L’Erreur allemande sur les Etats-Unis
M. Farrand, l’éminent professeur de l’Université de Yale, a écrit une courte, mais complète histoire des États-Unis. On en donne aujourd’hui la traduction au public français. Cette œuvre excellente permet de suivre dans le détail le développement d’une nation qui, en un siècle, s’est répandue sur un continent presque entier et a ouvert un mon le nouveau à l’activité des hommes. Quand nous parlons de l’Amérique, nous l’appelons volontiers la République sœur. Ce n’est là qu’une assimilation verbale : en effet, la démocratie américaine ne ressemble pas à la démocratie française ; ses mœurs ne diffèrent pas moins des nôtres que ses institutions. Il est donc à propos, dans un temps où l’Amérique a fait irruption dans le vieux monde avec la force que l’on sait, de l’étudier davantage, et peut-être trouvera-t-on dans les traditions d’un Washington, d’un Hamilton ou d’un Lincoln, des exemples à suivre et des leçons à méditer.
La guerre qui finit aura eu ce résultat heureux, parmi tant d’autres, de découvrir enfin l’âme de l’Amérique à l’Europe. L’Allemagne surtout s’y était trompée : sa présomption n’avait eu d’égale que son ignorance. L’erreur qu’elle a commise en considérant le peuple des États-Unis comme étranger à toute préoccupation désintéressée a été certainement pour beaucoup dans les fautes de conduite et dans les provocations auxquelles, avec une rare inconscience morale, son gouvernement s’est laissé entraîner à l’égard de l’Amérique.
Aussi lorsque, lassés de tant d’insolence, les États-Unis se placèrent enfin aux côtés des Puissances démocratiques dans la lutte que la France et l’Angleterre soutenaient contre l’Allemagne ; lorsque M. Wilson, définissant le caractère de leur intervention, proclama les vues d’avenir qui étaient les siennes, celles-ci apparurent si éloignées des réalités immédiates qui sollicitent d’ordinaire l’attention des hommes politiques, qu’on fut comme désorienté à Berlin et qu’on ne mesura pas du premier coup la force du coup qui était porté à l’Allemagne. Cependant l’effort américain se développait et, de concert avec celui des Alliés, submergeait toutes les résistances.
L’Allemagne avait commis quelques erreurs fondamentales sur les États-Unis. La première était de croire qu’il n’existait pas chez eux de véritable esprit national. Une démocratie composée d’éléments venus de tous les coins du monde, sans traditions communes, ne pouvait, aux yeux de cette nation hiérarchisée, constituer un tout homogène. L’illusion germanique reposait aussi sur les manifestations d’amour que les Américains de race allemande prodiguaient à leur pays d’origine. Pour les maintenir dans une sorte d’allégeance à l’égard de leur mère patrie, la loi Delbruck avait autorisé les Allemands à acquérir une double nationalité et à se faire naturaliser Américains sans rompre les liens qui les rattachaient à la mère patrie. Enfin, le frère de l’Empereur lui-même, le prince Henri de Prusse, avait traversé l’Atlantique pour passer en quelque sorte en revue les sociétés allemandes qui pullulaient sur le sol de l’Union. Et sans doute, il se trouvait un certain nombre d’Américains d’origine allemande restés attachés à leur ancienne patrie, mais le nombre en était petit relativement à la masse de la population, et d’ailleurs le sentiment public n’eût pas toléré chez des citoyens américains l’aveu d’une fidélité au passé qui eût été considérée comme un acte de déloyauté à l’égard de l’Amérique.
Il suffisait, du reste, de pénétrer un peu les couches profondes de la nation pour sentir l’extraordinaire puissance d’assimilation de l’idée américaine et éprouver la solidité du lien moral que crée entre les hommes la pratique de la liberté.
L’expérience la plus contemporaine apportait ainsi la preuve que ni l’unité de race ni l’unité de langage ne sont les éléments nécessaires à la formation de cette âme commune qui constitue la nationalité.
On le savait déjà ; dans le Brandebourg, le fond de la population est d’origine slave et non pas allemande, et, en Suisse, on parle trois langues ; mais jamais l’évidence de cette vérité n’était apparue aussi frappante qu’en Amérique.
