la haute main sur une partie des journaux catholiques, le voudraient et s’y emploient activement. Ce sont eux qui ont imposé le silence sur les atrocités allemandes en Belgique ou qui les ont malhonnêtement palliées ; ce sont eux qui ont nié le bombardement de la cathédrale de Reims ou qui l’ont présenté, quand il a fallu se rendre à l’évidence, comme une juste punition de nos forfaits. Mais sait-on ce qui a surtout dicté leur conduite et inspiré ces vilaines manœuvres ? L’affaire Ferrer. Nous l’avions oubliée ; eux y pensaient. La destruction du monument élevé à Bruxelles à Ferrer par quelques libres penseurs, voilà ce qu’ils guettaient avec anxiété. Dès qu’ils surent les Allemands en Belgique, leur cœur tressaillit d’aise. Ils vont, se disaient-ils, nous donner satisfaction. Les Allemands ne le firent pas tout de suite : ils songeaient à autre chose qu’à Ferrer. Enfin, au mois de janvier dernier, le haut commandement du Kaiser, n’ayant plus rien à détruire ni à égorger, et de plus en plus sollicité par les émissaires des traditionalistes, qui lui faisaient peut-être entrevoir une utile diversion de quelques hardis cabecillas sur les sommets des Pyrénées, décida, pour leur être agréable, de déplacer le monument. Maigre résultat : c’en était un cependant ; aussi une pluie de cartes de visite vint-elle s’abattre sur l’ambassade impériale à Madrid. Ni les centaines de prêtres fusillés, ni les églises profanées, ni les tabernacles enfoncés, ni les hosties piétinées par des soudards ivres de sang et de vin n’ont ému ces défenseurs du trône et de l’autel ! Bagatelles que ces crimes hideux : l’important était la disparition du monument Ferrer. Et c’est ainsi que la catholique Espagne s’est comportée envers la non moins catholique Belgique. Nous ne voulons pas croire que le clergé espagnol, qui compte tant d’hommes pieux, doctes et de haute intelligence, ait trempé dans cette lamentable et ridicule démonstration où des devoirs impérieux ont été sacrifiés à une bien piètre rancune.. Nous ne voulons pas croire non plus que ce clergé, qui a toujours entretenu avec le clergé de notre pays d’étroites relations et qui se nourrit surtout comme celui de l’Amérique du Sud de livres religieux français, ait pu prendre, comme on le prétend, une attitude antifrançaise. Certes, on aurait voulu entendre, en la circonstance, quelque gronde voix catholique autorisée, qui aurait instruit les ignorans et ramené les égarés ; mais où sont aujourd’hui les Balmès, les Quadrado et les Menéndez y Pelayo ? En leur absence, il nous est au moins agréable de constater qu’un des principaux organes du nationalisme et du parti catholique basque, le journal l’Euzcadi, a remis les choses au point et sévèrement admonesté ses coreligionnaires : « Ce n’est pas l’État français qui lutte contre l’Allemagne, c’est toute la nation française. Or, aucune nation n’a donné à l’Église en ces derniers temps plus de religieux et plus de missionnaires que la France, aucun pays du monde n’a procuré aux Conférences de Saint-Vincent de Paul autant d’argent et de ressources pour secourir les pauvres. Malgré la persécution religieuse et la suppression de toute subvention officielle au culte et au clergé, le peuple français les soutient plus splendidement que la catholique Espagne, ainsi nommée, malgré ses gouvernemens libéraux, anticléricaux et antivaticanistes, malgré la condition misérable de son clergé et de son culte, malgré l’insignifiance de ses manifestations religieuses comparées à celles des Français ; ainsi nommée, dis-je, par ceux-là mêmes qui traitent la France d’athée. »


Le monde littéraire espagnol est depuis six mois en pleine fermentation et ressemble un peu au fameux camp d’Agramant. On y assiste à de fort beaux tournois de plume, à des assauts d’ingéniosité et de verve, à des feux d’artifice étincelans. Nos amis très nombreux, depuis le maître incontesté du roman espagnol, Benito Galdós, jusqu’au brillant humouriste Unamuno, jusqu’au critique si délicat et si pénétrant Azorin, jusqu’à tant d’autres appartenant à tous les compartimens de la littérature sérieuse ou frivole, s’y reconnaissent aisément, car ils portent leur visière haute et leur devise bien apparente. Tous disent avec franchise et conviction pourquoi la cause des Alliés leur apparaît comme celle de la civilisation, pourquoi les génies français et anglais, par leur largeur, leur clarté et leur humanité, les séduisent, pourquoi ils estiment qu’une hégémonie allemande serait opprimante et violemment opposée aux aspirations de nations jeunes ou vieilles qui entendent se développer ou se refaire en toute liberté.

