L’Espagne - à propos du nouveau ministère
S’il est vrai que le précédent cabinet soit tombé devant l’insurrection des provinces espagnoles proclamant la constitution de 1812, et devant l’impossibilité de faire adopter à la couronne son système de fidélité au traité de la quadruple alliance, qui, depuis long-temps, n’était guère qu’une neutralité entre Isabelle et don Carlos, l’avènement du ministère doctrinaire annonce une politique nouvelle. La position et le rôle du nouveau ministère lui sont commandés par la circonstance qui l’a fait naître. Son vouloir, contraire à la révolution espagnole, et les concessions auxquelles il peut être poussé, le mettent en face de cette révolution dans une situation nécessairement hostile, et qui, si elle ne va pas, comme sous Louis XVIII, à une intervention déclarée, ne se fera pas faute des intrigues, délations et mauvais conseils, en un mot, de toutes les machinations ténébreuses qui sont à l’usage de la diplomatie. Nous aurons aussi notre cordon sanitaire pour nous défendre de la contagion morale, heureux si les difficultés intérieures, la peur d’un surcroît de dépenses et de tout mouvement extraordinaire, empêchent ce cordon sanitaire de se changer en intervention offensive.
Éclairée par l’expérience, la révolution espagnole doit se tenir sur ses gardes. Qu’elle n’oublie rien de la première phase de son histoire, du premier acte de son drame. Les évènemens de la précédente époque constitutionnelle, comprise entre 1820 et 1823, sont connus et appréciés. Il est inutile d’y revenir, si ce n’est pour conseiller de ne point les perdre de vue. Mais, pour que l’expérience soit complète, il faut remettre en mémoire une autre époque, moins connue, quoique plus rapprochée, et dont les enseignemens doivent être encore plus instructifs et plus éclatans ; je veux dire, le temps écoulé depuis la révolution de juillet, et qui a vu l’Espagne s’avancer peu à peu de l’absolutisme à la constitution quasi-républicaine de 1812. Cette époque, je vais essayer de la retracer sommairement. Acteur dans les évènemens qui signalèrent les premières agitations de l’Espagne, lié d’amitié personnelle avec la plupart des hommes que l’on y a vus successivement à la tête des affaires et des armées, ayant assez la connaissance de ce pays et de son histoire pour avoir pu, dans quelques écrits, rappeler des choses oubliées de ses voisins et presque de lui-même ; peut-être m’est-il permis de me présenter, en fidèle allié des patriotes espagnols, dans la lutte qu’ils peuvent avoir à soutenir contre la politique doctrinaire.
La révolution de juillet fut saluée par tous les peuples opprimés comme une aurore de délivrance. Les réfugiés espagnols surtout durent croire qu’après l’attentat politique de 1823, qui les avait chassés de leur pays, la France, libre à son tour, devait, par justice et par intérêt, rendre à l’Espagne la liberté qu’elle lui avait ôtée. Aux premières nouvelles de la victoire des trois jours, ils accoururent à Paris de tous les points de l’Europe, et bientôt une réunion s’y forma, une espèce de junte, composée de toutes les sommités de l’émigration libérale, anciens ministres, députés aux cortès, généraux, conseillers d’état, etc. ; je citerai seulement ceux qui, depuis lors, ont joué des rôles importans dans les affaires de leur pays, le comte de Toreno, MM. Mendizabal, Isturiz, Galiano, Angel Saavedra (duc de Rivas), Calatrava, Gil de la Cuadra, Torrès, San-Miguel, Seoane, etc. Cette réunion se mit aussitôt à l’œuvre. Elle avait, dès l’abord, à remplir deux tâches principales : rétablir des relations avec les patriotes espagnols de l’intérieur, et se mettre en communication avec le nouveau gouvernement français. Admis dans l’intimité de la plupart de ses membres et jusque dans leurs assemblées, je fus chargé de cette dernière mission, qui avait elle-même un double objet. La première partie du rôle qui m’était confié s’adressait directement au Palais-Royal, devenu le siége du gouvernement à la place des Tuileries désertes. L’émigration espagnole demandait qu’on l’aidât à soulever son pays, à repousser Ferdinand VII et sa famille jusqu’à quelque autre Cherbourg. Elle offrait, en échange, sous la promesse d’une ratification solennelle des cortès nationales, la couronne d’Espagne au duc de Nemours. Ce nouveau Phihppe V, en épousant dona Maria, l’héritière de don Pedro, alors à Paris, réunissait par un mariage le Portugal à l’Espagne, comme, au temps des rois catholiques Isabelle et Ferdinand, s’étaient réunis la Castille et l’Aragon ; la Péninsule entière devenait ainsi une annexe de la France, ou du moins les deux nations se trouvaient si étroitement liées par la communauté des intérêts, des institutions et des dynasties, qu’on réalisait enfin le mot fameux de Louis XIV : Il n’y a plus de Pyrénées.
