Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/L’esclave

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 108-112).


XLVI[1]

L’ESCLAVE


Voici comme il faut arranger cela :

Dire en quatre vers que, sur le rivage de telle île (la plus près de Délos), un jeune esclave délien venait dire ceci chaque jour :


Ah ! vierge infortunée ! était-ce la douleur
Qui devait de ton front cueillir la jeune fleur !
Mais, oh oui ! que ton cœur soit nourri d’amertume,
Que des pâles regrets la langueur te consume,
Plutôt que si, crédule à de nouveaux amants,
Ils égaraient ta bouche en de nouveaux serments,
Et de vœux et d’amour enivrant ton oreille,
Ranimaient de ton front l’allégresse vermeille.
Ah dieux ! quand je péris ! quand l’absence et l’amour,
Me versent du poison sur chaque instant du jour,
Quand les rides d’ennui flétrissent ma jeunesse,
Si quelque audacieux et t’assiège et te presse,
Si sa main se promet de posséder ta main,

Si, sans voir dans tes yeux ni courroux ni dédain,
Il dit : « C’est donc aux morts que tu vis enchaînée ?
Vierge, un deuil solitaire est donc ton hyménée ?
Est-ce à toi de vieillir en des pleurs superflus ?
Il ne reviendra pas ; sans doute il ne vit plus ! »
Il vit, il vit encore. Il revient. Tremble ! Arrête.
Crains que mon désespoir n’invoque sur ta tête
Les dieux persécuteurs de qui manque à sa foi !
Cette main, ces serments, ces baisers sont à moi.
Gardez-la-moi, Gémeaux, fils et rois de notre île !
Notre amour, sous vos yeux, croissait dans votre asile,
Et Junon Illythie, et vous tous, dieux témoins,
Qui du lit nuptial prenez d’augustes soins,
N’oubliez point l’absent que les humains oublient !
Je la confie à vous. Que les nœuds qui nous lient,
Les ordres maternels, ma voix, nos premiers ans,
Vos foudres, le remords toujours, toujours présents,
M’environnant son cœur d’une garde éternelle…
....................
Si de quelque entretien l’insidieux détour
Voulait lui déguiser quelque amorce d’amour,
Tonnez, et qu’elle fuie. Au sein des nuits peureuses,
Faites entrer la foule aux ailes ténébreuses
Des songes messagers de terreur et d’effroi,
Pour me remplir ce lit qui n’est permis qu’à moi[2].

Agitez son sommeil de lugubres images,
Montrez-lui, montrez-lui, sur de lointains rivages,
Seul, son nom à la bouche, et pâle et furieux,
Ce malheureux qui meurt en attestant les dieux !
Qui crie et son sang bouillonne, etc......
Nourrice d’Apollon, etc...........
Mer vaste ................
...... Et tes flots qui brisent les vaisseaux
Sont, auprès de mon cœur, et calmes et tranquilles.

Vient ensuite ce morceau :[3]

Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs
Il n’est plus de soutien de tes jours chancelants,
Que ton fils orphelin n’est plus à son vieux père,
Renfermé sous ton toit et fuyant la lumière,
Un sombre ennui t’opprime et dévore ton sein.
Sur ton siège de hêtre, ouvrage de ma main,
Sourd à tes serviteurs, à tes amis eux-même,
Le front baissé, l’œil sec et le visage blême,
Tout le jour en silence à ton foyer assis,
Tu restes pour attendre ou la mort ou ton fils.
Et toi, toi, que fais-tu, seule et désespérée,
De ton faon dans les fers lionne séparée ?
J’entends ton abandon lugubre et gémissant,
Sous tes mains en fureur ton sein retentissant ;
Ton deuil pâle, éploré, promené par la ville,
Tes cris, tes longs sanglots remplissent toute l’île.
Les citoyens de loin reconnaissent tes pleurs.
« La voici, disent-ils, la femme de douleurs ! »

L’étranger, te voyant mourante, échevelée,
Demande : « Qu’as-tu donc, ô femme désolée ! »
Ce qu’elle a ? tous les dieux contre elle sont unis ;
La femme désolée, elle a perdu son fils.
Son fils esclave meurt loin de sa main chérie.
Nourrice d’Apollon..........

Après son discours il se lève… mais la jeune… qui l’avait suivi, et, cachée, l’avait écouté, avant qu’il eût fini, tout en larmes, courut à son père… Ô mon père, tu m’as promis de m’unir bientôt à… Celui-ci pleure son amante, son amante à qui ses parents ont promis sans doute, dès longtemps, de l’unira à lui… ô mon père ! mon père !… viens le voir au rivage, il est pâle, la mort est sur tout son visage, il invoque la mort, il pleure. Ah ! sans pitié tu ne pourras l’entendre… mon père, rends-lui sa liberté, rends-lui sa vertu ; car je le sais de toi, que le poète a dit :

Que le premier instant qui fait un homme esclave, etc.

Une larme vient humecter la paupière du vieillard… Il prend, sans dire un mot, les choses nécessaires pour affranchir un esclave, et il marche avec sa fille…

« Eh bien, dit-il, enfant, puisqu’ainsi tu le veux,
Marchons. Ce jeune esclave est donc bien malheureux ?
Quel mortel est heureux ? Nous souffrons tous. Il pleure ?
J’ai pleuré. Jupiter dans sa haute demeure,
Dit encor le poète, a deux grands vases pleins
Des destins de la terre et du sort des humains.
L’un contient les plaisirs, les succès, l’allégresse ;
L’autre les durs revers, les larmes, la tristesse.
Jupiter, à l’instant que nous venons au jour.
Dans ces vases, pour nous, va puisant tour à tour,
Et nous mêle une vie, hélas ! souvent amère.
Plus d’un mortel n’a part qu’au vase de misère

Mais le dieu ne veut pas que nul mortel jamais
S’abreuve sans mélange au vase des bienfaits.
Et ceux-là sont heureux et sont dignes d’envie
Qui pleurent seulement la moitié de leur vie. »

Ils trouvent le malheureux qui errait à grands pas, défait, s’arrachant les cheveux, se meurtrissant le visage et remplissant le rivage de ses gémissements. Sois libre, Hermias, lui crie de loin la jeune fille. Oui, dit le père…

Il s’approche, et mettant les deux mains sur sa tête :
Oui, sois libre, Hermias !… Phœbus conservateur,
Jupiter protecteur, sauveur, libérateur,
Et vous, dieux infernaux, et vous, sœurs vengeresses,
Et qui que vous soyez, hommes, dieux et déesses,
Je vous prends à témoin qu’Hermias de Délos
Est libre. — Va, mon fils, et repasse les flots.
Revois de ta Délos la rive fortunée ;
Dis à ta belle amante, aux autels d’Hyménée,
Qu’Ariston de Thénos est un vieillard pieux,
Qui porte un cœur humain et respecte les dieux. »

  1. Ed. G. de Chénier.
  2. Le manuscrit porte cette variante :

    Pour me garder ce lit qui n’est permis qu’à moi.

    C’était la première pensée du poète, qui a ensuite remplacé le mot garder par le mot remplir (G. de Chénier.)

  3. Ce fragment avait paru dans l’édition de 1833, jusqu’à : Elle a perdu son fils. Il avait été placé dans les Dernières poésies.