L’Espagne depuis le ministère O’Donnell

L’ESPAGNE
DEPUIS
LE MINISTÈRE O’DONNELL

L’UNION LIBÉRALE, LES PARTIS POLITIQUES ET LA GUERRE DU MAROC

Un de ces souffles qui courent aujourd’hui en Europe jette l’Espagne dans une guerre contre les barbares d’Afrique. Pour la première fois depuis longtemps, les soldats espagnols vont porter le drapeau de Castille hors des frontières, sur d’autres champs de bataille que ceux de la guerre civile ; ils vont faire ce que leurs ancêtres du xvie siècle appelaient une jornada, quand ils allaient dans cette même Afrique ou en Amérique. Un des plus curieux phénomènes est la commotion électrique qui a soulevé la Péninsule à cette perspective d’une campagne dans le Maroc. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est encore la guerre contre les Maures, et c’est ce qui a fait la popularité de l’expédition du Maroc, comme si sous le vernis moderne l’âme de ce peuple n’était vraiment vivante que par le sentiment de son passé, de ses souvenirs et de ses traditions. Le jour où le président du conseil, le général O’Donnell, a porté aux cortès de Madrid le message de guerre, toutes les opinions ont oublié leurs griefs et leurs ressentimens pour se confondre dans une pensée de patriotisme. La presse elle-même a promis de servir en volontaire. Une trêve s’est faite entre le gouvernement et les partis.

C’est la fortune du général O’Donnell, dans une carrière politique qui n’a point été sans agitations et sans incertitudes, de trouver l’affermissement momentané de son pouvoir ministériel dans deux actes qui répondent au même instant à des intérêts ou à des sentimens d’une nature diverse, et qui ne sont pas entièrement le fruit du hasard. L’un de ces actes est la guerre du Maroc ; l’autre est le règlement obtenu du saint-siège pour toutes les questions de désamortissement ecclésiastique. Par l’arrangement avec Rome, le cabinet du général O’Donnell met fin sans violence à l’une des plus délicates et des plus épineuses complications nées des révolutions modernes de l’Espagne ; par l’expédition d’Afrique, il fait vibrer ce sentiment patriotique plus fort et plus éclatant que toutes les passions des partis ; il crée i’unanimité des opinions. Merveilleuse concorde assurément ! Est-ce à dire pourtant que par cette unanimité tous les problèmes soient résolus, que tous les élémens de la situation intérieure de la Péninsule soient subitement transformés, et que ce ministère même, qui existe depuis plus d’un an à Madrid, sous la présidence du général O’Donnell, puisse se promettre un avenir sans luttes, assis sur un ébranlement de l’opinion ? Toute la vie récente de l’Espagne est la plus claire révélation de cet ordre de problèmes intérieurs, qu’une nécessité heureuse de patriotisme peut momentanément éclipser sans en supprimer le caractère permanent et essentiel.

Tout ce qui arrive en politique depuis quelque temps au-delà des Pyrénées découle d’un fait dominant qui éclaire tous les autres, et qui n’est même plus aujourd’hui particulier à l’Espagne : c’est la dissolution des anciens partis. Depuis que le régime constitutionnel existe à Madrid, deux grandes opinions, on le sait, se sont disputé la prééminence : chacune a eu son jour ; l’une et l’autre ont péri, ou du moins ont vu diminuer notablement leur force et leur prestige. Le parti modéré, qu’on pourrait appeler le vrai créateur de la monarchie nouvelle au-delà des Pyrénées, a été puissant tant qu’il est resté animé de l’esprit par lequel il s’était élevé au pouvoir ; la décadence a commencé pour lui le jour où il a été livré à des dissensions intérieures qui laissaient sans garantie le principe même des institutions, lorsqu’il n’a plus eu strictement une politique, partagé qu’il était en fractions ennemies qui avaient cessé de s’entendre sur la direction essentielle du gouvernement. Il a succombé par l’excès des passions personnelles et des divisions, et une fatale série de déviations, de démembremens, l’a conduit un jour en face de la crise de 1854, dans laquelle il a disparu. Le parti progressiste, à son tour, a eu ses périodes de règne au-delà des Pyrénées, en 1836, en 1840, en 1855. Ses victoires, irrégulières et violentes, dues le plus souvent aux défaillances de ses adversaires encore plus qu’à ses propres forces, ont toujours été précaires. La durée de ses dominations a eu pour limites l’impuissance de ses idées et son incurable inaptitude à concilier les institutions libres avec la paix intérieure, avec le sentiment monarchique du pays. Et lui aussi, dans cette carrière pleine de victoires éphémères et de défaites prolongées, il a eu ses divisions. Les uns ont voulu marcher toujours en avant dans la voie d’un libéralisme indéfini qui allait rejoindre la démocratie pure ; d’autres ont senti la nécessité de se modérer, de devenir plus pratiques, de telle sorte qu’en présence du parti modéré qui périssait de ses incohérences, le parti progressiste est arrivé, lui-même divisé, à la révolution de 1854, héritant à l’improviste d’un pouvoir qu’il n’était pas préparé à recueillir et dont il n’a plus su que faire, placé entre la logique perturbatrice de ses idées et les velléités à demi conservatrices d’une certaine fraction des anciens exaltés. C’est ce qui a fait de cette révolution le modèle des convulsions inutiles, un mouvement sans avenir qui est allé se perdre un jour dans une émeute, au mois de juillet 1856, expirant au bout de l’épée du général O’Donnell.

Je ne suis pas si loin qu’on le dirait de la situation présente ; elle est là au contraire en germe, cette situation, — dans cette impuissance tour à tour constatée des deux opinions à vivre de leur ancienne vie, dans ce fractionnement qui a été l’inévitable origine de combinaisons nouvelles. L’Espagne a offert un nouveau spectacle. Tandis qu’une partie des anciens modérés se laissait entraîner par ses instincts monarchiques jusqu’aux limites de l’absolutisme, que les progressistes les plus ardens, de leur côté, allaient jusqu’au radicalisme démocratique, il se formait entre les deux camps extrêmes pour ainsi dire un terrain vague où se rencontraient les plus libéraux parmi les conservateurs et les plus conservateurs parmi les progressistes. C’est à travers cette série de métamorphoses qu’on voit poindre une idée qui a eu ses orateurs et ses publicistes, M. Pacheco, M. Rios-Rosas, M. Pastor Diaz, qui a rapproché quelquefois dans des alliances passagères des hommes venus de bords opposés, mais qui n’était apparue au premier moment que comme une aspiration inquiète ou comme un thème de polémique. Elle a existé et elle est devenue une réalité politique le jour où elle a eu, elle aussi, ce qui fait vivre tous les partis en Espagne, une personnification militaire. Le général Narvaez a conduit longtemps l’ancien, parti modéré, qui lui a dû un règne prolongé et dont il est peut-être encore l’espoir. Le parti progressiste s’est personnifié dans le duc de la Victoire, qui l’a aidé à vivre et à mourir. O’Donnell s’est fait à son tour le représentant et le chef du parti nouveau ou de cette fusion de tous les partis qu’on a appelée l’union libérale. La variété même de sa vie, en lui suscitant plus d’un obstacle, l’appelait peut-être aussi à ce rôle. Par ses traditions premières et par son instinct monarchique, il tient malgré tout au parti conservateur ; par le mouvement d’insurrection dont il prit l’initiative en 1854 et par une certaine solidarité avec l’esprit primitif de cette révolution, il reste lié au libéralisme ; par son caractère et, si l’on veut, par son ambition personnelle, il n’était pas homme à laisser fuir l’occasion de se créer une position distincte et supérieure en politique. C’est ainsi que, profitant des circonstances, le général O’Donnell a pu devenir l’homme d’une situation, le porte-drapeau d’une politique qui n’était ni la politique du parti modéré, ni celle des progressistes, et dont le moindre mérite à ses yeux n’était pas sans doute d’avoir un premier poste à offrir, de n’exister pour ainsi dire que par lui.

Le dernier règne du parti conservateur est peut-être ce qui a le plus servi cette combinaison nouvelle ; il en a du moins aidé l’avènement. À dater du 12 octobre 1856, jour où les modérés retrouvent presque miraculeusement le pouvoir, quelle est en effet la situation de l’Espagne ? Pendant deux ans, on voit les ministères conservateurs se succéder, cherchant partout un point d’appui et ne le trouvant jamais : le ministère Narvaez cédant à un souffle de réaction et disparaissant devant l’opinion, dans une bourrasque d’impopularité (15 octobre 1857) ; le ministère Armero-Mon essayant de donner une couleur plus libérale à sa politique et tombant devant le congrès (14 janvier 1858) ; le ministère Isturiz s’efforçant de concilier toutes les divergences, d’éviter les chocs et les luttes, et toujours prêt à périr de faiblesse. On en était là justement, en 1858. La politique était à bout de voie en Espagne. Le dernier de ces pouvoirs modérés, le ministère Isturiz, vacillait entre toutes les influences contraires, héritier impuissant d’une situation compromise. S’il se laissait aller à l’excès des entraînemens conservateurs, il perdait le prestige et la force morale de la pensée de conciliation qui avait été sa raison d’être à l’origine, et d’ailleurs M. Isturiz n’était point l’homme d’une politique décidément réactionnaire ; s’il faisait un pas vers le libéralisme, il était menacé par le congrès, dont il recevait un appui à demi protecteur, tempéré par la méfiance et nullement sympathique. Il pouvait peut-être ajourner encore les difficultés en se mettant pour le moment à l’abri des querelles parlementaires par la clôture de la session, et il l’essayait en effet le lu mai 1858 ; mais c’était là un expédient qui pouvait tout au plus aider à gagner quelques mois, ce n’était pas une solution. Il l’a mieux : par le fait même de cette clôture précipitée des chambres, le ministère avait fait un pas plus décisif qu’il ne le pensait ; il s’était créé d’avance à lui-même l’impossibilité de se retrouver en présence d’une majorité froissée et irritée.

