L’Espagne en 1913

L’Espagne en 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 854-882).
L’ESPAGNE EN 1913


Le traité de Paris, qui a dépouillé l’Espagne de ses dernières colonies de l’Amérique et du Pacifique, fut un cruel sacrifice ; on ne saurait prétendre cependant que cette réduction de territoire ait ouvert une de ces blessures dont la cicatrice même demeure éternellement douloureuse. La métropole dut abandonner ses îles, comme jadis ses possessions continentales, parce qu’elle s’obstinait en des routines meurtrières : les Cubains luttèrent dix ans (1868-1878) avant d’obtenir les modestes franchises enfin accordées par Martinez Campos ; puis l’entente fut vite dénoncée et de nouvelles hostilités éclatèrent, préface de la séparation (1898).

Ce que le gouvernement espagnol a perdu, l’hispanisme, en fait, l’a conservé. Délivrées des anciennes tutelles, le premier mouvement de ces jeunes sociétés fut de copier leurs institutions sur celles des États-Unis , de la doyenne des républiques américaines ; à l’essai, autant que les conditions internationales le leur permettent, elles se rapprochent de leurs origines latines ; la liberté les ramène vers la métropole dont l’abus de l’autorité les avait éloignées. Nous n’avons pas à raconter ici l’évolution des nations latines d’Amérique ; bornons-nous à constater qu’elles sont, au début du XXe siècle, une des réserves d’énergie les plus précieuses de l’humanité ; ces filles émancipées font honneur à leurs parens d’Europe. Quant à l’Espagne elle-même, allégée d’un poids mort, elle entre décidément dans une période de rénovation ; elle cherche au cœur de ses traditions les originalités capables de devenir des forces modernes ; elle s’impose à l’attention, à la sympathie de l’observateur étranger par l’ardeur, parfois subconsciente encore, de cette transfiguration.

L’un des noms qui, dans ces années critiques, méritera le plus justement l’éloge de l’histoire, est celui de Raymundo Villaverde, le restaurateur des finances espagnoles. Homme de réflexion et de recueillement, en un pays où l’on s’emporte volontiers, calculateur et tout ensemble idéaliste, il n’a sans doute manqué à Villaverde que d’être orateur, pour prendre au parlement espagnol le tout premier rang dû à ses exceptionnelles qualités ; ses adversaires politiques eux-mêmes apprécièrent sa mort prématurée comme un deuil national. A ce moment, le roi Alphonse XIII venait (1902) de prêter le serment du souverain majeur, mais il était âgé de seize ans à peine ; on pouvait craindre un soubresaut des passions politiques, auxquelles les malheurs de la guerre et la respectueuse courtoisie de tous les partis avaient mis un frein pendant les heures difficiles de la Régence. Plus que jamais, l’Espagne avait besoin alors de l’estime, de la confiance internationales ; elle s’en est rendue digne par la courageuse exactitude de sa probité, par le renouveau de ses facultés laborieuses ; Villaverde fut un des premiers à comprendre le caractère d’un âge international qui exalte les travailleurs et déclasse les bavards.

La perte des colonies avait privé d’un marché privilégié les industriels de la métropole ; les cotonnades de la Catalogne, à la faveur de tarifs protecteurs, défiaient la concurrence, aux Philippines et dans les Antilles ; de même les blés de Castille, transformés en farine dans les moulins à vent des montagnes du Nord, descendaient sur Santander, d’où ils partaient pour la Havane ; Santander recevait, en échange, des sucres et des rhums. Le traité de 1898 arrêta brutalement ces courans établis ; il ouvrit aux criollos l’espoir de clientèles américaines pour leur sucre ; il les invita à se fournir désormais dans des filatures yankees ou à fabriquer leurs étoffes eux-mêmes ; les grains et farines leur viendront aussi des États-Unis ... De là, parmi les producteurs espagnols, un profond malaise ; ils s’organisèrent pour y remédier et se rallièrent à l’idée de tarifs très protectionnistes, qui les rendraient maîtres du marché intérieur. Tel fut le programme soutenu par une puissante association de Barcelone, le Fomento del Trabajo nacional, et par les métallurgistes des provinces cantabriques. Il n’est pas probable que les initiateurs de ce mouvement aient voulu condamner l’Espagne indéfiniment à l’isolement économique, conséquence du protectionnisme outrancier ; leur dessein était plutôt de gagner le temps de découvrir des débouchés nouveaux sans arrêter ou ralentir la marche de leurs usines ; ainsi les troupes en campagne lancent une passerelle de fortune pour franchir une rivière.

Mais ce régime, à la longue, a blessé la grande majorité des Espagnols ; il équivaut, en somme, à continuer les habitudes oligarchiques de l’administration coloniale ; il lie au gouvernement un petit nombre d’intéressés et mécontente la masse du peuple. Il eut l’inconvénient aussi d’engager les capitalistes revenus des îles à placer leurs fonds disponibles en affaires industrielles ; de là, multiplication des fabriques avant que les effectifs des consommateurs aient été renforcés. Les filatures en ont souffert et surtout les sucreries ; des cantons entiers furent plantés en betteraves, parce que l’on n’importait plus d’Amérique du sucre de cannes ; mais, malgré droits protecteurs et trusts, cette industrie a bien vite pâti de surproduction et de mévente. Il n’y avait pas concordance entre la politique financière de Villaverde, qui consolidait un terrain de fondations, et la politique douanière qui aggravait les frais des matériaux nécessaires pour l’édifice moderne à construire. Aussi croyons-nous que cette crise espagnole de protectionnisme ne durera pas ; elle sera abrégée par les plaintes qui, de toutes parts, s’élèvent contre la vie chère ; les hommes d’Etat qui dirigent l’Espagne comprennent l’erreur de prolonger une pratique qui a quelque chose de féodal ; certains bénéficiaires de la protection insistent eux-mêmes aujourd’hui sur ce que les tarifs qu’ils recommandèrent avaient un caractère d’expédient.

L’Espagnol est profondément démocrate ou, plutôt, égalitaire ; quatre siècles de monarchie bureaucratique n’ont pas suffi à étouffer ces hérédités irréductibles. En Aragon, jadis, les chefs de famille nommaient un gran justiza, sorte de surveillant permanent de la prérogative royale ; les Basques sont si vivement épris de leur indépendance familiale que leurs maisons voisines ne s’accolent jamais par un mur mitoyen ; les montagnards des Asturies et de Léon, ces provinces qui furent par deux fois le terrain de la reconquête hispanique, contre les musulmans, puis contre l’Espagne afrancesada de Napoléon Ier, sont, eux aussi, des individualistes farouches. Charles-Quint ne s’y est pas trompé lorsque, voulant fonder sa monarchie flamande, il brisa, près de Salamanque, la résistance fédéraliste des Communeros. Aussi bien est-ce la valeur personnelle des hommes, celle des muscles et du cerveau de chacun qui s’affirme avec le plus d’éclat dans la croisade contre les Maures, dans l’épopée des conquistadores de l’Amérique et jusque dans l’apostolat catholique des missionnaires. La monarchie centraliste et autoritaire est, en Espagne, une importation exotique ; elle s’est déployée en surface, plutôt qu’implantée en profondeur ; si cependant elle n’a pas effacé les diversités locales qui sont le charme intime du pays, elle a fait ressortir la solidarité des provinces et préparé l’unité nationale pour un régime qui s’inspirera d’autres principes de gouvernement.


Pourquoi ce régime ne serait-il pas la monarchie elle-même, dégagée des rites conventionnels qui la tenaient à l’écart du peuple ? Telle est la question qui se pose aujourd’hui en Espagne, et que le roi Alphonse XIII, très averti, préoccupé des innovations indispensables, travaille à résoudre en associant les destinées de la nation et celles de la dynastie. Le système parlementaire existe, chez nos voisins, mais, ni par ses origines, ni par son pouvoir effectif, leur parlement ne ressemble au nôtre ; qui- conque a suivi d’un peu près l’histoire politique de l’Espagne, depuis les lois constitutionnelles de 1875, aura remarqué qu’il n’y a pas de coïncidence, ordinairement, entre un vote des Chambres et la chute d’un Cabinet ; les crises ministérielles sont affaires surtout de coulisses, de pasillos. Par suite, le Roi dispose d’une liberté de décision qui fait de lui un conseiller autant qu’un arbitre, dans les conflits des chefs de groupes. Lorsque cette magistrature suprême est dévolue à un souverain qui a, comme Alphonse XIII, la passion de son « métier, » son action personnelle devient un des facteurs essentiels de la vie nationale ; or on sait que le roi d’Espagne est décidément un homme de progrès.