Nos adversaires au contraire s’enveloppent de précautions et de réticences ; ils affectent de grands airs d’impartialité et de neutralité ; ils taxent l’Angleterre d’égoïsme et morigènent la France, tout en consentant à la plaindre. Pauvre France, entraînée malgré elle dans une si mauvaise passe ! Puisse-t-elle en sortir sans trop de dommage ! etc. D’argumens un peu solides en faveur de la Kultur et de ses propagateurs, point. Évidemment le Sven Hedin espagnol n’est pas né encore. La raison de cette timidité tient surtout à ceci que les Espagnols connaissent mal l’Allemagne. À part quelques savans, quelques dilettantes, quelques voyageurs, — ceux-là souvent bons observateurs, comme le notait déjà Rousseau dans un passage de l’Émile, — infiniment peu d’Espagnols manient assez l’allemand pour pouvoir goûter la littérature d’outre-Rhin et la connaître à fond ; la plupart n’arrivent pas à citer un mot allemand sans l’estropier. . Le peu, l’infiniment peu qu’ils connaissent du mouvement des idées en Allemagne et de son expression littéraire, ils l’empruntent à nos traducteurs : nous sommes leurs truchemens. À proprement parler, il n’existe pas, parmi les littérateurs espagnols en renom, de germanophiles avérés et capables d’expliquer les motifs de leurs préférences ; il n’y a que des écrivains plus ou moins mécontens de la France et qui se servent de la guerre pour nous égratigner. Égratignures pas très dangereuses et qui pourront même, en certains cas, nous être salutaires, car, après tout, nous n’avons pas la prétention, qu’ont d’autres nations, de faire croire à notre infaillibilité, ni d’échapper à la critique. Au nombre de nos plus aimables censeurs, on peut citer l’auteur dramatique très fécond et très prisé par ses compatriotes, M. Jacinto Benavento. La France, selon lui, est une coquette, qui réclame de tous des hommages, et n’accorde ses faveurs à personne. « Quelles preuves d’amitié, demande-t-il, de bienveillance même nous a-t-elle jamais données ? La France, qui s’est toujours montrée l’ennemie naturelle de l’Espagne, a travaillé sans relâche à la rapetisser et à la rabaisser. Bien entendu, nous avons tout mis en œuvre pour lui faciliter cette tâche et nous continuons patriotiquement à le faire… Aujourd’hui, celle qui nous a toujours traités avec dédain nous demande notre amitié ; elle ne nous sait même pas gré du sincère chagrin que nous éprouvons, nous ses amis véritables, à la voir mêlée à ce conflit. Elle, qui aurait dû pouvoir se défendre seule, la voici la comparse de l’Angleterre et l’alliée de la Russie, dans une guerre qu’un illustre écrivain norvégien, nullement suspect de germanophilie, a appelée la guerre de l’envie : l’envie que l’Angleterre porte à l’Allemagne. » Remercions M. Benavente de ses précieuses remontrances en même temps que de sa commisération ; mais nous permettra-t-il à notre tour de lui demander sincèrement si, aux péchés dont il nous charge, il ne faudrait pas encore ajouter celui de n’avoir pas prêté une attention suffisante aux dix-neuf volumes de son théâtre ?