C’est alors que s’ouvrait l’inévitable crise. Cette crise était dans la situation sans doute ; elle était précipitée en ce moment par l’avènement aux affaires d’un nouveau ministre de l’intérieur, M. Posada Herrera, qui entrait au pouvoir avec l’idée arrêtée de prendre entre les partis une attitude plus hardie. M. José Posada. Herrera avait été progressiste autrefois ; comme bien d’autres, l’expérience venant, il n’avait pas tardé à se rallier au parti conservateur. Sans être un homme brillant et fécond en ressources, il avait professé avec talent le droit administratif ; il était en ce moment même fiscal ou procureur-général au conseil d’état, et depuis quelque temps il tendait visiblement à prendre un rôle plus actif dans la politique. C’était un Galicien qui, faute de qualités brillantes, avait la ténacité et l’esprit pratique de son pays natal. M. Posada Herrera avait fait de la suspension des chambres la condition de son entrée au ministère, et il était logique, à dire vrai, lorsque peu de jours après il proposait dans le conseil deux mesures tendant à créer une situation entièrement nouvelle, — la dissolution du congrès et la rectification des listes électorales pour arriver à la formation d’un nouveau parlement. Il pensait, non sans quelque raison, que la clôture précipitée de la session n’était qu’une inconséquence mortelle si elle ne conduisait à la dissolution du congrès, et à ses yeux la première condition d’un appel au pays était la révision des listes électorales, composées de façon à ne donner qu’une représentation inexacte ou incomplète de l’opinion publique. M. Posada Herrera soutenait ces idées avec la hardiesse d’un homme qui voulait marcher en avant sans se laisser asservir aux prétentions ou aux combinaisons routinières des partis, sans dissimuler que désormais il ne voyait pour la reine que deux sortes d’ennemis, les radicaux avec leur chimère de république et les absolutistes avec leur rêve de restauration du passé, — tous les autres, modérés ou progressistes, étant des constitutionnels de nuances différentes qu’on devait s’efforcer de grouper autour du trône par un système de juste et tolérant libéralisme. C’était assez pour ébranler le cabinet en mettant la division entre les ministres. Les uns, — et le président du conseil, M. Isturiz, était du nombre, — eussent peut-être volontiers suivi le ministre de l’intérieur ; les autres se refusaient à sanctionner des actes dans lesquels ils voyaient le désaveu de tout ce qu’avait fait le parti conservateur depuis deux ans. On ne put s’entendre, et le cabinet Isturiz disparaissait après moins de six mois d’existence. Au milieu de ces incertitudes, la reine, prenant un parti décisif, donnait gain de cause à la politique soutenue par M. Posada Herrera, appuyée par le ministre de la marine, le général Quesada, et elle appelait au pouvoir l’homme le plus propre, par son autorité comme par sa position, à personnifier cette politique, — le général don Leopoldo O’Donnell. Ainsi naissait à travers toute sorte d’intimes péripéties le cabinet du 30 juin 1858, dont le comte de Lucena devenait le chef, où entraient MM. Saturnino Calderon Collantes, Pedro Salaverria, Santiago Fernandez Negrete, le marquis de Corvera, et où M. Posada Herrera et le général Quesada restaient comme le trait d’union entre le ministère Isturiz et la combinaison nouvelle. Toutes les conditions politiques de l’Espagne se trouvaient subitement déplacées, et par un jeu bizarre des choses, O’Donnell remontait au pouvoir l’anniversaire du jour où il avait livré le combat de Vicalvaro en 1854, à la tête d’une sédition militaire.

A n’observer que l’apparente situation de l’Espagne, c’était une péripétie fort inattendue. Depuis qu’il avait quitté le ministère, trois mois après avoir dompté la révolution en 1856, le général O’Donnell semblait plutôt réduit à une attitude défensive. On l’avait vu, dans la session de 1857, obligé un jour de faire face à une agression directe et vive d’un membre du sénat, le général Eusebio Calonge, qui le mettait en cause pour avoir porté la main sur la discipline militaire, en faisant de l’armée un instrument de sédition. Ce défi, le comte de Lucena l’avait relevé avec hardiesse et avec hauteur, rappelant l’histoire de tous les partis et de tous les hommes qui s’étaient alternativement insurgés depuis vingt ans, ravivant le souvenir des extrémités où était arrivée l’Espagne en 1854, se justifiant par l’adhésion secrète ou avouée de beaucoup de modérés, et se faisant une arme de la complicité du général Narvaez lui-même dans toute cette opposition dont l’insurrection de Vicalvaro n’avait été que le couronnement. Puis il finissait en disant fièrement : « Ma reine et mon pays m’ont jugé, l’histoire me jugera. » Depuis ce moment, il s’était tu, restant toujours moins un chef de parti qu’une personnalité considérable, entouré de quelques amis dévoués, mais assez antipathique à la majorité des chambres. Cette antipathie était d’ailleurs si réelle, si peu dissimulée, qu’au commencement de la session de 1858 le général Calonge, le même qui s’était fait l’accusateur d’O’Donnell, avait été élu, par une sorte de distinction, secrétaire du sénat, et il avait suffi au ministère du général Armero de paraître incliner vers l’union libérale et les amis du comte de Lucena pour être renversé par un vote du congrès. Dans cet ensemble de faits et de symptômes extérieurs, rien donc ne semblait conduire à un ministère O’Donnell, comme à la solution naturelle des difficultés du moment. A considérer de plus près les événemens, cette évolution de la politique espagnole avait cependant pour elle une certaine logique des choses ; elle était le corollaire de tout ce qui arrivait depuis deux ans, de l’impuissance du parti conservateur à se reconstituer dans sa force et dans son unité, de l’incohérence du parlement, de cette impossibilité de vivre dont tous les ministères semblaient atteints. Toutes les combinaisons avaient échoué ; les modérés laissaient échapper le pouvoir, les progressistes ne pouvaient l’aspirer. L’avènement de l’union libérale dans ces conditions n’était qu’une expérience de plus dans l’histoire des expériences contemporaines de l’Espagne.

Offrir à toutes les nuances constitutionnelles une juste représentation dans la vie publique, rallier modérés et progressistes, sans distinction d’origine, à un système de libéralisme monarchique indépendant des combinaisons des anciens partis, créer, s’il était possible, un parti nouveau pour une situation nouvelle, en faisant appel au pays et en renouvelant le congrès par des élections, telle était la politique, ou, si l’on veut, l’ambition du général O’Donnell. Le plus difficile pour le moment était d’assurer cette position, un peu en l’air entre toutes les opinions, et dans ce système de fusion universelle, la première, la plus importante affaire, on le comprend, était la distribution des emplois. Aussi, dès son entrée au pouvoir, le cabinet du 30 juin procédait-il à un large remaniement de l’administration, en appelant à toutes les fonctions des hommes de tous les partis. Les principales positions dans l’armée étaient naturellement dévolues aux chefs militaires qui avaient toujours suivi O’Donnell depuis 1854, — aux généraux Ros de Olano, Serrano, Dulce, Echague. Le conseil d’état était reconstitué, et comptait parmi ses nouveaux membres des progressistes comme MM. Luzurriaga, Infante, Lujan, d’anciens conservateurs tels que MM. Pidal, Bertran de Lis, des modérés libéraux comme M. Bermudez de Castro et M. Pacheco. Un ami du duc de la Victoire, M. Santa-Cruz, devenait président de la cour des comptes ; un autre progressiste, écrivain distingué d’ailleurs, M. Modesto Lafuente, avait la direction des bibliothèques, et M. Miguel Roda passait à une des principales administrations financières. Dans une promotion de nouveaux sénateurs figuraient M. Cortina, M. Gomez de la Sema, M. Cantero et le général Prim, à côté de M. Pacheco et de M. Pastor Diaz. La fusion était vraiment complète dans les hautes sphères comme dans les plus obscures régions de l’administration, à Madrid comme dans le reste du pays, et elle était même poussée si loin qu’il l’eut un moment une province ayant tout à la fois un gouverneur civil progressiste, un secrétaire du gouvernement modéré et un commandant militaire vicalvariste. C’était l’idéal du système, et la fusion ici touchait presque à la confusion.

Distribuer des emplois et trouver des hommes de tous les partis empressés à les recevoir, ce n’était point cependant la plus grande difficulté. La politique de l’union libérale avait évidemment à se révéler par des actes plus sérieux et plus significatifs, si elle voulait être un système de gouvernement. Elle se manifestait tout d’abord par l’adoption de cette mesure dont M. Posada Herrera s’était fait le promoteur, qui avait hâté la dissolution du ministère Isturiz, par la rectification des listes électorales (décret du 6 juillet 1858). C’était une question assez simple en elle-même, quoiqu’elle ait fait bien du bruit et qu’elle ait suscité les plus vives polémiques. La révision des listes électorales en Espagne doit se faire tous les deux ans. Lorsque la législation de 1845 reparaissait tout entière à l’issue de la dernière révolution, le ministère Narvaez, ayant à convoquer un congrès, se trouvait dans un singulier embarras : les dernières listes dataient de 1853, elles n’avaient pu subir la révision légale en 1855. Telles qu’elles étaient, elles servaient aux élections nouvelles d’où sortait le congrès existant encore en 1858, et ce n’est qu’après ces élections que la révision prescrite par la loi pouvait être opérée par les municipalités, recomposées elles-mêmes. Cette révision datait de 1857. Décréter une rectification nouvelle en 1858, comme le faisait le cabinet O’Donnell à son avènement, c’était, disait-on, une illégalité flagrante. C’était illégal sans doute, mais pas beaucoup plus illégal que le procédé même du ministère Narvaez, et pas beaucoup plus irrégulier que la composition des listes soumises à la révision, ainsi qu’on l’a vu depuis. Ce qui donnait un caractère tout particulier de gravité à cette mesure, c’est le sens que le cabinet nouveau l’attachait, lorsqu’il disait dans son rapport à la reine : « Par malheur, et par une suite de causes dont l’énumération et l’examen seraient inopportuns, c’est l’opinion générale que, depuis l’introduction du système représentatif parmi nous, et quelles que soient les doctrines politiques des partis qui se sont succédé au pouvoir, la volonté du corps électoral a subi fréquemment de funestes restrictions, et les élémens qui, d’après la loi, devaient le composer ont été constamment dénaturés. Les conseillers de votre majesté croient que le jour est venu où doit disparaître un abus qui mine l’existence des institutions, qui tend à favoriser l’usurpation d’un des droits les plus précieux consacrés par la constitution, et à fausser dans son origine l’expression de la véritable opinion publique… » Pour parler ainsi, le cabinet s’appuyait sur des faits qui ont pu être expliqués ou atténués sans être entièrement contestés. Ces listes soumises à une rectification étaient composées de telle sorte que, dans certaines provinces, à Caceres notamment, sur 2,733 électeurs 941 l’étaient sans droit ; à La Corogne, sur 796 inscrits, 300 ne payaient pas le cens fixé par la loi. Que le ministère, après cela, fût mû par la pensée de dégager d’un corps électoral remanié un congrès mieux porté à goûter sa politique, c’est ce qui n’est point douteux. Il est bien clair que là devait être la véritable expression de l’opinion publique.