Dans le monde politique espagnol actuel, il existe deux partis dynastiques, les conservateurs et les libéraux, que débordent à droite et à gauche les carlistes et les républicains. Entre libéraux et conservateurs, les distinctions sont de forme plutôt que de fond ; il n’y a entre eux dissidence de principe ni sur les relations de l’Etat avec l’Église, ni sur la nécessité, universellement reconnue, de réformes sociales ; les libéraux parlent couramment de leur respect des croyances religieuses, et les conservateurs répudient toute intrusion indiscrète de la religion dans la politique ; au cours des débats parlementaires, les préférences de personnes l’emportent sur les considérations de parti. De là, bien des complications qu’il est malaisé au témoin étranger de débrouiller, et parmi lesquelles les leaders espagnols eux-mêmes ne sont pas toujours très sûrs de leur direction. L’usage s’était établi d’un roulement ministériel entre les représentans des deux groupes ; c’est à peu près ce que les Portugais appelaient, sous le roi Carlos, le système rotatif. De loin seulement, il était possible de confondre ce balancement avec celui des partis anglais, L’Espagne n’est pas encore un pays d’opinion largement instruite ; mais elle s’y achemine sous nos yeux, et c’est une des raisons pour lesquelles le système rotatif, partage alterné du pouvoir et de ses profits entre un petit nombre de politiciens spécialistes, cesse d’être applicable chez elle.

Libéral jusqu’au radicalisme, disait-on, prêt à toutes les audaces, José Canalejas fut premier ministre, depuis février 1910, pendant près de trois ans ; il exerçait encore le pouvoir, malgré l’acharnement des adversaires et des « remplaçans, » lorsqu’il tomba sous les coups d’un assassin (12 novembre 1912). En fait, cet homme, que les femmes de Valence recevaient jadis comme un Messie, étendant leurs manteaux sous ses pas, qui avait annoncé de grandes nouveautés sociales et religieuses, a paru surtout s’abandonner aux circonstances ; ses plus larges concessions aux idées avancées n’allaient pas au delà d’un flirt parlementaire avec les républicains, pendant que le Cabinet, de notoriété publique, était soutenu par M. Maura et les conservateurs. Ces alliances disparates ne laissaient aux républicains, lors des élections de 1910, qu’une quarantaine de sièges ; mais elles tenaient à l’écart des fonctions actives M. Moret, chef libéral dissident, fils de commerçant, universitaire, ancien ambassadeur à Londres, admirateur quelque peu doctrinaire de la constitution anglaise, et que son humeur prédisposait aux duretés plutôt qu’à la souplesse des intrigues. Canalejas assassiné, Moret emporté quelques jours plus tard par la maladie, le parti libéral semblait compromis, tandis que M. Antonio Maura avait réussi, au prix d’une fausse sortie, à resserrer autour de lui le faisceau du parti conservateur.

L’instant était-il donc venu, pour celui-ci, de ressaisir le pouvoir ? Ses chefs y comptaient certainement, mais l’habileté du comte de Romanones et la volonté résolument réformatrice du Roi s’unirent pour dénouer la crise par une décision plus imprévue ; les libéraux demeurèrent au gouvernement, renforcés par le choix mûrement délibéré du souverain. C’est là, dans l’histoire récente de l’Espagne, un fait d’importance qu’il convient de souligner ; la monarchie tente une expérience ; elle veut se faire plus démocratique et par là, dans un peuple en fermentation de progrès, plus nationale ; elle estime qu’elle doit devenir, si l’on peut ainsi dire, la meilleure raison sociale de l’Espagne moderne. M. Maura aurait proposé au Roi, croit-on, de gouverner sans les républicains ; il ne souhaite pas ajourner les réformes, mais il préfère les octroyer de haut, suivant la méthode que le XVIIIe siècle appelait le despotisme éclairé ; on le lui a vivement reproché en Catalogne, où quelques-uns en veulent aux libéraux de s’attaquer au régime protectionniste, mais où personne n’a de goût non plus pour les allures autoritaires. Le comte de Romanones a plus de moelleux dans le doigté : extrêmement fin, accueillant et pourtant volontaire, parlementaire délié, homme de lettres qui aurait pu présider l’Athénée de Madrid, homme du monde passé maître dans l’art subtil des entretiens et des réceptions, il s’est donné la tâche d’orienter son pays dans la voie des réalisations.

De part et d’autre des partis monarchistes, les carlistes et les républicains font une opposition plus théorique qu’active. Les premiers auraient peine à inventer un prétendant ; ils s’associent donc, ici aux champions des libertés provinciales, ailleurs aux cléricaux intransigeans, aux intégristes ; dans quelques vieilles familles, le carlisme est porté comme une élégance, faute d’autres qui coûteraient plus cher ; il est bien difficile de voir là un parti organisé, redoutable au gouvernement. Les républicains ne sont pas moins divisés ; dans leurs rangs figurent des hommes de science et de caractère, universellement respectés, tels que don Gumersindo de Azcarate, professeur à l’Université de Madrid, et l’illustre physiologiste Ramon y Cajal ; ceux-là ne sont pas des révolutionnaires et, sans rien abdiquer de leurs préférences, n’hésiteront jamais à seconder toutes les initiatives libérales de la monarchie ; d’autres sont des parlementaires, dont l’éloquence soulève parfois des auditoires enthousiastes, mais dont l’action sur le pays ne doit pas se mesurer aux acclamations qui les saluent : tel est le cas du fougueux député des Asturies, don Melquiadès Alvarez. Déjà, sur l’aile gauche, les socialistes se détachent des républicains ; ils parlent de plus près au peuple, attentifs à discerner ses besoins plutôt qu’à disserter sur la forme du gouvernement ; ils prennent de l’autorité dans les milieux ouvriers à la faveur des malaises issus de la vie chère. Leurs progrès avertissent le gouvernement de ne pas s’attarder sur la voie des réformes préventives ; ils contribuent à stimuler les groupes, monarchistes ou non, qu’inquiètent les menaces de révolution. Tout cela signifie, en résumé, une Espagne nouvelle qui monte ; cela veut dire usure des anciens cadres parlementaires, éducation d’une opinion publique, subordination des coteries politiques aux innovations économiques et sociales. Ce phénomène n’est point, sans doute, particulier à l’Espagne dans le monde contemporain ; mais il s’exprime en Espagne sous une forme particulière, qui est une sorte de mue de la monarchie constitutionnelle.


Les voyageurs qui ont parcouru l’Espagne à plusieurs reprises, au cours des quinze dernières années, auront été frappés des changemens rapides observés, un peu partout, à travers ce pays réputé immobile. L’industrie a évolué la première, et l’on en a vu plus haut la raison. Barcelone et Bilbao sont les capitales de deux régions peuplées d’usines, ici des filatures, des ateliers de tissage, des fabriques de produits chimiques, là des établissemens métallurgiques et des exploitations minières ; les deux ports se sont agrandis, pourvus d’un outillage complet. Chacun a défini sa physionomie propre : Barcelone, avec ses larges bassins, ses quais verticaux, ses ramblas plantées d’arbres qui descendent jusqu’à la mer, a l’activité variée d’une ville de passage ; Bilbao, plus spécialisée, tassée sur les deux berges abruptes de sa rivière aux eaux souillées, évoque l’idée d’une métropole anglaise de la black country, A elles deux, ces capitales, centres d’agglomération de capitaux, ont été longtemps les organes essentiels de l’Espagne industrielle ; elles vivaient presque en marge du pays intérieur, peuplé de leurs tributaires ; partout ailleurs, dans la péninsule, l’industrie était dispersée et, pour ainsi dire, rurale. L’Espagne centrale manque de combustible ; celui qui lui arrive du dehors coûte cher ; la nature la prédestine h. grandir par l’agriculture, mais celle-ci même se transforme ; appuyée sur des procédés scientifiques, développée par l’aménagement des réserves de houille blanche, elle tend à s’assortir d’un appareil industriel.

Les usiniers de Catalogne et de Biscaye ne se sont pas obstinés à n’employer que de vieux outillages ; sans doute devinaient-ils que la protection rigoureuse qui les avantageait n’aurait qu’un temps ; leurs fabriques sont donc aujourd’hui fort bien montées, capables d’entrer en concurrence avec celles de l’Angleterre ou de l’Europe centrale. Mais plus sensible encore est le rajeunissement de l’agriculture ; on l’étudiera de préférence dans les provinces qui ont longtemps passé pour les plus indolentes, dans les Castilles. L’antique agronomie des Castilles reposait sur l’élevage transhumant ; les troupeaux de moutons, rassemblés l’hiver dans les vallées, montaient en été sur les pâturages des sierras ; leurs déplacemens s’opposaient aux labours ; les propriétaires ne pouvaient clore leurs domaines, pour les fermer à ces hôtes destructeurs. Ce droit exorbitant fut cependant réduit à la fin du XVIIIe siècle, et les Castilles commencèrent à faire du blé, surtout pour l’exportation aux colonies. Plus récemment, elles ont resserré leur élevage et ensemencé des champs nouveaux ; elles n’expédient plus outre-mer, il est vrai, mais le consommateur espagnol demande, de plus en plus, du pain blanc. Ainsi a été compensé, et au delà, le déficit américain ; plus de 7 millions d’hectares sont aujourd’hui semés en blé, dans la péninsule, contre 5 millions il y a dix ans.

