L’Escadre du Nord. — Manœuvres et Fêtes

L'ESCADRE DU NORD
MANŒUVRES ET FÊTES

JOURNAL DE BORD DE ***


18 août 1901. — Retour à Brest.

… Ah ! ce n’est point l’émouvante entrée de l’armée navale, l’an dernier, ce calme blanc ruisselant de lumière, ce glissement silencieux de trente-trois bâtimens sur la glace bleu d’argent, immense, profonde…

Nous ne sommes plus que deux, le Fontenoy et le Beveziers, qui viennent de Cherbourg renforcer l’escadre du Nord obligée de laisser quelques unités dans le Midi. Le temps n’est pas mauvais, si l’on veut, mais le ciel est voilé, la mer clapoteuse et grise, la brise du Nord aigre, chargée de fines vésicules de brume. Est-ce déjà l’automne que nous trouvons ici ?

Cette fois nous ne mouillerons pas si loin du port, sur le banc de Saint-Pierre. Notre place est marquée dans la rade-abri, un peu petite, mais commode déjà, encore qu’il y reste beaucoup à faire, l’aménagement du terre-plein de Lanninon, par exemple.

Nous entrons. Doublant d’assez près les musoirs, nous passons à ranger le Surcouf, éclaireur d’escadre, et longeons d’assez près le Borda, non pas le Borda de jadis, le majestueux et lourd Valmy de la guerre de Crimée, mais un Borda nouveau, l’ex-Intrépide, trois-ponts aussi, plus allongé seulement, plus moderne, si on ose le dire d’un trois-ponts… Devant nous, le Masséna et le Bouvines avec leurs pavillons d’officiers généraux ; au-delà, le Formidable, et le Courbet, quatre cuirassés.

Notre « corps mort » est un corps mort de fond, dur à prendre avec sa grosse chaîne qu’il faut déhaler, tandis que les coffres de Cherbourg simplifient si bien la besogne…

Enfin, à grand renfort de palans, de caliornes, nous voici à poste et, du coup, dûment incorporés à l’escadre du Nord. C’est un peu intimidant d’être là, si près des grands chefs et, instinctivement, nous nous regardons pour voir si tout est en ordre… d’autant que c’est dimanche et qu’un peu de toilette ne messiérait pas.

Pauvres gardes-côtes, toujours sacrifiés, armés il y a trois jours avec des équipages de rencontre, couverts d’embruns, de sel, de suie, d’escarbilles, comme nous sommes loin de ces cuirassés tout reluisans, montés par des équipages permanens, éprouvés par une campagne de guerre… de simili-guerre, s’entend !

19 août. — Un défilé original a été, hier, celui des marchandes et des blanchisseuses. Oh ! rien de la mi-carême, et en fait de costumes on n’a guère vu que des costumes noirs, des robes et des bonnets de veuve. L’officier en second dit qu’il a reçu trente-cinq demandes d’admission à bord du Fontenoy, depuis que le bruit s’est répandu à Brest que nous allions y venir. Le Beveziers en a eu tout autant, plus pressantes, plus touchantes les unes que les autres. En voici une, au hasard, où je ne retouche que l’orthographe, dont la liberté trop ingénue incommoderait M. L*** lui-même :

« Mme Marie Le F***, veuve de Le G*** (Jean-François), 2e maître canonnier, décédé à l’hôpital de Brest le 15 juin 1898, après 24 ans et 10 mois de service[1].

« A Monsieur le commandant en second du Fontenoy.

« Monsieur le commandant en second,

« J’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance envers les veuves et les orphelins de vos serviteurs que vous veuilliez bien m’accorder un tour de marchande à votre bord.

« Par suite de la mort de mon mari, je reste, monsieur le commandant en second, avec trois enfans, dont le plus jeune n’a que cinq ans, dans la plus pénible position, ne possédant absolument aucune ressource et n’ayant aucun parent qui puisse me venir en aide. Aussi espéré-je en votre grande bonté pour me témoigner toute votre sollicitude.

« Je suis, avec le plus profond respect, monsieur le commandant, votre très humble servante,

« Vv" LE G***. »

(Suivent divers certificats.)


Comment résister à une requête si humble et qui paraît si justifiée ?… Oui, mais les trente-quatre autres ? On ne peut cependant pas organiser trente-cinq tours de vente à bord, et c’est déjà gênant d’en avoir un pour chaque jour de la semaine. De même pour les blanchisseuses ; il n’est guère possible d’en autoriser plus d’une ou deux. C’est d’ailleurs l’intérêt de ces pauvres femmes que les ressources qu’elles tireront d’un équipage de 300 hommes ne soient pas trop divisées… Il faut donc choisir, choisir devant elles, car les voilà toutes, venues sur de petits bateaux qui vont leur faire payer cher un voyage inutile. Tout à l’heure il y aura des soupirs, des plaintes, des larmes, des larmes de femmes et d’enfans, — de fillettes, de gentilles fillettes en coiffe bretonne, en fichu serré, en petits sabots claquans et trotte-menu…

Les hommes s’en mêlent aussi : il y a « un civil » (c’est ainsi que nos timoniers, au coup d’œil sûr, désignent tout visiteur que la coupe de ses vêtemens et l’air de sa figure ne classent pas d’emblée dans les couches supérieures de la société ; au-dessus c’est « un monsieur » ; au-dessous « un homme »), il y a donc un civil qui vient nous proposer de raccommoder les chaussures de l’équipage. Il est seul ?… Parfait !… accordé.


20 août. — « Un bruit assez étrange est venu jusqu’à nous… » Le Tsar !… oui, le Tsar reviendrait en France. Arrivant par mer, il descendrait à Cherbourg, disent les uns (ce sont surtout les Cherbourgeois) ; à Brest, disent les autres (une si belle rade !… d’accord, mais le détour serait un peu long) ; à Dunkerque enfin, opinent les politiques. En tout cas, l’escadre du Nord sera de la fête, et il y aura une revue navale, l’exercice à la mode.

Mais tout cela est-il bien sûr ? — Bast ! nous avons des préoccupations plus immédiates, l’inspection générale qui commence après-demain, l’expédition de la Pallice à la fin du mois, des tirs à la mer, le changement d’état-major général de la division à Quiberon…

— Des préoccupations plus immédiates ?… me dit l’officier en second, qui tient une lettre à la main, certes !… Ajoutez celle-ci, sur laquelle je ne comptais pas : vous savez, le cordonnier d’hier, ce barbon d’air respectable ? Il se présentait seul ; je l’ai donc agréé, ses références étant bonnes. Mais, patatras ! un autre m’avait écrit, il y a une quinzaine, à Cherbourg, un autre auquel je ne pensais plus et qui proteste énergiquement aujourd’hui… Il eût mieux fait de venir hier ! Or, qu’est-ce qui choque le plus ce candidat évincé ? — C’est que j’aie pu choisir « un jeune homme… »

— Un jeune homme, ce quinquagénaire qui traînait un peu la jambe, si j’ai bien vu ?…

— Eh oui ! Jeune homme veut dire ici célibataire, car on ne saurait concevoir, — ô pureté des mœurs antiques ! — qu’un homme arrivé à la maturité de l’âge ne fût pas marié. Tout au plus a-t-il le droit d’être veuf.


21 août. — Le bord est sens dessus dessous. On astique, on frotte, on fourbit depuis deux jours à en perdre le souffle, Pourtant ce n’est pas encore le fin du fin, et l’on voit cet après-midi l’officier en second, le capitaine de frégate, assisté de son fidèle enseigne du détail, distribuer gravement aux maîtres des brosses, des gourmettes à polir, des pinceaux fins, des peintures laquées de nuances exquises, du papier verre, du siccatif, du brillant belge,… que sais-je encore ?

Un fourrier inscrit les délivrances au fur et à mesure, et c’est merveille de voir l’air pénétré, recueilli, avec lequel les bénéficiaires reçoivent cette précieuse droguerie, que le magasin du bord ne fournit pas.

A quelque distance, un gros de gabiers, de timoniers, de canonniers attend avec une impatience visible, encore que respectueuse, la répartition que chaque maître va faire entre ses hommes ;… tels autrefois, dans le désert, les Hébreux attendaient la manne.

Enfin, ça y est, chacun est servi. Hop ! garçon !… à l’ouvrage… et que ça reluise !

C’est tout juste, pour le sage, le moment de rentrer dans sa chambre et de s’y renfermer. Voici précisément, — ô providence ! — l’ami R… qui vient me voir. Il a suivi les manœuvres de la Méditerranée sur le Formigny : nous en avons pour une bonne heure de causerie.

— Ce que je vous demande d’abord, mon cher, c’est votre impression d’ensemble.

— Eh bien ! voici : période stratégique très intéressante ; on sent que la guerre, ce sera à peu près ça, — à peu près, naturellement, — et aussi que le combat est commencé bien avant qu’on entende le canon, tant la liaison est intime de la rencontre finale avec les opérations qui la préparent.

La période des expériences tactiques, évolutions, simulacres de combat, etc., mon Dieu ! intéressante aussi, assurément, mais d’un intérêt, comment dirai-je ?… plus matérialisé, plus concret. On voit son adversaire ; on le touche ; actions et réactions ont un caractère plus immédiat : il y faut moins de réflexion et plus d’instinct. Rien d’ailleurs de cet inconnu mystérieux, redoutable, qui rend si poignant ce drame étrange de la période stratégique, le drame où les acteurs se cherchent. Que fait-il en ce moment, cet ennemi que je ne peux pas voir, mais que je sens « en action » contre moi ?… Il faut le déjouer pourtant, il faut le deviner…

— Cruelle énigme !… mais ne plaisantons pas. Je vois, cher ami, que vous êtes un fervent de la stratégie. D’autres le sont (et plus nombreux, je crois) de la tactique. Ceux-là trouveraient que ces belles manœuvres d’escadres, qui prennent si bien les yeux, ont un intérêt plus vif que les interminables marches et contremarches de la période stratégique.

— Attendez ! Il y a autre chose ; il y a la vraisemblance, d’où découle la valeur de l’enseignement que nous pouvons tirer, soit d’une opération stratégique, soit d’un mouvement tactique. Et, de ce côté, l’avantage reste encore, me semble-t-il, à l’opération stratégique ; car, au fond, que signifie ce combat où les canons ne lancent pas de projectiles et où les torpilleurs, peu soucieux des « coups à blanc » qu’on leur adresse, n’en voient aux cuirassés que des torpilles à cônes inoffensifs ?… Croirai-je que cette double ligne endentée vaut mieux que la simple ligne de file ? Si vous le voulez. Mais cela dépend de tant de choses ! Supposez que ceux de la simple tirent mieux, ou, tirant dans le tas, touchent plus souvent ; et encore qu’un incident quelconque empoche ceux de la double d’utiliser leurs créneaux ; ou bien, lorsque celle-ci fait son joli mouvement à tiroir pour envelopper la simple, que l’amiral de cette dernière, brusquement, tombe sur la branche de la tenaille la plus rapprochée avant que l’autre ait terminé sa contremarche ?… La conclusion reste bien hasardeuse, bien précaire…

— Et vous pouvez ajouter que la crainte d’un accident, qui serait terrible, d’un choc, d’une collision, empêche toujours les chefs d’ordonner les mouvemens décisifs qui rapprocheraient les combattans ; de sorte que, de tout cela, l’on ne peut tirer d’enseignement qu’en ce qui touche la phase initiale d’un engagement, celle dont la direction reste encore entre les mains des amiraux. Et cependant, mon cher ami, c’est assez pour intéresser, pour instruire…

— Je ne le nie pas. Accordez-moi de votre côté que les opérations stratégiques ne s’écartent pas de la vraisemblance autant que les simulacres de combat, et que leurs résultats prêtent moins à la discussion. Quand Pierre et Paul ont réussi à faire leur jonction, il faut bien que Jacques s’y résigne. C’est acquis.