Cette rectification des listes électorales, accueillie avec joie, par les progressistes, vue avec une méfiance hostile par les modérés, résolvait évidemment d’une façon implicite la question de l’existence du congrès. Le ministère dans son langage faisait trop ouvertement le procès du passé pour que tout ne dût pas être nouveau dans une situation nouvelle. C’était même une condition de vie ou de mort. La dissolution du congrès toutefois se trouvait un peu ajournée. D’abord la reine Isabelle parcourait en ce moment les provinces des Asturies et de la Galice avec toute sa cour et quelques-uns des ministres. Elle prenait plaisir à conduire par la main le jeune prince des Asturies aux rochers de Covadonga, berceau de la monarchie espagnole. Pendant plus d’un mois, tout était aux ovations populaires, aux fêtes et aux pèlerinages. La reine d’ailleurs n’était point peut-être sans quelque perplexité. Après avoir consenti à la rectification des listes électorales, elle en était à craindre que le général O’Donnell, dans son système d’équilibre, n’inclinât trop vers les progressistes, et que des élections accomplies dans ces conditions n’achevassent la déroute du parti modéré, dont elle ne pouvait oublier la fidélité, les services et l’intelligent appui. Ce n’est que le 11 septembre que la reine, cédant aux conseils du général O’Donnell, signait à La Corogne le décret qui dissolvait le congrès, ordonnait les élections nouvelles, et fixait au 1er décembre la réunion des prochaines cortès.

Ce n’étaient là toutefois que des révélations assez peu claires encore, assez peu significatives, de la pensée que le cabinet du 30 juin portait au pouvoir. Une multitude d’employés étaient déplacés, les listes électorales subissaient un complet remaniement, le congrès était dissous ; mais d’un autre côté la loi sur la presse, une loi rigoureuse due à l’initiative de M. Nocedal, et qui avait eu à essuyer les plus ardentes et les plus justes censures, demeurait intacte. La politique du ministère commençait à se dessiner en traits un peu plus distincts dans deux actes presque simultanés, et où s’effaçait du moins le caractère tout personnel de certaines mesures adoptées depuis deux mois. L’un de ces actes était un décret qui faisait revivre la loi de 1855 sur le désamortissement civil en réservant les questions de désamortissement ecclésiastique, qui devaient être l’objet d’une négociation nouvelle avec le saint-siège. Un autre acte tout politique et d’une signification plus, générale était la circulaire adressée le 21 septembre par M. Posada Herrera aux gouverneurs des provinces pour guider leur marche dans les élections et pour exposer les principes du gouvernement. Si quelquefois on avait pu craindre une évolution trop décidément progressiste du cabinet, le langage de M. Posada Herrera était de nature à rassurer sur ce point. Le cabinet, par l’organe du ministre de l’intérieur, se prononçait nettement et péremptoirement pour la constitution telle qu’elle existait avec les réformes récemment accomplies, en se réservant tout bas, il est vrai, de ne point présenter la loi sur les majorats, qui serait une conséquence de ces réformes. L’idée de la fusion des partis ou de la création d’un parti nouveau affranchi de toute solidarité compromettante avec le passé, cette idée était du reste complaisamment développée de façon à frapper l’esprit des électeurs.


«… Les ministres actuels, disait M. Posada Herrera, ne cesseront de seconder les bienfaisantes intentions de sa majesté en contribuant pour leur part à rétablir l’ancienne grandeur de la monarchie sur les solides fondemens de la prospérité publique, d’une moralité incontestable dans la gestion des affaires et de l’exercice loyal du système représentatif, bien inestimable que l’Espagne devra à la dynastie actuelle. Le gouvernement ne méconnaît pas les difficultés qu’il pourra rencontrer dans la pratique ; mais ces difficultés ne sont pas de telle sorte qu’elles ne puissent être vaincues… Aux préjugés enracinés, aux dissensions locales et personnelles qui se déguisent sous des noms politiques, vous pouvez opposer avec avantage les principes du gouvernement. Celui-ci ne se croit pas obligé de favoriser des partis qui prétendent fonder la monarchie, chacun sur une constitution différente, qui aspirent à établir un système administratif, chacun suivant ses vues propres, et qui voudraient livrer les fonctions de l’état à un personnel exclusif. Il n’admet pas que des partis de cette nature puissent s’appeler constitutionnels, et il ne croit pas que la nation puisse en attendre d’autres fruits que le despotisme ou l’anarchie. D’un autre côté, vous ne ferez que vous conformer aux désirs du gouvernement en acceptant l’appui de tous ceux qui veulent s’associer de bonne foi à une politique qui, en prenant pour point de départ les institutions actuelles, a pour premier objet d’en consolider l’exercice. Vous pouvez faire abstraction des dénominations, quand ceux qui les portent n’ont point sur la dynastie, sur la constitution et sur les principales questions politiques des opinions contraires à celles du gouvernement. Il l’a de toutes parts des hommes honorables qui conservent par tradition certaines dénominations qui ne signifient plus rien de réel dans la plupart des cas ; il l’a aussi une jeunesse pleine de nobles aspirations, obligée jusqu’ici de s’éloigner des affaires publiques ou de se fondre en abdiquant toute liberté, dans les anciens partis. Quand vous aurez obtenu l’appui de cette classe de personnes, vous pourrez défier les colères intempestives des factions extrêmes… »


La politique de l’union libérale ou du cabinet O’Donnell, on la pressentait sans doute ; elle trouvait ici son expression adaptée aux circonstances. On remarquera que, dépouillé de l’artifice du langage, ce système n’avait rien d’absolument nouveau ; c’était un jeu d’équilibre. Par la rectification des listes électorales et par la dissolution du congrès comme par l’appât des emplois publics, le cabinet s’efforçait d’attirer les progressistes ; par ses déclarations décisives en faveur du maintien de la constitution réformée, il voulait calmer les inquiétudes et les défiances des modérés. Le ministère en était-il plus fort ? Dans ces premiers momens, il avait à subir plus d’une crise intime, que ses ennemis grossissaient en mettant habilement en lumière les contradictions de cette politique, en supposant des antagonismes dans le cabinet, en montrant ce faisceau de volontés, de tendances, d’intérêts divers, toujours prêt à se dissoudre. Une de ces crises se dénouait par la retraite du général Quesada, ministre de la marine, qui, à l’insu du président du conseil, avait obtenu de la reine la nomination d’un amiral. Ce n’était rien en apparence, et au fond l’existence du cabinet ne tint peut-être qu’à un fil. Il n’y a qu’un amiral de la flotte en Espagne, et justement parce qu’il est seul, il a une grande influence dans toutes les affaires de la marine. Ce haut personnage était alors et est encore aujourd’hui le général Armero, que ses opinions rattachent à l’union libérale. La nomination d’un second amiral, qui avait peut-être moins de goût pour la politique nouvelle, était comme une diminution indirecte de la position du général Armero et une atteinte aux prérogatives du président du conseil. Le général O’Donnell prit fort mal cette tentative d’indépendance d’un de ses collègues. Le ministre de la marine dut se retirer, et fut remplacé par un ami dévoué du chef du cabinet, par le général Macrohon (novembre 1858). Quant au nouvel amiral, il garda son grade, puisque la signature de la reine était engagée ; mais il ne fut plus qu’un amiral honoraire. Le ministère naviguait à travers des écueils nuisibles, en même temps qu’il avait à faire face aux partis prêts à se retrouver autour du scrutin.

Tout résidait en effet dans le degré de vitalité et de résistance de ces partis, que le général O’Donnell prétendait supprimer ou absorber. Quelles étaient les dispositions et l’attitude réelle des diverses fractions des anciennes opinions ? Parmi les modérés, il en était évidemment qui inclinaient depuis longtemps vers quelque transaction semblable à celle de l’union libérale, et qui n’éprouvaient nulle répugnance d’opinion à s’associer à la tentative du comte de Lucena. M. Martinez de La Rosa acceptait la présidence du conseil d’état ; M. Mon se laissait volontiers nommer ambassadeur à Paris ; le chef du dernier cabinet, M. Isturiz lui-même, allait reprendre à Londres le poste de ministre de la reine, qu’il avait longtemps occupé. D’autres, et quelques-uns des chefs les plus éminens du parti, tels que M. Bravo Murillo, semblaient se retirer pour le moment de la lutte, non sans quelque découragement, et étaient décidés à ne point livrer leur nom aux chances du scrutin. Certains groupes modérés cependant n’avaient pu dissimuler leur surprise, leur mécompte et leur irritation à l’avènement du cabinet du 30 juin. S’il y eut une trêve au premier instant, cette trêve fut de courte durée. Une vigoureuse et ardente opposition conservatrice s’était organisée aussitôt, et c’est dans la presse, — à demi libre de fait, sinon légalement, puisque la loi de M. Nocedal subsistait toujours, — que cette opposition allait faire la guerre, tantôt par une ironie spirituelle et acérée, comme dans le journal l’Estado, tantôt par une dialectique implacable et animée, comme dans l’España. Ces opposans marchaient avec un singulier ensemble : ils accusaient le ministère de contribuer plus que tout autre à la décomposition du parti modéré, d’avoir fait un vrai coup d’état par là dissolution du congrès et la rectification illégale des listes électorales, laissant dans l’histoire un précédent que toutes les factions pourraient invoquer à leur tour. Le général O’Donnell devenait surtout le point de mire de ces hostilités. Ce n’était plus le sauveur de 1856, c’était le chef révolté de 1854, le factieux de Vicalvaro, à qui on rappelait toutes les contradictions de sa vie, un ambitieux arrivé au pouvoir en déguisant les intérêts d’une coterie semi-politique, semi-militaire, sous le nom d’union libérale. Après le président du conseil, M. Posada Herrera était le ministre le plus attaqué comme principal auteur de la crise qui avait amené le cabinet du 30 juin, et M. Mon lui-même n’était point épargné pour son alliance avec le général O’Donnell. Somme toute, il restait dans le parti modéré un groupe peu nombreux, mais ardent d’opposition.

Le parti progressiste était visiblement celui qui avait le plus gagné à un certain point de vue dans cette évolution de la politique espagnole. Il retrouvait une certaine importance, il rentrait dans les emplois publics, il était admis à participer aux affaires. Aussi les hommes les plus sensés du parti ou les plus pressés d’arriver s’étaient-ils hâtés de répondre aux avances du ministère, recevant les demi-satisfactions qui leur étaient données en attendant mieux, et se flattant d’exercer quelque influence sur le gouvernement en lui prêtant leur appui. Ce n’était point l’affaire des progressistes d’opinions plus exaltées, qui considéraient cette politique comme une défection et n’avaient que d’ironiques sévérités pour MM. Santa-Cruz, Modesto Lafuente, Lujan, Infante, bien d’autres encore, qui avaient accepté des fonctions publiques. Si pour les modérés le général Léopold O’Donnell était redevenu le factieux de 1854, pour les fauteurs exaltés du progrès c’était l’homme de 1856, qui avait étouffé la révolution, dissous par les armes l’assemblée constituante et la milice nationale, — et l’un des chefs progressistes, M. Escosura, n’avait pas moins d’invectives contre le comte de Lucena que l’opposition conservatrice la plus vive. « Sans discuter longuement ce document officiel, disait-il en parlant de la circulaire de M. Posada Herrera, il est facile de voir que c’est une déclaration de guerre non-seulement au parti progressiste, mais encore aux modérés, aux démocrates, aux absolutistes, à tout ce qui n’est pas le général O’Donnell. Voilà la vérité, telle est la situation. Nous autres Espagnols, nous sommes arrivés à ce point qu’on nous dise : choisissez ; entre O’Donnelliste et factieux, il n’y a point de milieu. » Dans ce camp du progrès avancé se trouvaient, outre M. Escosura, MM. Olozaga, Madoz, Corradi, Calvo Asensio, Salmeron, Aguirre, Sagasta, tous plus ou moins mêlés à la révolution de 1854. Aux approches de l’ouverture du scrutin, une junte progressiste se réunissait, et elle rédigeait, elle aussi, sa circulaire, qu’elle adressait aux électeurs pour leur rappeler les principes du parti. Les progressistes, à vrai dire, relevaient le drapeau de la constitution votée en 1855 et déchirée par l’épée du général O’Donnell, de telle sorte que le ministère se trouvait entre deux foyers extrêmes d’opposition. Et même parmi les hommes des deux partis, modérés ou progressistes, dont il avait fait ses alliés, était-il sûr de trouver toujours un appui bien solide ? Tout indiquait au contraire que progressistes et modérés ministériels n’avaient qu’une foi médiocre en l’union libérale, et se tenaient également prêts à recueillir l’héritage d’une situation qu’ils soutenaient dans des vues différentes ; seulement les uns et les autres ne remarquaient pas que cette situation avait pour garantie la volonté d’un homme d’un caractère difficile à déconcerter, qui avait dit un jour qu’il ne mourrait pas d’une apoplexie de légalité, et qui, en remontant au pouvoir, était assurément décidé à ne rien négliger pour s’y maintenir.