Valladolid, l’une des capitales de la Vieille-Castille, illustre cette évolution. Posée sur un confluent, elle commande un riche bassin d’alluvions ; son allure est celle d’un marché ; ses monumens ne content plus que par lambeaux son ancienne histoire, la mort de Christophe Colomb, la naissance de Philippe II, un séjour de Cervantes ; ses églises n’ont pas la patine de celles de Salamanque ; elles semblent faites pour abriter un service public, non la communion d’une foule de croyans. Mais des constructions nouvelles s’élèvent de tous côtés ; des avenues droites éventrent les quartiers pauvres ; des cheminées d’usines fument au-dessus d’ateliers dont celui des chemins de fer du Nord occupe près de deux mille ouvriers ; la ville compte aujourd’hui 80 000 habitans ; elle a des minoteries, des sucreries, des forges ; tout autour, sur la terre de pan llevar, la batteuse à vapeur remplace l’antique plateau de bois, où l’on roulait des cailloux sur les épis ; les paysans sollicitent l’éclairage électrique de leurs habitations ; tandis que Salamanque garde l’enseignement des lettres, dans le chaud décor de sa glorieuse Université, Valladolid a bâti une Faculté de médecine toute neuve, immédiatement contiguë à un hôpital amélioré ; les professeurs, par un couloir intérieur, passent de leurs salles de cours à leurs cliniques, et les étudians sont assurément mieux installés, pour les travaux de dissection, que leurs camarades de Paris : le progrès économique, fondé sur l’agriculture, ne se sépare pas du progrès intellectuel.

En même temps, la propriété rurale tend à se morceler, là où s’est maintenu, jusqu’à nos jours, le régime des latifundios. Certaines provinces d’Espagne ont échappé à cet abus ; ce sont celles où la terre, directement arrosée par les pluies ou artificiellement irriguée, se prête à la culture par petits lots. Les géographes ont observé que, sur un sol où l’eau nourricière est libéralement distribuée, les sociétés se partagent en groupes plus indépendans les uns des autres ; les familles se fixent plus volontiers sur le champ réduit qui les fait vivre ; il arrive même que le désir individuel de la propriété foncière détermine un véritable émiettement de la terre cultivable ; quand celle-ci vient à manquer, les paysans en surnombre émigrent, et tel est le cas en Galice, dans la Bretagne, si verte et si pittoresque, de l’Espagne. En Andalousie, en Estrémadure, au contraire, les domaines sont immenses ; là, les habitans de la campagne ne sont que de misérables journaliers, au service du propriétaire ; ils campent, plutôt qu’ils ne logent, dans de tristes cabanes pressées autour des puits et se dispersent, au petit jour, pour gagner les champs où ils travaillent ; leur ordinaire se compose d’une soupe froide (gaspacho), quelquefois relevée d’un morceau de lard.

Emus de cette pauvreté, des maîtres ont essayé de faire de leurs salariés des petits propriétaires ; la difficulté capitale est dans la nature du sol lui-même, parce que les eaux sont presque partout, dans l’intérieur, mal distribuées. Une « politique hydraulique » sera donc le premier terme de tout effort méthodique d’enrichissement agricole. Le gouvernement espagnol s’en est aperçu dès le début du XXe siècle. Une série de conférences sur ce sujet furent données à l’Athénée de Madrid ; un concours fut ouvert par l’État, en 1903, puis un rapport publié, après une enquête par les services publics, dans toutes les provinces (El regadio en España, 1904). M. Rafaël Gasset, qui fut ministre des Travaux publics, s’est institué le protagoniste d’une campagne infatigable, dont la conclusion a été au moins de poser des précisions utiles et de susciter, en diverses régions, des initiatives bienfaisantes. Les travaux les plus importans ont été entrepris en Andalousie et en Aragon. Tout l’Aragon central est un plateau dans lequel l’Èbre et ses affluens ont profondément entaillé leurs lits ; il est ras, poussiéreux, et ressemble aux steppes du centre algérien ; l’irrigation ne vise pas le niveau supérieur, mais se propose d’agrandir, dans les bassins des vallées, la zone des cultures ; les ingénieurs comptent ainsi doubler les 250 000 hectares actuellement ensemencés en Aragon. Pour l’Andalousie, où déjà des barrages-réservoirs (pantanos) ont été construits, ce sont 100 000 hectares encore que l’on gagnerait à la charrue et, ce qui serait plus précieux encore, on favoriserait la promotion humaine de plusieurs milliers de paysans.

L’aménagement des eaux apparaît plus nécessaire que jamais, au moment où les fleuves doivent être traités non seulement comme des canaux d’irrigation, mais comme des mines, toujours renouvelables, de houille blanche. La structure de la péninsule est telle que les cours d’eau, traînans sur les paliers des plateaux, dévalent en rapides et en cascades au droit des arêtes qui entourent ces alvéoles intérieurs ; les pluies tombent très irrégulièrement ; tantôt le lit est marqué par un mince filet d’eau, tantôt des flots tumultueux, après un orage, bondissent à l’assaut des berges et noient les terres étalées des bassins. C’est déjà la nature des oueds africains. Les piles des ponts sont spécialement construites pour résister à ces trombes intermittentes : elles sont armées à l’amont d’un éperon qui divise le courant, et l’on s’étonne, en été, de cet appareil guerrier, au-dessus des flaques d’un cailloutis où les blanchisseuses trouvent tout juste de quoi laver leur linge. Les Espagnols, après la reconquête sur les Maures, au temps de la monarchie flamande, ont coupé les arbres, systématiquement ; dans le feuillage, disaient-ils, s’abritent les oiseaux, qui dépouillent les récoltes ; les oiseaux ont disparu avec les arbres, mais la terre végétale aussi, et cette économie s’est révélée terriblement destructrice. En réaction contre ce vandalisme, l’Espagne d’aujourd’hui reboise ses pentes ; des Sociétés d’amis des Arbres ont été fondées, en Catalogne, en Aragon ; des conférences sont données dans les écoles, des enfans réunis pour des « fêtes de l’arbre. » Ce sont là travaux de longue haleine, mais on peut compter, pour les stimuler, sur le zèle des ingénieurs qui tiennent au rendement stable de leurs sources de houille blanche. La plupart des Compagnies constituées pour ce captage des forces hydrauliques sont soutenues par des capitaux indigènes ; cependant, en haute Catalogne, des Yankees seraient intervenus dernièrement pour monter une exploitation géante, suivant les habitudes de leur continent.

Le reboisement est une réforme en même temps économique et éducative ; il convient donc de le signaler en tête des procédés par lesquels l’agriculture espagnole se régénère, en même temps que s’affine l’instruction des populations rurales. Dès maintenant, plusieurs districts de l’Espagne ont adopté des méthodes par lesquelles leur production s’est heureusement transformée. La fabrication et l’importation des engrais chimiques accusent une hausse constante. Les cultures potagères, aux environs de Barcelone, sont aussi soignées que dans la banlieue parisienne, ou dans les jardins mahonais du littoral algérien ; les maraîchers traitent comparativement les plantes de diverses origines ; des vagons entiers de pommes de terre de semence, par exemple, leur arrivent d’Orléans ; ils se réunissent en syndicats pour étudier les débouchés nouveaux. Dans les Baléares, sur la côte valencienne, des jardins d’orangers, culture et commerce, sont partagés entre les membres d’une même famille : les uns travaillent le sol, récoltent les fruits, font l’emballage, ce qui n’est pas l’opération la moins minutieuse ; des parens sont les correspondans vendeurs à Toulouse, à Bordeaux, voire à Paris et à Londres ; on exporte depuis quelques années sur New-York des caisses de raisin muscat, protégé par du liège en poussière. Telle est l’organisation économique de ce commerce des fruits avec l’Angleterre, que Bilbao reçoit une bonne partie de ses oranges par ce détour ; elles sont le lest de paquebots qui rentrent à vide, après avoir importé des minerais cantabriques dans le Royaume-Uni.