— Hum !… Enfin, admettons-le. Mais nous pouvons bien admettre aussi qu’une fois d’accord sur les « graphiques » qui fournissent les positions respectives des combattans, après un simulacre d’engagement, on reconnaîtra que telle escadre a su prendre plus souvent que telle autre la position la plus favorable à l’utilisation de son artillerie. On ne saurait demander davantage.

Et la tactique, mon cher ami, la vraie tactique, celle que, l’an dernier déjà, nous nous promettions de ne pas confondre avec les évolutions, celle qui ne se borne pas à l’exécution des mouvemens du champ de bataille, mais qui les prépare suivant des règles générales…

— Que personne n’a encore édictées…

— Cela viendra sans doute… qui les prépare donc suivant des règles générales, en s’inspirant des circonstances de temps, de lieu, d’heure… En avez-vous fait ?

— Peu. A part les exercices d’éclairage à plus ou moins grande distance, exercices qui dépendent de la tactique des renseignemens — si importante ! — je ne vois guère que l’établissement et la rupture du blocus d’Ajaccio, qui puissent être considérés comme d’intéressantes opérations tactiques. Il y a même eu, dans le combat qui a suivi la rupture du blocus, la preuve que les mouvemens du champ de bataille découleront le plus souvent, d’une manière immédiate, de circonstances antérieures, extérieures en quelque sorte, à l’engagement, si bien que l’avantage au début, avantage que l’intensité et la puissance du feu des bâtimens modernes peut rendre décisif, appartiendra à celle des deux forces navales dont la tactique judicieuse aura le mieux su créer, ou seulement utiliser, ces circonstances favorables.

— Et la tactique des renseignemens ?…

— Ah ! c’est ici qu’il me semble que nous avons fait le plus de progrès, de progrès d’autant plus méritoires que le nombre de nos éclaireurs — il vaudrait mieux dire « renseigneurs » — est tout à fait insuffisant, malgré tout ce qu’on a pu dire depuis quinze bonnes années.

— Oui, hélas !… Et comme la vérité a peine à se faire jour !… Vous qui lisez l’histoire et qui n’êtes pas de ceux qui croient que le passé ne peut rien apprendre au présent, vous rappelez-vous les lamentations de Nelson au sujet de ses frégates ? Il n’en a jamais assez, il en réclame sans cesse à l’Amirauté, et de rapides, et de bien commandées. Au reste les idées étaient parfaitement arrêtées à cette époque sur la proportion convenable, dans une force navale organisée, des bâtimens de ligne et des bâtimens légers : Toulon devait, en 1786, fournir, pour le cas de guerre, deux escadres composées chacune de 9 vaisseaux, 9 frégates et 9 corvettes, soit deux bâtimens légers pour un de ligne[2]. Il s’en faut bien que nous en ayons autant, et cependant la nécessité apparaît plus pressante d’être renseigné promptement, abondamment, et plus vif l’intérêt d’être « couvert, » pour les flottes rapides d’aujourd’hui que pour les flottes lentes d’autrefois.

— Certes !… mais je pense bien qu’à la suite des manœuvres de l’an dernier et de celles-ci, on recommencera à construire des croiseurs (je me sers du nom usuel, vulgaire). En attendant, outre que nous nous sommes très heureusement servis de ceux que nous avions, nous avons mis en œuvre des moyens nouveaux…

— On nous l’a dit : des moyens dont la préparation appartient à la stratégie politique, à la très intéressante et très importante stratégie politique. C’est fort bien pensé. Prenons garde seulement que l’adversaire futur est très perspicace, très renseigné, peu embarrassé de scrupules, fort riche et fort habile à se servir de son argent. Rappelons-nous que, par violences ou par caresses, tantôt en invoquant les principes les plus élevés, tantôt en satisfaisant les intérêts les plus bas, il sut presque toujours convertir contre nous, en hostilité déclarée, les neutralités les plus bienveillantes.

— Sans doute… mais que faire à cela ?

— Lutter avec les mêmes armes tant qu’il sera possible à notre caractère et à nos ressources ; mais surtout multiplier les cordes de notre arc. On n’imagine pas le bien que peut faire un pauvre pêcheur rencontre « par hasard, » ses filets en mains, à quelque cent milles d’un point intéressant ; ou bien encore un simple brick à voiles qui va tranquillement, doucement, mais qui porte un passager dont la bourse est bien garnie et qui sait beaucoup de choses. Le 15 août 1805, à quatre-vingts lieues du cap Finistère, alors qu’il hésitait déjà à faire route vers la Manche, Villeneuve le rencontra, ce brick à voiles. Interrogé par nos frégates, ce neutre bienveillant déclara qu’à peu de distance, au nord, s’avançait une escadre anglaise de 25 vaisseaux, commandée par Nelson. Villeneuve laissa porter incontinent et mit le cap sur Cadix, d’où il ne devait plus sortir que pour Trafalgar. Voilà donc un brick qui peut-être a sauvé l’Angleterre, car, vous le savez, rien n’était plus faux que son l’enseignement, ni d’ailleurs mieux combiné pour produire l’effet voulu…


Et nous continuons comme cela un bon bout de temps encore, si bien que vient l’heure du dîner et que l’ami R… reste avec nous, au carré. Mais là, ma foi ! plus question de stratégie ni de tactique !…


22 août. — Grand tra-la-la, plus grand même que nous ne le pensions, car l’amiral nous a demandé beaucoup de choses assez nouvelles pour notre nouvel équipage. Enfin nous nous en sommes tirés tout de même. Adieux du chef, pour clore la cérémonie. Emotion sincère… Dans cette marine, on passe son temps à se quitter. A peine s’est-on vu, à peine se connaît-on… crac ! c’est fini. A un autre !…

Encore les officiers généraux et supérieurs restent-ils en fonctions un an, dix-huit mois, deux ans. C’est peu ; cela peut suffire pourtant. Mais les officiers subalternes ! on me cite un bâtiment qui, comptant une douzaine d’officiers à l’effectif normal, en a vu embarquer et débarquer près de quarante en vingt mois. Pour les sous-officiers, il en va de même, et surtout pour les sous-officiers mécaniciens, qu’il faudrait, semble-t-il, laisser le plus longtemps possible au service des appareils délicats qu’ils connaissent. Quant aux quartiers-maîtres et marins, si quelques-uns d’entre eux, des spécialités militaires, prolongent leur séjour à bord, d’autres, les mécaniciens, les chauffeurs brevetés et auxiliaires, les « matelots de pont, » ce fond résistant et plastique à la fois des équipages, ne font que passer et repasser.

Et il y a de bonnes raisons à tout cela : les écoles, l’usure rapide à la mer, la convenance d’assurer à chacun sa part de titres à l’avancement… Pourtant, quel bienfait ce serait si la stabilité des équipages venait se greffer sur la permanence de l’armement !


23 août. — Décidément nous verrons S. M. l’Empereur de Russie ainsi que S. M. l’Impératrice, et nous les verrons à Dunkerque, — en plein équinoxe ! — et même, pour avoir bien le temps de nous préparer à cette solennité, nous écourterons les manœuvres combinées avec les corps d’armée de l’Ouest… Et encore, pour faire tout à fait bonne figure, nous aurons trois superbes cuirassés de la Méditerranée.

Ce sont du moins les « bruits de la mèche[3]. »

En attendant, on fait des préparatifs pour la descente en Saintonge tout comme le faisaient les Anglais, il y a quelque deux ou trois cents ans. Ce sera du côté de la Pallice, — le nouveau port en eau profonde de la Rochelle, — qu’on jettera 5000 hommes, deux batteries et quelques centaines de chevaux, le tout embarqué à Lorient et ici sur trois grands paquebots.

Une brigade combinée, c’est peu de chose, à moins qu’il ne s’agisse d’un coup de main (et je ne fais pas fi des coups de main… comme il nous serait utile, au début d’une guerre, d’enlever et d’occuper solidement tel point que je vois d’ici !… ; ) oui, c’est peu de chose, au point de vue de l’expérience que l’on veut faire, après tant d’années d’oubli, — un demi-siècle, presque, — du transport des troupes en temps de guerre et du débarquement sur une côte défendue. Mais quoi ! Il y a commencement à tout et les gens qui sondent des yeux l’avenir s’aviseront que des deux « grandes manœuvres » de Champagne et de Saintonge, la première si considérable, — 170 000 hommes, dit-on ! — si somptueuse, si éclatante, la seconde si modeste et si effacée, c’est celle-ci dont les résultats nous importent le plus.

Qui en est bien convaincu, par exemple, c’est notre officier en second : « Tout arrive en France, me dit-il, et il ne s’agit que d’attendre ; il y a quelques années, je faisais remarquer au général B…, inspecteur d’armée, combien il serait utile de faire des manœuvres combinées entre l’armée et la flotte, comme les Allemands, les Italiens, les Russes. Il en convenait pleinement. Je lui faisais observer d’ailleurs que je l’avais demandé en 1884 dans un travail qui fut publié… En 1884 ? me répondit le général B… ; ne vous inquiétez pas. Chez nous, il faut quinze ans au moins pour qu’une idée aboutisse, si simple qu’elle soit. »

De fait le général ne se trompait que de deux ans. Mais encore a-t-il fallu que l’orientation de la politique française subît une modification très marquée.


25 août. — Les paquebots arrivent, Atlantique et Médoc. Ce sont de grands bâtimens, de 2 000 à 3 000 tonnes de charge, et comme ils vont s’amarrer tout droit aux quais du port de commerce, les Brestois sont ravis. C’est que Brest veut, depuis quarante ans, être un port transatlantique. Quarante années d’efforts infructueux !… Et voyez ce que c’est que la chance ; Cherbourg, sans se donner aucune peine, sans rien faire pour cela, par la seule vertu de sa belle position géographique, Cherbourg l’est devenu. Mais, disent les Brestois, notre position ne le cède à aucune autre ; nous sommes même la tête de ligne idéale, la pointe avancée de l’Europe vers l’Amérique, tandis que Cherbourg n’est qu’une escale. Et quel port plus sûr que le nôtre, quelle entrée mieux éclairée, mieux jalonnée que l’Iroise ! Il ne nous manque qu’un port de commerce un peu plus grand, un peu plus profond et des trains rapides.

