L’Escalier d’or/Chapitre XII


XII


Je me doutais bien que Françoise Chédigny était en effet pour Lucien Béchard une Providence, mais il ne l’avouait pas, ou sinon, comme ce jour-là, en manière de plaisanterie. Même à moi, il ne confiait pas ses sentiments, et cependant il m’aimait beaucoup, et, souvent, sa journée finie, il venait me chercher.

Nous nous promenions le long des quais en remontant vers Notre-Dame. Au coin du Pont-Neuf, nous nous arrêtions toujours un moment pour contempler les lumières croisées ou contrariées du couchant, — quand le crépuscule était autre chose qu’un voile de cendres compactes. Nous aimions qu’un palmier, en cet endroit, érigé au-dessus d’une baraque de bains, ouvrît sur le ciel sa paume raidie, qui avait l’air d’un panache en fils de fer. Sa vue donnait généralement à mon jeune ami de grands désirs de voyage. Il avait dans la bibliothèque de sa chambre de nombreux récits d’explorateurs, et il parlait en connaissance de cause des Nouvelles-Hébrides ou de Singapore, de Pernambouc ou de la Cordillière des Andes. Les tournées qu’il faisait chez les libraires de province attisaient plutôt qu’elles n’apaisaient sa fringale d’espace. Et pourtant, elles éveillaient en lui tout un monde de pensées romanesques ou poétiques, dont parfois il me confiait l’écho.

Ses voyages le ramenaient périodiquement aux mêmes villes ; il y voyait les mêmes personnes aller et venir dans un champ d’occupations identiques. Il ne les connaissait généralement pas, mais à force de les perdre et de les retrouver, il finissait par les considérer comme des amis, dont le destin le tenait éloigné, mais auxquels il pensait souvent et avec une sorte de tendresse fantastique.

Par ses conversations avec les libraires, il finissait toujours par savoir leurs noms, ou bien il leur donnait lui-même une appellation en rapport avec leur figure. D’autres fois, au contraire, leur situation lui offrait le loisir de les fréquenter, comme cette grande jeune fille rousse, par exemple, dont les parents tenaient à Langres une hôtellerie, et qu’il comparait à Pomone, à cause de sa vénusté riche et tranquille, de sa peau lactée, semée de rousseurs et de son épaisse chevelure, couleur de maïs brûlé.

Je me demandais alors si Lucien Béchard avait pour Françoise Chédigny un sentiment plus vif que pour ces passantes qu’il rencontrait dans sa course et qui étaient à ses yeux comme les lieux de pélerinage d’un étrange voyage sentimental. Mais comme il ne me parlait jamais d’elle, je supposais que le goût qu’il en avait était moins superficiel et moins cérébral. Je m’étonnais aussi qu’un simple voyageur de commerce pût avoir à sa disposition un aussi rare clavier de sentiments délicats et raffinés, mais depuis que je fréquentais le petit monde de l’oncle Valère, il me fallait bien reconnaître que ces émotions ne constituaient pas l’apanage exclusif d’une classe riche et lettrée, mais se retrouvaient à bien des échelons de l’édifice social, d’autant plus naturellement d’ailleurs que le goût de la lecture, en se répandant davantage, alimentait plus universellement ces rêves et ces imaginations. Aussi m’étonnais-je moins, en écoutant Lucien Béchard me raconter, par quelque crépuscule, sous les grands arbres penchants du quai des Augustins ou dans l’île du Vert-Galant, une anecdote dans le goût de celle-ci :

— Je vous ai plusieurs fois parlé, vous rappelez-vous ? de cette belle jeune femme aux yeux violets que je voyais souvent à Dijon et qui habitait une petite maison, non loin de l’hôtel de Vogüé. Figurez-vous que je l’ai retrouvée, la semaine dernière, et à Bordeaux, au Jardin public. J’en ai été si troublé que je l’ai suivie. Vous savez l’émotion inexplicable que l’on éprouve, à retrouver en voyage quelqu’un que l’on ne connaît pas et que l’on a aperçu dans un autre coin du monde. Elle entrait dans un hôtel. Le lendemain, je m’y installais à mon tour, et trois jours après, sachant son nom, je lui demandais un rendez-vous, en lui rappelant toutes les circonstances où je l’avais croisée à Dijon, et même la couleur des robes qu’elle portait, ces jours-là, car j’ai une mémoire infaillible des frivolités. L’heure suivante, Mme Chataignères m’envoyait un bout de billet pour me dire qu’elle voulait bien me rejoindre sur un des quais de la ville. Elle m’y raconta qu’elle repartait le lendemain pour Dijon, qu’elle était veuve et qu’elle était venue à Bordeaux régler une affaire d’intérêt.

« — Votre lettre m’a bien amusée, me dit-elle, est-il possible que vous m’ayez remarquée à Dijon ?

« Je lui avouai que, sans même savoir son nom, je pensais souvent à elle, et que mon premier mouvement, en arrivant à Dijon, était de rôder autour de l’hôtel de Vogüé et de Notre-Dame dans l’espoir de la rencontrer. Cela l’amusa beaucoup. Nous nous promenâmes longtemps sur le quai, admirant les belles figures qui animent les petits hôtels du XVIIIe siècle qui le longent, et les pointes effilées des mâts qui se détachaient dans un azur doré. Je lui demandai d’aller la voir à Dijon, mais elle prétexta que cela ferait jaser, qu’elle habitait avec une mère malade et scrupuleuse et qu’au surplus le charme de ces rencontres était justement qu’elles ne doivent avoir lieu qu’une fois.

— Et c’est tout ? dis-je, un peu interloqué.

— C’est tout. Avant de me quitter, elle ôta ses gants, sur ma demande, et me les donna en souvenir d’elle. Quand je les regarderai et que je respirerai leur odeur rauque et douce, je reverrai la douce Mme Chataignères, avec ses yeux violets, — et aussi, toutes ces vergues minces qui se détachaient sur le soir lumineux !

Celui que nous regardions ne l’était pas moins. Des glacis verts et dorés moiraient et laquaient la Seine courante. Mille petites brisures écaillaient sa surface. À l’avant de l’île, un grand saule retombait, dont toutes les branches semblaient prises dans une matière fluide et multicolore qui les vitrifiait en un dessin d’émail. Les bateaux-lavoirs, noirs et gris, derrière nous, avaient une couleur de tourterelle. Les premiers feux naissaient sur les rives et sur les ponts.

Et je me demandais une fois de plus ce qu’était Françoise Chédigny aux yeux de Lucien Béchard et si, après des mois d’intimité, il lui suffirait en s’éloignant d’elle d’emporter un bout de fausse dentelle ou une boucle de vrais cheveux. Mais elle, ne l’aimait-elle pas ? Ne souffrirait-elle pas, si jamais elle s’apercevait qu’elle n’était pour lui rien de plus que Pomone ou que Mme Chataignères ? Et moi-même, ne me trompais-je pas ? Que savais-je du vrai caractère de Lucien Béchard ? Il ne lui manquait, sans doute, que de réaliser avec force un sentiment profond pour faire évanouir aux quatre vents le souvenir de ces émotions fugitives, qui amusaient son imagination sans pénétrer son cœur. Que de fois ne fus-je pas sur le point de lui dire :

— Françoise vous aime. Je vous jure qu’elle vous aime !

Mais la pudeur me fermait la bouche.

Rien d’ailleurs n’aurait pu empêcher la destinée de s’accomplir, et mon intervention n’eût pas changé le cours des choses.