La connaissance de l’Allemagne fait défaut à la plupart des littérateurs espagnols ; manque-t-elle aussi aux studieux, plus particulièrement aux philosophes et aux savans ? Une excellente institution, fondée à Madrid il y a quelques années, la Commission pour le perfectionnement des études supérieures (Junta para ampliacion de estudios), dont le but est d’envoyer des étudians espagnols à l’étranger pour y poursuivre des études déjà commencées en leur pays, dirige souvent ses missionnaires sur les universités allemandes. En matière philosophique, on ne sait pas encore ce que la formation allemande réussit à faire d’un jeune cerveau espagnol d’aujourd’hui : l’avenir le dira, mais les expériences antérieures n’avaient pas été fort heureuses. La pensée philosophique allemande, vers le milieu du XIXe siècle, était essentiellement représentée en Espagne par le Krausisme ou doctrine de Karl Christian Friedrich Krause, un disciple assez obscur de Schelling et que les siens mêmes ne tiennent pas pour un très grand personnage. Ce Krausisme, qui fut après la révolution de 1868, pendant quelques années, la doctrine en faveur auprès des universités espagnoles, succomba surtout aux attaques très vives des traditionalistes catholiques, alors fort peu germanophiles, et trouva, en dernier lieu, un adversaire impitoyable dans la personne de Menéndez y Pelayo, qui l’accabla de ses quolibets et lui donna le coup de grâce. Il ne resterait de cette doctrine qu’un souvenir bien vague, si elle n’avait pas été embrassée par M. Francisco Giner de Los Rios, pédagogue célèbre, qui vient de mourir à Madrid ; mais l’œuvre essentielle de cet homme de haute valeur morale et respecté de tous les partis, son École libre et sa méthode pédagogique, doivent bien plus à l’Angleterre et à la France qu’à l’Allemagne.


Nul n’ignore à quel point les Allemands prétendent s’emparer des sciences biologiques et les marquer de leur sceau. Pour un peu, ils déclareraient que ce domaine leur appartient exclusivement. En tout cas, ils dédaignent les plus grands noms de l’étranger : un traité de médecine publié récemment en Allemagne attribue à Robert Koch et à Ferdinand Cohn les découvertes, incontestées de Pasteur, et c’est un professeur espagnol, le Dr Juan Madinaveitia, qui a souligné cet acte de déloyauté, révélateur, à son avis, de la décadence de la médecine allemande. « Je ne conseillerai plus à mes élèves d’aller en Allemagne ; mais je les enverrai à Paris ou en Russie, dans le laboratoire de Pawlow, » écrit-il dans le numéro 5 du journal hebdomadaire España. Les histologistes germaniques se montrent-ils aussi méprisans à l’endroit de M. Santiago Ramon y Cajal, professeur à l’Université de Madrid, l’un des histologistes les plus éminens de notre époque, prix Nobel de 1906 et hautement estimé en tous lieux ? Voilà un homme qui connaît par le menu sa science, les progrès qu’elle a accomplis de nos jours et ce que chaque nation, la nation allemande y comprise, peut en revendiquer ; ce savant, qui est un penseur, a dû réfléchir sur les conséquences de l’effroyable cataclysme qui ébranle en ce moment le monde. Que dit-il ? Il a fallu quelque peine pour le faire sortir de son laboratoire et répondre à une enquête sur « l’Après-guerre, » ouverte par le journal que nous venons de citer. Sa réponse est empreinte d’un découragement profond et de ce pessimisme navrant dont tous les Espagnols cultivés font profession et même étalage. Seulement, M. Ramon y Cajal donne à ses idées une base scientifique qui les rend encore plus désolantes. « La présente guerre, nous dit-il, a révélé chez l’homme la bête de proie qu’il porte en lui et justifié la donnée biologique admise de la résistance du cerveau à toute évolution. En dépit de l’influence éducatrice de la philosophie, du droit et de l’art ; en dépit des merveilleuses conquêtes de la science et de la technique, nos cellules nerveuses réagissent de la même façon qu’à l’époque néolithique : même tendance irrésistible vers le pillage à main armée, même goût pour l’odeur du sang