L’Epuration et l’utilisation des eaux d’égouts

L’Epuration et l’utilisation des eaux d’égouts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 665-690).
LA
QUESTION DES EGOUTS

Les lecteurs de la Revue savent depuis longtemps, grâce aux belles études de M. Maxime du Camp, comment fonctionne cet immense organisme qui s’appelle Paris. Ils savent comment Paris mange, comment il boit, comment il s’éclaire, comment il s’approprie. Ils savent comment il chasse de son sein, par les innombrables canaux de son magnifique réseau d’égouts, l’immense quantité d’eau nécessaire à tous les usages publics et domestiques[1]. Mais peut-être ne savent-ils pas assez ce que deviennent, au sortir de cette sorte de Venise souterraine et boueuse, ces eaux surchargées de détritus et d’immondices de toute nature. Il y a là pourtant une question, grave de tout temps, et depuis quelques années véritablement urgente. Si elle n’a jusqu’ici que faiblement ému la masse du public, tandis que, pour ceux qu’elle intéresse, elle est entrée dans la période aiguë, c’est que la presse n’a commencé que récemment à s’en occuper, et encore sans grande insistance. Elle n’en touche pas moins à des intérêts de premier ordre et tous également respectables. Ces intérêts, les solutions actuellement préconisées ne nous paraissent point propres à les satisfaire, pas plus qu’à supprimer les difficultés que suscite la nature même du but à atteindre. On y parviendrait au contraire, nous en sommes convaincus, si l’on employait certains procédés qu’on a depuis longtemps dédaigneusement écartés, parce qu’ils n’avaient pas tout d’abord touché la perfection, mais dont l’industrie privée se trouve à merveille, pour avoir seulement pris la peine d’y apporter quelques améliorations bien simples. Voilà pourquoi nous demandons aux lecteurs de la Revue la permission de les entretenir d’un sujet qui ne se recommande point assurément par son caractère littéraire et poétique, mais qui n’en offre pas moins un sérieux intérêt. Ce n’est pas d’expériences de laboratoire que nous voulons parler. Nous désirons faire connaître des résultats acquis dans des proportions déjà vastes par la pratique quotidienne de procédés dont l’application plus générale serait, croyons-nous, aussi facile que la portée matérielle en serait considérable. Mais avant d’en venir à la solution, il convient de bien établir les termes du problème et d’examiner brièvement par quelles phases successives a passé la question.


I

Les égouts de Paris débitent, en vingt-quatre heures, une masse d’eaux vannes que dès aujourd’hui les documens officiels évaluent à 262,646 mètres cubes. On peut affirmer que ce chiffre, déjà colossal, montera jusqu’à 300,000 mètres cubes, lorsque, suivant les projets en cours, le volume des eaux distribuées pour les services publics et domestiques sera augmenté, lorsque les 420 kilomètres d’égouts qui restent à construire seront exécutés, lorsque enfin toutes les fosses d’aisances de la capitale devront, comme il est question de le prescrire, déverser directement dans l’égout leur contenu.

C’est dans la Seine que les deux collecteurs d’Asnières et de Saint-Denis précipitent cette trombe de boue liquide : le mot ne paraîtra pas trop fort, si l’on songe que chaque mètre cube d’eau d’égouts charrie plus de 2 kilogrammes et demi de matières suspendues ou dissoutes, et que les matières en suspension comptent dans ce total pour près d’un kilogramme et demi[2].

A quel point un pareil affluent doit infecter les eaux et envaser le lit de la Seine, ces chiffres seuls permettraient de s’en faire une idée. Deux phrases extraites d’un document officiel et par conséquent peu suspect d’exagération le feront mieux concevoir encore. « Ces dépôts, dit M. le directeur des travaux de Paris[3], parlant des bancs qui se forment dans le lit du fleuve en aval des débouchés des collecteurs, — ces dépôts représentent un volume de 118,000 mètres cubes par an et obligent à des dépenses de dragage montant à près de 200,000 francs. » — Ajoutons que ces dépenses ne sont rien à côté de ce qu’elles devraient être, que loin de suffire à dégager le thalweg de la Seine, elles n’en parviennent même pas à enrayer l’obstruction, et que de jour en jour les dépôts boueux s’étendent plus loin en aval en même temps qu’ils épaississent. Dès 1875, ils atteignaient 0m,60, 0m,80, souvent même 1 mètre de profondeur, et ils occupaient plus d’un quart du lit du fleuve, depuis Asnières jusqu’au-delà de Chatou, — Voilà pour l’envasement de la Seine. Quant à l’infection des eaux, M. le directeur des travaux de Paris n’est pas moins catégorique. « Le fleuve, depuis Clichy jusqu’aux abords de Poissy, est converti, dit-il éloquemment, en un vaste foyer de fermentation et d’infection, et n’offre plus, dans cette partie de son cours, qu’une eau impropre à tous les usages domestiques, mortelle aux poissons, répandant dans l’atmosphère des émanations fétides, sinon malsaines, et cela aux portes mêmes de la capitale, au milieu de contrées luxuriantes, au pied des élégantes villas qui peuplent la splendide vallée de la Seine[4]. »