On n’a jamais vu en Espagne des élections tournant contre les ministères qui les faisaient. Le résultat de ce mouvement électoral, arrivé à son terme aux derniers jours d’octobre, reflétait d’ailleurs fidèlement les complexités de la situation nouvelle de la péninsule. L’opposition conservatrice était assez clair-semée. M. Nocedal, qui sous le cabinet Narvaez avait triomphalement conduit le scrutin d’où était sorti le dernier congrès, avait le sort réservé à tous les ministres de l’intérieur espagnols dans les élections qu’ils ne dirigent plus : il ne parvenait pas même à se faire élire à Tolède. L’opposition modérée ne comptait pas plus de trente membres, parmi lesquels étaient le comte de San-Luis, le marquis de Pidal, MM. Gonzalez Bravo, Egana, Moyano. Les progressistes purs, plus heureux que dans les précédentes élections, formaient dans le nouveau congrès une petite phalange de vingt membres, dont les principaux étaient MM. Olozaga, Madoz, Calvo Asensio, Sanchez Silva, Sagasta, Aguirre. Le reste appartenait au ministère ou était revendiqué par lui. Il était aisé de voir toutefois que cette majorité, si grande en apparence, se composait des élémens les plus hétérogènes. Il y avait des amis particuliers du général O’Donnell, le groupe distinct de l’union libérale, des progressistes et des conservateurs ralliés, surtout beaucoup d’inconnus et de jeunes gens entrant pour la première fois dans la vie publique.

Le ministère ne triomphait pas moins. La difficulté pour lui, après avoir franchi le défilé des élections, était de maintenir un certain ordre dans cette majorité bariolée, passablement incohérente, dont il était censé représenter les aspirations encore plus que les opinions, et qu’un accident parlementaire pouvait dissoudre à tout instant, si l’on ne mettait un grand art à la conduire. C’est ainsi que partis et ministère arrivaient à l’ouverture du congrès, fixée au 1er décembre 1858. Le cabinet du 30 juin n’avait point assurément accompli de grandes œuvres en politique depuis son avènement. Il avait vécu, il avait mis tous ses efforts à transformer une situation qu’il voulait marquer de son empreinte ; il avait levé l’état de siège dans les dernières provinces soumises au régime militaire ; il annonçait l’exécution définitive du désamortissement civil, des négociations nouvelles avec Rome pour le désamortissement des propriétés religieuses, une loi sur la presse destinée à régler la libre discussion des intérêts publics « sous la garantie du jugement par le jury, » des mesures financières, un grand projet d’améliorations matérielles ; c’était là le résumé du discours par lequel la reine ouvrait la session et où revenait la pensée favorite du ministère. « Une politique prévoyante, disait la harangue royale, qui améliore le présent sans détruire, qui réalise un progrès sûr, quoique lent, dans toutes les parties du gouvernement de l’état, conciliera enfin les esprits de tous les Espagnols, et leur permettra de travailler ensemble à l’affermissement de la prospérité de la nation et de la pratique sincère du régime constitutionnel. »

Une parole de conciliation inaugurait heureusement sans nul doute un parlement nouveau plein de dissonances, où le gouvernement devait être obligé de rallier sans cesse une majorité vivant de perpétuels compromis. Au fond, cette session, qui commençait le 1er décembre, était une épreuve sérieuse pour l’union libérale, elle ne pouvait que dessiner d’une façon plus nette la situation en mettant en lumière l’attitude du ministère, le mouvement des partis, le caractère des différentes politiques qui s’agitaient, et en devenant l’occasion naturelle de toutes les explications. On s’expliqua, on s’irrita, et le cabinet restait victorieux à l’issue de cette première mêlée du débat de l’adresse. Le résultat d’ailleurs était moins curieux que la discussion elle-même, où se dévoilaient les vrais rapports, les tendances et les forces respectives des opinions.

L’opposition modérée s’armait la première de tous ses griefs contre le ministère. Par l’organe du marquis de Molins et du duc de Rivas dans le sénat, de M. Gonzalez Bravo et de M. Moyano dans le congrès, elle lui reprochait ses versatilités, ses inconséquences, les innombrables destitutions par lesquelles il s’était signalé, le trouble qu’il avait jeté dans toutes les situations, l’incohérence qu’il avait érigée en système ; elle lui faisait un crime d’avoir rectifié sans droit les listes d’élections et arbitrairement recomposé le corps électoral, d’être irrespectueux pour le concordat, qu’il semblait éviter systématiquement de mentionner en parlant de ses négociations avec Rome, d’acheminer sans le vouloir ou sans le savoir la politique de l’Espagne vers les progressistes. Les modérés de l’opposition tenaient surtout à faire acte de vie, à protester contre l’arrêt de déchéance si souvent lancé par le général O’Donnell contre l’ancien parti conservateur. Les progressistes purs, de leur côté, n’étaient point éloignés de tenir un langage analogue dans un sens entièrement différent. Eux aussi, ils refusaient de se considérer comme morts, et à leur tour ils accusaient le cabinet de faire tout ce qu’avaient fait les autres ministres modérés, d’être aussi arbitraire, aussi violent, aussi restrictif, en ajoutant aux actes quelques promesses illusoires. « L’union libérale, disait M. Calvo Asensio le 23 décembre 1858, a la mission de détruire ; elle n’a rien créé, et elle ne peut rien créer ; elle ne sert qu’à alimenter des espérances chez les plus candides, à offrir un refuge aux fatigués et la pâture aux plus avides. L’union libérale n’a ni traditions, ni histoire, ni principes, et elle ne peut avoir d’avenir. » Il n’en arrivait pas moins que ces accusations, venant d’oppositions contraires, antipathiques, se détruisaient elles-mêmes, et tournaient au profit du ministère. Lorsque M. Moyano, au nom des modérés, présentait un amendement pour rappeler le concordat de 1851, passé sous silence dans le discours royal, l’opposition progressiste votait avec les amis du cabinet. Lorsque M. Calvo Asensio, au nom des progressistes, présentait de son côté un amendement pour réclamer l’extension du droit électoral, et mettait ainsi en cause toute la législation constitutionnelle, l’opposition modérée se retrouvait auprès du ministère ; M. Pidal votait avec la majorité. C’était une sorte d’équilibre ; l’opposition modérée préférait encore le ministère aux progressistes, et les progressistes préféraient le général O’Donnell et l’union libérale aux modérés.

Le généra ! O’Donnell avait-il donc absolument tort lorsqu’il proclamait incessamment la dissolution des anciens partis ? Était-il dénué de perspicacité lorsqu’il comptait justement sur l’impuissance inhérente à cette dissolution des opinions d’autrefois ? Sans doute, il pouvait s’exagérer à lui-même ce qu’il désirait, ce qui entrait dans ses vues ; il se montrait surtout plus homme d’expédient qu’homme d’état, en pensant qu’avec des débris de partis il pourrait faire un parti nouveau. La décomposition n’était pas moins réelle ; elle se découvrait naïvement dans ces discussions parlementaires, et le général O’Donnell déployait toutes les ressources d’une stratégie assez monotone, bien que le plus souvent heureuse, pour prendre sur le fait, pour provoquer même ces explosions d’incohérence, en mettant aux prises ceux qui accusaient l’ambiguïté de sa politique et ceux qui lui reprochaient sa témérité. Un jour, vivement attaqué dans le sénat par le duc de Rivas, le général O’Donnell se tournait vers son adversaire, mettant l’opposition en demeure de dévoiler à son tour ses idées, et il s’écriait : « Le duc de Rivas approuve-t-il le programme de gouvernement que nous ex--posa il l’a un an M. Bravo Murillo ? Sa seigneurie me dit que non, je n’ai plus rien à ajouter. A côté de cette dénégation, mes paroles sembleraient pâles. Entre le duc de Rivas modéré et M. Bravo Murilio également modéré, il n’y a donc point conformité de vues. » En autre jour, pressé dans le congrès par M. Olozaga, le comte de Lucena, sortant brusquement de la politique, s’adressait à son antagoniste et lui rappelait qu’il n’aurait pas refusé de servir comme ambassadeur à Londres, tandis que lui O’Donnell devenait président du conseil à Madrid le 14 juillet 1856 ; puis, se tournant, vers un autre progressiste de l’opposition, le chef du cabinet disait : « M. Calvo Asensio accepterait-il des fonctions que je lui offrirais ? — Non, répondait le député interpellé. — Et voilà justement la contradiction entre M. Olozaga et M. Calvo Asensio, » ajoutait O’Donnell.