Il ne manque que cela en effet, mais il est à craindre que cela manque longtemps… à moins que les Allemands ne s’en mêlent, ou encore les Américains.


26 août. — Les troupes arrivent à leur tour. On les attend. On est aux portes, aux fenêtres ; on s’attarde aux trottoirs, et sur les jolies tètes penchées, les ailes blanches des coiffes bretonnes voltigent, frétillantes : Hé ! ma doué ! viennent-ils ?… Oui, les voilà, voilà les soldats de Quimper et ceux de Morlaix… Pas de bruit, d’ailleurs, que le pas cadencé sur le pavé sonore ; pas de cris : une curiosité naïve, souriante ; un bon accueil, simple, « ingénu… »

Promenade à la tombée du jour à l’est de la ville, au-dessus de la gare, du port de commerce et de Porstren. La vue est belle ; mais cette rade est trop grande : sur cette immense nappe d’eau, l’escadre est perdue et ses grands cuirassés sont tout petits. Rivages trop lointains, trop estompés, d’un tracé trop monotone. Ce n’est point le cadre un peu serré, mais précisément si « juste » de la rade de Toulon et ses belles montagnes lumineuses, aux contours fermes, au dessin classique…

Ici de jolis bleus grisâtres, chinés de floches blanches, avec le couchant rouillé d’une fin de journée venteuse. Le baromètre baisse.


27 août. — Vilaine journée d’automne précoce : du vent, de la pluie froide, un ciel lugubre, tourmenté… Quelle malechance si ça durait demain et après-demain ! Il n’en faudrait pas plus pour le décri de ces pauvres opérations combinées. Allez donc raisonner avec des gens qui ont eu vingt-quatre heures de mal de mer !…

Préparatifs d’appareillage ; et, comme le départ aura lieu de bonne heure, il n’y aura point de permissionnaires de nuit. A peine cette décision est-elle connue, que l’officier en second est assailli de demandes particulières. C’est étonnant le nombre de sous-officiers qui ont laissé tout leur linge à terre. Au quatrième, il devient inexorable. Nous avons déjà deux « absens illégalement », deux farceurs de mathurins en bordée…


28 août. — Grande surprise et agréable : très beau temps, ciel radieux ; un air élastique, frais, vibrant, d’une pureté telle, — lavé par la pluie d’hier, — que d’ici je distingue les détails des gros bastions naturels de Quélern, si admirés de Vauban.

A 7 heures, le Bouvines et le Tréhouart, éclairés par le contre-torpilleur La Hire, sortent avec une avance d’une heure pour aller prendre, au débouché de 13elle-Islc, le troisième paquebot, la France, qui porte les troupes embarquées à Lorient. Nous retrouverons ce groupe dans l’après-midi.

A 8 heures, appareillage du gros de l’escadre et des deux transports, Atlantique et Médoc. Celui-ci passe tout près de nous : triple étage de pantalons rouges dont les propriétaires regardent de tous leurs yeux un spectacle si nouveau. Très crânes, quelques-uns sont assis sur la rembarde du plat-bord… « Attendez un peu, mes garçons, dit le loustic Potrel, voilà la houle qui vient ; nous allons voir la tête que vous allez faire !… »

Les môles des jetées de la rade-abri sont noirs de monde ; des voitures courent sur la route de Sainte-Anne qui raie de gris, tout du long, le relief sombre et la forte verdure de la côte.

La division légère — croiseurs cuirassés et croiseurs protégés[4] — allonge son allure, nous devance au-delà du goulet, vers les Tas de Pois, et prend une position qui lui permettra de garder le contact à la fois avec le groupe Bouvines et avec le gros de l’escadre.

Au passage du raz de Sein, fort courant portant au Nord et contrarié par le vent ; aussi avons-nous un clapotis assez dur. Le Fontenoy remue un peu et nous regardons instinctivement les deux paquebots. Mais non : ces grandes coques ne bougent pas. Si nous avions, en travers, la longue houle qu’on rencontre si souvent ici, ce serait autre chose. Potrel en est pour sa prédiction.

Passé le raz, la division légère se déploie à grande distance, nous couvrant vers le sud, d’où viendront les trois cuirassés de Toulon, considérés comme une force navale ennemie ayant pour mission de s’opposer à la descente et de détruire les paquebots.

Pendant ce temps, le gros de l’escadre se dédouble, les trois grands cuirassés restant en tête avec le Médoc, les deux gardes-côtes et l’Atlantique viennent former une deuxième colonne sur adroite et un peu en retrait de la colonne principale. A 5 heures, lorsque le Bouvines et le Tréhouart nous rallient, escortant le paquebot la France, ce groupe reçoit l’ordre de former, à gauche de l’amiral, une troisième colonne symétrique à la nôtre. Les contre-torpilleurs garnissent les lianes, répétant les signaux.

C’est une jolie formation, qui protège bien « le convoi » représenté par les trois paquebots. Il faudrait peut-être une arrière-garde, pour couvrir les derrières, que des torpilleurs ennemis attaqueraient facilement, cette nuit. Mais voilà ! Toujours cette pénurie de bâtimens légers !…

A la nuit, nous faisons route sur la pointe sud de l’île de Ré. Temps splendide, calme plat.


29 août. — Aurore délicieuse : ce qu’il y a de plus exquis dans le ciel, ce n’est pas le côté lumineux où la « Rhododactyle Eos » entr’ouvre, comme elle le fait depuis si longtemps, les portes d’or de l’Orient, mais bien le côté du couchant : une « panne » de brume d’un gris doux, un peu mauve, à l’horizon ; puis, au-dessus, dans le pur éther, des teintes d’une harmonie et d’un fondu admirables, de la topaze claire à l’opale bleutée.

Aucun incident pendant la nuit. Point d’attaque. La division légère a dû se rapprocher pour rester à portée des signaux, mais la voici qui regagne en « s’égayant » ses postes d’éclairage de jour.

Qu’est ceci ?… Des signaux qui montent aux mâts du Masséna… « Venir tout à la fois au sud et se préparer au combat ! » Vile ! clairons, tambours ! Branle-bas de combat ! — en même temps que le « branle » des hamacs, car la moitié de notre équipage est encore couchée… Allons ! leste, garçons ! Les armes, les équipemens !… Les soutes ouvertes partout, la pression aux hydrauliques des tourelles, les treuils électriques des monte-charges prêts à marcher !… Allons ! ça y est, nous sommes prêts, et pour le prouver nous promenons sur l’horizon les longues volées de nos énormes 340.

Mais non… c’était une fausse alerte : l’escadre de défense, décidément, n’est pas là et nous n’aurons à en découdre — dans une heure environ — qu’avec les batteries de la côte. En attendant, nous reprenons la route primitive qui nous fait longer à bonne distance l’île de Ré et doubler le phare de Chauveau. Il est 6 h. 50 ; on a le temps de déjeuner et de prendre la tenue de jour. La bordée de quart commence à disposer les embarcations, qu’il faudra débarquer aussitôt mouillés là-bas, devant la Pallice…

— Mais si les batteries de côte vous arrêtaient ?

— Ah ! par exemple… Il ferait beau voir cela !

8 h. 30. — Nous reprenons nos postes de combat, serrant la côte en ligne de file. Hum ! où sont-elles, ces batteries ?… Tout cela est plat, uniformément plat… Ah ! cependant, tenez : voyez-vous sur l’avant et un peu par bâbord ce léger renflement au profil régulier ?…

Hé ! tout juste : un éclair, un petit ballon de fumée ; voilà la batterie de Sablonceaux repérée. Le Masséna ouvre le feu aussitôt et toute la ligne l’imite d’un roulement continu. Il est entendu, d’ailleurs, que les pièces d’artillerie moyenne, seules, tireront ; les gros canons et l’artillerie légère se contenteront de pointer.

Mais voici, sur la terre ferme, un peu par tribord, une deuxième batterie qui tire, et puis une troisième, droit devant : et toujours les petits ballons de fumée blanche nous indiquent leur gisement exact. C’est égal, ce pertuis d’Antioche est bien défendu, et s’il s’agissait d’une véritable opération de guerre, nous ne saurions nous engager dans le cul-de-sac que ferment, au nord, les hauts-fonds du Pertuis breton, sans entreprendre une attaque méthodique.

— Mais alors, plus de surprise ; les défenseurs auraient le temps d’accourir sur le point menacé ?

— Parfaitement, et ce serait en ce cas une descente de vive force qu’il faudrait prévoir, au lieu d’un simple débarquement. Nous sommes outillés pour cela… Il y aurait des pots cassés, par exemple ; mais quoi ! A la guerre !…

9 heures 30. — Le combat d’artillerie est terminé. Nous sommes censés avoir éteint le feu des batteries. Chacun prend le poste de mouillage qui lui était assigné sur les plans établis d’avance, tandis que les trois paquebots, longeant toute la ligne, vont jeter leur ancre le plus près possible de la plage de la Repentie. Plus près encore s’étagent, suivant leur tirant d’eau, les croiseurs légers et les contre-torpilleurs, dont l’artillerie protégera tout à l’heure la descente.

Vite ! vite, à l’eau vedette à vapeur, canots à rames, baleinières, youyou ! La vedette part la première, traînant le youyou derrière elle. Kervella, le patron, se redresse avec importance : il va prendre un général de brigade, à bord de la France… mission de confiance ! Notre camarade de M…, le lieutenant de vaisseau chargé des embarcations, est là, à la coupée, tout prêt à embarquer dans le grand canot, tandis que son enseigne S… est déjà dans la baleinière de plage, celle qui ira, sous le feu, porter à terre les fanions indicateurs et les piquets d’amarrage. On n’attend plus que le grand canot à vapeur du Courbet, qui doit prendre à la remorque, pour le conduire à bord du Médoc, notre chapelet d’embarcations… Mais rien ne vient.

10 h. 40. — enfin, le signal d’envoyer les embarcations le long des paquebots se déferle à bord du Massena. Le canot à vapeur du Courbet arrive aussitôt, et voilà les nôtres parties. Bonne chance là-bas ! Et en attendant qu’elles reviennent, — ce ne sera pas de sitôt : nos hommes ont emporté leur dîner… — voici, pour nous distraire, les cuirassés de la Méditerranée qui arrivent… un peu tard vraiment ! Mais savent-ils quel rôle leur faisait jouer notre thème d’opérations ? En tout cas, c’eût été miracle qu’ils apparussent ce matin, juste à point nommé.

D’ailleurs, ils ne viennent pas jusque devant la Pallice, où tous les postes de mouillage sont occupés, et l’amiral leur signale d’aller en rade des Trousses, à quelques milles au sud, vers l’île d’Aix et Oléron.