La proposition fut reçue comme elle devait l’être, avec empressement, je dirais presque avec enthousiasme. On encouragea les réfugiés espagnols ; on leur laissa toute liberté d’agir ; on leur promit des secours efficaces, 100,000 francs furent tirés de la cassette royale pour aider aux premiers besoins. C’est M. Molé, alors ministre des affaires étrangères, aujourd’hui chef du cabinet, c’est M. Molé qui remit cette somme, de la main à la main, au général Lafayette, et qui en détermina l’usage, d’accord avec lui. 70,000 francs furent portés à Bayonne par M. Chevallon, pour être distribués aux réfugiés qui se rendaient à la frontière, et 30,000 francs à Marseille, par M. Dupont, pour être envoyés au général Torrijos, qui préparait à Gibraltar une expédition sur l’Andalousie.
La seconde partie de ma mission s’adressait aux ministres, agens officiels du gouvernement. Je me présentai chez M. Guizot au moment où il prenait possession du ministère de l’intérieur. Je lui exposai l’objet de ma visite, les intentions des réfugiés espagnols, et lui demandai la réponse catégorique qu’ils attendaient, soit pour agir, soit pour se désister. M. Guizot me répondit sans hésitation : « Dites à ceux qui vous envoient que la France a commis un crime politique en 1823 ; qu’elle doit à l’Espagne une réparation complète, éclatante, et que cette réparation sera donnée. » Une réponse si explicite, qui combla de joie les réfugiés espagnols, et les engagea sans retour dans leur entreprise, ne pouvait être une vaine parole ; l’effet, comme on va le voir, ne s’en fit pas attendre.
La société Aide-toi, le ciel t’aidera, venait de former, sous le nom de Comité espagnol, une réunion de membres pris dans son sein, chargée d’employer, pour révolutionner l’Espagne, tous les moyens dont elle disposait. Ce comité se composait de MM. Garnier-Pagès, Loève-Veimars, Marchais, Gauja, E. Arago, V. Schœlcher, et quelques autres. J’y fus adjoint. Notre principale occupation était de rassembler, au pied des Pyrénées, une petite armée d’enrôlés volontaires, qui aurait pénétré en Espagne sous la conduite des généraux réfugiés, et dont l’apparition aurait donné le signal aux patriotes de l’intérieur. Nous adressâmes dans les provinces, aux correspondans de la société, des commissions pour recueillir des secours, et nous reçûmes, à Paris, des souscriptions nombreuses. Hors M. Laffitte qui refusa, tous les ministres, y compris M. Sébastiani, nous remirent leurs offrandes personnelles ; j’ai encore entre les mains des signatures qu’on peut être étonné de trouver aujourd’hui sur une liste de souscription si révolutionnaire : MM. Berlin de Vaux, Baillot, Gautier, Jacques Lefebvre, Rambuteau, Bérenger, Cunin-Gridaine, etc., etc. M. Casimir Périer, alors ministre sans portefeuille, autorisa son fils aîné à faire partie du comité espagnol, donnant ainsi à nos opérations une couleur presque officielle. Mais M. Guizot, plus que tout autre, nous fournit les moyens de rassembler à la frontière les petites troupes recrutées à Paris. Chaque jour, les voitures publiques avaient un certain nombre de places réservées pour le comité, et destinées à transporter à Bayonne ou à Perpignan les émigrés qui prenaient du service. Des caisses d’armes et d’équipemens étaient expédiées par la même voie. Enfin, d’après l’ordre de M. Guizot, on délivrait à la préfecture de police, sur la simple signature de quelques membres du comité, des feuilles de route collectives pour les volontaires français, italiens, allemands, qui se rendaient à la frontière, et des troupes de cinquante, cent, deux cents hommes, leurs officiers en tête, partaient, tambour battant, enseignes déployées, recevant sur toute la route les prestations militaires comme des soldats de notre propre armée. Je puis citer, entre autres, et pour donner toujours la preuve de ce que j’avance, les détachemens commandés par MM. Borso di Carminati, Charrier, Barraco, Rouy, Faquinetto, Galante, Cesarini, Legris, Freytag, etc.
Cette fièvre révolutionnaire, dont le gouvernement semblait atteint, lui dura peu. La diplomatie étrangère intervint au Palais-Royal, apportant des propositions de paix et d’alliance. On fit remarquer que les fameux traités du 20 novembre 1815, conclus pour vingt ans, étaient encore la loi politique de l’Europe ; que les souverains contractans s’y étaient engagés à maintenir sur le trône de France la famille des Bourbons, et à se garantir mutuellement contre le retour de toute révolution dans ce pays ; que Louis-Philippe étant Bourbon lui-même, on pouvait, à la rigueur, ne pas voir dans son avènement une violation des traités, un casus belli, mais que ce serait sous la condition qu’il comprimerait lui-même l’esprit démocratique, et donnerait à l’Europe coalisée les mêmes gages de sécurité contre la révolution que donnaient les Bourbons de la branche aînée. L’envoi de M. de Talleyrand pour plénipotentiaire aux conférences de Londres fut la réponse aux insinuations de la diplomatie.