d’autrui, même haine contre les peuples qui parlent une autre langue ou habitent de l’autre côté d’un fleuve ou d’une montagne. » Quant aux conséquences de la guerre, il ne croit pas à l’écrasement complet d’un des groupes belligérans ; il estime que les vaincus n’auront d’autre pensée que d’imiter les méthodes du vainqueur pour essayer de vaincre à leur tour, et que, quand les orphelins d’aujourd’hui auront atteint l’âge d’homme, le terrible massacre recommencera. N’est-ce pas voir l’avenir trop en noir ? Mais ce qui fait pour nous le prix exceptionnel des déclarations du grand biologiste, c’est le jugement si grave dont il accable la Kultur allemande : « Notre ancêtre des cavernes pillait et assassinait franchement et sincèrement, sans tourmenter ses victimes à l’aide de théories anthropologiques ; aujourd’hui les agresseurs, quand ils se sentent forts, écrivent des livres savans, pleins de haute philosophie, non seulement pour justifier leurs crimes et leurs iniquités, mais pour se présenter au monde comme une race supérieure à laquelle tout est permis. » Que pouvons-nous demander de mieux ? Le plus grand savant de l’Espagne actuellement vivant, un homme d’une probité scientifique indiscutée, d’une indépendance absolue, et qui plane très au-dessus des manèges de la politique ou des coteries des littérateurs, nous a livré le fond de sa pensée, et cette pensée est la condamnation la plus formelle de tout ce qui anime depuis quarante ans l’intellectualisme germanique. Un tel aveu dispense de bien d’autres et rachète beaucoup d’écarts, au demeurant assez négligeables, de langage et de jugement.

L’opinion publique des masses, en Espagne comme à peu près partout, dépend du journal à un sou que le demi-lettré absorbe quotidiennement, qu’il propage et qu’il commente dans les milieux où la lettre moulée demeure indéchiffrable. Les informations puisées à d’autres sources sont rares et en dernier ressort remontent presque toujours à ce qui, très à la hâte, a été écrit et pensé, — si ce dernier mot ne paraît pas trop ambitieux, — dans quelque bureau de rédaction ou quelque antichambre de ministère. Comment rectifier le travail d’assimilation auquel se livrent tant de gens crédules et bornés ? En ces temps de trouble, beaucoup de personnes s’improvisent directeurs de conscience, qui ne possèdent pas toutes les qualités de l’emploi ; mais, d’autre part, tout vaut mieux que l’indifférence et l’abstention. Quiconque se sent en mesure d’éclairer son prochain, d’arrêter la propagation de fausses nouvelles, de redresser des erreurs de jugement ou de conduite, doit s’y employer. Un fort bon exemple de ce dévouement à la chose publique vient d’être donné en Espagne par M. Alvaro Alcalá Galiano, dans un petit opuscule intitulé : La Vérité sur la guerre. Origine et aspects du conflit européen. Fils cadet du comte de Casa Valencia, qui fut ministre d’État et ambassadeur à Londres,. M. Alcalá Galiano porte un nom qu’a illustré le grand patriote D. Antonio Alcalá Galiano, auteur de Mémoires d’un prix inestimable sur la guerre de l’Indépendance et le règne de Ferdinand VII. Esprit très pondéré, nullement ennemi de l’Allemagne, où il a séjourné souvent et dont il admire certains côtés de l’activité nationale, M. Alcalá Galiano cherche surtout à détromper ceux de ses compatriotes qui ignorent tout de la transformation de ce pays par le militarisme prussien, ou, comme on a dit très justement, de son « intoxication » progressive dès 1871, mais surtout à partir de ses progrès économiques et de l’avènement d’une très grande prospérité matérielle. Il expose quelle a été l’action de philosophes comme Nietzsche, d’historiens comme Treitschke, de théoriciens militaires comme Bernhardi, de journalistes comme Harden, qui ont implanté dans les cerveaux allemands le principe de Deutschland über alles et de l’asservissement des nations plus faibles à la nation élue, et il explique les graves dangers qu’un tel principe ferait précisément courir à l’Espagne ; enfin il montre, par l’analyse des documens diplomatiques