On trouvait même aux États-Unis un avantage singulier à la diversité des éléments ethniques de la population. J’ai entendu Théodore Roosevelt, comparant son pays à l’Australie, soutenir cette thèse, qui n’est pas toute paradoxale, que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, il n’est pas bon de s’unir entre soi et que la diversité d’origine du peuple américain lui donne sur le peuple australien cet avantage que, grâce à elle, il possède un esprit national original et dégagé des liens d’une antique et unique tradition,
L’Allemagne ne s’était pas moins trompée sur les principes de la politique extérieure du gouvernement des États-Unis. Pendant longtemps, cette politique a reposé sur le message d’adieux de Washington, message dans lequel cet homme illustre conseillait à ses compatriotes de se tenir soigneusement en dehors de toute union avec les puissances européennes. Pour juger historiquement de la portée de ce grand document, il faut se reporter au temps où il fut écrit : la guerre de l’Indépendance venait de se terminer ; la Révolution française ébranlait le monde ; l’Angleterre et la France étaient de nouveau aux prises, et Washington, frappé des courants d’opinions que ces événements faisaient naître dans son pays, voulait que ses concitoyens ne fussent ni Anglais, ni Français. mais simplement Américains. L’objet qu’il avait en vue, c’était de gagner du temps afin de donner au caractère national le moyen de se former. — Washington ne cherchait pas à soustraire son pays à toute éventualité de guerre, mais il voulait qu’il pût arriver à ce degré de force qui le rendrait maître de ses destinées : c’est ainsi qu’il écrivait à Gouverneur Morris en 1792 : « Si notre pays peut rester en paix encore une vingtaine d’années, il pourra, si la cause est juste, délier alors n’importe quelle puissance, » et il disait dans son message d’adieux : « Le jour n’est pas éloigné où nous pourrons choisir entre la paix et la guerre, le parti que nous conseilleront nos intérêts éclairés par la justice. »
La durée de la politique d’isolement préconisée par Washington a été plus longue qu’il ne le croyait nécessaire ; elle s’est prolongée pendant près d’un siècle. Elle avait du reste sa contre-partie dans la doctrine de Monroe. Si les États-Unis entendaient n’être pas mêlés aux querelles de l’Europe, ils n’acceptaient pas que les puissances européennes développassent leurs intérêts sur le continent américain, et cela suffisait pour caractériser la politique du gouvernement fédéral et l’esprit de jalouse indépendance dont elle s’inspirait.
Enfin, le profond idéalisme de la jeune âme américaine semblait avoir également échappé à l’observation allemande ; celle-ci n’était frappée que du développement économique du pays ; elle ne croyait pas à la sincérité de sentiments généreux chez ces républicains, dont cependant les seules traditions sont des traditions religieuses. — L’Amérique du Nord a été colonisée au XVIIe et au XVIIIe siècle, par l’Angleterre et par la France ; or, la nouvelle Angleterre est tout imprégnée de l’esprit des Puritains et les vallées du Saint-Laurent et du Mississipi gardent toujours le souvenir des missionnaires qui accompagnaient Champlain ou Cadillac. — L’âme américaine est encore marquée de l’empreinte qu’a gravée en elle la foi des premiers pionniers.
La religion, toute séparée qu’elle soit de l’Etat en Amérique, y est mêlée à tous les actes de la vie publique, et je n’ai jamais assisté aux États-Unis à une cérémonie qui ne fût précédée et suivie d’une prière. — Cet usage est significatif : il ne se maintiendrait pas s’il n’était pas conforme au sentiment intime de la Nation dont la conduite doit, suivant les paroles de Washington, être inspirée par la religion, la morale et le sens de la justice. — On saisit l’impression qu’ont pu produire dans un pareil milieu, des faits comme la mort de Miss Cavell ou le torpillage du Lusitania. — Dans les débats qui, en 1850, au Sénat de Washington, préludèrent de loin à la guerre de Sécession, le sénateur William H. Seward, reproduisant une parole de Channing, proclamait qu’il y avait une loi plus haute que la Constitution elle-même. C’est cette plus haute loi que l’Allemagne a cru ignorée de l’Amérique : sans doute, elle ne la connaissait pas elle-même.
Mais il était naturel que la politique d’isolement préconisée par Washington, jusqu’au jour où la conscience nationale se serait formée, subit l’influence des mouvements des partis et des vicissitudes de la politique intérieure. — Feu M. Reed, qui fut pendant longtemps le Président de la Chambre des représentants, me disait un jour que toute l’histoire politique de son pays avait été le développement des premiers dissentiments qui s’étaient élevés entre Hamilton et Jefferson. c’est-à-dire entre les partisans de l’extension des pouvoirs fédéraux et les défenseurs des droits souverains des États confédérés. Ces querelles donnèrent d’amers soucis à Washington qui s’efforçait de maintenir ce qu’on appellerait aujourd’hui l’union sacrée. — Au fond, ce conflit n’était pas seulement un conflit entre les personnes : il mettait en opposition deux doctrines qui, toutes deux, étaient relativement fondées en raison : il a duré pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle : il devait aboutir à la guerre de Sécession.