Dès-lors fut oublié le beau rêve de la couronne péninsulaire ; l’Espagne, l’Italie, la Pologne, qu’on avait, sinon soulevées, au moins encouragées sous main, furent abandonnées à elles-mêmes. Cependant il fallait, quelque temps encore, cacher ce jeu nouveau. On rusa d’abord, avant de jeter le masque, et je vais citer un fait qui suffira seul à caractériser cette politique de transition. Dans l’émigration espagnole, un homme se trouvait désigné, par la juste popularité de son nom, pour diriger le mouvement révolutionnaire de l’Espagne ; c’était le général Mina. Accouru, comme les autres, de Londres à Paris, il alla voir, à son arrivée, celui des ministres français près duquel l’appelait de préférence la similitude de leur profession, M. le maréchal Gérard. Il reçut l’accueil le plus cordial et les assurances les plus positives de sympathie et de protection. Mais M. le maréchal Gérard (et certes ce n’est pas sa loyauté que j’accuse en ceci) lui fit jurer sur l’honneur qu’il se rendrait immédiatement à Bayonne, sans voir personne à Paris, pas même le général Lafayette, qu’il cacherait soigneusement ses projets, son voyage, son nom même, et qu’il suspendrait toute entreprise pendant six à sept semaines, afin de donner à la France le temps de prendre position vis-à-vis de l’Europe, et de se trouver plus libre de ses actions. Mina promit, et tint parole. Mais que cette parole devint funeste ! D’abord on perdit, sans agir, le temps le plus précieux, celui où le cabinet de Madrid, plongé dans la stupeur, était incapable d’adopter aucune mesure de salut. Mais un mal plus grand arriva. D’une part, la réserve de Mina et le secret inexplicable dont il s’enveloppait, jetèrent ses amis de France dans la surprise, puis dans le refroidissement et la défiance ; d’autre part, son inaction forcée, ses efforts pour ajourner le mouvement, le compromirent plus gravement encore parmi ses compatriotes : les mots de faiblesse, de trahison même, furent prononcés. On l’accusa d’être vendu aux intérêts de l’Angleterre, et d’empêcher le mouvement qui devait donner à la France une suprématie décidée sur la Péninsule. Celui qui devait être le drapeau commun vit d’autres chefs arborer autour de lui des drapeaux indépendans. Une affligeante désunion se mit dans des rangs peu nombreux qu’aurait dû serrer un malheur commun, un égal dévouement à la patrie, et leurs amis de France se refroidirent pour des hommes qui semblaient commencer la guerre civile sur la terre étrangère. Les secours d’hommes, d’armes et d’argent, destinés à Mina, furent remis à d’autres, et l’entreprise n’eut plus de chef, plus de lien, plus d’unité.
Cependant le gouvernement français tournait de plus en plus à la politique nouvelle. Désireux d’ajouter la reconnaissance du cabinet de Madrid à celle des autres cours de l’Europe, il sacrifia décidément la cause espagnole à ses convenances. Les secours de route furent retirés, les départs défendus, et des mesures rigoureuses furent prises contre les réfugiés. Par une contradiction inique, on parut indigné de l’inaction qu’on leur avait commandée ; on leur fit également un crime d’avoir conçu des projets de révolution, et de ne les avoir pas accomplis. Des ordres sévères furent adressés aux autorités locales, et, les effets suivant la menace, des infortunés qui s’étaient dépouillés de leurs vêtemens pour acheter des armes, se virent arracher cette unique et dernière propriété. Sans entrer dans le détail de ces affligeantes persécutions, je vais encore citer un fait pour apprendre quel coup mortel en reçut la cause espagnole. Lorsqu’après la résolution désespérée du colonel Valdès, qui franchit la Bidassoa plutôt que de rendre les armes, Mina se vit forcé d’aller lui tendre la main, un plan de campagne fut arrêté par lui, un plan sage, habile, décisif peut-être. Entré le 20 octobre en Espagne, avec une faible troupe, il devait se borner, pendant quelques jours, à d’insignifiantes manœuvres non loin de la frontière de Navarre, bien certain d’attirer sur ce point, et par la seule puissance de son nom, toutes les forces royales dispersées dans les provinces basques, la Navarre et l’Aragon. Huit jours après, le général Plasencia, qui rassemblait dans l’intervalle les pelotons de réfugiés disséminés sur les bords de l’Adour, devait pénétrer dans l’Aragon, alors dépourvu de troupes, et marcher sans coup férir jusqu’à Saragosse, où l’attendaient les libéraux de la province, avec qui cette opération était combinée. En effet, le général Llauder réunit toutes les troupes de l’Aragon à celles de Pampelune pour venir attaquer les réfugiés à Vera. Mais, tandis que Mina, résigné d’avance au revers qui l’attendait, après avoir passé trente heures dans une fente de rocher pour échapper aux battues dirigées contre lui avec des hommes et des chiens, rentrait comme par miracle en France, où il croyait apprendre le succès de son lieutenant, un sous-préfet, en saisissant les caisses d’armes destinées à la troupe de Plasencia, avait rendu stériles le dévouement et la mort de tant de braves, avait fait échouer la plus habile manœuvre, et retardé peut-être l’affranchissement d’un peuple.
Tous ces faits sont consignés dans un mémoire que le général Lafayette mit sous les yeux du roi et des ministres, au commencement du mois de novembre. Ce mémoire, signé par M. Mendizabal, qui avait généreusement sacrifié sa fortune entière dans l’entreprise, au point que ce fut de la Tour de Londres, où il était arrêté pour dettes, qu’il conçut et commença d’exécuter l’expédition de don Pedro sur le Portugal ; ce mémoire, dont la minute m’est restée, avait pour objet de proposer au gouvernement une espèce de mezzo termine, alors qu’on ordonnait l’internation des réfugiés en France.