comme par l’histoire de ces dernières années, que la responsabilité de la guerre, préparée jusque dans ses moindres détails par l’Allemagne, retombe uniquement sur son empereur. Était-il utile d’enfoncer tant de portes ouvertes et d’affirmer une fois de plus ce qui est l’évidence même ? Oui, puisqu’il s’agissait dans l’espèce d’agir sur un public un peu passif. M. Alcalá Galiano, sans ménager personne, tance plus vertement que d’autres les Espagnols coupables, au début de la guerre, d’avoir compromis le bon renom de leur pays, notamment quelques jeunes gens qui, sur notre sol, crurent élégant de faire parade de sentimens allemands et de déclamer contre la corruption de la grande Babylone. Or, il se trouve que ces fervens admirateurs de la Kultur hantent les trois quarts de l’année nos plages de la côte de Diamant en pantalons de flanelle, — flanneled fools, dit Kipling des joueurs de golf anglais lents à endosser l’uniforme, — et se montrent fort assidus à certaines attractions parisiennes plutôt répréhensibles, dont nous autres Parisiens ne soupçonnons même pas l’existence. Ces frasques de mauvais goût n’indisposeront pas nos populations de la frontière Sud-Ouest contre les honorables villégiateurs espagnols de Biarritz et de Saint-Jean-de-Luz, ni contre les familles de l’ « ancienne » grandesse qui ont charitablement prodigué à nos blessés les soins les plus empressés. Sévères aussi sont les reproches que M. Alcalá Galiano adresse aux agités de la politique, à ces coureurs d’aventures et à ces utopistes, que l’ancienne Espagne a trop connus pour son malheur, sous le nom d’arbitristas, et dont Cervantes disait qu’ils sont aussi funestes à eux-mêmes qu’à la république, car ils s’en vont toujours mourir dans les hôpitaux., A peine les armées allemandes avaient-elles violé la frontière de Belgique que nos gens se mirent à vociférer : Gibraltar ! Tanger ! Portugal ! et s’armèrent… de leur plume pour remanier la carte de l’Europe et de l’Afrique. Profitons de l’occasion, s’écrièrent-ils, l’Allemagne compte sur nous, n’hésitons pas à réaliser le rêve, caressé par tous les vrais patriotes, de la « plus grande Espagne, » portons un coup fatal à l’Angleterre exécrée ! M. Alcalá, Galiano réprime en quelques phrases fort judicieuses et concluantes cette levée de boucliers de carton. « Croire que l’Allemagne éprouve pour nous des sympathies, que son empereur nous est reconnaissant, qu’il a un intérêt quelconque à agrandir l’Espagne ou qu’il pense à nous rendre Gibraltar, ce sont là des chimères que seuls peuvent se forger des esprits puérils, qui attendent le triomphe du Kaiser comme les petits enfans attendent la venue des Rois Mages. » Ces utopistes ne voient pas le piège que tend l’Allemagne aux Espagnols, cherchant à réveiller leur haine contre la France et l’Angleterre et qui, selon l’heureuse expression de notre auteur, « voudrait se servir d’eux, dans l’ordre spirituel, comme elle s’est servie de la Turquie dans l’ordre matériel. » Que deviendrait l’Espagne avec une France ennemie sur terre et une Angleterre qui lui couperait ses communications maritimes, sans parler du sacrifice absurde de la plupart de ses intérêts commerciaux et de la rupture des liens géographiques ou ethniques qui la rattachent à notre pays ? Et ne vaut-il pas cent fois mieux s’entendre avec la France au Maroc qu’avec une Puissance dont on connaît les théories sur les nations faibles ? Que resterait-il à l’Espagne, au bout de quelques années, de sa nouvelle colonie, si elle attirait à ses côtés ceux qui partout et toujours exigent la part du lion ? — Tant de bon sens, de rigueur dans le raisonnement et de clarté dans l’expression cause une impression rassurante : la brochure très opportune de M. Alcalá Galiano, nous en avons la ferme conviction, triomphera de bien des idées préconçues et fera tomber bien des œillères. En écrivant des pages si pleines de vérités, l’auteur a rendu à ses compatriotes un éminent service et donné une preuve de courage civique dont il y a lieu de le féliciter hautement.