Ainsi le duc de Rivas était un modéré, et il différait d’opinion avec M. Bravo Murillo, dont la politique n’était point assurément celle du comte de San-Luis ou de M. Pidal. Entre M. Calvo Asensio et M. Olozaga, tous deux progressistes opposans, il l’avait les mêmes divergences, sans compter que les opinions de l’un et de l’autre étaient incompatibles avec l’ordre constitutionnel existant. Ces dissidences ou ces incompatibilités, le général O’Donnell les constatait, il les exagérait même pour en tirer la justification de la politique du ministère. C’était naturellement pour lui la moralité de la situation. « Ces débats, disait-il, n’ont-ils pas mis pleinement en lumière le fractionnement des partis ? N’en résulte-t-il pas cette vérité, qu’aucun d’eux n’est à lui seul dans les conditions nécessaires pour former un gouvernement capable de maintenir l’ordre, la légalité, le trône de la reine et le régime constitutionnel ? » Quelquefois aussi ces vivacités parlementaires, qui dégénèrent si souvent en personnalités violentes et en confusion, servaient merveilleusement le général O’Donnell. Dans une circonstance, un de ces souvenirs irritans qui mettent les partis aux prises en ravivant toutes les antipathies du passé traversait subitement la discussion. Il s’agissait de la statue de M. Mendizabal, et M. Mendizabal ramenait aux vieilles luttes entre modérés et progressistes. Le tumulte envahissait le congrès, et le président du conseil, saisissant l’à-propos, se hâtait d’intervenir en pacificateur un peu sévère. « Qu’on rappelle à l’ordre tous les députés, disait-il, nous discréditons le gouvernement représentatif. Une telle scène est un triomphe pour les ennemis du régime constitutionnel. Je prie M. le président et le congrès de mettre un terme à cette discussion, afin que nous ne donnions pas aux ennemis du gouvernement représentatif le droit de dire que ce régime est impossible en Espagne. » Et ce tumulte avait de plus pour le ministère l’avantage de faire disparaître cette question de la statue de Mendizabal, qui était un véritable embarras. C’est ainsi que le général O’Donnell manœuvrait sur le champ de bataille parlementaire, portant le plus souvent la guerre chez ses adversaires, profitant habilement des circonstances, s’armant à tout instant de cette dissolution des partis, à laquelle il n’était point étranger, et finissant par représenter sa politique comme la dernière et unique garantie du régime constitutionnel en Espagne. Ce n’était pas, quoi qu’on en dise, d’un médiocre tacticien, à ne considérer que la situation personnelle du premier ministre.

Une autre difficulté, à vrai dire, était à vaincre pour le général O’Donnell : c’était d’éviter les divisions dans son propre camp. Les amis du ministère, modérés ou progressistes ralliés à l’union libérale, avaient tenu, eux aussi, à s’expliquer, à préciser leur position et la mesure de l’appui qu’ils prêtaient au gouvernement. Les progressistes surtout, dont l’évolution un peu subite n’avait point échappé à la raillerie, se sentaient pressés de ne plus rester dans le rôle de ministériels silencieux. Deux hommes notamment, M. Luzurriaga dans le sénat, M. Modesto Lafuente dans le congrès, se chargeaient de ces explications délicates, et leur langage pouvait se résumer à peu près en ces termes : « Nous croyons que la société n’est pas dans ses conditions normales, et quand nous voyons un gouvernement disposé à soutenir l’ordre, le système parlementaire, les droits des chambres, nous nous plaçons à ses côtés pour empêcher de plus grands désastres, afin de l’aider à établir un régime libéral ; mais nous ne renonçons pas pour cela à nos idées, qui auront leur jour par le progrès régulier de la raison publique, non par la force matérielle des révolutions. Nous soutenons aujourd’hui le cabinet parce que dans notre pensée c’est l’unique moyen d’assurer l’avenir des idées libérales elles-mêmes et d’échapper à l’anarchie d’un côté, au despotisme de l’autre. » Cette juxtaposition d’élémens si divers imposait d’ailleurs au gouvernement une singulière réserve. Le ministère sentait bien que s’il élevait des questions de principe touchant à l’ordre politique, cette majorité complexe et fragile pouvait à tout instant voler en éclats, modérés et progressistes retournant à leurs affinités naturelles. Aussi mettait-il tout son art à éviter les périlleuses questions où on ne pouvait s’entendre, et par le fait cette session, qui commençait par toutes les vivacités des débats de l’adresse, continuait par la discussion de projets d’un ordre tout spécial ou économique, tels que le budget, une loi affectant un crédit extraordinaire de deux milliards de réaux à de grands travaux publics, d’autres lois sur la compétence du conseil d’état ou sur le recrutement. Une loi sur la presse était présentée, et on se hâtait prudemment de l’ensevelir dans le mystère d’une commission d’où elle n’est point encore sortie. Ainsi ménagemens infinis pour une majorité artificielle et équivoque, attitude passionnée, militante, agressive vis-à-vis des oppositions, telle était sous sa double face la politique du gouvernement.

L’antipathie entre le ministère et l’opposition conservatrice était surtout très vive et arrivait à un degré d’irritation extrême ; c’était au fond une vieille et implacable querelle. Les modérés poursuivaient toujours dans le général O’Donnell le chef de la révolte militaire du 28 juin 1854, et le comte de Lucena à son tour, sans vouloir rentrer dans la discussion du passé, ne résistait pas à la tentation de réveiller des souvenirs irritans, comme pour créer à sa prise d’armes une sorte de légitimité rétrospective par l’indignité des administrations modérées qui avaient précédé la révolution. De là un épisode qui surgissait tout à coup, et où, sous l’apparence d’une question de moralité, se déguisaient assez peu les haines personnelles. Le mot de moralité joue un grand rôle dans les affaires de l’Espagne depuis dix ans ; il a été un programme de gouvernement, il est devenu le prétexte d’une révolution. Les cortès constituantes, issues de cette révolution, allaient fouiller tous les actes des cabinets conservateurs depuis 1843 pour y découvrir des traces d’improbité et de vénalité. Cet orage d’accusations avait semblé s’apaiser, lorsque le général O’Donnell, cédant à un dangereux désir de représailles, le laissait éclater de nouveau par deux procès engagés coup sur coup contre un membre du sénat et contre un ancien ministre ; puis, par une coïncidence au moins malheureuse, le ministère prenait l’initiative de la première de ces poursuites trois jours après une discussion où le sénateur mis en cause, M. Manuel Lopez Santaella, avait fait acte d’hostilité par son vote.

Deux fois ainsi en peu de temps le sénat se trouvait transforme en cour de justice. M. Lopez Santaella était accusé comme ancien commissaire de la cruzada, et le sénat se déclarait incompétent[1]. M. Esteban Collantès était poursuivi comme ancien ministre des travaux publics, au sujet d’une somme de près de neuf cent mille réaux payée par l’état pour des fournitures qui n’avaient point été faites, et ; il fut absous, parce qu’il n’y eut pas une majorité légale suffisante pour le condamner. Tristes affaires où perçait trop l’irritation politique ! On avait évidemment voulu, par le procès fait à M. Esteban Collantes, atteindre un parti ou une opposition, et c’est peut-être la tendance donnée à une accusation de ce genre qui avait le mieux servi à préserver l’ancien ministre. Au fond, le verdict du sénat qui absolvait M. Collantès avait un peu l’air d’un avertissement, et en fin de compte ces procès répétés, qui ressemblaient à des emportemens d’humeur ou à des représailles, qui faisaient revivre tous les souvenirs des divisions passées, n’étaient propres qu’à rendre plus irréconciliables le ministère de l’union libérale et ses adversaires de l’ancien parti modéré. Il en résultait qu’à la fin de la session, après six mois de luttes parlementaires, le général O’Donnell se retrouvait dans la même position de combat et d’incertitude, ayant vécu sans avoir moralement gagné, rencontrant en face de lui des oppositions plus vives et plus ardentes, soutenu par une majorité qui ne l’avait point abandonné, mais qui n’était point devenue un parti nouveau, et dont l’incohérence restait toujours le premier caractère.

Un certain accord ne s’était manifesté entre les partis durant cette longue session que dans les questions qui intéressaient et mettaient en jeu le sentiment national, dans quelques affaires extérieures. Lorsqu’au commencement de 1859 on connut à Madrid le message présidentiel des États-Unis, où M. Buchanan, avec la tranquille hardiesse d’un spéculateur accoutumé aux opérations heureuses, proposait de tenter de nouveau des négociations pour acheter l’île de Cuba, et laissait entrevoir dans le lointain la possibilité d’un appel à la loi omnipotente de la force, l’instinct espagnol se soulevait d’un élan spontané et unanime dans le sénat et dans le congrès ; toutes les opinions, toutes les fractions d’opinions se serraient autour du gouvernement pour opposer le faisceau de tous les patriotismes aux audacieux calculs de la république américaine. C’était aux premiers jours de janvier 1859. Lorsque la guerre d’Italie commençait et obligeait les peuples les plus désintéressés dans la lutte à augmenter leurs forces, à prendre une attitude d’observation et d’attente, tous les partis se rallièrent aussi à la politique du cabinet, qui consistait dans une neutralité appuyée sur un accroissement du matériel de guerre et de l’armée jusqu’au chiffre de cent mille hommes.

Ici cependant, sous cette neutralité admise comme un principe de politique, on aurait pu distinguer une singulière diversité d’impressions tenant aux affinités naturelles des opinions. Tous les partis étaient d’accord avec le gouvernement, sur la nécessité de s’armer et de prendre une position de prévoyance ; mais ils ne pensaient pas tous de même sur la cause essentielle de la guerre. Le parti progressiste était le plus favorable à l’émancipation de l’Italie. A ses yeux, c’était la révolution se réveillant tout à coup et retrouvant des forces pour se répandre dans tous les pays. Ce n’était pas de quoi faire aimer l’indépendance italienne en Espagne. Les progressistes cependant ne confondaient pas dans leurs sympathies la cause de l’Italie et la politique impériale française. Les modérés avaient d’extrêmes méfiances à l’égard de la cause italienne, dans laquelle ils ne voyaient qu’une machine de guerre préparée et dirigée dans des desseins inconnus… Le sens libéral des affaires d’Italie leur échappait entièrement. Pour tout dire, ils se plaçaient, sans le vouloir peut-être, au point de vue absolutiste et autrichien dans leur manière d’envisager la marche des événemens, et pendant quelques mois on a eu l’étrange spectacle de tout un groupe de journaux conservateurs espagnols mettant le zèle le plus curieux à débrouiller les énigmes du télégraphe au profit des anciens maîtres du nord de l’Italie, exagérant les forces de l’Autriche, déguisant ses revers, diminuant les succès des armées alliées, donnant une couleur purement révolutionnaire aux plus légitimes revendications des Italiens, poursuivant dans leurs polémiques le Piémont et son roi. Entre ces deux camps opposés, le ministère et ses défenseurs tenaient en quelque sorte la balance. Moralement ils n’avaient que des sympathies pour l’émancipation de l’Italie ; mais en même temps ils s’inquiétaient de l’extension possible d’une guerre qui pouvait si gravement altérer l’ordre européen, en affaiblissant trop l’Autriche au centre de l’Europe et en créant indirectement un péril pour l’Espagne elle-même. Cette double pensée, M. Pacheco la résumait dans la discussion du sénat en disant : « Je ne cherche pas à le cacher, mon désir est que l’Italie soit indépendante, qu’il y ait une puissance italienne, et je ne conçois pas qu’il y ait un Espagnol qui n’ait le même désir. Je souhaite qu’un pays qui nous est uni par tant de souvenirs historiques, par la ressemblance des institutions, — je parle ici de la Sardaigne, — et par tant d’autres raisons, je souhaite, dis-je, que ce pays sorte victorieux de la lutte ; mais je souhaite aussi que l’Autriche reste grande et forte, parce qu’il est nécessaire qu’il y ait au centre de l’Europe une grande puissance réunissant des conditions de stabilité et de force (11 mai 1859). »