« … Cependant, y disait-on, pour conserver, par un dernier sacrifice, la bonne harmonie entre deux peuples que la nature a faits voisins, et que la liberté doit rendre frères, peut-être pourrions-nous consentir à donner au monde cet exemple de faiblesse si éloigné de notre caractère opiniâtre et fier… Mais une considération plus puissante ne nous laisse pas même le droit de peser ces questions. Nous avons compromis nos frères de l’intérieur, nous les avons désignés aux vengeances d’un gouvernement impitoyable. Déjà les instructions sont commencées, les prisons ouvertes, les échafauds dressés. Des milliers de généreuses victimes vont payer de leur sang le crime irrémissible d’avoir répondu à notre cri de liberté. Mon général, mettez la main sur votre noble cœur : pouvons-nous les laisser périr ?… Pourquoi nous obliger à la résistance, disait-on en terminant, nous qui ne voulons que la concorde ; au ressentiment et à la haine, nous qui ne voulons que la reconnaissance et l’amitié ? N’est-il aucun moyen de satisfaire à la fois aux vœux de notre nation et aux besoins politiques de la vôtre ? Ce n’est pas notre dessein que vous désapprouvez ; la révolution d’Espagne est aussi juste, aussi nécessaire que celle que vous vous glorifiez d’avoir accomplie. Ce n’est pas l’affection pour un gouvernement infâme, et qui vous traite en ennemi, qui peut vous décider à retenir nos bras. Mais, dans ce moment, nos projets vous embarrassent ; vous ne savez comment vous conduire, en présence des étrangers qui mesurent tous vos pas, ni comment respecter ce principe de non-intervention dont vous imposez le respect aux autres. En un mot, vous craignez les regards et les reproches de la diplomatie européenne… Nous ne demandons au gouvernement français ni argent, ni troupes, ni secours d’aucune espèce. Que son hospitalité ne lui coûte rien, mais qu’il n’emprisonne pas ses hôtes… Nous ferons plus : toutes ces armes, toutes ces munitions qui nous ont été prises, qu’il les garde ; il peut les montrer en triomphe aux diplomates étrangers. Nous ferons plus encore : chaque semaine, nous lui livrerons d’autres armes et d’autres munitions ; chaque semaine, ses agens pourront dresser des inventaires de saisies, qui lui serviront de réponses aux notes diplomatiques. Dans ce moment, où l’Europe entière est en agitation, où les troubles d’Angleterre appellent l’attention du monde sur des évènemens plus grands que ceux des Pyrénées, et vont peut-être délivrer le cabinet français du seul obstacle sérieux qu’il trouvât à nous tendre la main ; de telles mesures, prises avec sagesse, exécutées avec bonne foi, doivent sauver toutes les apparences, doivent laisser, à vous le respect du principe que vous avez posé, à nous les moyens de conquérir par nos seuls efforts une patrie et la liberté. »
Malgré ces démarches, malgré les remontrances de Lafayette, auxquelles un jeune prince s’associait noblement et chaudement, l’ordre d’interner fut signifié aux libéraux espagnols réunis à la frontière, et l’on donna l’odieux spectacle d’hommes estimables, l’élite d’un peuple, ramenés par les gendarmes à travers la France, comme si Ferdinand VII les eût envoyés aux présides d’Afrique.
Ici commence une seconde ère, et la révolution espagnole, enchaînée en France et par la France, apparaît, se développe et grandit dans l’Espagne elle-même. On sait la mort de Ferdinand VII, qui disait de lui-même : « Je suis le bouchon de la bouteille de bière ; quand je sauterai, tout sautera. » On sait les évènemens de Saint-Ildefonse, l’avènement de Christine à la régence, les essais de despotisme éclairé tentés par M. Zea, sa chute, et l’apparition aux affaires du premier ministre sorti de l’émigration espagnole. M. Martinez de la Rosa, appelé à diriger l’administration nouvelle, et passant ainsi sans intervalle de la proscription au gouvernement, disait à ses amis : « Ma mission sera courte ; je dois conduire l’Espagne du despotisme soi-disant éclairé de mon prédécesseur à la réunion des représentans du pays. Les cortès assemblées, je leur remets le soin des affaires, et mon rôle est fini. » M. Martinez de la Rosa comprenait alors la situation de l’Espagne, et se rendait justice. Il était, en effet, l’homme d’une transition. Son statut royal, loin d’être une constitution, comme on paraît le croire, n’est qu’un décret pour la convocation des cortès générales du royaume. Mais M. Martinez de la Rosa, et son successeur, M. de Toreno, tous deux hommes de tête, de savoir et de mérite, l’un d’une droiture inaltérable, mais un peu obstinée, l’autre d’une habileté plus souple et plus réelle, se sont laissé abuser par les conseils et les promesses de la