La Rioja, partie de la vallée supérieure de l’Ebre, est maintenant, en dépit du phylloxéra, un pays où l’on sait cultiver la vigne et faire le vin. Cette nouveauté ne remonte guère au delà des débuts du XXe siècle. Logroño, Haro sont aujourd’hui les centres d’un beau vignoble ; des propriétaires ingénieux ont embauché à Bordeaux des spécialistes, ouvriers agricoles et maîtres de chais ; ils ont planté des ceps choisis, après expériences ; leurs vignes sont labourées, sulfatées, soufrées avec cette sollicitude vigilante sans laquelle il n’est point de vin bien venu ; aux bodegas d’antan, où l’on piétinait les grappes dans l’obscurité, ont succédé de vastes bâtimens clairs, aérés, munis d’appareils mécaniques pour le déchargement des charrettes et le pressage du grain ; des voies Decauville circulent entre les fûts « encarassés ; » on exige des livraisons irréprochables des tonneliers et des fabricans de bouchons ; la bouteille est présentée comme celle des crus classés de France, avec une capsule, une étiquette datée, et souvent un léger réseau de fil de fer. Les viticulteurs ont créé des marques spéciales pour divers pays d’Amérique, Cuba, le Mexique ; ils ont conquis d’abord en Espagne une notable clientèle bourgeoise et maintenant produisent pour l’exportation. Le vignoble castillan de Valdepeñas n’est pas encore aussi moderne que celui de la Rioja, mais on aurait tort de croire qu’il n’a pas mieux à offrir qu’un gros vin, plat et violacé, bon tout au plus pour des coupages.


L’essor de tant de richesses nouvelles invite les Espagnols à remanier et compléter le réseau, très insuffisant pour un pays actif, de leurs voies de communication. Il y a peu de routes comparables aux nôtres, en Espagne, sauf dans les provinces où l’effort des budgets locaux porte, depuis longtemps, sur ces travaux de voirie, le pays basque par exemple ; depuis quelques années, la circulation a été fort améliorée le long de la côte cantabrique ; un voyage en automobile n’est plus une aventure, de la frontière de nos Basses-Pyrénées jusque dans les Asturies et en Galice ; Barcelone est le centre de rayonnement de routes qui s’enfoncent plus loin que sa banlieue. Dans les Castilles, en Andalousie, les chemins principaux sont très sommairement empierrés, mais la sécheresse qui règne pendant une grande partie de l’année permet un mouvement assez régulier de messageries et de roulage ; il suffit au voyageur de n’être pas trop pressé et de s’armer de résignation contre la poussière. Les exigences des touristes, envieux de pénétrer dans l’intimité de l’Espagne la moins connue, amélioreront peu à peu la route, comme elles ont rajeuni chez nous l’hôtel de village. Il n’est sans doute pas indifférent, pour la grande voirie des alentours de Madrid, que le roi Alphonse XIII soit un automobiliste fervent.

Mais, même avec le progrès des transports par automobiles, la route, en territoire économiquement prospère, tend à n’être plus qu’un affluent du chemin de fer. Les premières voies ferrées ont été établies en Espagne par des constructeurs français, pour la plupart, qui semblaient n’avoir pas confiance dans l’avenir du pays ; la même erreur, à la même époque, a doté l’Algérie de chemins de fer seulement stratégiques, construits à l’économie et comme à regret. Certes, les profils qu’impose, aux lignes tracées du Nord au Sud, le relief espagnol, sont de ceux qui paraissaient devoir décourager un trafic intense et rapide ; puis la technique des ingénieurs n’était pas, il y a cinquante ans, éclairée par les leçons accumulées depuis. Cependant la mesquinerie des conceptions initiales apparaît par bien des traits : la largeur de la voie, supérieure à celle des réseaux de France et de toute l’Europe centrale, est une précaution bien superflue contre une hypothétique invasion (la pose d’un troisième rail, voire d’aiguilles mobiles, n’est plus qu’un jeu pour les « cheminots ») et une gêne constante pour le passage normal des voyageurs et des marchandises. « Quelles sont, demandait en une gare frontière un journaliste français à certaine Infante, les impressions de Votre Altesse en quittant la France ? — Je pense, répondit la princesse, que si mes compatriotes n’avaient eu l’idée bizarre de faire leur voie différente de la vôtre, je serais déjà dans ma couchette, endormie. »

Il est improbable que l’Espagne fasse jamais les frais de réformer cette erreur originelle, mais l’augmentation du trafic l’a décidée à reprendre en sous-œuvre les lignes anciennes principales, à renforcer son matériel, à multiplier des chemins de fer secondaires. Au printemps de 1913, la seule Compagnie du Norte avait des travaux en cours pour près de deux cents millions de francs ; elle procède au doublement de la voie sur plusieurs tronçons de la ligne du Sud-Express, entre Madrid et Avila, entre Miranda et Burgos ; ses ateliers de Valladolid, qui ont équipé plusieurs des vagons du train royal, sont pourvus de machines-outils des derniers modèles, notamment de chariots transbordeurs assez puissans pour déplacer les plus grosses locomotives. Pendant l’année 1912, le Madrid-Saragosse et le Norte ont été assaillis de demandes des transporteurs, ici pour les charbons des Asturies, là pour les oranges de Valence ; chacune de ces Compagnies avait passé commande pour 4 500 vagons et en recevait cinquante par semaine. Les statistiques démontrent que, dans les trente dernières années, la circulation des voyageurs a triplé sur l’ancien réseau du Madrid-Saragosse, et doublé sur le réseau catalan, qui est plus récent ; le parcours moyen par voyageur a diminué, ce qui indique un usage de plus en plus populaire des déplacemens sur rails. Tout récemment, la Compagnie des Andalous, qui a pourtant traversé des passes difficiles, annonçait qu’elle rachetait la Compagnie anglaise Bobadilla-Algésiras, afin de mieux organiser un service transhispanique sur le Maroc.

Quant aux chemins de fer secondaires, le problème est complexe, en raison de la variété des conditions locales et de l’obligation à peu près irréductible de se contenter de réseaux isolés les uns des autres. La difficulté de réunir des capitaux, dans ces conditions, est extrême ; l’Italie s’en est aperçue comme l’Espagne, et de même, en France, les Conseils généraux qui ont encouragé des travaux de ce genre. Malgré plusieurs lois et règlemens explicatifs, il n’est pas sûr que l’Espagne ait encore trouvé la formule pratique. Des lois nouvelles, insérées dans la Gaceta du 31 décembre 1912, classent comme stratégiques ou complémentaires du réseau à voie large diverses lignes primitivement portées sur la liste des « secondaires ; » la différence n’est pas fondamentale, puisque la garantie gouvernementale à 5 pour 100 est acquise dans les deux cas ; mais les conseils d’administration des stratégiques doivent être entièrement composés d’Espagnols, d’où quelques difficultés pour le recrutement des capitaux. Dans la région cantabrique, des pourparlers sont engagés entre plusieurs Compagnies de « secondaires, » pour assurer un service combiné sans transbordement, depuis la frontière française jusque dans les Asturies d’abord et progressivement jusqu’au cœur de la Galice, à travers une des régions les plus attrayantes de l’Espagne. Il est probable que les provinces basques et la Catalogne seront les premières dotées d’un réseau local complet, auquel leurs mines et leurs industries promettent un fret rémunérateur.

Les Chambres de commerce espagnoles, dans la péninsule et à l’étranger, ont été reconstituées par la loi du 29 juin 1911 et le décret du 20 décembre suivant ; elles auront désormais des ressources propres, un prélèvement supplémentaire de 2 et demi pour 100 sur les patentes. Un mouvement de réaction contre les abus politiciens était déjà parti, il y a une dizaine d’années, de la Chambre de commerce de Saragosse, mais l’Union Nationale, née sous ces heureux auspices, n’avait pu échapper longtemps aux influences qu’elle s’était proposé de combattre ; on s’était borné à quelques conversations, sans résultats pratiques ; des assemblées de commerçans espagnols, créées à l’étranger avec un programme analogue, exclusivement économique, durent se séparer aussi faute de recettes stables. L’idée pourtant était en marche ; elle a fait son chemin depuis ; le gouvernement a enfin prêté son attention aux vœux de ces hommes d’affaires, dont la fortune est solidaire de la tranquillité et du progrès du pays. Une réunion solennelle des Chambres de commerce de la péninsule a été tenue à Madrid, en avril 1913 ; le Roi et le président du Conseil assistèrent en personne à la séance de clôture ; le ministre du Fomento avait accepté la présidence effective de la session. Les questions portées à l’ordre du jour n’étaient pas de celles qui intéressent seulement les « capitalistes ; » le développement des forces économiques de la nation fut présenté comme un des meilleurs moyens de lutter contre le paupérisme, la mortalité infantile, la vie chère : les dirigeans du commerce espagnol, en même temps que ceux de la monarchie, s’inquiètent aujourd’hui de questions sociales.