Rien n’est prestigieux comme la gloire militaire, et rien ne s’impose tant à l’imitation que la supériorité acquise sur les champs de bataille. Coup sur coup, en 1866 et en 1870, l’armée prussienne triompha des armées autrichienne et française et reconquit la suprématie qu’elle possédait sous Frédéric et qu’elle avait perdue à Valmy. De telles victoires firent de l’armée prussienne, devenue celle du nouvel empire allemand, l’armée modèle que chacun s’empressa de copier, les vaincus comme les autres. A notre exemple, l’Espagne se mit donc à l’école de l’Allemagne, comme elle se mit aussi plus tard à l’école du Japon, en abaissant la taille de ses conscrits, quand la guerre de Mandchourie eut appris au monde étonné ce que l’on peut faire avec de très petits soldats. A quels résultats tangibles la germanisation de l’armée espagnole a-t-elle abouti ? La récente occupation d’une partie du Maroc par d’importantes forces péninsulaires n’a pas permis de s’en rendre un compte exact : seule une guerre européenne montrerait ce que le corps des officiers espagnols doit au dressage à la prussienne, en fait d’art militaire exclusivement, car, pour le reste, il ne saurait être question d’aucune infiltration d’idées allemandes.

Le principe de la « nation armée » n’existant en Espagne que sur le papier, l’éducation militaire, conçue à la façon de von der Goltz et autres, n’y est pas encore applicable. On se demande même s’il se trouvera bientôt un parti politique pour inscrire sur son programme le fonctionnement régulier du service militaire universel : pour l’instant, non seulement tous les chefs de parti, mais les classes dirigeantes y sont opposés. Aussi quand on dit, — et on le dit souvent, — que l’armée espagnole affecte des sentimens allemands, cela ne signifie pas du tout qu’elle soit imprégnée de science ou de méthode militaire allemande ; cela signifie que beaucoup d’officiers supérieurs et subalternes admirent le militarisme prussien, c’est-à-dire le rôle prépondérant joué par la caste militaire en Allemagne. Mais ces officiers ont-ils réfléchi à ce qui les sépare du régime féodal prussien ? Qui trouverait-on dans l’armée espagnole d’aujourd’hui, complètement démocratisée et où les officiers de fortune occupent les plus hauts emplois, pour réclamer une sorte de Junkerthum, d’hidalguisme militaire, avec preuves de pureté de sang et de quartiers de noblesse ? Non, les cinq cents généraux espagnols de l’active et de la réserve, pas plus que leurs camarades des grades inférieurs, n’ont en vue rien de semblable, sauf que certains d’entre eux ne seraient peut-être pas fâchés de se créer, en marge de la société civile, un domaine où ils jouiraient, à l’abri des lois, d’avantages palpables et d’une situation plus reluisante., Les incidens de Barcelone en 1905 ont montré à la fois que d’anciens erremens, qu’on croyait abolis, persistent encore et que les gouvernemens libéraux ou autres conservent l’habitude de capituler devant des insurrections militaires, quand ils les sentent soutenues par des chefs influens : la crainte du pronunciamiento hante toujours leur sommeil, et ils se disent, non sans raison, que l’armée telle qu’elle existe peut servir d’instrument à quelque coup d’Etat, surtout du parti jaimiste, le plus habile et le plus disposé à se concilier les militaires. Puissent ces appréhensions être vaines ! L’armée espagnole, destinée tôt ou tard à devenir la nation armée, a une mission plus noble que celle de servir de tremplin aux prétendans et aux politiciens ; elle sait où l’attend la gloire. Si elle en récolte, la nation lui témoignera sa reconnaissance, en rendant, par des mesures législatives, le métier militaire plus respecté et plus enviable. Ce ne sera peut-être pas là le militarisme prussien rêvé par quelques jeunes lieutenans très férus de Schneidigkeit et très enclins à laisser traîner leur sabre sur le pavé, mais ce sera le seul compatible avec la dignité et la sécurité du pays.