politique française. Les notes diplomatiques, comme les autographes de famille, disaient tous invariablement : « Restez où vous êtes, ne cédez plus rien ; si les révoltés de la Navarre font des progrès au nom de don Carlos, si la révolution irritée vous pousse et vous déborde, appelez-nous, l’intervention est prête. » Cette promesse, M. Martinez de la Rosa la rappela avant sa chute, et M. de Toreno établit sur elle toute sa politique. S’il tint tête aux juntes insurrectionnelles, c’est qu’il croyait l’armée française l’arme au bras sur les rives de la Bidassoa et du Ter. Poussée à bout, la reine réclama l’intervention armée promise par la France ; elle essuya un refus, et, dans les emportemens de son dépit, laissa connaître qu’elle voyait l’abîme où l’avait jetée sa confiance aveugle. Cette politique de faux conseils, appuyés de promesses mensongères, était née à Paris, dans les têtes qui s’appellent gouvernementales, sans que rien fût venu d’Espagne aider à son enfantement. L’ambassadeur qui a représenté la France dans ce pays depuis la révolution de juillet n’en est pas complice. M. de Rayneval, à coup sûr, n’était pas un homme à passions démocratiques ; mais il avait du sens, de l’esprit, de la sagacité ; il voyait bien les choses, et voulait les voir avant de donner son avis ; il sentait bien qu’on s’arrêtait toujours mal à propos, dans des positions faciles à emporter ; qu’il fallait, non point céder pas à pas et devant une force toujours croissante, mais faire une large concession, puis essayer de s’y retrancher. On ne le croyait pas. Tandis que le cabinet anglais avait le bon esprit de s’en rapporter à la raison élevée, aux lumières supérieures, au caractère noble et droit de son jeune représentant à Madrid, la fatuité doctrinaire, loin de consulter les faits pour établir son opinion, établissait son opinion en dépit des faits. J’ai vu, en 1834, M. de Rayneval se plaindre avec amertume de ce qu’il n’était ni cru ni consulté, de ce qu’il jouait un rôle contraire à ses opinions, forcé de blâmer au fond du cœur ce qu’on le chargeait de soutenir officiellement. C’était à ce point qu’il m’engageait à écrire sur tel ou tel sujet, m’assurant qu’un article de journal d’opposition avait plus d’effet que toutes ses dépêches diplomatiques. Il est mort avec la conviction, soutenue par l’expérience, qu’il avait bien vu les choses, et le regret de n’avoir pu faire prévaloir cette conviction.
Le refus d’intervention amena un changement radical dans la politique intérieure de l’Espagne. Avec M. de Toreno tomba l’influence française, et l’influence anglaise entra au conseil avec M. Mendizabal. C’est de Londres qu’était parti ce dernier pour occuper d’abord le ministère des finances, puis la présidence du conseil. Il emportait des instructions du ministère anglais, mais bien différentes de celles qu’avait données notre gouvernement, lequel se bornait à recommander qu’on ne cédât rien à la révolution. « Nous vous connaissons, nous avons confiance en vous, avaient dit les ministres anglais à M. Mendizabal ; vous avez prouvé en Portugal ce que vous savez faire. Allez à Madrid, laissez la révolution suivre son cours, détruisez à tout prix le carlisme, cédez aux nécessités pour atteindre ce but, et, s’il le faut, prenez le bonnet rouge. » M. Mendizabal put calmer les juntes et préparer, par quelques décrets révolutionnaires, comme la destruction totale des couvens et l’appel de cortès révisantes, la victoire que vient de remporter son parti. Une intrigue de cour le renversa, et la politique française reprit un moment le dessus. Isturiz, Galiano, ces mêmes hommes qui avaient été les coryphées des opinions extrêmes, qui s’étaient fait mettre hors la loi par M. de Toreno pour avoir soulevé les juntes, qui avaient dirigé dans les cortès, contre Mendizabal lui-même, l’opposition ultra-libérale, consentirent, par je ne sais quelle misérable ambition ou quelle petite rancune personnelle, à se faire les soutiens et les avocats d’un régime qu’ils avaient combattu, les instrumens éphémères d’un parti qui se servait d’eux sans les adopter. L’Espagne enfin, lasse de tant de fautes, irritée de tant de méfaits, a renversé, par un mouvement spontané, unanime, les derniers champions du parti de la cour et de l’étranger. Elle a relevé la pierre de sa constitution. Nul ne sait, nul ne peut prévoir quel sera l’effet de ce grand mouvement national ; peut-être est-il tardif, comme il est désespéré ; mais ses causes du moins sont manifestes, sont flagrantes, et il ne me reste qu’à parler des raisons qu’ont eues les Espagnols en rétablissant ce code politique, deux fois librement promulgué, deux fois aboli violemment.