Le gouvernement espagnol avait lui-même des devoirs particuliers. Comme représentant d’une monarchie catholique, il ne pouvait voir avec indifférence des événemens où allaient s’agiter peut-être les destinées temporelles du saint-siège. D’un autre côté, on ne pouvait oublier au-delà des Pyrénées que les souverains espagnols sont les chefs de la maison de Bourbon d’Italie, que les ambassadeurs de la reine Isabelle étaient récemment encore les ambassadeurs des ducs de Parme. De là une protestation du cabinet de Madrid pour sauvegarder diplomatiquement les droits du duc de Parme. Au fond, si on cherchait à analyser toutes les impressions diverses qui s’agitaient en Espagne au spectacle de la crise italienne, on y saisirait peut-être bien des nuances, — une certaine sympathie naturelle pour l’affranchissement de l’Italie, une crainte instinctive de l’esprit catholique, un sentiment vague de ce que fut la puissance espagnole autrefois au-delà des Alpes et de ce qu’elle n’est plus, une confiance très limitée dans la politique de la France impériale, et par instans une sorte d’inquiétude née des souvenirs de 1808 ou de quelques autres petits faits plus récens. En tous les cas, la guerre d’Italie avait, pour le général O’Donnell, le suprême avantage de créer une grande préoccupation au moment de la clôture des cortès, et de le laisser armé d’une force nouvelle au milieu de partis qui se voyaient obligés de lui accorder une certaine liberté d’action dans la crise européenne, sans renoncer, il est vrai, à leur opposition dans les affaires intérieures.

Six mois sont passés. Une autre session s’est ouverte au mois d’octobre, et elle a trouvé encore debout le cabinet du 30 juin 1858, dont l’existence s’est prolongée assurément au-delà des prévisions ou des espérances de ceux qui n’ont voulu chercher la mesure de sa durée que dans la valeur propre de sa politique. Deux choses ont fait vivre le ministère, personnifié dans le général O’Donnell, durant cette période qui vient de s’écouler : c’est d’abord l’état des partis, et surtout cette crise profonde que traverse depuis longtemps le parti conservateur, le seul qui, dans les conditions actuelles, puisse aspirer à recueillir l’héritage du pouvoir. Entre le ministère et toute une fraction conservatrice, la guerre a commencé depuis le premier jour, et elle continue encore. Les modérés ont fait au comte de Lucena un crime de son avènement à la présidence du conseil, sans remarquer qu’ils l’avaient préparé en ne parvenant pas même à soutenir trois ministères sortis de leurs rangs, en les laissant tomber l’un sur l’autre, et ils n’ont pas vu depuis que toutes les fois qu’ils livraient bataille au chef du cabinet sans avoir à lui opposer un parti homogène, compacte, uni par des doctrines précises, ils lui préparaient une facile victoire. C’est l’éparpillement de toutes les forces de l’ancien parti conservateur qui a été jusqu’ici la plus efficace garantie du ministère, comme elle a été sa raison d’être à l’origine, outre que les modérés, cédant, eux aussi, à ce souffle de réaction qui a emporté l’Europe, ont mis trop peu de soins depuis longtemps à rassurer les instincts libéraux de l’Espagne, laissant de la sorte le drapeau du libéralisme monarchique aux mains de qui voudrait le prendre.

Les modérés eux-mêmes n’ignorent pas que là est leur faiblesse ; aussi depuis quelque temps cherchent-ils à se rallier, à recomposer l’ancien parti. Il y a eu notamment dans ces derniers mois des réunions à Madrid et même à Paris, sous l’influence conciliatrice de la reine Christine, pour arriver à une fusion des principaux élémens conservateurs d’autrefois. Ce n’est point malheureusement une petite difficulté d’avoir à rapprocher des personnalités discordantes, à concilier des rivalités, des ambitions, des antipathies, qui sont nées au sein du pouvoir, que les défaites ont irritées plus qu’elles ne les ont adoucies, et qui survivent aux fautes mêmes dont elles ont été la cause essentielle, toujours prêtes à se réveiller au moindre prétexte. Entre ces fractions diverses qui se groupent sous les noms du général Narvaez, de M. Bravo Murillo ou du comte de San-Luis, les froissemens naissent à chaque pas. Tous les ministères conservateurs ont laissé des germes de désunion. Or, tant que la trace de ces divisions subsistera et même tant qu’on n’aura pour remédier à ce mal profond que des réconciliations artificielles et précaires, l’ancien parti modéré manquera d’une force propre pour reprendre le pouvoir : il restera ce qu’il a été depuis un an pour le ministère du comte de Lucena, une opposition sérieuse, mais inefficace. Il aura raison souvent contre le gouvernement qu’il combat ; mais son passé, ses fautes, ses incohérences se relèveront contre lui.

Une autre circonstance a fait vivre le cabinet du 30 juin 1858, c’est la présence à la tête du conseil d’un homme de volonté énergique et résolue. L’union libérale est une idée, cela est possible, mais jusqu’à ce moment elle a été surtout un homme, rien n’est plus certain. Otez le général O’Donnell, tous ces fragmens de partis si laborieusement assemblés et retenus en faisceau par une main ferme se disjoignent aussitôt. C’est O’Donnell qui a créé la situation actuelle et qui la soutient par ses combinaisons, par ses interventions incessantes, par son autorité. Il s’ensuit seulement que tout dans la politique tend à prendre un caractère personnel. Ce n’est pas que les individualités vigoureuses, avec leur caractère ou leurs passions, n’aient une place légitime et même quelquefois une place nécessaire dans le mouvement des institutions libres. Il est des momens où ces individualités, avec leurs emportemens et leur manie de prépondérance jalouse, ne laissent pas d’être la garantie des institutions et de devenir utiles à la liberté elle-même. L’erreur du général O’Donnell n’est point d’avoir élevé un drapeau nouveau dans la politique espagnole, fût-ce avec une arrière-pensée d’ambition. Rien n’est plus simple au contraire dans la condition de la Péninsule telle que les bouleversemens contemporains l’ont faite. Depuis vingt ans, l’Espagne flotte entre tous les excès, tantôt ramenée au libéralisme par la peur des réactions outrées, tantôt rejetée vers les principes conservateurs par la crainte de la révolution, et ne cessant de nourrir à travers tout un certain idéal de gouvernement constitutionnel conciliant et sensé.

C’est justement à cet idéal, à cet instinct que répond l’union libérale. Le comte de Lucena n’a donc été que simplement habile en s’emparant à propos d’une idée née de la situation même du pays. Son erreur est de songer moins à la réalisation politique de cette idée qu’à tout ce qui peut fortifier son ascendant personnel à l’abri de ce drapeau nouveau arboré au milieu des partis décomposés. Nous ne citerons qu’un exemple : le cabinet du 30 juin 1858 arrivait au pouvoir avec de merveilleuses promesses de libéralisme ; le régime de la presse notamment devait être amélioré. La loi si dure faite il y a deux ans par M. Nocedal subsiste encore cependant ; elle est incessamment appliquée dans toute sa rigueur, les journaux de Madrid sont soumis à un système de saisies régulières et de condamnations périodiques dont ils reproduisent le triste bulletin. La loi sur la presse est à faire ; et d’un autre côté la politique ministérielle a semblé par instans se résumer dans un remaniement d’emplois publics où se laissent trop apercevoir les combinaisons personnelles et les intérêts de coterie. O’Donnell, dit-on ironiquement, a sa brigade irlandaise, comme il l’avait autrefois les polacos du comte de San-Luis. L’Espagne est-elle divisée en cinq districts militaires, comme cela a été fait récemment un peu à l’exemple de la France : ce sont les généraux les plus dévoués à la fortune du président du conseil, ceux de Vicalvaro, qui ont le privilège de ces grands commandemens. C’est le comte de Lucena qui est aujourd’hui général en chef de l’armée d’Afrique sans cesser d’être chef du cabinet, et ce sont ses amis qui sont à la tête des divisions espagnoles. Le mouvement naturel des institutions s’efface un peu, et la personnalité d’un homme domine trop sous le voile d’une combinaison décorée d’un nom brillant. En un mot, à ne considérer que certains actes, le général O’Donnell semble se préoccuper bien moins de renouveler sérieusement le cadre et les conditions de la politique espagnole que de créer une situation où seul il puisse gouverner, une de ces situations toujours risquées dont lui-même il révélait tout à la fois la force et la faiblesse, eh disant un jour devant le parlement : « Le fait est qu’après nous je ne sais ce qui viendra. »

La condition première d’une telle politique, c’est de réussir, de frapper l’attention, d’agir sans cesse sur ses amis et sur ses ennemis par ce qu’elle fait ou ce qu’elle promet, quelquefois par des diversions heureuses. C’est ainsi que le général O’Donnell, qui n’ignore pas les nécessités de sa situation, arrivait à la dernière session du mois d’octobre en ayant à soumettre au parlement le résultat favorable d’une négociation nouvelle avec Rome, comme il était conduit par les circonstances à faire un appel au sentiment national espagnol pour une guerre contre le Maroc : deux faits qui sont jusqu’à ce moment le dernier mot de la politique du cabinet de Madrid. Ce n’est pas la première fois, on le sait, que les ministères de l’Espagne ont eu à négocier avec le saint-siège au sujet des propriétés du clergé. Cette question qu’on croyait résolue par le concordat de 1851, et qui était remise en doute par les lois de 1855, a été la source de mille difficultés. Le cabinet O’Donnell, dès son avènement, faisait de la vente des biens du clergé et de l’exécution définitive du désamortissement civil et ecclésiastique un des points de sa politique. Quant aux propriétés religieuses, il subordonnait seulement la réalisation de sa pensée à une entente avec Rome ; mais là était la difficulté. On se trouvait en présence d’un arrangement tout récent qui validait les ventes opérées en vertu de la loi de désamortissement de 1855, et qui assurait au clergé, en compensation, d’autres biens qui ne lui avaient pas appartenu jusque-là. Cet arrangement, préparé par le ministère du général Narvaez, datait à peine des premiers jours de 1858.