Protéger le peuple contre la dégénérescence physiologique est une manière de l’instruire ; l’éducation de l’intelligence n’est pas, pour les Espagnols contemporains, une moindre préoccupation. Accaparé par des soins plus immédiats, le gouvernement n’a pu, pendant les premières années du régime constitutionnel, consacrer beaucoup de temps ni d’argent à l’œuvre de l’enseignement populaire ; des particuliers ont suppléé à son insuffisance. L’année même de l’avènement d’Alphonse XII, en 1876, un groupe indépendant fondait à Madrid l’Institucion Libre de Enseñanza. Suspecte à l’origine aux conservateurs, qui l’accusaient de préparer une révolution républicaine, l’Institution Libre vécut cependant, œuvre commune du dévouement et de la libéralité de quelques amis. Francisco Giner de los Rios en était l’âme ardente ; à force de bonne foi, de désintéressement, il fit comprendre à tous qu’il n’était ni un rêveur, ni un iconoclaste. Son institution a moins marqué, sans doute, par le nombre de ses élèves que par l’influence profonde qu’elle exerça sur une élite et, de proche en proche, sur la pédagogie espagnole. Amis et adversaires s’accordèrent à lui reconnaitre une haute autorité morale ; elle fut un des premiers établissemens scolaires où l’on ait recommandé, en prêchant d’exemple, les exercices physiques et les jeux de plein air.

Quelques Universités espagnoles et, çà et là, quelques maîtres primaires essayèrent d’innover, en suivant ces indications. L’école de village est encore, chez nos voisins, trop pauvre et mal dotée ; les bons instituteurs sont rares, même dans les rangs du clergé ; la formation du personnel primaire a été longtemps incohérente : nulle législation ne fut plus saccadée, plus bourrée de contradictions, que celle des écoles normales, fondées sur le papier en 1839 ; l’enseignement primaire, métier pour de pauvres gens, apostolat pour d’autres, plus instruits et mieux doués, était à peine, jusqu’à nos jours, une profession ; le budget de 1913 amorce une réforme qui fixe à 1 000 pesetas les traitemens des débutans. Les pédagogues officiels commentaient avec un peu de dédain la création d’une Université populaire par des maîtres éminens des Facultés d’Oviédo, celle des écoles catholiques de l’Ave Maria, dont le fondateur, l’abbé Andrès Manjon, apprenait l’arithmétique aux enfans avec des jeux de baguettes, et la géographie sur une mappemonde sculptée dans le sol d’un préau. Don Andrès est le premier qui ait su enseigner quelque chose aux fils des gitanos de Grenade ; mais il est un peu sauvage, ne fréquente pas dans les bureaux des ministères, et n’aime pas que l’on parle de lui dans les journaux.

Cependant le gouvernement royal s’avise qu’il ne peut s’en remettre aux seules initiatives privées ; l’analfabétisme, combattu dans les villes, est beaucoup trop général dans les campagnes, où la moitié des adultes sont encore totalement illettrés. La presse insiste sur l’urgence d’une campagne vigoureuse ; une Junta reformista de instruccion convoque en Congrès plénier tous les amis de l’enseignement populaire, sans distinction d’opinions politiques ni religieuses (1909) et les zélateurs de l’Institution Libre s’y rencontrent avec ceux de l’Ave Maria. Le Musée Pédadogique de Madrid, fondé en 1882, prend une allure plus active, organise des cours pour les élèves-instituteurs, prépare des manuels primaires, rassemble des informations sur la distribution de l’enseignement populaire à l’étranger. En 1912, une direction générale de l’enseignement primaire est créée à Madrid, près le ministère de l’Instruction publique ; le premier titulaire, don Rafaël Altamira, est un ancien professeur d’Oviédo, où il s’était dévoué à l’extension universitaire ; il s’attache à recruter et à former de bons maîtres, à leur distribuer des livres classiques à la fois instructifs, respectueux de toutes les croyances et pénétrés du sens des originalités de l’Espagne. Vingt millions sont demandés en 1913 pour la création d’écoles et d’emplois d’instituteurs. A un degré supérieur, la Junta para ampliacion de Estudios è investigaciones cientificas, fondée en 1907, recherche et encourage les vocations scientifiques, administre une caisse des missions d’études ; elle est actuellement présidée par le professeur Ramon y Cajal. On ne saurait, enfin, détacher de cet ensemble l’Institut des Réformes sociales, agrandissement de l’Office du Travail que Canalejas avait préparé en 1902 et qui fut mis en train, peu de temps après, par le ministère conservateur de M. Silvela ; par son personnel directeur aussi bien que par ses méthodes, l’Institut tient étroitement aux fondations récentes de la pédagogie espagnole.


De toutes ces nouveautés se dégage un programme d’éducation véritablement national. Déjà, depuis les origines de la monarchie alphonsiste, la liberté d’opinion est absolue, en Espagne, dans l’enseignement supérieur. Nous avons connu un doyen de Faculté de droit, mort en 1909, qui était le représentant officiel de don Carlos aux Cortès ; certain recteur, dont la verve endiablée n’épargne ni les archéologues restaurateurs ni les attardés de la politique, ne cache à personne ses sentimens républicains, sauf à s’acquitter très exactement des fonctions administratives que lui a confiées la monarchie. Le Roi, lors d’une crise ministérielle récente, n’a pas hésité à recueillir les avis de quelques personnalités du parti républicain. Ces entretiens ne sont pas moins honorables pour les appelés que pour le souverain lui-même. Quelques jours plus tard, Alphonse XIII allait visiter les nouveaux locaux du journal El Imparcial, où l’on est, à l’égard de la royauté et des ministres du Roi, toujours correct, mais souvent porté à la critique. Ces manifestations s’inspirent des plus vieilles traditions espagnoles, mais elles paraissent quelque peu insolites, sous un prince qui occupe le trône de Charles-Quint. On en doit conclure que le gouvernement porte son activité sur des terrains où elle ne s’exerçait pas naguère. Parfois il y a rencontré des occupans, qui interprètent cette résolution comme une menace de concurrence ; comme il entend innover sans rien détruire, s’appuyer sur les traditions et ne condamner que les routines, son œuvre est infiniment délicate.

Le comte de Romanones a trouvé le secret de renouer avec le Vatican des relations interrompues par son prédécesseur ; il a réussi, de la sorte, à régler avec le Souverain Pontife l’épineux litige des congrégations et de « l’enseignement de la doctrine. » Le Saint-Siège a résolu d’interdire l’établissement en Espagne de nouvelles sociétés religieuses jusqu’à la conclusion d’un Concordat en préparation. Il n’a pas condamné canoniquement la réforme qui permet de dispenser du catéchisme les enfans des écoles de l’Etat dont les parens déclareront professer une religion autre que le catholicisme. Les libéraux avancés réclamaient davantage ; ils voulaient que le maître primaire pût, à son gré, refuser de participer à l’enseignement du catéchisme ; symétriquement, des conservateurs alléguaient que la législation nouvelle viole les règles fondamentales du droit constitutionnel espagnol. Au fond, la conduite du ministère n’était pas anti-cléricale, mais combattue par les cléricaux ; progressiste, mais pas anti-religieuse. Les autorités du Vatican ont, par l’intermédiaire d’un évêque espagnol très qualifié, discrètement désapprouvé les manifestations de protestataires catholiques et de dames de l’aristocratie dont les inspirateurs ne se décident pas sans peine à constater la séparation de la politique et de la religion. La nouveauté intéressante est que le gouvernement de Madrid, persuadé que les nécessités modernes commandent des retouches aux vieilles formules de l’éducation, les prépare de concert avec ceux dont le concours les consacrera le plus efficacement, en dépit des réfractaires ; c’est là, de part et d’autre, le fait d’hommes intelligens.