Reste à parler de l’influence du régionalisme sur les relations avec l’étranger. ? L’unité politique de l’Espagne s’est accomplie presque en même temps que celle de la France, mais n’a pas produit les mêmes effets. Il y a eu plutôt juxtaposition que fusion des élémens unifiés. Pour des motifs divers, qui tiennent à des différences de tempérament comme à des souvenirs historiques, les parties aujourd’hui constitutives du corps politique espagnol ne se soumettent pas sans contrainte à l’action du pouvoir central : d’où ces tendances séparatistes qu’on qualifie du nom de régionalisme. Le régionalisme en Espagne se fonde essentiellement, sinon exclusivement, sur la langue ; ainsi le régionalisme catalan, le plus important de tous, ne répond pas à ce qui constituait autrefois le territoire de la couronne d’Aragon ; il exclut précisément la province d’Aragon de langue castillane, et n’englobe que les pays de langue catalane., Il en est de même des régionalismes basque et galicien, qui dépendent aussi de la langue. Un autre trait de ces groupemens, c’est qu’ils s’épanchent par-delà les frontières politiques ; mais seul le régionalisme catalan y a bien réussi, notre Roussillon, grâce au dialecte qui y est parlé par toutes les classes, formant avec la Catalogne une unité linguistique suffisante, sinon parfaite ; tandis que Basques espagnols et Basques français ne se comprennent que très difficilement. La langue étant le grand trait d’union entre les hommes, on conçoit que nous ayons trouvé, auprès des Catalans d’Espagne, dans les circonstances présentes, de très vives sympathies. A Barcelone, on discute autant qu’à Madrid ; mais, malgré tous les efforts du Service d’informations allemand installé en cette ville et qui, sur un ton alternativement matamore et sentimental, prodigue ses réclames, nos amis ne se laissent pas endoctriner par cette littérature trop manifestement mensongère. A peu près tout ce qui porte un nom dans les sciences, les lettres, l’art, le haut commerce et la grande industrie s’est prononcé énergiquement en faveur de la France et de l’Angleterre, dans des manifestes publics ou des lettres privées dont nous avons les mains pleines. Le fait aussi que notre généralissime appartient à une famille roussillonnaise a beaucoup contribué à resserrer des liens que les hasards de la politique n’ont jamais complètement détendus. Nos bons voisins du Sud-Est aiment à dire que nos succès militaires sont de la gloire catalane, et nous n’y voyons certes aucun inconvénient. Une seule note discordante nous a été apportée par le Manifeste des amis de l’unité morale européenne, daté de Barcelone, le 27 novembre 1914, morceau d’un humanitarisme nuageux et en apparence anodin, mais qui cachait, paraît-il, de la part de quelques signataires au moins, une tentative de justifier la cause allemande ; aussi plusieurs de ceux qui y avaient d’abord mis leur nom se sont-ils empressés de le retirer, entre autres M. Massó Torrents, l’un des membres les plus justement estimés de l’Institut des Etudes catalanes. Il est à coup sûr réconfortant de constater que les soutiens de l’impérialisme germanique n’osent presque jamais parler ouvertement, ni expliquer au grand jour les motifs de leurs convictions. Si ce manifeste tendait vraiment à glorifier, la Kultur, pourquoi n’avoir pas eu le courage de le dire en toutes lettres ?