Demander à la cour de Rome de défaire le lendemain ce qu’elle avait fait la veille était délicat. Le nonce du pape à Madrid, Mgr Barilli, refusait nettement d’entrer dans cette négociation. C’est alors que l’un des hommes les plus éminens de l’union libérale, M. Rios Rosas, était choisi pour aller à Rome comme ambassadeur. Par le caractère, par le talent, par son dévouement au catholicisme en même temps que par le libéralisme éclairé et intelligent de ses opinions, M. Rios Rosas offrait toute garantie à la cour romaine aussi bien qu’au ministère qui l’envoyait. Il a été plus heureux qu’on ne le lui prédisait avant son départ de Madrid, et à travers bien des difficultés, il est vrai, il est arrivé à préparer une transaction nouvelle, que le gouvernement s’est fait autoriser à sanctionner définitivement. Par suite du traité nouveau, l’église transmet à l’état toutes les propriétés, et reçoit en échange des inscriptions de rente qui ne pourront être transférées. L’état, devenu propriétaire, vend tous les biens ecclésiastiques, et s’engage à porter de 170 millions à 200 millions de réaux le chiffre inscrit au budget pour le clergé. La forme, on le voit, est une cession consentie par l’église. L’église cède ses biens à l’état, qui en fera ce qu’il voudra, à peu près comme l’empereur d’Autriche cède la Lombardie à la France, disait-on assez spirituellement à Madrid. De cette façon, le saint-siège évite de livrer ostensiblement le principe du droit de propriété pour l’église j et l’Espagne obtient en fait ce qu’on demande depuis si longtemps, ce qui a fini par être accepté de tous les partis, la vente d’une masse de biens dont la valeur ne s’élève pas à moins de 4 milliards de réaux. La guerre d’Italie n’a peut-être point été inutile à cet arrangement en faisant sentir au saint-siège la nécessité de se ménager l’appui d’un état catholique. Quoi qu’il en soit, c’était un succès pour M. Rios Rosas, l’habile négociateur, et c’était aussi un succès pour le gouvernement, qui résolvait le problème de désarmer tout à la fois les progressistes par le désarmortissement réel et les modérés par un accord avec Rome.

C’est au moment où le gouvernement espagnol venait à bout de cette épineuse affaire qu’il se trouvait engagé dans une guerre avec l’empire du Maroc, une vraie guerre, qui touche à tout ce que le sentiment national a de plus intime et de plus ardent, aussi bien qu’aux intérêts diplomatiques les plus divers, et qui a été un moment sur le point de prendre dès le début une importance européenne. Si le général O’Donnell n’est point allé au-devant de cette guerre, on pourrait dire du moins qu’il l’a vue naître sans peine, comme une grande diversion d’opinion qui lui assurait à lui-même la possibilité d’aller chercher le prestige d’un nouvel éclat militaire. Il n’a pas laissé fuir l’occasion de parler à l’imagination d’un peuple qui a été grand, qui s’en souvient, et à qui de ses possessions d’autrefois, de ses tentatives de conquête en Afrique notamment, il ne reste que quelques points du littoral méditerranéen, Melilla, Alhucernas, Peñon de la Gomera et Ceuta, poste avancé en terre maure. Cette occasion a été une attaque nouvelle dirigée contre le territoire espagnol qui environne Ceuta par les tribus kabyles de l’Anghera. L’Espagne venait justement de signer avec le Maroc un traité assurant autant que possible la défense de la place de Melilla et la répression de la piraterie des Maures du Riff, lorsque les Kabyles de l’Anghera violaient le territoire de Ceuta, détruisaient un petit ouvrage avancé et abattaient les armes espagnoles placées à la frontière. Les armes de l’Espagne furent aussitôt relevées et désormais défendues par la garnison. Ceci se passait au mois d’août 1859. A partir de ce moment commençait toute une série d’escarmouches, d’hostilités entre les tribus marocaines et la garnison espagnole. C’est alors qu’on voit poindre l’idée de la guerre. Les préparatifs militaires faits à l’occasion des affaires d’Italie allaient trouver une destination. Le gouvernement de la reine Isabelle formait un corps d’observation à Algésiras, et en même temps le représentant de l’Espagne à Tanger, M. Blanco del Valle, recevait la mission de réclamer du Maroc des satisfactions et des garanties nouvelles de sécurité. On négociait donc appuyé sur les forces déjà peu à peu concentrées à Algésiras.

Négociation singulière, pleine de subterfuges évasifs et de réticences, où les prétentions de l’Espagne semblent grandir, se dévoilent pour mieux dire, à mesure que les dépêches se succèdent, et où les concessions, en apparence décisives, faites à l’origine par le Maroc diminuent d’importance à mesure qu’on les serre de plus près. M. Blanco del Valle demandait d’abord que les armes de l’Espagne fussent solennellement replacées là où elles avaient été abattues et saluées par les soldats du sultan marocain, que les coupables de l’insulte commise fussent exemplairement punis, que le droit de l’Espagne à élever des fortifications pour la défense du territoire de Ceuta fût reconnu, et que des mesures fussent adoptées en commun pour prévenir le renouvellement de ces actes d’agression. Le plénipotentiaire de l’empereur du Maroc à Tanger accédait à ces quatre demandes. Tout semblait terminé par le fait même de cette acceptation des conditions de l’Espagne ; rien n’était fini au contraire. D’abord l’empereur du Maroc mourait sûr ces entrefaites, et une solution définitive était nécessairement ajournée ; puis lorsque la négociation se renouait, M. Blanco del Valle en venait à préciser la nature des garanties réclamées par l’Espagne ; ces garanties consistaient dans la possession des hauteurs avancées qui assurent la défense de la ligne de Ceuta. Le plénipotentiaire marocain souscrivait encore à cette proposition, bien qu’il feignît de n’en pas saisir la portée. Quelles étaient en effet ces hauteurs avancées dont on parlait ? La diplomatie espagnole, faisant alors un pas de plus, désignait comme point extrême de la frontière nouvelle à tracer la ligne de la sierra de Bullones, qui est à quelques lieues en avant de Ceuta, et alors aussi le représentant de l’empereur du Maroc, malgré les pleins pouvoirs qu’il avait reçus, se déclarait sans instructions suffisantes pour cette cession de territoire. De là, après des délais successivement prorogés jusqu’au 15 octobre, la rupture diplomatique, suivie immédiatement de la déclaration de guerre, qui est allée retentir en Espagne. On le remarquera, le cabinet de Madrid aurait pu, sans nul doute, s’arrêter dès le premier moment, après les concessions qui lui étaient faites, à la condition toutefois de n’être point difficile sur l’exécution de ce qu’on lui accordait. Il se trouvait placé entre des promesses probablement fort illusoires, peu efficaces, et la nécessité d’aller chercher lui-même par les armes les réparations et les garanties qu’il réclamait : il a choisi ce dernier parti ; mais quelle était sa pensée et quel est encore le but qu’il poursuit ? Ici la question apparaît sous un double aspect, dans ses rapports avec l’intérêt ou plutôt le sentiment national espagnol et avec les intérêts étrangers, prompts à s’émouvoir de tout conflit naissant aux portes de la Méditerranée, dans le détroit de Gibraltar.

Cette guerre du Maroc a produit évidemment au-delà des Pyrénées une vive commotion d’opinion ; elle est apparue entourée du prestige des vieux souvenirs, comme la réalisation lointaine de la pensée d’Isabelle la Catholique. Dès qu’on ne se contentait plus de concessions modestes qui auraient peut-être pu maintenir la paix sans compromettre la dignité du nom espagnol, l’esprit public a dû s’attacher à cette idée qu’il allait chercher des compensations plus larges comme prix de la lutte, qu’il allait à son tour servir un intérêt de civilisation en plaçant la sécurité de ces côtes africaines sous la protection de la puissance espagnole, et il s’est ému à la pensée qu’il allait servir ces intérêts sous la forme populaire d’une guerre contre les Arabes.

Ce n’est point d’aujourd’hui que l’Espagne voit dans ces contrées du nord de l’Afrique un des champs naturels ouverts à son ambition et à son activité. Elle n’a pas seulement pour guide son vieil instinct d’antipathie contre le Maure, elle se retrouve en présence de ses plus sérieuses traditions. Une instruction secrète, rédigée par le ministre Florida Blanca, sous l’inspiration du roi Charles III, pour la junte d’estado ou des affaires étrangères, révèle l’incessante préoccupation de la politique espagnole, et il est curieux de retrouver ces souvenirs d’un autre temps. « Si l’empire turc périt dans la grande révolution qui menace tout le Levant, — disait-on il l’a près d’un siècle à Madrid, — nous devons penser à acquérir la côte d’ Afrique qui fait face à l’Espagne dans la Méditerranée, avant que d’autres ne le fassent au préjudice de notre repos, de notre navigation et de notre commerce. Ceci est un point inséparable de nos intérêts, et sur lequel il faut toujours avoir l’œil fixé… Les procédés utiles et généreux du roi de Maroc pendant la guerre avec l’Angleterre exigent de notre part de la gratitude et de la réciprocité. Nous devons tâcher de vivre en bonne amitié avec le prince maure et avec son successeur, s’il veut s’y prêter. Si, par malheur, cela ne se peut, nous devons aussi nous rendre maîtres de cette côte en prenant et fortifiant Tanger. Faute de cela, nous n’aurons jamais de sécurité dans le détroit ; notre commerce et notre navigation ne pourront fleurir dans la Méditerranée… » C’était encore le temps des longues pensées en politique. L’Espagne s’est laissé devancer dans cette œuvre de prise de possession du nord de l’Afrique ; elle n’a jamais renoncé entièrement à d’anciennes traditions. Il l’a douze ans à peu près, dans une de ces discussions sérieuses et élevées comme il l’en a eu quelquefois au sein du parlement espagnol, un esprit aussi brillant que hardi, Donoso Cortès, traçait le programme de ce qu’il appelait la politique des intérêts permanens pour l’Espagne.

Aux yeux de Donoso Cortès, il y avait deux intérêts essentiels, permanens pour la Péninsule, puisque sa position entre les Pyrénées et la mer ne lui permettait pas d’autres espoirs : il ne devait l’avoir à Lisbonne, à l’entrée du Tage, d’autre majesté, que la majesté portugaise ; « la domination exclusive de l’Angleterre en Portugal était un opprobre » pour tout gouvernement vivant à Madrid. Et d’un autre côté l’Espagne devait avoir sa part dans la civilisation du nord de l’Afrique ; c’était une question d’honneur, de sécurité, d’avenir. Il l’a mieux : la France elle-même ne pouvait, sans la coopération active de l’Espagne, s’assimiler sérieusement l’Afrique, et Donoso Cortès en donnait les plus curieuses raisons, dont la première était l’incompatibilité des génies et des caractères. « Entre la civilisation française et la civilisation africaine, disait-il, il n’y a aucun point de contact, et il l’a toutes les solutions de continuité possibles : solution de continuité géographique, puisque entre la France et l’Afrique est l’Espagne ; solution de continuité physique, car le soleil espagnol brille entre le soleil français et le soleil africain ; solution de continuité morale, car entre les mœurs raffinées, cultivées, de la France et les mœurs barbares, primitives, de l’Africain, il l’a les mœurs espagnoles, à la fois primitives et cultivées ; solution de continuité militaire, parce qu’entre le général français et le chef africain il l’a cette espèce qui sert de trait d’union, le guérillero d’Espagne ; enfin solution de continuité religieuse, car entre le catholicisme philosophique français et le mahométisme fataliste de l’Africain il l’a le catholicisme espagnol avec ses tendances fatalistes et ses reflets orientaux… » Et l’orateur espagnol ajoutait : « L’Europe croira-t-elle que c’est beaucoup exiger de demander une influence sur des côtes barbares que nous touchons de la main et dans un pays qui fait en quelque sorte partie de notre territoire… Il est temps enfin d’appliquer cette politique aux affaires de l’état. De grands événemens se préparent ; le monde marche à la réunion d’un congrès général ou à la guerre… Il faut que nous soyons prêts. » Ainsi parlait Donoso Cortès en 1847.