A mesure qu’elle détermine ainsi, plus exactement, ses originalités nationales, l’Espagne s’aperçoit que ce patrimoine mérite une protection plus vigilante, mieux armée ; elle veut donc le défendre, au dedans et au dehors. Presque toujours, jusqu’ici, les doléances contre les abus administratifs ont pris la forme de revendications régionalistes ; ainsi s’explique la fortune de la « Solidarité catalane, » qui fut éclatante en 1907, mais s’obscurcit bien vite, dès qu’elle se compromit dans les couloirs des Cortès. Dans les provinces où l’organisation économique est le plus avancée, en Catalogne, en pays basque, dans les Asturies et jusque sur la côte du Levante, un désir se fait jour d’échapper à la centralisation étouffante et de développer plus librement les énergies locales. C’est une protestation contre le caciquisme, maladie organique qui n’est spécifique d’aucun parti, mais qui les énerve tous, parce qu’elle tend à faire de la politique une profession. Il est absurde, croyons-nous, de parler de « séparatisme » catalan ; la Catalogne est trop réaliste pour rêver d’un avenir qui l’isolerait de l’Espagne et les laisserait cruellement mutilées toutes deux. Mais l’individualisme foncier des Espagnols, Catalans et autres, doit être ménagé comme une des forces vives de la nation. M. M aura le comprit, lorsqu’il prépara la refonte des administrations locales, prévoyant une large décentralisation, attribuant des pouvoirs de souveraineté à des groupes régionaux, appelés mancomunidades ; peut-être a-t-il ensuite rapetissé le problème, en faisant de ce projet une sorte d’antidote contre la « Solidarité ; » les nécessités quotidiennes de la vie parlementaire imposent trop souvent aux hommes d’Etat, — et n(m pas seulement en Espagne, — ces rétrécissemens des horizons. Les libéraux ont mené naguère de rudes attaques contre les mancomunidades, qui avaient pour beaucoup d’entre eux le tort d’être les filleules de M. Maura. Cependant le projet, en ses dispositions essentielles, mérite d’être repris. La géographie s’accorde avec l’histoire de l’hispanisme pour conseiller une rénovation de la vie provinciale ; c’est la condition d’un meilleur équilibre et l’on dirait volontiers d’une mutuelle intelligence, plus ouverte, entre les diverses régions du pays ; elle permettra une plus judicieuse division du travail entre les organes de la nation et favorisera très heureusement, dans toute la péninsule, les « capacités » économiques au détriment du syndicat central des politiciens. Raffermie par cette réforme, qui n’est en soi ni monarchiste ni républicaine, mais simplement d’intérêt espagnol, la royauté peut poursuivre aussi celle des institutions militaires, qui ne sont pas encore adaptées à un régime démocratique. Le service obligatoire, appliqué avec les atténuations que permet l’indépendance internationale de l’Espagne, donnera dans peu de temps une armée sensiblement différente de celle d’aujourd’hui. On est amené à distinguer les troupes coloniales qui auront au Maroc une tâche très particulière, des troupes métropolitaines, recrutées, élevées, réparties pour pré- server, en tout état de cause, la sécurité du territoire national.

Pendant la période des troubles civils qu’a terminée l’avènement d’Alphonse XII, l’armée fut souvent détournée de ses devoirs militaires au profit de factions rivales ; les grandes manœuvres étaient celles des pronunciamientos. Dans l’Espagne actuelle, l’armée se rapproche du peuple, non pas certes qu’elle doive tomber au rang d’une milice qui serait, plus qu’ailleurs, la proie des coteries du caciquisme, mais parce que l’esprit féodal en est plus exactement banni. L’Espagne possède des hommes admirables d’endurance, de courage tranquille au feu, de respect de la discipline ; mais il faut les former d’après les méthodes qui leur conviennent ; ils réussissent moins dans les efforts par masses, — qu’il s’agisse de l’armada de Philippe II ou des régimens de Melilla, — que par une tactique plus souple, plus appropriée au déploiement des qualités individuelles. Cortès l’a fait voir, lorsqu’il a conquis le Mexique et plus tard les généraux de l’indépendance, lorsqu’ils usèrent les armées de Napoléon. Les études prescrites de nos jours aux élèves officiers comportent, à cet égard, des innovations intéressantes ; l’âge d’admission des « cadets » à Tolède, — le Saint-Cyr de l’infanterie espagnole, — a été reculé, parce qu’on veut, même dans les grades inférieurs, des jeunes gens qui aient sur leurs hommes l’autorité de l’instruction réfléchie, du caractère déjà mûr : encore un symptôme de la transformation en cours chez nos voisins.

La flotte, éprouvée par la guerre de Cuba, était réduite à presque rien en 1898 ; mais l’Espagne, puissance méditerranéenne et atlantique, a besoin d’une armée navale. Les Baléares et les Canaries sont partie intégrante de son territoire. Le programme naval de 1907 a été rédigé par un ministère Maura, au lendemain du traité anglo-franco-espagnol qui garantissait entre les contractans le statu quo méditerranéen. Il fut voté par les Chambres, en janvier 1908, à la suite de discours patriotiques par lesquels libéraux et républicains, Moret, Canalejas, don Gumersindo de Azcarate se rallièrent aux vues du gouvernement conservateur. Son caractère est exactement de défense nationale. Les trois cuirassés prévus, — deux sont aujourd’hui livrés, — jaugent 16 000 tonnes seulement, mais leur artillerie est aussi forte que celle des dreadnoughts, plus grands et plus rapides. Trois arsenaux sont en voie de complément, le Ferrol (avec un bassin de radoub pour bâtimens de 20 000 tonnes), la Carraca (Cadix) et Carthagène. Les débats engagés en 1907 et les communications publiées depuis lors confirment qu’une deuxième escadre de trois cuirassés, de taille supérieure aux premiers, sera ensuite mise en chantier ; en même temps, des points d’appui seraient créés à Mahon et à Ceuta. M. Gasset, qui tient justement à son œuvre « hydraulique, » exprimait dernièrement le regret que le ministère s’inquiétât de cuirassés plutôt que de canaux d’irrigations ; il lui a été répondu qu’un des soucis ne faisait pas tort à l’autre.

Tout s’enchaîne, en effet, dans une politique qui entend ménager à l’Espagne un avenir conforme à ses aptitudes, précisées et consolidées : les Etats, comme les particuliers, acquittent des primes d’assurance plus élevées, quand l’essor de leurs valeurs accroît le taux de leurs risques. La France n’est pas intervenue militairement au Maroc, tant que l’Algérie ne s’offrait pas comme un domaine riche, particulièrement enviable ; son avancée détermina, par contre-coup, celle de l’Espagne au Sud de la Méditerranée, et nos voisins, toujours à la recherche d’une ligne d’équilibre, ont été ainsi conduits à reprendre un rôle de puissance coloniale. Ils n’y étaient pas immédiatement prêts ; ils auraient continué la campagne du Rif par les procédés du début, militaires, sans les nuances d’une exploration indigène avisée, qu’ils auraient imprudemment multiplié leurs sacrifices ; mais ils se sont instruits par l’expérience, par la leur et par la nôtre aussi ; les chefs du protectorat nouveau de l’Espagne s’inspirent aujourd’hui de la politique d’association.

Avant le gouvernement, des sociétés particulières avaient recommandé ces pratiques. Dans les « congrès africanistes, » on réclame depuis longtemps la création d’écoles espagnoles dans les villes du Maroc septentrional, l’établissement de marchés, de postes médicaux, où l’on attirera les indigènes, et réciproquement, en Espagne, la fondation de cours d’arabe et d’institutions marocaines. Le temps est passé où les présides rifains n’étaient que des bagnes bloqués par des tribus tenues en défiance par les maladresses des commandans européens, et ravitaillés par l’Espagne, alors qu’ils sont posés au bord d’une riche Kabylie ; ce seront désormais des bases de pénétration. Quelques jours avant que le traité avec la France fût officiellement promulgué, le gouvernement espagnol avait rédigé un décret, daté du 27 février 1913, qui organise les nouveaux territoires coloniaux : un gouverneur général (sa résidence définitive sera Tétouan) aura sous ses ordres trois chefs de service : pour les affaires indigènes, les travaux publics, et les finances. Les fonctionnaires espagnols, dit ce document, se proposeront une politique d’attraction, qui rende l’action espagnole à la fois sympathique et bienfaisante : ils mettront au premier rang de leurs obligations une moralité irréprochable et une parfaite tolérance à l’égard des coutumes locales ; l’établissement de services nouveaux, la réforme des services existans seront poursuivis avec le concours d’élémens indigènes ; à côté de l’armée régulière, dans laquelle plusieurs corps seront marocains, une police locale sera instruite par des officiers espagnols et placée sous les ordres de pachas ou caïds. Les Espagnols n’ignorent pas qu’ils ont à réagir, auprès des musulmans, contre le souvenir de violences séculaires ; ils ne sauraient improviser une politique indigène, et c’est là l’une des difficultés spécifiques les plus graves de leur établissement au Maroc, mais c’est beaucoup qu’ils s’en avisent et qu’ils aient déjà quelques chefs capables d’appliquer de nouveaux principes. A Larache, le général Silvestre, dont la France jadis n’eut pas toujours à se louer, négocie en même temps qu’il combat. A Tétouan, un consul très actif, dans une colonie de six cents nationaux dont tous ne sont pas des diplomates, a su se concilier la bienveillance des autorités indigènes et tout particulièrement de la population juive, qui compte huit mille individus. Le général Alfau, qui fut le premier résident général, n’était encore que gouverneur de Ceuta, lorsqu’il prépara l’occupation de Tétouan avec un tact digne de nos coloniaux les plus éminens, Il est entré en relations amicales d’abord avec les Maures andalous, négocians pacifiques, qui sont la classe instruite des habitans ; puis il a poussé quelques avant-gardes sur les positions qui dominent la ville ; il put un jour, sans fracas, cueillir le fruit qu’il avait laissé mûrir. Si, dans l’été de 1913, des dissidences administratives le décidèrent à demander son rappel, il paraît bien que ses directions générales ne seront pas abandonnées. A Madrid comme au Maroc, les maîtres du mouvement sont d’accord pour présenter l’Espagne aux indigènes tout autrement que Philippe II.