Si nous rencontrons beaucoup de sympathies en Catalogne, nous en rencontrons moins à l’autre extrémité de la frontière. Bilbao, Saint-Sébastien, cette dernière ville surtout, parce que le gouvernement y réside en été, sont devenus le refuge d’une fraction importante de la colonie allemande d’Espagne, celle de la gente de levita, comme disent nos voisins, ou porteurs de redingote, tandis que le menu fretin, — l’Allemand vornehm fuyant le contact du parent pauvre, — a été dirigé sur Barcelone, où des soupes populaires, plus crasses que ne sont en ce moment celles de la mère patrie, le sustentent aux frais du consulats Autour de ces Allemands de Saint-Sébastien et de la Corniche basque se groupent volontiers bon nombre de carlistes, domiciliés ou non en France, que nous connaissons et estimons à leur valeur, et aussi peut-être quelques membres de certaine association religieuse, gouvernée il y a peu par un général né wurtembergeois, qui n’a pas dû inculquer à sa milice un grand amour pour notre pays. Dans ce milieu bigarré se nouent des intrigues de nature à nous causer quelques préjudices : nos autorités de la frontière, qui doivent être renseignées, feront bien de se tenir sur leurs gardes.


Diverses autres questions, surtout économiques, déterminent en Espagne des courans d’opinion qui souvent se contrarient : questions de protectionnisme et de libre-échange, traités de commerce, zones franches et bien d’autres encore. En donner un simple aperçu exigerait des lumières spéciales et beaucoup d’espace. Pour ne pas sortir du cadre de cet article, il parait préférable de renvoyer à un livre bien informé, L’Espagne au XXe siècle, de M. Angel Marvaud, paru il y a deux ans et qui peut servir de guide à travers la littérature du cru où toutes ces questions sont discutées journellement avec plus de fougue et de grandiloquence, semble-t-il, que de véritable connaissance du sujet. On verra dans l’ouvrage de M. Marvaud combien certains intérêts généraux ou locaux influent sur les relations extérieures et sont de nature, soit à rapprocher soit à brouiller nos deux pays.


L’exposé qui vient d’être présenté de l’attitude de l’Espagne dans cette guerre formidable laissera peut-être au lecteur une impression mélangée, résultant du malaise dont souffrent nos voisins, ballottés qu’ils sont en sens contraires, comme d’autres neutres, et qui ne s’accordent pas très bien sur la voie à suivre ; mais leur prêter de mauvais desseins serait tout à fait excessif. Il ne s’agit après tout que de malentendus, de différends momentanés et faciles à régler d’un commun accord : rien, absolument rien n’est à prendre au tragique. Et après la victoire de nos armes, ces malentendus, ces différends seront bien vite apaisés. L’Espagne se rapprochera de nous spontanément, non pas parce qu’elle nous craindra, ce qui serait indigne d’elle, mais parce qu’elle nous estimera davantage. Alors la divine Méditerranée, berceau de la civilisation gréco-latine, redeviendra le mare nostrum, le lac de bonne compagnie, où évolueront fraternellement les escadres de la France, de l’Italie et de l’Espagne, où une place digne d’elles sera réservée à l’Angleterre et à la Russie et où nous serons heureux de voir flotter, à côté des nôtres, les pavillons des nations balkaniques, définitivement délivrées de la tyrannie germanique.


A. MOREL-FATIO.