L’opinion publique en Espagne a donné instinctivement à la guerre actuelle ce caractère d’une revendication d’influence. Aussi, lorsque le général O’Donnell se présentait devant les chambres portant cette déclaration d’hostilité contre le Maroc, tous les partis se sont associés dans un même sentiment pour offrir leur concours au gouvernement. Les actes d’adhésion se sont succédé sous toutes les formes. Les provinces basques, qui ont toujours le privilège d’un régime spécial pour la conscription et les contributions, et qui n’en sont que plus florissantes sans être moins patriotiques, ont voté des fonds, pris l’initiative de la formation d’une légion. En un mot, la guerre contre le Maure selon l’ordre du jour d’un des généraux de l’armée expéditionnaire, la guerre dans une pensée de civilisation, d’action indépendante et de grandeur, sans autres limites que l’intérêt et l’honneur de l’Espagne, c’est là ce que l’opinion publique a saisi d’abord et ce qui l’a entraînée. Est-ce là cependant la guerre telle que le gouvernement a pu l’entendre, telle qu’il la fera ? Il faut reconnaître que le ministère, en s’appuyant sur le sentiment national, où il puisait une force pour marcher en avant, se trouvait en même temps limité par d’autres conditions, d’autres intérêts et d’autres politiques qui ne sont pas à Madrid.

La France, quant à elle, ne pouvait voir d’un œil jaloux ni la résurrection militaire de l’Espagne, ni ses tentatives pour s’asseoir dans cette partie du nord de l’Afrique où ses soldats campent aujourd’hui. La plupart des autres puissances de l’Europe ont un égal intérêt à voir le littoral africain gardé, délivré de la piraterie barbaresque, qui menace encore leurs navires et leur commerce. Il n’en est pas absolument de même de l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar, intéressée ou se croyant intéressée à préférer sur la côte du Maroc une domination barbare à une domination civilisée, et toujours portée à s’inquiéter des établissemens qui pourraient se former en face de ses positions. L’Angleterre s’est émue dès le premier instant, et elle a multiplié ses efforts pour retenir l’épée de l’Espagne d’abord, puis pour circonscrire son cercle d’action, enfin pour placer sous sa propre sauvegarde l’indépendance du littoral africain. Pour tout dire, l’Angleterre a pris un peu envers l’Espagne en cette affaire l’attitude d’un créancier dur et inflexible qui lie son débiteur et lui impose des conditions. Que dit l’Angleterre par l’organe de lord John Russell parlant ail représentant britannique à Madrid ? « Vous êtes chargé de demander une déclaration écrite portant que, si dans le cours des hostilités les troupes espagnoles occupent Tanger, cette occupation sera temporaire et ne se prolongera pas au-delà de la ratification d’un traité de paix entre l’Espagne et le Maroc, parce que, si l’occupation devait durer jusqu’au paiement d’une indemnité, elle pourrait arriver à être permanente, et aux yeux du gouvernement de sa majesté, une occupation permanente serait incompatible avec la sécurité de Gibraltar (22 septembre 1859). » Et quelques jours plus tard, le 15 octobre : « Vous direz au ministre des affaires étrangères que le gouvernement de sa majesté désire ardemment qu’il n’y ait aucun changement de possession territoriale sur la côte mauresque du détroit. L’importance qu’il donne à cet objet n’est nullement douteuse, et il lui serait impossible, de même qu’à toute autre puissance maritime, de voir avec indifférence l’occupation permanente par l’Espagne d’une semblable position sur cette côte, position qui permettrait de troubler dans le détroit le passage des navires qui fréquentent la Méditerranée pour les opérations commerciales. »

Et que répond le cabinet de Madrid à ces significations assez impérieuses ? Le ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collantes, écrit en effet que si Tanger est occupé, il ne le sera que temporairement, jusqu’à la ratification de la paix. En réservant une certaine indépendance générale d’action et le choix des garanties qui seront réclamées, il déclare néanmoins que « l’Espagne ne prendra dans le détroit aucun point dont la position pourrait lui assurer Une supériorité périlleuse pour la navigation. » L’Angleterre ne pouvait exiger mieux et plus. On a pu croire, on a supposé que l’Espagne n’avait contracté ces obligations qu’après avoir pris le conseil de la France, après avoir acquis la certitude qu’elle ne serait point appuyée. Sans prétendre scruter ces mystères, on pourrait peut-être dire tout le contraire, et de là est née l’importance presque européenne qu’a paru prendre un moment la guerre du Maroc.

Le cabinet de Madrid, si nous ne nous trompons, s’est donc lié en pleine connaissance de cause, lorsqu’il n’eût tenu qu’à lui de présumer qu’il pourrait marcher en avant, et s’il a pris ce parti, c’est vraisemblablement après avoir consulté la situation générale de l’Europe, en songeant que l’intérêt espagnol pourrait bien à un jour donné ne pas prévaloir sur d’autres nécessités. Or ces engagemens, ces limitations imposées à l’action de l’Espagne, toute cette partie officielle et intime de la question africaine, c’est là ce que ne savait pas l’opinion publique, et lorsque le jour s’est fait sur ces négociations, l’opinion et le gouvernement ont paru suivre des voies différentes. Le mécompte de l’esprit public a éclaté ; il a redoublé lorsque le cabinet est allé demander aux cortès l’aggravation de toutes les contributions, car l’importance des appareils militaires- et des sacrifices financiers semblait dès lors disproportionnée avec le but qu’on poursuivait.

On l’a dit avec raison à Madrid dans une brochure qui a paru sous le titre de Aspecto diplomatico de la cuestion de Marruecos, et dont la circulation a été interdite. Le principe même de la guerre admis, il l’avait deux politiques possibles pour le gouvernement de la reine Isabelle ; l’Espagne pouvait agir rapidement, vigoureusement, sans laisser au Maroc le temps de se réfugier dans les subterfuges, en n’allant point au-delà d’un acte de justice sommaire, d’une vengeance exemplaire tirée de l’outrage fait à son pavillon. Par ce système, de grands sacrifices étaient épargnés au pays, la diplomatie étrangère n’avait pas le temps d’intervenir, et l’Espagne montrait par un coup de vigueur et d’éclat qu’elle savait au besoin sauvegarder son honneur. Il l’avait une autre politique, celle d’une guerre acceptée avec toutes ses chances et ses sacrifices dans une vue de civilisation et d’agrandissement moral et territorial ; mais alors il ne fallait pas se laisser lier par des engagemens dont la dignité même du pays, avait à souffrir. Chose étrange, le cabinet de Madrid n’a exclusivement adopté aucune de ces politiques ; mais il les a mêlées, et en élevant ses forces et ses préparatifs au niveau des plus grands desseins, il s’est laissé imposer d’avance un résultat diplomatiquement restreint, ramené à une simple réparation d’injure : de telle façon que le général O’Donnell s’est trouvé subitement dans l’alternative de perdre pour sa position personnelle le prix de la diversion patriotique qu’il avait recherchée, ou de suivre l’impulsion du sentiment national en confiant l’interprétation de ses engagemens à l’imprévu de la guerre et de la victoire, au risque de renouveler une crise européenne dont le cabinet de Madrid avait refusé de prendre la responsabilité à l’origine. Lorsque la France, en 1830, allait à Alger, elle marchait aussi vers l’inconnu, elle ne savait pas en partant ce qu’elle ferait ; mais elle avait refusé de se lier, et en suivant sa fortune, elle a pu quelquefois mécontenter l’Angleterre sans manquer à des engagemens comme ceux qui fixent en ce moment une limite à l’épée de l’Espagne.

Voilà donc où l’Espagne se trouve conduite à travers une série de luttes ou d’évolutions plus intimes qu’éclatantes, et dont le dernier mot n’est pas dit encore. La guerre du Maroc est venue tout effacer : elle a été et elle ne cesse d’être une émouvante diversion dans un pays depuis si longtemps replié en lui-même ; elle ne change pas l’essence de la politique espagnole, elle ne fait que jeter momentanément un voile sur une situation intérieure dont le principal caractère est l’indécision et la confusion. Le système du général O’Donnell, ce système dont les circonstances expliquent l’avènement et le succès jusqu’ici, avait l’avantage d’apparaître comme un remède à ce mal profond et chronique, comme un moyen de constituer une situation nouvelle. En elle-même, l’idée du comte de Lucena est évidemment une idée heureuse qui a fait la force de celui qui l’a adoptée comme un drapeau. Par le fait, elle s’est trop souvent égarée dans des considérations d’intérêt personnel qui ont paru quelquefois en atténuer les résultats, et si elle devait rester avec ce caractère dominant d’une personnalité trop absorbante, elle finirait à la longue par déguiser sous un air libéral une idée assez absolutiste, celle de l’arbitrage d’un pouvoir supérieur à tous les partis, indépendant des opinions organisées, se fortifiant ou croyant se fortifier des divisions et des faiblesses de tous. Ceux qui prétendent gouverner sans les partis et ceux qui prétendent les amalgamer tous méconnaissent également les conditions de la liberté et du système constitutionnel. Les partis sont un organisme essentiel de ce régime ; ils sont la représentation vivante et légitime des traditions, des vœux, des instincts divers d’un pays ; ce sont des forces collectives qui, par leur contradiction même, empêchent toutes les usurpations. C’est le jour où les partis ont commencé de se décomposer au-delà des Pyrénées, que le système constitutionnel a été menacé par ceux qui voulaient le ramener vers l’absolutisme et par ceux qui voulaient le pousser vers l’anarchie. C’est par les divisions que le parti modéré, le plus vraiment constitutionnel de la Péninsule, s’est affaibli ; c’est en se reconstituant, en se ralliant sous le drapeau d’une pensée sincère de libéralisme conservateur, qu’il peut retrouver son ascendant, et alors une guerre comme celle du Maroc ne sera plus seulement un épisode accidentel et heureux : elle sera l’acte de vie d’une nation qui n’a besoin que d’avoir des institutions stables et d’être conduite pour retrouver des destinées nouvelles.


CHARLES DE MAZADE.

  1. La commission de la crusada, supprimée on 1851, était une institution d’origine pontificale, chargée d’administrer les fonds provenant du placement des bulles du papa en Espagno et des droits payés par les fidèles pour la dispense du maigre. Le commissaire, par la nature de ses fonctions, ne relevait que de Rome ; le sénat l’a jugé ainsi par son arrêt d’incompétence.