Sur le sol métropolitain et en Afrique, pour féconder la terre, élever les hommes, protéger sa croissance nationale, l’Espagne devra dépenser beaucoup ; il appartient à ses dirigeans de fonder solidement sa vigueur financière, en proscrivant également la timidité et l’esprit d’aventures ; ils ne méditeront jamais trop les exemples de Villaverde, franchise rigoureuse des bilans, prudence des émissions de papier-monnaie, compression énergique des gaspillages parasites. En 1912,1e budget a liquidé 1 232 millions de pesetas, pour une recette de 1 161 millions, soit un déficit de 71 millions ; en 1906, les dépenses n’avaient monté qu’à 993 millions, et les recettes avaient atteint 1 094, soit un boni de 101 millions ; la courbe des dépenses est à la hausse, mais, sans croire que la France soit un modèle avec ses budgets de 5 milliards pour moins de 40 millions d’habitans, sans prétendre affirmer que le « rendement » possible du contribuable espagnol soit égal à celui du nôtre, il est très vraisemblable que la somme des impôts, en Espagne, pour 20 millions de citoyens, n’est pas encore d’un poids insupportable. Malgré l’exagération des tarifs douaniers, le commerce de la péninsule a dépassé, pour la première fois en 1912, le total de deux milliards de pesetas ; dans les trois derniers exercices, le chiffre des revenus publics a augmenté de 100 millions. Ce ne sont pas là des signes de décadence ; mais il serait imprévoyant d’ajourner les réformes administratives et fiscales, sans lesquelles ces plus-values demeureraient des chances éphémères. Sans doute l’Espagne se prête-t-elle au développement dégroupes et de budgets régionaux ; par ailleurs, sa stabilité financière sera d’autant mieux assise qu’elle aura mieux assuré le progrès de ses transactions extérieures.

La presse et le parlement discutent aujourd’hui des problèmes nationaux sur un ton qui ne leur était point jusqu’ici familier : les personnalités ne portent plus guère qu’en réunion publique, et le goût naturel des Espagnols pour l’éloquence verbale neutralise, les uns par les autres, les succès des orateurs des divers partis. Les chiffres, au contraire, sont anonymes, ce qui est une des causes de leur médiocre popularité dans le monde où l’on ne fait que parler ; si l’on s’en rapporte plus volontiers, dans les débats actuels, à des argumens d’ordre statistique, n’est-ce pas un indice que le réalisme l’emporte sur les illusions des doctrinaires et les déclamations des intrigans ? Les articles de fond des meilleurs journaux d’Espagne s’intitulent maintenant « relations commerciales, » « politique de travaux publics, » « traités de commerce. « Les tableaux des importations et exportations ne sont plus relégués dans les fascicules peu feuilletés des Bulletins spéciaux ; en regard d’une seule section de « politique et administration coloniales, » la jeune et vivante Liga africanista en a six réservées aux études économiques : colonizacion, mercantil, industrial, agricola, navègacion, obras pùblicas. Au dernier Congrès des Chambres de commerce, à propos des épreuves de la vie chère, un rapporteur a osé s’attaquer crûment au protectionnisme outrancier, « aux lois qui fabriquent la faim. » Ces mots sont commentés par ceux mêmes qui ne savent pas lire, de sorte qu’il se forme une opinion, qui ne se reflète pas encore dans les votes électoraux, mais qui tend à devenir un des ressorts de la vie publique.


Où sont, présentement, les intérêts de l’Espagne ? Par cette question s’ouvrent toutes les controverses engagées sur les alliances ou ententes internationales. La péninsule peut produire des denrées agricoles bien au delà de sa consommation, et quelle que soit la hausse rapide de celle-ci, avec une récolte seulement moyenne, elle a des excédens de grains. Son vignoble ne peut vivre que pour l’exportation, car un très grand nombre d’Espagnols boivent peu ou point de vin. Il est arrivé que le change de l’or, agissant comme prime d’exportation, se soit joint à ces raisons naturelles pour exagérer les ventes au dehors, et que celles-ci, tout en signifiant une production abondante, aient été sur les marchés de l’intérieur une cause de renchérissement. Si l’on enrichit le consommateur métropolitain en lui offrant des occasions rémunératrices de travail, des facilités de production et de circulation, l’équilibre se rétablit, les demandes de l’étranger sont un tonique et non un stupéfiant, générateur d’excitation passagère. Le protectionnisme hypertrophique, qui triomphe depuis le tarif de 1906, conduit à un isolement beaucoup plus dangereux que splendide : voilà ce qu’on dénonce un peu partout ; on regarde alors au delà des frontières, on balance les comptes d’affaires et les invites gratuites de la diplomatie, on s’aperçoit que, pendant le dernier exercice, le total des transactions de l’Espagne avec la France et l’Angleterre atteignit 848 millions, tandis que les trois Puissances de la Triplice n’ont vendu et acheté à l’Espagne que pour 263 millions en tout.

Si l’Espagne incline aujourd’hui vers la Triple Entente, c’est que les deux cinquièmes de ses échanges extérieurs la lient aux nations de ce groupe. Cette association paraîtrait plus étroite encore, si l’on comparait les effectifs des capitaux étrangers employés dans la péninsule ; à côté des 500 millions de francs de l’Angleterre et des 4 milliards de la France, tout le reste pèse fort peu. Ces motifs d’ordre pratique ne sont en rien méprisables ; nous avons assez souffert en France de la magnificence de Louis XV, jaloux de traiter « non en marchand, mais en roi. » Les Espagnols, sans rien abdiquer de leur sympathie pour don Quichotte, aiment maintenant à raisonner, dans le courant de l’existence, comme Sancho Pansa. Ils y sont d’autant plus encouragés que ces raisonnemens les portent vers des peuples avec lesquels, malgré les vicissitudes de l’histoire, leur amitié nationale est le plus naturelle. Entre l’Espagne et la France, la communauté intellectuelle est certaine ; notre littérature classique, jadis, a beaucoup emprunté aux auteurs espagnols, et nous sommes maintenant, en matière de science, les inventeurs ou, tout au moins les interprètes auxquels nos voisins s’adressent le plus volontiers. Ces liens se resserreront à mesure que nous nous donnerons le mutuel plaisir de nous mieux connaître les uns les autres. L’Institut français de Madrid, inauguré en mars 1913, y contribuera, comme les initiatives universitaires plus anciennes qu’il continue en les renforçant, Coïncidant presque avec ces journées de fraternité intellectuelle, d’autres fêtes ont attiré à Barcelone les mutualistes du Congrès de Montpellier ; une mission économique française de publicistes et de négocians a été reçue, dans toutes les capitales espagnoles, par des démonstrations qui n’ont pas été simplement des rites de courtoisie ; l’objet qui est dans les vœux de tous, on l’a dit et répété, c’est un traité de commerce.

Le rapprochement sur le terrain des intérêts, si conforme aux inclinations des doux pays, comporte-t-il une alliance politique ? La situation internationale de l’Espagne est, présentement, tout à fait particulière. L’écrasement de la Turquie, réduite en Europe au rôle de gardienne des détroits, l’avènement des nations balkaniques qui seront finalement, quoi qu’il advienne, au lendemain immédiat de leurs succès, une barrière au germanique Drang nach Osten, privent la Triple Alliance du concours militaire ottoman qu’elle avait certainement escompté. L’Italie est fort occupée à conquérir la Tripolitaine, qui n’est pratiquement annexée que le long des côtes ; on doute qu’elle dispose, en cas de conflit européen, de la plénitude de ses forces au Nord de la Méditerranée. Or, l’Espagne n’est engagée d’aucun côté.