Comment s’étonner après cela du concert de réclamations que faisaient entendre, avec une vivacité toujours croissante, les riverains de la Seine ? Les plaintes étaient trop générales et trop légitimes pour n’être point écoutées à la longue. Les règlemens administratifs imposent à l’industrie privée l’obligation d’assainir et de clarifier les eaux dont elle s’est servie avant de les rendre aux rivières et aux ruisseaux ; ce. n’était pas trop exiger que d’inviter la ville de Paris à se soumettre à la loi commune. D’autre part, la nature même des eaux d’égouts, évidemment riches en matières fertilisantes, permettait de songer à les utiliser dans l’intérêt de l’agriculture. De cet espoir et de la nécessité d’agir naquirent les essais d’irrigation de la ville de Paris dans la presqu’île de Gennevilliers, essais fondés sur une idée séduisante et juste en principe : à savoir que les eaux d’égouts en pénétrant dans la terre devaient tout à la fois l’engraisser et se faire épurer par elle. En 1866, M. l’inspecteur général Mille choisit avec soin 5 hectares de terrain composé de graviers que recouvrait une mince couche de terre rouge : terrain aride évidemment, mais naturellement aussi extrêmement perméable. Ces 5 hectares, largement arrosés d’eau d’égouts à l’aide de rigoles faisant circuler l’engrais liquide autour des billettes qui supportaient les plantes, furent livrés à la culture maraîchère et produisirent bientôt une abondante récolte de choux, de pommes de terre et d’autres gros légumes. Trois ans plus tard, en 1869, la culture libre, encouragée par les résultats obtenus, commença à prendre part à la distribution des eaux. L’usage de cet engrais liquide s’est depuis lors étendu progressivement dans la presqu’île. Lors de l’enquête de 1876, 115 hectares environ de la plaine de Gennevilliers recevaient les eaux d’égouts. Aujourd’hui, les irrigations se répandent sur plus de 300 hectares.

Le succès de la tentative eût donc été complet, en dépit des inconvéniens graves que nous signalerons tout à l’heure, s’il ne se fût agi que de prouver le pouvoir fertilisant des eaux vannes de Paris et la possibilité de les appliquer avec fruit à la culture, — à la culture maraîchère s’entend, car l’expérience a prouvé qu’aux seules plantes vertes doit en être limité l’emploi. — Mais le but principal, il ne faut pas l’oublier, c’était l’assainissement de la Seine, et les cultures de Gennevilliers ne détournaient du fleuve qu’une quantité d’eau insignifiante relativement au débit total des égouts. Aujourd’hui même, malgré leur extension, près des neuf dixièmes des eaux vannes continuent de se jeter directement dans la Seine. Aussi l’infection, loin de diminuer, allait-elle s’aggravant de jour en jour, et avec elle s’accentuait de plus en plus l’ardeur des plaintes des populations riveraines. Frappé de leur juste persistance, le ministre des travaux publics, en 1875, chargea une commission scientifique d’étudier les moyens les plus efficaces de remédier à cette déplorable situation. C’est pour se conformer aux conclusions de cette commission qu’à la même époque MM. les ingénieurs Mille et Durand-Claye, sous la haute direction de l’illustre Belgrand, présentèrent un avant-projet destiné, assurait-on, à débarrasser définitivement la Seine des immondices liquides qui la souillaient.