Quiconque a la plus légère teinte de l’histoire de l’Espagne n’a pu manquer de reconnaître un fait évident : c’est l’empire qu’exercent en ce pays les souvenirs historiques ; c’est la puissance des choses traditionnelles. Aucune institution exotique ne prend racine dans la terre d’Espagne ; si vous voulez l’y faire fleurir, entez-la sur quelque vieux tronc. Les Bourbons y ont apporté la loi salique ; la loi salique n’a pu s’y maintenir, et le souvenir d’Isabelle a été plus fort que la pragmatique de Philippe V. Quand l’Espagne de 1810 donna l’étrange et magnifique spectacle d’un peuple vaincu, envahi, à moitié conquis, sans gouvernement, sans autorité d’aucune espèce, procédant, sous l’occupation étrangère, au choix de ses représentans, à la formation d’une assemblée qui devait à la fois délivrer et constituer la patrie ; quand les cortès de Cadix, emprisonnées sur un banc de sable, mais délibérant avec calme au milieu du fracas des armes, entreprirent et terminèrent le grand œuvre d’une loi fondamentale qui reconstituait la société depuis ses bases, ni le peuple, ni l’assemblée ne faisaient chose nouvelle. L’un suivait ses anciens souvenirs, ses habitudes immémoriales ; l’autre rétablissait, en les coordonnant, en les mettant d’accord avec les progrès du temps, des mœurs, de la raison publique, en leur imprimant de nouveau la sanction nationale, les antiques dispositions du Fuero-Juzgo, des Partidas et autres vieilles lois de Castille et d’Aragon. Il n’y a pas, dans la constitution de 1812, qu’on prétend copiée des constitutions démocratiques françaises de 1791, de 1793 et de l’an iii, il n’y a pas une seule clause importante qui ne soit empruntée aux vieux codes et aux anciens fueros de l’Espagne. C’est ce que j’ai démontré ailleurs[1] par l’analyse de cette œuvre des législateurs de 1812 ; c’est ce qu’ils déclarent eux-mêmes formellement dans son préambule : « Les cortès générales de la nation espagnole, y est-il dit, bien convaincues, après le plus long examen et la plus mûre délibération, que les anciennes lois fondamentales de cette monarchie, accompagnées des mesures et précautions qui garantissent d’une manière stable et permanente leur entier accomplissement, peuvent duement remplir le grand objet d’assurer la gloire et la prospérité de la nation, décrètent la constitution suivante… »
Au contraire, l’embryon de charte appelé statut royal, que la constitution de 1812 vient de renverser, n’était qu’un second et malheureux plagiat de la loi anglaise. Pour la première fois, l’Espagne abandonnait ses antiques formes représentatives pour recourir à des modèles étrangers. Dans le statut royal, tout était nouveau, les noms et les choses, la composition de l’assemblée et le mode électoral. Il avait fallu d’abord lui trouver un titre qui indiquât que ce n’était qu’un simple octroi de la royauté, octroi muable, sujet à retour et à révision. Les anciennes cortès, où les trois ordres s’étaient toujours trouvés réunis, comme dans nos états-généraux, étaient divisées en deux chambres, et l’on avait dû créer aussi le nom de proceres (magnats du royaume), pour baptiser cette chambre des pairs ; innovation malheureuse dans un pays de parfaite égalité, où, sauf la grandesse, qui maudit les chaînes de ses prétendus priviléges, les élémens d’une aristocratie manquent aussi complètement que chez nous.
L’Espagne étant arrivée à la nécessité de réviser son code politique et d’appeler des cortès constituantes, ne valait-il pas mieux que cette révision portât sur la constitution de 1812 que sur le statut royal ? L’expérience a fait également connaître aux Espagnols les défauts de l’une et de l’autre. Ils savent que le statut royal est incomplet, informe, antipathique à leurs mœurs, à leurs habitudes constantes. Ils savent que la constitution se ressent de son origine, qu’elle pèche par un excès de qualités, qu’on y reconnaît trop l’exaltation des sentimens généreux, l’enthousiasme du bien qui a aussi son aveuglement, et qu’elle est presque toujours d’une application embarrassée dans la pratique, peut-être impossible. Mais, en révisant le statut royal, ils auraient eu un point de départ tout étranger, tout nouveau ; en révisant la constitution, ils partiront d’une base tout espagnole, et leur œuvre aura ses racines dans les plus antiques traditions nationales. Voilà le vrai point de la question.
Il reste à cette question deux autres faces que je vais successivement envisager.
Quand la monarchie d’Isabelle et de Christine appelait à son aide quelques-uns des hommes proscrits naguère par Ferdinand VII, elle se trouvait attaquée de deux graves maladies : une minorité et une guerre de succession. M. Martinez de la Rosa et ses premiers collègues voulurent sauver cette monarchie infirme et languissante en la greffant, si l’on peut ainsi dire, de constitutionnalité, en transportant ses racines du parti apostolique au parti libéral. Ils rêvèrent aussi l’alliance du trône et de la liberté. Pour atteindre leur chimère, ils inventèrent d’abord le statut royal, vieille théorie fripée qu’ils croyaient pouvoir rajuster à la taille de l’Espagne. Mais si ce ministère de transition avait fait une loi représentative d’imitation anglaise, ce fut à la France qu’il emprunta son système de gouvernement. Partant de la monarchie, n’ayant point la liberté pour but, et n’appelant celle-ci que pour donner à l’autre aide et assistance, il a dû imiter la politique dont il recevait l’exemple et les conseils, celle du juste-milieu. Ici son erreur a été grande, et sa faute impardonnable. En Espagne, tout répugne au juste-milieu. Non-seulement il ne peut s’accommoder au caractère passionné des habitans, qui ne connaissent aucune transaction entre les idées extrêmes, mais il n’est ni dans la division des classes, ni dans la nature des intérêts matériels, ni enfin dans les souvenirs et les habitudes du pays.