L’abolition de l’esclavage apparaît aujourd’hui comme l’objet principal de ce grand conflit, et cependant à l’origine de la guerre, ceux-là étaient rares qui osaient l’envisager comme prochaine. La question qui avait amené les états du Sud à se séparer de l’Union à la suite de la Caroline du Sud, et à former une nouvelle Confédération, était celle de savoir si l’institution de l’Esclavage, dont tout le monde aux États Unis reconnaissait la constitutionnalité, pourrait s’étendre hors du territoire des États esclavagistes, et le conflit armé surgit du fait que les États du Nord ne reconnurent pas que les droits propres des États pussent aller jusqu’à leur permettre de dénoncer le pacte fédéral. — C’est seulement deux ans après l’ouverture du conflit, en 1862, que Lincoln, donnant aux États rebelles un délai pour se soumettre en acceptant l’inévitable, lança la proclamation d’où est sortie l’émancipation des esclaves ; il rallia à la cause du Nord tout ce qu’il y avait de généreux dans le monde. Il faut remarquer comme Lincoln hésita à prendre cette grande mesure, combien il retarda sa décision, de quelles précautions il l’entoura. C’est ainsi qu’avant lui, Washington se défendait d’avoir eu, au début de la guerre de l’Indépendance, l’idée de la séparation d’avec la mère Patrie. Quels scrupules chez ces grands hommes à porter la main sur les institutions établies dont ils ont ensuite énergiquement poursuivi la chute et dont la ruine fut leur gloire !
Il est dans l’histoire peu de figures aussi pures et aussi originales que celle de Lincoln. On pourrait imaginer un Washington, si les États-Unis n’avaient pas existé : c’est un gentleman, un fils de la vieille Angleterre, dont les idées et les actes représentent excellemment ce qu’il y a à la fois de libre et de traditionnel, de résolu et de temporisateur dans l’esprit anglais : la façon même dont il défend les droits des colonies a quelque chose qui rappelle Hampden. — Au contraire, rien ne rattache Lincoln au vieux monde. — C’est un bûcheron qui s’est formé lui-même par l’étude des lois : son parli l’a porté à la Présidence : son élection a été le signal du conflit qui met en péril l’existence de son pays. Il se montre supérieur à toutes les difficultés. Son âme s’élève avec elles : elle dépasse les hommes et les circonstances. Sa cause n’est plus celle de son parti : Lincoln touche le cœur de l’Humanité toute entière. Il y a en lui quelque chose du saint ; il meurt assassiné, et on ne peut approcher la grande mémoire de cet homme si tendre et si fort, sans une sorte de piété.
La guerre terminée, la reconstitution de l’Union s’imposait. Par la victoire du Nord, l’œuvre de Washington était achevée suivant les idées de Hamilton. L’unité fédérale triomphait, et avec elle, le parti républicain ; mais le chef d’œuvre de la politique américaine fut, malgré l’intolérance de certains politiciens, de ne pas se laisser entraîner par la victoire et de maintenir dans l’unité fédérale, les droits particuliers des Etats.
Il fallut du temps pour effacer les derniers vestiges de la guerre civile ; trente ans après qu’elle fut finie, — il semblait que l’heure prévue par Washington, était enfin venue où les États-Unis pourraient choisir entre la paix cl la guerre, suivant leurs intérêts et suivant la justice, et c’est ainsi que, poussés par le sentiment national, ils s’engagèrent à propos de la question de Cuba dans un conflit avec l’Espagne.
Cette décision semblait au premier abord si contraire aux traditions du gouvernement des États-Unis qu’elle surprit beaucoup de monde en Europe.
Je me souviens qu’étant à cette époque ambassadeur à Washington, j’allais voir M. Scherman, alors secrétaire d’État, le jour même où était porté au Sénat le message d’où sortit la déclaration de guerre. Comme je l’entretenais des éventualités qui menaçaient la paix, M. Sherman, qui était de la génération de Lincoln, me lut des dernières pages de ses mémoires. C’était un exposé de l’ancienne doctrine qui donnait les frontières des États-Unis comme bornes à leur action politique.
A l’heure même où j’écoutais M. Sherman, la politique dont il ne s’était pas encore détaché, n’était déjà plus qu’une chose du passé.
Peu de temps après, les États-Unis victorieux acquéraient de L’Espagne des possessions lointaines : plus tard ils annexaient Hawaï, et portaient la main sur le canal de Panama.