5 heures du soir. — Eh bien ! la descente, le combat sur la plage, la prise de la Pallice ?… Qu’est devenu tout cela ?…

— Ce que c’est devenu ? ma foi ! nous ne le savons guère… Nous avons vu là-bas, au Nord, des tireries lointaines, des groupes d’embarcations qui allaient et venaient, de grandes allèges qui sortaient de la Pallice et qu’on remorquait aux paquebots, et la journée s’est passée ici fort tranquille à compter les cheminées d’usine à terre et à regarder couler l’eau le long du bord… Elle a coulé très vite, du reste, car les marées sont fortes en ce moment et nos canots ont dû s’en apercevoir.

Au surplus, les voici qui reviennent. De M… va nous renseigner.

— Peuh ! Je n’ai pas vu grand’chose non plus, dit-il en dégrafant son sabre ; nous avons fait d’abord, avec d’autres groupes d’embarcations, un premier voyage des paquebots à la plage, qui est assez commode, quoique toute en galets, parce qu’elle a une inclinaison sensible et que les canots ne s’échouent pas trop loin. Avant d’arriver et pendant un demi-mille au moins, nous étions fusillés par les troupes de la défense, ce qui ne nous a pas émus, comme bien vous le pensez…

— Ah ! ah !…

— Mais oui,.. seulement il faut ajouter que depuis une bonne demi-heure nos bâtimens légers les couvraient d’obus… fictifs, ces chers défenseurs, sans qu’ils parussent s’en préoccuper.

— Vous nous en direz tant…

— Bref, nous nous sommes jetés à la plage, troupiers et marins, avec un entrain admirable. Je crois bien que nous avons été repoussés une fois par une charge à la baïonnette de l’ennemi…, mais je n’en suis pas sûr. Nous verrons cela demain dans les gazettes.

— Et le deuxième voyage ?

— Même répétition, sauf que l’ennemi, déconfit déjà, nous laissa à peu près tranquilles. Quant au troisième voyage, ce fut tout différent : le vent du Nord-Ouest s’était levé, battant en côte et le clapotis était assez fort pour gêner l’accostage. Aussi fallut-il beaucoup plus de temps et je pense que c’eût été là, dans une véritable opération de guerre, la meilleure chance des défenseurs. Et puis on avait mis le reste des troupes des paquebots sur ces grandes allèges, — des chalands énormes, à plate-forme très haute, — que l’on remorquait le plus près possible du rivage. Mais, tout de même, il fallait opérer un transbordement avec nos canots et, comme ceux-ci étaient beaucoup plus bas, ça n’allait pas vite. À ce propos, un détail qui a son importance : les paquebots sont lèges, n’ayant rien à porter — du moins l’Atlantique et le Médoc — que les troupes ; d’ailleurs, ils s’allégeaient de plus en plus, à mesure que ces troupes débarquaient, de sorte que les échelles de coupée étaient trop courtes et que les hommes, chargés de tout l’attirail de campagne, étaient fort empêtrés ! Il faudrait y prendre garde, dans une circonstance où les minutes valent des heures…

— Cela est vrai, dit l’officier en second, qui écoute, lui aussi, le récit de M… ; mais dans une opération réelle de débarquement sur la côte ennemie, les paquebots — à supposer que l’on employât ce moyen de transport pour l’infanterie — seraient en pleine charge, portant vivres, munitions, matériel, dans leurs cales, en même temps que le personnel dans leurs batteries. Les échelles ne seraient donc pas trop courtes, sauf à la fin de l’opération. L’observation n’en est pas moins bonne à retenir et c’est justement dans l’accumulation de ces petites remarques que se trouve le bénéfice d’une expérience comme celle-ci.

— Et les chevaux, et les canons ?… Où les a-t-on mis ?…

— Vous avez vu le Médoc et la France rentrer dans le port de la Pallcée, dont notre succès nous donne le libre usage. C’est à quai même, par conséquent, qu’on débarquera chevaux et voitures. Sur la plage, nous avions nos canons de 65 millimètres, que nos hommes démontent, débarquent et remontent si vite. Ils ont fait fort bonne figure, et leurs obus… fictifs toujours, ont précipité la retraite de l’ennemi du côté de l’Houmeau.

En définitive, bonne impression d’ensemble. L’opération de la descente de vive force, à partir du moment où le signal a été fait, fut bien menée et rondement conduite. Elle eût probablement réussi, même si les balles avaient été dans les fusils.

Maintenant, pourquoi ce retard d’une heure, qui donnait à la défense le temps de s’organiser ? — Eh bien ! justement, n’était-il pas intéressant, pour l’expérience en vue, de lui laisser ce loisir ?… La manœuvre prenait ainsi un double et captivant caractère d’offensive hardie et de défensive opiniâtre.

6 heures. — Toutes nos embarcations sont rembarquées, les feux sont poussés, les dispositions d’appareillage achevées. Nous levons notre ancre et la 2e division, l’ancienne division des gardes-côtes, part pour Quiberon.

Dimanche 1er septembre. — Avant-hier, après une assez longue séance de tirs à la mer et des incidens variés, nous avons retrouvé Quiberon, Port-Haliguen, Hœdik, le Morbihan, comme nous les avions laissés il y a treize ou quatorze mois. On dit qu’il y a beaucoup plus de touristes, de baigneurs, de pèlerins de Sainte-Anne, — on dit enfin que « ça prend ; » et c’est peut-être dommage. Grand bien leur fasse ! Nous, nous avons assez d’occupation avec le changement d’Etat-major de la division ;

1re journée, le 30 ; visites de courtoisie échangées avec ceux qui partent. Mon Dieu ! que c’est ennuyeux de changer ! on sait bien qui l’on quitte, etc., etc.

2e journée, le 31 ; départ officiel. Grande cérémonie : tenue du dimanche ; les équipages rangés sur les plats-bords et passerelles (la Melpomène[5] les range sur ses vergues, à l’antique méthode, et c’est bien mieux… Mais voilà ! nous n’avons pas de vergues) ; la salve de coups de canon, le canot de l’amiral qui pousse du Bouvines escorté par les canots des commandans de la division… Il passe près de nous : tambours, clairons, cris de « Vive la République ! »… Il s’éloigne… Le voilà tout petit, un point, qui disparaît derrière le môle de Port-Haliguen…

Et chacun se remet à sa petite besogne.

3e journée, le 1er septembre ; arrivée officielle. Même cérémonie en sens inverse : le même canot de même ! — c’est un peu comme « la voiture de M. le ministre… » ( ô banalité des temps ! ) débouche de Port-Haliguen et il faut les bons yeux de nos timoniers pour l’apercevoir. Il s’approche, il s’approche… Il passe près de nous : tambours, clairons, cris, coups de canon, visites officielles avec un bon sourire du nouveau chef, et puis visites de courtoisie de l’Etat-major nouveau.

Et chacun reprend sa petite besogne.


2 septembre. — Nous aurons ce soir une attaque de l’escadrille de torpilleurs de Lorient. On la promet sérieuse : il y aura des torpilles lancées (avec cônes en cuivre s’aplatissant sur les robustes carènes des cuirassés, ce qu’on appelle des « cônes de choc »), des projecteurs en action, du canon tiré ; et comme nous sommes mouillés au nord de la double ligne des cuirassés, fort près d’un éclaireur qui garde ses feux de position allumés pour qu’on ne torpille pas ses faibles flancs, il y a gros à parier que nous verrons de près nos dangereux adversaires.

8 h. 30 du soir. La nuit est à peu près noire, le ciel s’étant couvert fort à propos pour masquer


Cette obscure clarté qui tombe des étoiles…


nous avons tout éteint à bord, absolument tout ; mais, comme les dynamos marchent, sous le pont cuirassé, les projecteurs s’allumeront instantanément, aussitôt qu’un torpilleur sera entrevu dans l’ombre. Tous les hommes désignés pour la veille sont à leur poste : les armemens d’artillerie légère à leurs pièces, les marins torpilleurs à leurs projecteurs électriques, les limoniers sur les passerelles, écarquillant leurs bons yeux. Et c’est un timonier, en effet, qui aperçoit le premier… Vite ! Alerte ! alerte pour le 2e secteur ! Le projecteur bâbord de la passerelle est braqué, pointé, allumé… Le voilà ! Au travers d’un rideau de gaze lumineuse, voilà l’avant du torpilleur !… La coque est peu visible, peinte en noir mat, mais on voit le bourrelet scintillant de l’eau qu’elle déplace… et c’est toujours ainsi que le minuscule assaillant se dénonce. Le voici à bonne portée : feu ! feu !…

Un moment après et pour n’en avoir pas le démenti sans doute, — nos 47 millimètres, à la vérité, auraient pu le manquer ou ne lui faire que de légères blessures, — il nous décoche sa torpille, à peine à 100 ou 120 mètres. Eh bien ! on a beau l’avoir vu souvent, on est toujours impressionné quand on regarde le terrible engin qui court sur vous sans que rien ni personne ne puisse plus l’arrêter… Et nous le voyons admirablement dans l’eau calme, éclairée, pénétrée par la lueur diffuse qui s’échappe de notre faisceau lumineux… Il arrive, il nous touche… un coup sourd ! Il a choqué obliquement la ceinture cuirassée, un peu trop haut ; il glisse le long de notre muraille et, continuant sa route après une sorte d’hésitation, il fait un grand cercle qui va le ramener sur nous. Évidemment, le cône de choc étant écrasé d’un seul côté et, par suite, la symétrie des résistances rompue, la gyration va continuer tant que la machine n’aura pas stoppé, tant que le parcours normal ne sera pas achevé… En effet, la voilà encore, cette torpille enragée ! Elle revient exactement au même point ! Elle nous touche ; mais plus faible, cette fois, plus lente, elle nous effleure à peine, glisse, s’arrête et, délestée, revient à la surface. La baleinière 2, mise à l’eau, s’en empare, frappe un bout de filin sur la queue et la remorque, docile, à bord du torpilleur.

Celui-ci, stoppé à quelque cent mètres du Fontenoy, a suivi comme nous avec curiosité les évolutions, capricieuses et réglées à la fois, de sa torpille. Il la recueille des mains de nos baleiniers, lui passe une sangle sous le ventre, la hisse à bord et s’éloigne dans le noir sans plus de cérémonie.

Encore quelques coups de canon çà et là, quelques éclairs rapides de projecteurs, quelques formes fuyantes entrevues au loin… Il est 9 h. 30 : deux fusées vertes éclatent. C’est la fin de l’attaque, au moment même où la lune émerge d’un lourd rideau de nuages à bords frangés et luisans.

Demain, départ pour Cherbourg, et de là, après ravitaillement, à Dunkerque.


4 septembre. — À la mer.

Je me suis arrêté, pensif, en effeuillant l’agenda du carré… 4 septembre ! — Et tout de suite sont accourus d’émouvans souvenirs d’enfance… Une vaste place, irrégulière, à vieilles maisons laides, brûlées parle soleil ; une église bien plus vieille et grandiose, mais inachevée, bizarre, qui découpe sur le bleu intense du ciel le profil d’un massif clocher carré, en briques brunâtres, noircies, moisies par plaques… La foule est grande, — c’est le dimanche et l’heure de la grand’messe ; les paysans sont venus à la ville ; — mais cette foule, mouvante d’ordinaire, gaie, bruyante, est immobile, presque silencieuse, frappée de stupeur. Des groupes se forment et se reforment ; des hommes passent, qui disent des mots que je ne comprends pas encore ; ils ont des mines concentrées, farouches, et on les écoute anxieusement, on chuchote… de temps en temps des exclamations sourdes, douloureuses, indignées… Et tout cela fait un grondement continu qui flotte, menaçant, sur la grande place.