La Triple Alliance, se sentant atteinte par les défaites de la Turquie, a été tentée, croit-on, de s’attacher l’Espagne ; une armée espagnole d’observation, sur les frontières françaises des Pyrénées, eût retenu dans le Sud-Ouest au moins deux de nos corps actifs ; quant à la flotte espagnole, elle peut jouer aussi un rôle d’appoint décisif dans la Méditerranée. Ce projet, si jamais il fut autre chose qu’un thème à variations dans la presse, ne pouvait pas prendre corps. Seuls en Espagne, quelques conservateurs intransigeans, quelques carlistes accepteraient l’idée d’une alliance avec l’Allemagne. L’Espagne n’entrera donc pas dans la Triplice. Ce ne sont pas les flottes allemandes, en cas de rupture avec l’entente franco-anglaise, qui se détourneraient des mers du Nord pour aider à la protection des Baléares et des Canaries. Ainsi les considérations politiques et stratégiques s’ajoutent pour tenir l’Espagne résolument indépendante de l’Allemagne. Un accord spécial avec l’Italie, nullement critiquable, n’aura que la portée d’un avenant au traité de 1907, stipulant le statu quo de la Méditerranée entre l’Angleterre, l’Espagne et la France. Escompterons-nous un traité d’alliance soit avec l’Angleterre, soit avec la France, voire avec toutes les deux ? Il en fut question peut-être au début de 1913, lors du voyage de MM. Asquith et Churchill à Gibraltar, Malte et Bizerte ; puis un peu plus tard, au moment du vote définitif du traité franco-espagnol du Maroc ; quelques-uns virent un symbole dans la brève promenade commune en aéroplane du colonel Seely, ministre anglais de la Guerre et de son collègue espagnol le général Luque. Nous ne croyons pas que, même dans les milieux espagnols les plus francophiles, û y ait majorité en faveur d’une alliance formelle avec nous et avec l’Angleterre, le nombre est minime aussi de ceux qui, à l’exemple de M. Sanchez Toca, iraient volontiers jusqu’à cette combinaison. L’Espagne, en somme, n’est pas disposée à assumer des obligations auxquelles, une fois acceptées, elle ne penserait pas un instant à se soustraire, et qui l’entraîneraient à donner une ampleur disproportionnée à son armature militaire. En revanche, on condamne la politique de l’isolement, qui a naguère laissé la nation sans amitiés actives en face des États-Unis . L’idée dominante serait dès lors celle d’une entente de l’Espagne avec tous ses voisins, c’est-à-dire avec la France, l’Angleterre et aussi le Portugal. C’est une formule d’accord extrêmement pratique, par laquelle s’exprime sur le terrain international la volonté de l’Espagne d’être quelque chose de vivant et d’original, sans s’astreindre à des charges qui seraient justement taxées de mégalomanie somptuaire. Divers personnages politiques insistent sur l’opportunité de traduire ainsi les désirs de bonne amitié naturelle entre des voisins que ne séparent pas des malentendus fondamentaux.

Ainsi pense M. Navarro Reverter qui fut, en 1892, le signataire d’un traité hispano-portugais. Cette convention, surtout commerciale, a été prorogée tacitement en 1902 et a fait l’objet en 1912, malgré le changement de régime en Portugal, d’une mission d’enquête, concertée entre les deux gouvernemens. On avait prononcé le mot d’union douanière ibérique, mais des protestations se sont élevées à Barcelone, et jusqu’ici on s’est borné à proroger les clauses du traité de 1892. L’incertitude politique, en Portugal contribua sans doute à ce que, jusqu’à la fin de l’été de 1913, rien de définitif n’ait été arrêté. Mais l’idée doit être signalée ; elle ne sera probablement pas abandonnée. Le succès d’un tel projet ne manquerait pas d’intéresser beaucoup l’Angleterre et la France, principales clientes et voisines sympathiques de l’Espagne ; il pourrait aussi faciliter aux deux partenaires l’exploitation combinée et une mutuelle garantie de leurs territoires coloniaux du golfe de Guinée.

Avec l’Angleterre, l’Espagne a conclu une entente navale, qui remonte au moins à l’entrevue d’Edouard VII et d’Alphonse XIII (Carthagène, 1907). Les relations de famille entre les deux dynasties sont étroites, depuis le mariage du roi d’Espagne et, malgré certaines petites dissidences à la Cour de Madrid, l’Angleterre est considérée, dans tous les milieux politiques, comme une amie du premier degré. En ce qui concerne la France, les discussions marocaines ont soumis à une rude épreuve l’entente amicale généralement souhaitée ; des influences étrangères se sont acharnées à exaspérer les malentendus, et nous avouerons que des maladresses gouvernementales, d’un côté et de l’autre des Pyrénées, ont naguère compliqué les entretiens des diplomates. L’événement a fini par prouver, grâce à la patiente habileté des négociateurs, que les motifs d’accord l’emportaient sur ceux de rupture ; le traité marocain est une transaction honorable pour les deux parties, précieuse plus encore par l’esprit de concorde dont il a témoigné que par la lettre de ses articles touffus. De l’avis de plusieurs hommes d’Etat espagnols, ce doit être un point de départ. Au Maroc même, la France et l’Espagne représentent la civilisation ; elles feront œuvre plus sûre en concertant leurs efforts, pour délimiter sur le terrain une frontière bien comprise, réprimer la contrebande des armes, presser la pénétration par le rail, réviser le régime suranné de la protection. Les journaux ont relevé comme un symbole que le dernier-né d’un haut fonctionnaire espagnol de Tétouan avait eu pour parrain le général Alfau et pour marraine la femme du consul de France en cette ville.

Par ailleurs, et comme préface au traité de commerce dont l’élaboration n’ira pas sans grincemens, une entente serait désirable entre les deux pays sur bien des questions de transit et de mitoyenneté. L’Espagne est la dernière étape de l’Europe vers l’Afrique, et aussi vers l’Amérique méridionale ; elle occupe une position centrale, elle est à un nœud de communications entre les pays latins du vieux monde et leurs prolongemens sur les continens nouveaux. En 1908, ce sont des groupes économiques qui ont organisé l’Exposition franco-espagnole de Saragosse. Les mêmes poussent au développement des échanges et voudraient assurer à l’Espagne tous les avantages de sa situation géographique d’intermédiaire ; dans cet esprit, ils multiplient articles, conférences, voyages, en vue de rapprocher l’Espagne de ses anciennes colonies américaines. Celles-ci, sous la forme républicaine, redeviennent des parentes affectueuses de la vieille métropole, qui poursuit son évolution moderne en monarchie ; l’infante Isabelle fut reçue en souveraine à Buenos-Aires, lorsque, en 1910, elle apporta l’hommage de la maison royale et du peuple espagnol à l’Argentine centenaire. En 1912, l’Espagne a commémoré solennellement le centième anniversaire des Cortès de Cadix, qui lui donnèrent sa première constitution : l’ancien président de la République Argentine, M. Figueroa Alcorta, les délégués de plusieurs nations sud-américaines furent, en ces jours de fêtes civiques, ses hôtes acclamés. La République de Panama avait invité l’Espagne à déléguer une mission spéciale, pour célébrer, en septembre 1913, le quatrième centenaire de la découverte du Pacifique par Nunez de Balboa.

Pour répondre à l’Institut français d’Espagne, nos voisins veulent fonder à Paris un Institut espagnol. Le projet, très vivement patronné par M. Lopez Munoz, lors de son passage à l’Instruction publique, a été accueilli chaleureusement par les Espagnols et par les Sud-Américains de la colonie parisienne : n’est-ce pas l’hispanisme, disait dernièrement un de leurs meilleurs écrivains, M. Gomez Carrillo, qu’honorent les Ugarte, les Fombona, les Garcia Calderon ? Un des plus intimement espagnols parmi les romanciers d’aujourd’hui, Blasco Ibañez, n’est-il pas aussi l’un des meilleurs annonciateurs et, je crois bien, l’un des colons les plus résolus de la République Argentine ? L’Espagne a, comme d’autres, des droits à se réclamer d’un impérialisme ; mais celui-là ne blesse aucune liberté, n’asservit aucune conscience ; il repose sur une association spontanée, dont le principe est l’harmonie atavique des intelligences et des cœurs ; il définit, en Europe, les forces spécifiques du peuple espagnol, sans oublier que l’une est la variété même des élémens originels qui le composent ; il tend à les affermir par tout un ensemble d’exercices, sur une carrière aménagée tout exprès pour l’essor de leur jeu ; il découvre au dehors les affinités que n’ont pu déraciner de passagers malentendus de l’histoire ; il dresse, autour de ses champs d’entraînement, un cadre international de protection. C’est un spectacle réconfortant que celui d’un peuple qui grandit ainsi et prend conscience de lui-même. Quelles que soient les ombres nécessaires du tableau, ce n’est pas céder à un parti pris optimiste que de saluer, dans l’hispanisme contemporain, les espoirs d’une moisson qui se lève.


HENRI LORIN.