La classe moyenne, succédant en richesses, en importance et en prétentions aux anciennes classes privilégiées, n’existe pas encore en Espagne. À peine commence-t-elle à se former dans les grandes villes, non point dans un état intermédiaire et tenant la balance entre les autres, mais guidant la masse dont elle fait toujours partie. L’Espagne en 1834, comme la France en 1789, ne se divisait qu’en deux parties : d’un côté, les classes à priviléges, à savoir, le clergé, qui ne vivait que de ceux qu’il s’était successivement arrogés, et la noblesse prête à faire bon marché des siens ; de l’autre, le peuple encore immobile, encore inaperçu, ayant partout à sa tête la bourgeoisie instruite et indépendante qu’il laissait agir en son nom.
Les intérêts ne sont pas moins que les classes antipathiques à tout accommodement. Si le clergé, emporté déjà aux premiers coups de l’orage populaire, s’obstinait encore à garder ses biens de main-morte, ses dîmes, ses exemptions des charges de l’état, la noblesse, au contraire, consentait volontiers à rentrer dans le droit commun pour affranchir ses biens-fonds des entraves féodales qui la gênent, qui la ruinent, et partout le peuple, ainsi que la bourgeoisie, voulait la division des terres et l’égale répartition des charges publiques. D’ailleurs, l’Espagne, pays de production et de consommation intérieures, peu industriel, peu commerçant, ne connaît pas tous ces intérêts de richesse fictive, qui, chez des nations comme la France ou l’Angleterre, ont besoin de l’immobilité, s’effraient de toute agitation, et consacrent sans relâche leur influence au maintien de l’ordre existant. Pourquoi l’Espagne aurait-elle redouté une révolution ? Les blés des Castilles, les vignes de la Manche, les oliviers de l’Andalousie, les troupeaux de l’Estramadure, n’en fourniront pas moins aux minces nécessités de ses habitans : c’est là leur dernier souci. À côté des besoins matériels, il n’est qu’un seul intérêt qui puisse peser de quelque poids dans les affaires publiques, et celui-là, précisément, tend aussi fort au changement et à l’instabilité que d’autres intérêts, dans d’autres pays, tendent à la conservation. En Espagne, par des raisons qu’il serait trop long de développer ici, les professions indépendantes sont rares et peu recherchées ; au contraire, tout le monde veut des places. Au lieu d’attendre son existence et sa fortune des chances qu’offre le talent ou l’industrie, on préfère la vie commode que donnent des émolumens fixes. Le nombre des employés est immense, celui des solliciteurs égal, et l’on peut dire de l’Espagne, plus que d’aucun autre pays, qu’il y a deux nations, l’une payée, l’autre payante. Dans ce conflit de gens qui occupent les emplois, ou qui en ont été chassés, ou qui veulent y parvenir, dans cette guerre que se livrent les intérêts personnels sous le masque des opinions, il n’y a point de place pour l’indécision et la tiédeur. On ne parvient que par le dévouement vrai ou simulé à un parti ; on ne se soutient qu’aux mêmes conditions, et bientôt, soit pour conserver un emploi, soit pour en déposséder autrui, on se trouve engagé dans les rangs extrêmes de l’opinion qu’on a choisie. Ceux qui connaissent un peu l’Espagne ne nieront point l’exactitude de cette situation spéciale.
Enfin, le système modérateur, imité du juste-milieu français, n’était pas plus conforme aux habitudes et aux souvenirs historiques d’un pays, où toute institution, lente à s’établir, jette d’indestructibles racines, où il faut chercher l’origine de tout usage politique dans les municipalités romaines et les conciles des Goths. On conçoit, à la rigueur, qu’après les quinze années de la restauration, la France de 1830 ait de nouveau tenté l’essai d’une charte qu’on n’appelait plus octroyée, mais consentie, et que ses législateurs prétendaient avoir, en une séance, suffisamment améliorée. Mais la masse des Espagnols, qui n’ont pas étudié les théories anglaises, qui, d’ailleurs, n’ont encore eu de leurs princes ni octroi ni consentement, ne se rappellent et ne conçoivent que deux systèmes possibles de gouvernement : ou le despotisme pur, tel que l’ont fait les princes de la maison d’Autriche, tel que l’ont perfectionné ceux de la maison de Bourbon, et dont Ferdinand VII a joui seize années durant ; ou le pouvoir populaire, exercé par une assemblée gouvernante, tel que l’ont possédé les anciennes cortès jusqu’à Charles-Quint, et les cortès modernes de 1812 et de 1820. Toutes ces subtiles distinctions sur le jeu et la pondération des pouvoirs sociaux ne sont pas à leur portée ; ce qu’ils ont vu et voient clairement, c’est qu’entre les deux principes contraires, il n’est point d’accord possible, et que l’un doit triompher de l’autre. Pas de milieu : l’Espagne doit avoir ou l’absolutisme avec don Carlos, ou l’antique liberté avec la constitution rajeunie. Son choix est à faire.
Jusqu’à présent j’ai raisonné en quelque sorte par abstraction, comme si l’Espagne n’avait qu’à choisir, dans le repos et la paix, le meilleur moyen de se constituer. Mais une guerre civile acharnée, impitoyable, atroce, la désole depuis bientôt trois ans. Il faut que cette guerre ait un terme. C’est la troisième face de la question.