Là-bas, au pied du clocher, une pancarte est affichée, où l’on se presse, où l’on s’étouffe ; quelques-uns lisent tout haut :

« L’Empereur est prisonnier… » L’Empereur ! un empereur prisonnier !…

« 40 000 hommes ont mis bas les armes… » Hélas ! on croyait encore qu’il n’y en avait que 40 000 !…

Jour inoubliable !

Mais qu’est-ce que je dis là, inoubliable ?

Je me retourne : G… et S… jouent au jacquet en causant des incidens de la navigation ; on a vu Ouessant vers 8 heures ; le Masséna a rendu sa manœuvre indépendante,… de M… est étendu sur le canapé, fatigué de son quart de 4 heures à 8 heures du matin ; le médecin sonne et dit au timonier qui accourt d’envoyer les malades à la visite ; un mécanicien chantonne, les mains dans les poches de son veston… Personne, assurément, ne pense au 4 septembre d’il y a trente et un ans. Et moi, je n’ose même pas en parler…


5 septembre. — A Cherbourg.

Nous arrivons vers 8 h. 30, et à peine avons-nous pris notre coffre d’amarrage qu’un chaland énorme se dirige sur nous. Ciel ! c’est le charbon… déjà !… Depuis les célèbres ravitaillemens de l’armée navale, à Toulon, tous les ports se sont piqués au jeu, autant que les bateaux, et le bon Fontenoy lui-même, si mal disposé pour les « charbonnages rapides, » atteint quelquefois les 100 tonnes à l’heure.

Il y a fort à dire, au reste, sur cet entraînement, du pour et du contre, comme toujours. S… qui a fait les manœuvres sur le d’Orvilliers, tient ferme pour le ravitaillement ultra-rapide, les 150, votre les 200 tonnes à l’heure :

— Ah ! si vous aviez vu ça, vous autres, nous dit-il ; ce que ça fumait !… Nous y étions tous, officiers, aspirans, premiers maîtres… Le chef d’état-major de la division, le commissaire passaient les briquettes… L’amiral encourageait les hommes de la voix et du geste ! Et comme tout était bien disposé à l’avance ! La veille même, quand nous devions arriver de bon matin… Eh bien ! après ça on était éreinté, mais content ; quant aux hommes, ils étaient absolument emballés… Et quel bonheur de faire la nique aux Anglais ! On nous rasait depuis si longtemps avec leurs 200 tonnes à l’heure !…

— Fort bien !… Faire la nique aux Anglais, effectivement, c’est un bonheur rare. Mais, dites-nous donc : où mettiez-vous tout ce charbon ? Pas dans les soutes certainement. L’arrimage des briquettes ne va pas si vite…

— Non. Il fallait mettre à peu près tout dans les entreponts. Les soutes se remplissaient ensuite peu à peu. Je vois bien ce que vous voulez m’objecter, qu’alors le bâtiment n’était pas vraiment prêt à marcher et à combattre. D’accord ; mais vous oubliez l’avantage de débarrasser tout de suite les chalands à charbon, qui revenaient au parc, se remplissaient et repartaient pour un autre bâtiment.

— Pas toujours !… Quand messieurs les ouvriers de l’entrepreneur consentaient à travailler ! En tout cas, votre raisonnement ne prouve que la nécessité d’augmenter le nombre des chalands à charbon du port de Toulon, — comme des autres, du reste, — ou de créer de nouveaux appontemens où le charbon puisse arriver, sur les rails, aux bâtimens accostés, ce qui est évidemment l’idéal. Maintenant, reprenons un peu ce que vous nous avez dit : tout était bien disposé à l’avance, et de la veille. Pensez-vous qu’en temps de guerre, on aura, le loisir, ou seulement la possibilité d’agir ainsi ? Supposons-le cependant. Si bonnes, si judicieuses que puissent être ces dispositions, elles n’auront pas la vertu de suppléer aux forces des équipages, et on oublie peut-être trop que la guerre, la guerre réelle, la guerre avec les terribles engins modernes, la guerre avec ses préoccupations, ses responsabilités, ses énervemens — dont la répercussion se fera sentir, en fin de compte, sur les équipages — causera de bien autres fatigues physiques au personnel que les plus fatigantes manœuvres du temps de paix. Et s’il en est ainsi, sera-ce bien le moment, quand vous rentrerez au port, quand tout votre monde, en pleine détente nerveuse, soupirera après un repos si mérité, si nécessaire, d’exiger encore des efforts qui, de votre propre aveu, sont éreintans. Par le fait, vous aurez beau les exiger…

— Oh ! oh ! nous les obtiendrons tout de même, si nous les exigeons. Je reconnais toutefois que votre nouvelle objection a du fondement ; mais, d’autre part, la nécessité des ravitaillemens rapides n’étant pas discutable (surtout pour la marine la moins forte, où la mobilité, l’activité doivent balancer autant que possible l’insuffisance numérique des unités de combat), je ne vois pas comment…

— C’est bien simple : faites embarquer le charbon, à bord, par des corvées empruntées au dépôt des équipages, à terre… Et ce que je dis du charbon s’appliquera aussi bien aux vivres, aux munitions, bref à l’ensemble du ravitaillement. Vous trouverez là le parfait emploi, — en attendant mieux, — de ces « énormes » contingens d’inscrits maritimes et de réservistes que l’on a tant reproché à la marine, depuis quinze ans, de ne pouvoir ou savoir utiliser. et en même temps vous sortirez de la fâcheuse dépendance d’un entrepreneur civil ; vous substituerez à des mercenaires inconnus, de bonne volonté plus que douteuse, un personnel sûr, discipliné, animé d’un excellent esprit…

— Au demeurant, voulez-vous que je vous dise ?… Les cas seront rares où une telle précipitation deviendra nécessaire, et plus rares encore ceux où les bâtimens revenant de la mer après plusieurs jours, après des semaines, peut-être, de croisière, n’auront pas à demander au port autre chose que du charbon, de l’eau, des vivres frais et des munitions. Ils auront tous des réparations à faire, du matériel à changer, — et les opérations de ce genre dureront, quelque zèle qu’on y apporte, beaucoup plus de deux heures.

— Soit ! mais je tiens toujours que nos exercices d’embarquement furent excellens, comme tout ce qui entraîne les hommes, comme tout ce qui leur donne la pleine conscience et l’exacte mesure de leurs forces, tout ce qui développe l’émulation en même temps que la confiance mutuelle, car s’il y a un « exercice général, » c’est bien celui-là… et vous savez quel est l’intérêt des exercices généraux pour nos équipages modernes, fractionnés en tant de spécialités, étrangères les unes aux autres.

— Ici nous sommes d’accord, mon cher ami. Va donc pour l’embarquement ultra-rapide… en temps de paix.


7 septembre. — Nous venons de pavoiser. Quoi ! déjà ?… Oh ! ce n’est pas encore pour la Russie ; c’est pour le Brésil, qui célèbre aujourd’hui une fête nationale, l’anniversaire d’une révolution.

C’est que nous avons sur rade un bâtiment brésilien, un croiseur de près de 3 000 tonnes, qui sert d’école d’application pour les jeunes officiers. Ce bâtiment s’appelle le Benjamin-Constant. Il ne s’agit pas de l’homme d’Etat si connu, de l’auteur d’Adolphe, de l’ami de Madame de Staël, de l’ennemi de Napoléon, mais d’un autre homme politique, un politique brésilien, d’illustration plus récente. Il parait (je ne garantis pas) qu’il y avait à Rio, vers 1830, un Français qui, se nommant Constant, voulut que son fils poussât l’heureuse fortune jusqu’à s’appeler aussi Benjamin. Il était écrit sans doute que les Benjamin Constant auraient maille à partir avec les empereurs. Or, rencontre bizarre, le Benjamin-Constant, le croiseur brésilien, se profile pour nous tout juste sur la grande cale du Jules-Ferry, le croiseur cuirassé français en construction. Convenez, que le hasard s’amuse aux rapprochemens ingénieux.


9 septembre. — À terre.

J’ai pu aller en ville aujourd’hui. Cette entrée du port de commerce est toujours intéressante, avec, dans le fond, la gorge pittoresque de la Divette, aux lointains bleutés, encadrée d’un côté par le beau morne rouge et gris du Roule et, de l’autre, par les frais coteaux d’Octeville.

Cherbourg est en l’air, joyeux, alerte. Encore un peu, les rues seraient bruyantes. Beaucoup d’étrangers qui sont venus voir l’escadre ; beaucoup de touristes anglais et allemands avec l’inévitable complet gris. D’affreux et puans automobiles avec d’assez vilains « chauffeurs, » que le tout-Cherbourg des quais regarde la bouche ouverte… En revanche, quelques jolies petites femmes sur les trottoirs, — peut-être les cœurs que notre belle jeunesse de l’escadre traîne après soi. On les reverra à Dunkerque.

Il y a du monde dans les magasins, ce qui les change… le prix des gants a augmenté ; celui des fleurs aussi, et surtout des plantes vertes, que s’arrachent les bateaux où l’on prévoit des réceptions.

Peu de yachts, cependant, et petits. Presque tous anglais, du reste ; un belge et un turc. Ce turc surprend.

Et les yachts français ? — Que voulez-vous ? La saison est avancée déjà : il y a la chasse, les châteaux, les grands bois… Ah ! comme le Français est terrien ! C’est notre grand malheur, à nous, pauvres marins, toujours inconnus de la nation…


10 septembre. — Les ordres commencent à pleuvoir, commentant les dépêches ministérielles : la physionomie de la cérémonie navale se dessine. Ce sera compliqué, forcément, par les circonstances de lieu et de saison ; espérons que le protocole y mettra du sien en réduisant ses exigences.

C’est que Sa Majesté Nicolas II ne pourra pas brusquer les choses comme son auguste aïeul Pierre Ier, qui prit dans ses bras le petit Louis XV, au grand scandale de M. le maréchal de Villeroi. Sur mer on ne fait pas ce qu’on veut. Et puis… tant il y a que ce transbordement du Standart sur le Cassini, quasiment en pleine mer, — car de rade, à Dunkerque, il n’y en a pas, mais seulement un mouillage, ce qui n’est pas la même chose, — ce transbordement soulève bien des objections. Enfin ça dépendra du temps, d’un temps d’équinoxe…


12 septembre. — On dit merveilles du Cassini et de ses meubles de chez X…, de certains fauteuils où Leurs Majestés pourront s’asseoir, si les circonstances s’y prêtent ; et surtout de sa tente de dunette, une exquise tente blanc et bleu, — les couleurs de la Russie !