Depuis 1898, leur puissance a débordé hors du continent Américain. Ils sont désormais, qu’ils le veuillent ou non, exposés à se heurter à des rivalités, soit dans le Pacifique, soit dans l’Atlantique. Dès lors, on ne peut plus les considérer comme indifférents aux révolutions du vieux monde.
A Berlin, en 1916, on n’avait sans doute pas mesuré tout ce qu’il y avait en germe dans la dernière guerre des États-Unis contre l’Espagne.
Le passé ne revit jamais, et ce n’est pas à l’heure où chaque jour les peuples semblent plus proches les uns des autres, où la science et l’industrie humaine mettent entre leurs mains de nouveaux instruments de concurrence, que les États-Unis pourraient revenir à une politique d’isolement.
L’ingéniosité des hommes d’Etat et des jurisconsultes cherchera des procédés pour maintenir la paix du monde, mais ces procédés, quels qu’ils soient, reposeront toujours sur un certain équilibre politique et économique entre les nations : désormais, dans cette balance, le poids de l’Amérique ne pourra plus être négligé.
La France a eu sa part, la plus grande part, dans la naissance de la grande démocratie américaine. Jefferson qui rédigea la déclaration d’indépendance était imbu des idées de nos philosophes du XVIIIe siècle, et nos idées comme nos soldats ont combattu pour la jeune Amérique.
Certains critiques ont disputé sur les motifs qui avaient poussé nos pères à soutenir les insurgents ; on a attribué ce noble mouvement à l’intérêt, à la rancune, au désir d’obtenir une revanche contre l’Angleterre. Je ne sais pas de pire cause d’erreur que de vouloir juger les actes des hommes par la recherche de leurs intentions. L’élan de notre Nation ne pouvait pas abolir, chez les hommes d’État qui la dirigeaient, le légitime souci de leurs devoirs envers elle, mais pourquoi contester au cœur la générosité avec laquelle il se livre si, quand il se donne, il est d’accord avec la raison ? M. de Verge unes était ambassadeur à Constantinople en 1763, quand le Canada nous fut enlevé, et comme il savait que la lutte qui mettait aux prises la France et l’Angleterre en Amérique, était surtout la guerre entre les colons de la nouvelle Angleterre et ceux de la nouvelle France, la rivalité de Boston et de Québec, il écrivit que n’ayant plus désormais besoin d’être soutenus par la mère Patrie contre leurs rivaux, les États rompraient un jour le lien qui les rattachait à la couronne d’Angleterre.
Faut-il faire grief à cet homme d’État clairvoyant d’avoir eu tant d’avenir dans l’esprit, et à l’heure où ses prévisions se réalisaient, d’avoir, avec l’appui de Louis XVI, aidé à leur succès ? On a coutume du reste, quand on parle de la guerre de l’indépendance, de ne considérer que l’effort fait par la France sur le sol même de l’Amérique ; c’est une vue bien étroite. Les victoires du Bailli de Suffren dans la mer des Indes ont certainement autant contribué à la défaite finale de l’Angleterre que celle de M. de Grasse dans la baie de la Chesapeake. Il faut voir les choses comme elles sont : rien sans doute dans l’histoire ne fut pareil à l’élan sentimental qui emportait la France dans les années qui précédèrent la Révolution. Notre jeune noblesse, qui avec La Fayette, s’empressait autour de Washington, obéissait à l’impulsion dle son cœur : elle aimait la liberté, elle voulait combattre avec ceux qui luttaient pour Elle. L’Amérique a connu des enthousiasmes pareils lorsque, à son tour, elle a traversé l’Atlantique pour défendre le Droit sur notre sol.
En 1914, après la déclaration de guerre, je fus contraint de revenir en France par le Danemark et la Norvège. A la fin du mois d’août, je débarquais à Leith en Ecosse : j’y fus reçu par le Lord Provost d’Edimbourg. Comme je lui demandais des nouvelles de la guerre, il me répondit qu’elles n’étaient pas bonnes, « mais, dit-il, la victoire n’en est pas moins certaine : l’humanité ne reculera pas, cette guerre est le dernier combat de la démocratie contre ce qui reste de la féodalité dans le monde. »
Ce sentiment, que l’Allemagne n’a pas soupçonné. a entraîné tous les peuples libres. Les enfants de l’Amérique l’ont exprimé, quand débarquant en France, ils accoururent à la tombe de La Fayette pour attester leur fidélité à la cause qu’il avait défendue, et lui crier : « nous voilà ».
JULES CAMBON.