Qu’on envisage cette lutte sanglante comme une guerre de succession, ce qui est faux, ou comme une guerre d’indépendance soutenue par les provinces soulevées pour la conservation de leurs franchises, ce qui est vrai ; toujours est-il que le juste-milieu espagnol n’a pu ni la terminer, ni même en promettre la fin. Malgré le traité de quadruple alliance, malgré la coopération plus ou moins utile et sincère de ses trois alliés, il a vainement usé, devant les montagnes de la Navarre, ses trésors et ses armées, ses négociateurs et ses généraux. N’est-il pas juste d’espérer que l’élan imprimé par les juntes provinciales, par la proclamation instantanée de la constitution, ira se communiquer à l’armée, doublera sa force numérique et sa force morale ? N’est-il pas juste d’espérer que des rangs de cette armée sortira, comme des bataillons volontaires de la république française, quelque nouveau Hoche pour vaincre et pacifier cette nouvelle Vendée ? Le général San-Miguel avait raison, lorsqu’en se soulevant, le premier des chefs établis, il disait aux Aragonais : « Jusqu’à ce jour nous étions sans drapeau ; la constitution sera la bannière qui réunira tout le parti de la liberté. »
Mais peut-être n’est-il pas besoin de ces efforts et de cette victoire. Peut-être une transaction devient-elle possible aujourd’hui, et le plus beau triomphe de la révolution serait de finir la guerre de Navarre sans massacres, sans combat, sans effusion de sang. On sait maintenant les vraies causes et le vrai caractère de la révolte des provinces basques. On sait que ces provinces, unies, mais non incorporées à l’Espagne, simple annexe, mais non partie intégrante de la monarchie, reconnaissant dans le roi un suzerain, mais non un maître, ne lui devant aucun impôt d’hommes ou d’argent, administrant elles-mêmes leurs revenus, disposant de leurs milices, nommant leurs chefs et leurs magistrats, ayant leur langue propre, comme leurs constitutions particulières ; on sait, dis-je, qu’elles ont pris les armes pour la conservation de ces franchises précieuses ; qu’elles soutiennent, non une guerre d’opinion, mais une guerre d’intérêt ; non une guerre civile, mais une guerre d’indépendance ; que le prétendant n’est pour elles qu’un drapeau qui leur assure les secours des absolutistes des autres provinces, des souverains et des autocraties de l’Europe ; qu’enfin, si elles veulent que l’Espagne soit esclave sous un roi absolu, c’est pour rester libres sous leurs constitutions républicaines. Ailleurs aussi[2], il y a plus de deux ans, j’ai développé cette opinion, qu’un fait confirme d’une manière irréfragable : c’est que les Navarrais et les Biscayens ont fait, comme on dit, leurs affaires, mais non celles du prétendant ; qu’ils soutiennent une guerre de défense, non d’attaque, et que, même après leurs plus grands succès et malgré les exhortations des protecteurs qu’ils ont à l’étranger, leur chef s’appelât-il Villareal ou Zumalacarregui, jamais ils n’ont permis à don Carlos, je ne dirai pas de marcher sur Madrid, mais seulement de s’approcher de l’Ebre. Aujourd’hui, ces provinces sont fatiguées d’une lutte sans relâche, épuisées par une guerre de dévastation, qui se fait sur leur territoire. Elles désirent une trêve, un arrangement, plus encore peut-être que l’Espagne assaillante. Elles cherchent, comme l’avouait naguère le généralissime Villareal dans une entrevue, un moyen de rendre les armes sans bassesse (un medio de entregar las armas sin vileza.) Ce moyen, la constitution peut l’offrir. Déjà la Navarre et les provinces basques lui ont été soumises de 1820 à 1823 ; elles y trouveraient peut-être de suffisantes compensations à la perte de leurs franchises, surtout si leurs représentans assistaient au travail de révision. D’ailleurs, rien n’empêche le gouvernement constitutionnel, en considérant la véritable situation de ces provinces et leur indépendance immémoriale de l’Espagne, de faire à son tour des concessions, et de leur laisser les fueros les moins incompatibles avec l’état général du pays. Une déclaration faite en ce sens, à la fin de 1833, aurait étouffé, dès sa naissance, l’insurrection des provinces basques ; aujourd’hui, une transaction peut la terminer honorablement, et, plus qu’une victoire à force ouverte, elle prouverait, aux yeux du monde, la puissance de la révolution qui vient de s’accomplir.
Après l’historique des faits qui devait précéder toute dissertation, j’espère, si je ne m’abuse, avoir fait comprendre trois choses : 1o que la nation espagnole devant se donner, par voie de révision, un code politique, il vaut mieux que les cortès prochaines révisent la constitution de 1812 que le statut royal, l’une étant d’origine espagnole, l’autre d’importation étrangère ; 2o que le système intermédiaire et modérateur ne convenant point à la nature du pays et aux nécessités de sa situation, il est heureux, quoi qu’il arrive, que l’Espagne en soit sortie pour se placer franchement dans le régime de la liberté contre celui de l’absolutisme ; 3o que le gouvernement constitutionnel aura plus de moyens que l’autre pour soumettre les provinces révoltées, soit par la guerre, soit par la paix.
Maintenant, que le ministère doctrinaire prenne un parti.