Oui, mais, en attendant, nous ne ferons pas d’illuminations électriques. Il n’y a pas assez de lampes à incandescence ici, et il convient de garder le stock pour des besoins militaires. Dunkerque n’aura pas le beau spectacle qu’eut Cherbourg, l’an dernier. En revanche, nous l’accablerons de nos projections lumineuses, nous l’éblouirons de l’éclat de nos 60 ou 70 faisceaux.


13 septembre. — Les ordres se succèdent, renchérissant toujours sur les précautions et sur les prévisions. Avec ce terrible aléa du temps, il n’est point aisé de tout régler à l’avance ; ou, si l’on admet trop de cas, on risque de tomber dans la complication. Nous ferons pour le mieux, mais tout le monde hoche la tête. Ah ! comment se fait-il que la « rade » de Dunkerque en soit encore à l’ébauche tracée par la nature et qu’il serait si facile d’achever ?… Comment ! nous avons là, courant le long de la côte et à un mille environ de celle-ci, un mur naturel, un banc de sable dur qui émerge presque à mer basse — tout à fait même en certains points — et l’idée ne nous hante pas de compléter ce mur, de l’achever avec quelques blocs de béton ?… Du coup, quelle rade parfaite, au lieu du mouillage tourmenté, précaire, où nos frégates cuirassées, en 1870, roulant bord sur bord, embarquaient péniblement, lentement, un peu de charbon et d’eau !

On ne niera pas sans doute la valeur militaire de Dunkerque ? Un enfant la reconnaîtrait, et s’il suffirait déjà de dire que c’est notre seul port sur la mer du Nord, on peut bien aussi rappeler la crainte qu’en avaient les Anglais et que ce n’était pas seulement le souvenir de Jean Bart qui inspirait les humiliantes stipulations du traité d’Utrecht, mais encore le plus juste instinct stratégique.

Au reste, indispensable pour faire de Dunkerque la précieuse base d’opération maritime qu’il doit être, la digue du Brack-bank ne serait pas moins utile à l’actif emporium qui grandit, qui s’enrichit, qui se développe tous les jours là-bas, au débouché des populeux canaux de Flandre. Car, outre que les vapeurs et les voiliers à quatre ou cinq mâts sont souvent obligés d’attendre plusieurs heures au mouillage extérieur qu’il y ait assez d’eau pour rentrer dans le port, et que d’ailleurs la mer, quand elle bat directement en côte, rend l’accès des jetées fort dangereux, Dunkerque, pourvu d’une rade abritée, deviendrait un port de réexpédition et de transit, une escale de grands paquebots, un port franc bientôt, un dépôt de matières premières qui recevraient sur place, et sans acquitter de droits, une immédiate et fructueuse mise en œuvre, grâce au bas prix des charbons.


14 septembre. — Le Dupuy-de-Lôme, le D’Assas, et trois contre-torpilleurs sont partis hier soir pour préparer le mouillage de l’escadre à Dunkerque. Nos postes seront marqués par de petits plateaux portant le signe distinctif de chaque bâtiment. À propos des croiseurs, une assez intéressante discussion s’engage, au déjeuner, sur la tactique qu’ils devraient adopter pendant le combat d’escadre.

— À tant faire, observe judicieusement de M…, il faudrait dire : avant, pendant et après le combat d’escadre ; et puis il faudrait distinguer entre croiseurs cuirassés et croiseurs simplement protégés, car si l’on peut admettre que les premiers s’engagent avant et pendant le combat des grosses unités, en raison du cuirassement de leurs flancs, les seconds, qui seraient percés à tout coup au-dessus de leur pont blindé, ne devront s’y risquer qu’après, j’entends par là dans la dernière phase de l’action, quand les cuirassés se seront bien écharpés.

— Vous leur faites, en somme, achever les vaincus ?

— Hé ! qui sait ?… Porter peut-être le coup décisif, — avec les torpilleurs ou contre-torpilleurs, si l’on a pu en amener sur le champ de bataille. Supposez qu’au Yalou, l’amiral Ito eût disposé des torpilleurs qu’il avait malencontreusement laissés, avec deux avisos, à Ping-Yang : il aurait achevé, coulé sur place les deux cuirassés chinois ruinés par son artillerie au-dessus de la flottaison, tandis qu’il fut obligé de les laisser pantelans, inertes, mais flottant toujours et le pavillon haut, sur le lieu de l’action, si bien que Ting se prétendit victorieux.

— Oui, c’est entendu, torpilleurs, destroyers, croiseurs légers, tout sera bon à ce moment-là. Ce que nous ne voyons pas bien, c’est comment vous utiliseriez la division légère, — fût-elle même constituée exclusivement avec des croiseurs cuirassés…

— Elle ne serait point si légère, alors… Et il vaudrait mieux lui donner un autre nom, « escadre d’observation, » par exemple, comme autrefois… Mais je vous ai interrompu parce que je devine votre question : comment utiliser les croiseurs cuirassés avant le combat d’escadre, c’est-à-dire dans l’espace de temps compris entre le moment où la division légère aura décidément reconnu et annoncé l’ennemi et celui où les imités lourdes, les cuirassés d’escadre engageront le combat d’artillerie ? — C’est cela, n’est-ce pas ? — Eh bien ! nous savons tous, et S… qui a vu les dernières rencontres tactiques dans la Méditerranée, a pu constater l’importance qu’il y a pour les deux adversaires à se présenter en formation régulière, définitive, — formation dans laquelle on est bien assis, passez-moi le mot, parce qu’on l’a prise depuis quelque temps déjà, — au moment où s’échangent les premières salves. Il est acquis que celle des deux escadres dont l’attention sera distraite de ce début de l’engagement d’artillerie par la nécessité de prendre ou de rectifier sa formation de combat se trouvera, ipso facto, dans un état d’infériorité dont elle aura de la peine à sortir, en raison de l’ascendant pris par le feu de l’ennemi.

S’il on est bien ainsi, ne trouvez-vous pas naturel d’employer les croiseurs cuirassés à troubler, à retarder, à empêcher même les mouvemens qui auront pour objet de faire passer l’adversaire de sa formation de route à sa formation de combat ?

— Cela pourra leur coûter cher, même s’ils s’arrangent pour ne présenter que des surfaces fuyantes aux énormes projectiles des cuirassés de ligne… mais enfin il se peut que leur intervention procure un bénéfice appréciable. Seulement ce bénéfice disparaîtra si la formation de combat adoptée par l’ennemi est précisément sa formation de route, la simple et bonne ligne de file, par exemple.

— Non, le bénéfice ne disparaîtra pas tout à fait, car il n’est pas possible que cette ligne de file n’ait pas à subir au moins des changemens de direction, des ploiemens, qui mettront successivement les anneaux de la chaîne dans des positions défavorables par rapport aux croiseurs, d’autant que ceux-ci conserveront toujours les avantages d’une plus grande vitesse et d’une plus grande liberté de mouvemens.

— Vous êtes au moins obligé d’admettre, en tout ceci, que l’adversaire n’a pas de croiseurs cuirassés formant division légère ?…

—… Ou qu’il n’en a qu’un très petit nombre, et nous voyons, dès maintenant, d’après les programmes de construction connus, que tel sera le cas, dans quelques années, pour les escadres de deux ou trois puissances maritimes importantes. Au demeurant, si chacune des deux forces navales en présence a une forte escadre légère ou escadre d’observation, l’utilisation de ces deux avant-gardes, au point de vue du combat, est toute trouvée : elles se battront les premières et, de deux choses l’une, ou bien cet engagement se soudera avec celui des cuirassés de ligne en y apportant des péripéties initiales qu’il est plus aisé de pressentir que de déterminer exactement, ou bien il y aura deux rencontres distinctes, à quelques milles Tune de l’autre, — et c’est ce qui se passait le plus souvent autrefois, du temps des vaisseaux et des frégates, — les croiseurs victorieux revenant aider le plus tôt possible leur cuirassés.

— Aide précieuse ! dit S… Du moins en avons-nous jugé ainsi le jour du combat d’Ajaccio. Vous savez que nous avions été quelque peu surpris, nous, les bloqueurs, par la brusque sortie, au point du jour, de l’escadre bloquée. Le combat s’engagea donc dans des conditions assez défavorables pour nous, et notamment en l’absence de notre division légère, qui était dispersée. Celle de l’adversaire en profita pour nous canonner, et comme nos grosses pièces avaient assez à faire de répondre au feu des cuirassés, l’artillerie moyenne des croiseurs nous faisait du mal… non ! je veux dire : nous eût fait du mal, sans risquer beaucoup.

— Or, de ces croiseurs, les plus forts étaient le Bruix, le Dupuy-de-Lôme, que l’on hésiterait peut-être à engager avec des cuirassés d’escadre, au début de l’affaire surtout. Mais songez à l’appoint qu’eussent apporté aux bâtimens de ligne des croiseurs cuirassés aussi puissamment armés que la Marseillaise ou le Jules-Ferry — ou encore que Fürst Bismarck !…

— Parbleu !… La vérité, c’est que ces prétendus « croiseurs cuirassés » sont des « cuirassés rapides… »

— Et que lorsque l’escadre légère ou escadre d’observation sera composée d’unités de ce genre, ce sera tout à fait comme en 1782 où, le 22 octobre, Lamotte-Piquet essayait de retenir à coups de canon de sa division légère la flotte de Howe qui venait de conduire à Gibraltar un convoi de ravitaillement. Cette division était composée de vaisseaux à deux ponts doublés en cuivre, — grande nouveauté alors, — et des plus fins voiliers de l’armée combinée franco-espagnole, dont elle laissait malheureusement le gros trop loin derrière elle.

Le vaisseau de 74 fin voilier, doublé en cuivre, c’est le grand croiseur cuirassé d’aujourd’hui, et par suite..

— Messieurs, dit un timonier qui entre brusquement, il est midi : on met aux postes d’appareillage !


15 septembre. — Hier, au moment où nous larguions les aussières de nos coffres, une pluie diluvienne est tombée, tandis que le tonnerre grondait sur le Roule et que les éclairs illuminaient les fonds sombres de la gorge de Quincampoix. Ce fut fort dommage pour les rares Cherbourgeois que la curiosité d’un beau spectacle maritime retenait loin de leur dîner, sur la place Napoléon. D’ailleurs, après ce violent orage (qui ne retarda pas d’une minute la majestueuse sortie de nos 13 bâtimens), le beau temps semblait revenu, lorsque, cette nuit, la brise a pris au nord-nord-est, a fraîchi indiscrètement, et nous voici, ma foi ! avec du mauvais temps, une mer qui se tourmente, qui se creuse, qui nous fait tanguer… La plage avant, — trop basse, — est couverte à tous coups, les crêtes de lames battent la tourelle de 340, les embruns montent jusqu’à la passerelle. Tout cela est ennuyeux et d’assez mauvais augure, mais nous marchons, quand même, sans difficulté.

Ce matin, de très bonne heure, ayant doublé le Varne par le nord, nous sommes venus « attaquer » Blancnez et Sangatte, tandis que Grisnez nous restait par la hanche de tribord, enveloppé de brunies. Voici Calais dans le sud-est, Calais et son grand phare, ses trois tours, la gare maritime et les longues jetées. Un pilote vient nous ranger de près. Il sait bien que nous ne le prendrons pas, mais il veut sans doute passer, lui aussi, sa petite revue navale, et il se tient tout droit, l’œil curieux, les mains dans les poches de son suroît luisant, tandis que son cotre saute agilement sur le des îles lames rageuses….

9 heures et demie. Nous sommes au bateau-feu du « Dyck, » à l’entrée de ce bras de mer aux eaux jaunâtres et troubles qui court de l’ouest à l’est entre les bancs de Flandre et la côte ferme, — ferme, oui, mais à cause de ses digues, car elle est si basse !…. — et qui, prenant, à quelques milles d’ici, le nom de rade de Dunkerque, se termine en cul-de-sac à la barrière du Traepeger-bank, juste à la frontière de Belgique.

À 10 heures, le deuxième bateau est dépassé : c’est le Snow, une bonne galiote toute ronde qui, en travers à la houle du nord-nord-ouest, route abominablement. Toutes jumelles dehors et le soleil filtrant un petit à travers la brume, on commence à bien voir Dunkerque, après les clochers et les bouquets de bois de Mardyck et de Saint-Pol.

Dans l’ensemble, même aspect que tout à l’heure, à Calais : un grand phare, de longues jetées, — moins longues cependant que celles de Gravelines, que nous venons de doubler, — deux hauts clochers, l’un équarri au sommet, noirci par le temps : c’est le beffroi, le beffroi au carillon célèbre ; l’autre que termine une longue flèche, où un je ne sais quoi de clair et de luisant dénonce la bâtisse neuve : et en effet c’est l’Hôtel de Ville que l’on inaugurera après demain. Au-delà de l’agglomération principale, derrière les jetées et les fronts fortifiés dont les grosses pièces battent la rade, je découvre toute une ville nouvelle, un Dunkerque que Jean Bart n’a pas soupçonné, quelque vive qu’ait pu être son imagination ; un Dunkerque élégant, mondain, évaporé, avec un kursaal, un casino assez lourd, pour être juste, une digue-promenade, que dis-je, deux, trois digues-promenades qui doivent, ma foi ! vous conduire jusque chez les bons Belges, et tout cela bordé de la plus étonnante enfilade de kiosques ronds ou carrés, plats ou pointus, de chalets baroques, de villas tourmentées, vaguement moyenâgeuses, coiffées de pignons bien inutiles, architectures étranges où une audace laborieuse masque mal les défaillances du goût moderne.

Au reste, nous aurons tout le loisir de nous habituer à ce décor de cosmopolis bourgeoise, car nos postes de mouillage, — l’ancre tombe à 10 h. 55 sur le plateau flottant qui va la repérer, — sont précisément fixés devant la plage de Malo-les-Bains.


16 septembre — Le temps s’améliore enfin et l’espoir d’une belle journée, pour le 18, prend de la consistance. Pourtant, il y a encore de la levée : à tribord, du côté du large, nous embarquons « des baleines. » Le bureau de l’officier en second est couvert d’eau et voici tous ses papiers, ses précieux papiers, qui flottent… Que ne laissait-il son sabord fermé ? — Aimable rade, tout de même !

Ce n’est rien que cela ; mais, au moment où j’allais prendre le canot major et jeter un coup d’œil sur ce qui se passe à terre, signal de changer de mouillage ou de rectifier les positions. Or, pour faire cette opération, il faut attendre le changement du courant de marée, lequel n’aura lieu que vers i heures ou 4 h. 30. Autant dire que je ne verrai Dunkerque qu’à la longue-vue, mon poste de manœuvre étant sur la passerelle, ce qui ne me permet pas de m’absenter. Faisons sans hésiter ce sacrifice patriotique sur l’autel de l’alliance !

Vers 5 h. 30, décidément, tout le monde est à son poste et, comme il fait calme, les deux lignes sont fort belles à voir.

A Dunkerque, tout se pavoise : et c’est d’un joli effet, à distance, les haubans immenses, couverts de pavillons multicolores, qui descendent obliquement du haut beffroi…


17 septembre. — Inquiétude générale, sourcils froncés partout ! Hier soir le baromètre a commencé à baisser et le soleil s’est couché dans une panne livide, bordée de pourpre sombre, violacée… Aujourd’hui tout est gris, brouillé, venteux et « crachineux ». Heureusement encore que la brise, assez fraîche, vient de la terre, de sorte « qu’il n’y a pas de mer, » comme disent les marins, mais cependant un assez fort clapotis qui suffirait à gêner, surtout du côté du Snow, le transbordement des Souverains, du Standart sur le Cassini.

Entre temps on continue à changer de mouillage, ce qui est long ; et on le regretterait à cause de l’astiquage, de la peinture, si la pluie permettait d’en faire. Mais, de ce côté-là, c’est fini ! On nous prendra comme nous sommes, et nous sommes propres, sinon bien reluisans.

Ce soir le temps est tout à fait gâté. L’amiral prévient qu’il n’ira pas au bal que la municipalité donne à l’hôtel de ville, si flambant neuf. Ça va mal…


18 septembre, 5 h. 30 du matin. — Nous y sommes, à ce grand jour !… Et ce grand jour est un jour sombre, froid, aigre, où la brise du nord-ouest pousse violemment sur la terre de grosses nuées grises qui vont obscurcir l’aube, du côté de Ni eu-port et de Fumes. La mer est faite, et sur ce point le mal est sans remède. Le programme subira des modifications.

L’alignement de nos deux rangées de cuirassés, encore troublé cette nuit par les caprices de la mer et des courans, laisserait un peu à désirer pour les puristes ; mais enfin ça n’est pas mal. et puis, à quoi bon y retoucher ? Le Standart, le Cassini, les vapeurs qui les suivent pourront-ils circuler ?… Le Cassini pourra-t-il même sortir ?…

Cependant, à bord du Fontenoy, le programme particulier tracé par le « cahier de service » s’exécute ponctuellement : à 4 h. 30, on a fait lever, déjeuner et changer en tenue de jour les hommes qui doivent hisser le grand pavois à 5 h. 30 exactement, lever du soleil. Le reste de l’équipage, réveillé à 4 h. 50 seulement (20 minutes de rabiot, c’est insignifiant, vous semble-t-il ?… ce n’est pas l’avis du compère mathurin), est tout prêt en tenue n° 1, à 5 h. 45, et, entre temps, donne un petit coup à l’astiquage… La pluie a cessé, Dieu merci ! mais c’est tout ce que nous avons gagné sur hier.

6 h. 30. Allons, il faut le reconnaître, le temps s’améliore un peu. Oh ! pas beaucoup… Seulement nous commençons à croire que la revue aura lieu, tandis que, tout à l’heure, on en pouvait douter. L’équipage est aux postes de compagnie sur le pont tribord et bâbord ; les officiers, les maîtres sont en grande tenue (Dieu ! que le bicorne est donc gênant et que l’habit brodé est peu chaud ! ) ; nous n’attendons que le signal du Masséna pour passer à la bande en l’honneur du Président de la République ; mais 7 heures sonnent, puis 7 h. 30, et l’on ne voit aucun mouvement dans les jetées de Dunkerque. Or, la mer baisse !… Que fait donc le Cassini ?…

8 h. Rien encore. L’anxiété commence à être vive. On voit bien les mâts du Cassini au-dessus de la jetée de l’Est, mais l’aviso semble immobile. Se serait-il échoué en sortant de l’écluse Trystram ? Quel est donc son tirant d’eau exact, et à quelle côte est creusé le chenal au-dessous du zéro des cartes, au-dessous des plus basses mers ?…

Mais, avant que cette importante question soit mise au point, un cri part de la passerelle où nos plus fins timoniers sont à la veille, longue-vue en main.

« Le Cassini fait en avant ! »

Allons ! tout est sauvé pour le moment ! vite, aux postes de bande et de salut !… 21 coups de canon par bateau : ça va en faire dans les environs de 400 pour cette fois… 7 cris de : Vive la République !… Ah ! dame ! le premier a peu d’écho ; l’officier de manœuvre et le maître, son sifflet à la main, en restent bouche bée. On a cependant bien prévenu les hommes, mais ils sont toujours surpris quand on leur demande de pousser un cri d’ensemble… Ils se regardent les uns les autres, indécis, un peu honteux… Ils n’osent pas ! — Nous nous y mettons tous et voilà nos gens partis.

Maintenant, il faut bien le dire : au point de vue purement phonétique, le cri de : Vive la République ! ne rend pas. C’est trop long, d’abord, et les syllabes sont toutes aiguës. On n’en a pas plein la bouche, tandis que « Hourra ! » parlez-moi de ça. On l’entend de loin ! — Seulement ça ne signifie rien ; c’est tout ce qu’on voudra, mais pas français.


Une pause, une longue pause. — Nous remettons nos hommes aux postes de compagnie, en dedans de la superstructure où ils sont abrités de la bise cinglante, et nous nous pressons frileusement sur la partie de la plage arrière que défend la tourelle… Eh ! eh ! un rayon de soleil ! Qu’il soit le bienvenu !… Et tout de suite les « kodaks » apparaissent. Songez donc ! L’occasion est unique de fixer sur la plaque tout l’état-major du Fontenoy en grande tenue. Tout à l’heure même, quand le Standart passera, qui sait si l’on ne décrochera pas un cliché sensationnel ? — Mais le salut militaire ? Et l’immobilité ?… Bast ! il n’y a rien d’impossible à un « instantanéiste !… »

Le timonier, cependant, le timonier ne voit-il rien venir ? Il est 9 h. 30, l’escadrille russe doit s’approcher…

On ne voit rien encore : le Cassini a disparu à l’ouest. — Cependant, attendez : quelques fumées estompent, brunissent l’horizon du côté du Dyck et de Calais… Ce doit être eux.

— Enfin, comment se fait-il, s’écrie le commissaire, que vous les attendiez du côté de Calais ? Ça m’intrigue, je l’avoue ; et il semblerait plus naturel que ce fût du côté du nord, de la haute mer ; ou même du côté de l’est, de la Belgique, de la Hollande…

— La géographie vous donne raison, cher commissaire, mais l’hydrographie vous donne tort ; car, au nord, au nord-est et tout le long de la côte jusqu’à l’Escaut, s’étendent des bancs à plus de 20 milles au large, des bancs sur lesquels le Standart, la Svetlana, le Varyag, ne pourraient naviguer en ce moment. Il n’y a d’eau pour eux qu’à l’ouest et, comme nous, l’autre jour, ils passeront forcément devant Gravelines. Par conséquent, pour les navires mouillés en rade de Dunkerque, ils auront l’air de venir de Calais.

9 h. 40. — Les voilà, décidément !… Voilà les Russes ! D’en haut, le timonier distingue les mâts, les pavillons, les coques mêmes… On se précipite, on grimpe sur les passerelles, jumelles à la main : c’est bien eux, dit-on de confiance, car ils sont encore fort loin… Et, tandis que les yeux s’écarquillent, un souvenir singulier me vient, un souvenir bien inopportun !

Tout enfant, j’avais une vieille grand’tante qui habitait l’Artois, sur les confins de Champagne. Elle me racontait 1814 et la peur des Cosaques… « Quand on criait : les voilà, les voilà ! et qu’on les voyait venir de loin, courant sur la route… Ah ! mon petit !… » Elle en avait encore un tremblement, la bonne femme, et moi j’avais peur avec elle… Il me semblait les voir, ces Cosaques, avec de grandes barbes, des dents longues et des yeux féroces, couchés sur leurs petits chevaux… et une lance ! une lance qui n’en finissait pas ! — C’est comme ça que les représentaient les images d’Epinal qu’on m’achetait quand j’étais bien sage… Les temps sont changés, fort heureusement ! Oui, les voilà ; ils vont vile : les coques grandissent, s’élèvent sur l’horizon, l’une toute notre qui doit être celle du Standart, les deux autres blanches, ou gris clair, et tout d’un coup éclate notre canonnade : cette fois, c’est 101 coups par bâtiment, soit plus de 2 000. Pénible épreuve pour les tympans ! Ce qui nous sauve, c’est qu’on n’a mis en jeu que les 47 millimètres et que, d’ailleurs, nous sommes placés sur la passerelle arrière, tandis que font rage sur la passerelle avant nos braves petits pétards.

Mais qu’a-t-on fait au Snow, où devait avoir lieu le transbordement ? Quelle décision a-t-on prise ? — La réponse arrive sans tarder : le Standart stoppe à 800 mètres environ de nos têtes de ligne et laisse tomber son ancre de bâbord, manœuvre qu’imitent aussitôt le Cassini et toute la suite, sauf les torpilleurs d’escorte.

C’est donc ici, en face de l’entrée du port, que l’opération aura lieu. Seulement quel est « le cas » qui va se présenter, des trois qu’admettent nos renseignemens officiels ?

D’abord il n’est pas possible que la Tsarine se rende à bord du Cassini, en dépit de la séduction qu’exerce sur elle. — n’en doutez pas, — la jolie tente blanc et bleu. On ne peut dire en vérité qu’il fasse mauvais, mais enfin ce n’est pas, pour une impératrice, un temps à se promener sur l’eau dans un frêle esquif. Aux échelles de coupée dont les coups de mer soulèvent brutalement les plates-formes inférieures, on risquerait de sérieux accidens. Le Président lui-même, — qui a bien le droit de n’avoir pas le pied marin, — s’y risquera-t-il ?…

Il s’y risque, et le canot de notre amiral, sans trop d’encombre, le conduit à bord du Standart, où, aussitôt, le pavillon du Président français, hissé au grand mât, vient mêler ses plis à ceux du pavillon impérial.

10 h. 40. — « Le Standart lève son ancre ! » crie le guetteur. C’est le moment décisif : la revue va commencer. Le Tsar et le Président la passeront sur le yacht russe et dès lors toute incertitude cesse : nous sommes dans le troisième cas, prévu, réglé par le protocole.

Eh bien ! qu’est ceci ?… Il était convenu, arrêté que le Cassini serait, en tout cas, chef de file et surtout que le cortège suivrait ne varietur la route indiquée sur les plans officiels par un seul et unique tracé s’adaptant aux trois cas considérés… Et voici que le Standart, prenant la tête, s’engage résolument, du premier coup d’hélice, entre nos deux colonnes, au lieu de passer au nord ! Bien plus, comme il a très rapidement levé son ancre, justement du côté où ni le Cassini, ni les torpilleurs d’escorte ne le pouvaient voir commodément, il prend une forte avance, il passe tout seul au milieu de l’escadre et, ma foi ! la scène n’y perd rien en majesté, au contraire ! (Est-ce que vous ne trouvez pas qu’on devrait bien laisser faire un peu à leur guise les chefs d’Etat ? Ils ont l’habitude, le tact, l’instinct juste… et ils adorent l’imprévu. Avec ça, on a l’impression qu’ils sont en espièglerie réglée avec le protocole…)

Tant y a que le Standart est tout proche… attention ! Les sept hourrahs du Formigny sont terminés. C’est à nous ! — Nous crions, nous regardons, nous crions en regardant, nous regardons en criant, et au total, il me paraît que notre curiosité fait un peu tort à nos hourras. Ou bien peut-être le rythme en était-il trop lent, trop réglé, trop cérémonieux. Ceux des marins du Standart qui nous répondent, — hum ! ce qu’il a fallu avaler de voodka après trois quarts d’heure d’horloge de cet exercice vocal ! — ceux des marins russes, donc, sont beaucoup plus vifs, plus rapides, plus spontanés. Ils n’attendent pas les coups de sifflet du maître et ça n’en va que mieux. M’est avis, — qu’on me pardonne une opinion aussi hasardée ! — que nous sommes en tout cela trop roides, trop compassés, trop « gens du Nord, » et que ces manifestations de joie à la baguette, cet enthousiasme exactement cadencé, ne sont ni dans le goût de la nation, ni surtout dans le tempérament de nos marins. Et d’abord le Français ne peut rien faire sans gestes… Comment voulez-Vous qu’il crie de tout son cœur, si vous lui clouez les mains sur des rem bardes ?…

— Bien ! très bien !… Mais du Tsar, du Président, que dites-vous ?

— Le Tsar, le Président, tous deux seuls sur la passerelle supérieure du Standart, saluaient, saluaient… et regardaient le Charles-Martel qui est beaucoup plus beau que le Fontenoy. Dans la grande lumière diffuse tombant d’un ciel à demi voilé, c’étaient des silhouettes amincies, se détachant en gris foncé sur le gris pale, bleuté, de l’immense toile de fond.

— Et l’Impératrice ?…

— Nous ne l’avons pas vue ; mais nous avons aperçu la porte du salon du roufle où elle était peut-être. Je suppose qu’elle était souffrante, et il y avait encore de quoi.

— Et la suite de la revue ?

— Oh ! pour la suite, l’intérêt fut médiocre, le Cassini se hâtant, les torpilleurs courant à perte d’haleine pour rattraper leurs postes et encadrer le Standart, — ils le rattrapent en effet au tournant, d’autant que le grand yacht, pour ne pas aller donner de la tête contre le Hills bank, est obligé de ralentir un moment, de stopper même, je crois. Et puis viennent une demi-douzaine de petits vapeurs, d’aspect assez piteux, quelques-uns ridicules, au point qu’on avait envie de « faire rompre » tout de suite. Nous avions déjà vu ça l’an dernier à Cherbourg ; cette année-ci, c’est pis encore. Voyons, puisque décidément nous entrons dans l’ère des grandes cérémonies navales, ne serait-il pas expédient de construire des yachts officiels ? Il en faudrait un pour le Président de la République, et sur ce point tout le monde est d’accord, un pour le Sénat, un pour la Chambre des députés, — ou un seul pour les deux assemblées, s’il était assez grand, — un enfin pour le « quatrième pouvoir, » la Presse… et alors nous n’aurions plus l’affliction de voir passer, fier comme Artaban, au milieu de quinze beaux cuirassés, l’affreux petit patouillard blanc qui étalait en grosses lettres, sur son liane, le nom d’un journal parisien.

11 h. 25. La revue est finie. Le Standart mouille de nouveau, ne pouvant entrer dans le port avant 1 heure ou 1 h. 30. Le Cassini mouille aussi. Que va-t-il y avoir encore ? Peut-on esquisser un vague déjeuner ?… Essayons toujours : voilà tantôt six heures que nous sommes debout. Bast ! à peine en étions-nous aux anchois et au beurre en coquilles qu’il faut courir sur le pont, grimper encore sur la passerelle. C’est le Président qui revient à bord du Cassini, et celui-ci qui appareille pour rentrer dans le port : cris, musique, batterie « aux champs », coups de canon (nous en sommes à 143).

Il est midi et quart, et, cette fois, on peut espérer une demi-heure de tranquillité. Au reste, l’amiral vient de signaler de faire dîner les équipages, — par bordée, il est vrai, — de manière à garder toujours de quoi garnir passerelles et boulevards. Al heure, en effet, le Standart appareille à son tour : nouveaux cris, nouvelle cérémonie, nouveaux saluts de 21 coups des 17 millimètres. (Définitivement, c’est à 164 coups par bâtiment que nous nous arrêtons, soit 3 200 ou 3 300 pour l’escadre. Cela n’est rien : en juillet 1900, pour le combat de nuit, ce fut bien autre chose.)

Et voilà. Adieu le Tsar ! adieu la Tsarine !… deux d’entre nous que leur grandeur n’appellera pas au rivage, pour le déjeuner de gala de M. le Président de la République, tous ceux-là ne les reverront plus…


Le soleil, cependant, indécis jusque-là, paresseux, mal en train, se détermine à pousser quelques vifs rayons au travers d’une trame de nuages qui s’amincit, qui se déchire par endroits. Le vent tombe. La mer se calme et balance sur un rythme apaisé les vagues alanguies : sur sa face d’opale jaune, des plaques luisantes réfléchissent déjà l’azur d’un ciel de fête. La journée s’achève délicieuse, chaude, dans une tranquillité dont les petits vapeurs de Dunkerque troublent seuls la béatitude en venant, bondés de monde, tourner autour de nous. Peste ! quel enthousiasme chez ces braves gens et auquel nous ne nous attendions guère ! Quels cris, quelle conviction !… « Vive la République ! vive le Tsar ! vive la France ! ., vive la Marine !… » Il y en a pour tous les goûts, et, si nous faisons seulement un petit signe de la main, ce sont des trépignemens, des hourras, des chapeaux jetés en l’air…

Malheureusement, voilà ! .. Nous, nous ne sommes plus au diapason, ayant jeté tout notre feu ce matin ; et même, oserai-je le dire, tout ce délire m’attriste… Une pensée me poursuit, tenace, rongeuse (décidément, je suis mal disposé aujourd’hui) : la France devait être bien belle, autrefois, quand elle n’avait pas besoin d’allié !

Mais non ! Rejetons ces soucis. Aimons notre temps. Qui peut être assuré, après tout, que l’heure où il vit est bien celle du déclin de son pays ?

Allons ! Vive la République, mes amis ! Vive la France ! Vivent le Tsar et la Tsarine !… Et aussi, vive Dunkerque, dont le nom reste toujours cher à des cœurs de marins !


  1. Le droit à la pension de retraite ne s’ouvre, — et ceci est rigoureux, — qu’après les 25 ans révolus.
  2. Maurice Loir, La Marine royale en 1789.
  3. La mèche à canon qui sert à allumer les pipes sur le pont : c’est le rendez-vous des nouvellistes du bord.
  4. Les premiers (de 4 000 à 6 000 tonnes) ont un blindage de flanc en même temps qu’un pont cuirassé : les seconds (au-dessous de 4 000 tonnes) n’ont qu’un pont cuirassé.
  5. Frégate-école de gabiers ; bâtiment neuf, mais du très ancien type des navires à voiles.