Voici quelles étaient les bases de cet avant-projet. Aux deux machines à vapeur élévatoires, de la force de 400 chevaux, qui existaient déjà auprès de l’embouchure du collecteur de Clichy et servaient à remonter dans la plaine de Gennevilliers une partie des eaux de ce collecteur, on ajoutait deux nouvelles machines ayant ensemble une force de 600 chevaux environ. « L’eau du collecteur de Clichy ainsi montée en totalité eût été refoulée en conduite forcée, sur un parcours de près de 16 kilomètres, de l’usine de Clichy à la presqu’île de Saint-Germain, en absorbant tout ou partie des eaux du collecteur de Saint-Denis : cette conduite devait se développer dans la plaine de Colombes et traverser la Seine en siphon à la hauteur de l’île Marante. Elle passait ensuite sur les territoires de Bezons, Houilles, Sartrouville, franchissait encore une fois la Seine en siphon à l’extrémité du parc de Maisons et pénétrait dans la presqu’île de Saint-Germain, où elle arrivait à la cote 35. Il existe, entre la ligne des terres situées à cette cote et la rive de la Seine, une surface de 1,500 hectares de forêts dénudées et de terres presque stériles[5] que l’irrigation par les eaux d’égouts devait fertiliser[6]. »

De cette conduite centrale devaient se détacher, comme des embranchemens greffés sur la ligne principale, des conduites secondaires destinées à distribuer les eaux sur les territoires traversés. On espérait irriguer ainsi sur la presqu’île de Gennevilliers 1,500 hectares, sur Nanterre, Colombes et Rueil 1,250 hectares, sur Carrières, Bezons, Argenteuil, Sartrouville et Houilles 1,400 hectares, sur Achères 700 hectares. Bref, au total, avec les 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain, la surface irrigable était évaluée par les ingénieurs à 6,300 hectares. — À cette époque d’ailleurs, ils estimaient qu’il n’en fallait pas moins pour absorber la totalité des eaux vannes de Paris.

Les 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain devaient jouer dans l’opération un rôle particulier et capital. Cultivés ou pour mieux dire exploités par l’administration de la ville, ils devaient absorber les excédens d’eau que laisserait sans emploi, dans des proportions sans cesse variables, la culture des contrées traversées. Certes on comptait bien que ces reliquats seraient peu considérables. Les cultivateurs ne pouvaient manquer de se disputer les élémens de fortune qu’on leur apportait sous forme liquide ; et les auteurs des projets insistaient, non sans juste raison, sur l’immense intérêt qu’offrait pour la richesse publique l’utilisation agricole des eaux d’égouts. Mais enfin l’empressement pouvait être moins vif qu’on n’aimait à le croire. Puis les cultivateurs, — il fallait bien le prévoir, — soucieux avant tout de la bonne préparation de leurs terres et du succès de leurs récoltes, s’abstiendraient sans doute de toute prise d’eau, à certains jours, à certains mois, en certaines saisons même. Les 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain devaient parer à ces éventualités. Ils formeraient comme un immense trop-plein où irait s’engloutir, suivant les cas, tout ou partie de l’engrais liquide. Le projet, en un mot, qualifiait ces 1,500 hectares du titre un peu singulier de « vaste régulateur. »

A peine connu, ce projet souleva chez les populations qu’il touchait au passage un toile général. Pays de villégiature, enrichi plus encore par l’habitation de plaisance que par ses cultures, si perfectionnées déjà qu’elles pussent être, et en tous cas abondamment pourvu de fumiers de toutes sortes par le voisinage de Paris, la contrée à laquelle on offrait l’irrigation des égouts comme un bienfait la repoussait avec terreur comme une cause de ruine. Et ce n’était pas sans quelque raison, n’en eût-on d’autre preuve que le discret aveu de M. le directeur des travaux de Paris[7] : « Cette opposition aux projets des ingénieurs de la ville de Paris pouvait paraître justifiée par l’état fâcheux dans lequel se trouvait une partie de la plaine de Gennevilliers à la suite du relèvement de la nappe souterraine, que les populations mal éclairées attribuaient à tort aux irrigations. Elle trouvait un aliment dans les malheureux procès que la ville de Paris avait à soutenir à ce sujet contre les communes et les propriétaires de Gennevilliers. » — Mal éclairées, les communes de Gennevilliers l’étaient-elles ? Nous n’en sommes pas certains. Mais inondées surabondamment, elles l’étaient à coup sûr. Dans la plaine, des carrières de sable avaient dû être abandonnées et s’étaient peu à peu transformées en mares. Dans le village même, jusque sur la grand’place, un grand nombre de caves étaient perpétuellement envahies par les eaux jusqu’à 0m,20 et 0m,30 de hauteur. Enfin, dans une grande usine établie depuis longues années, une pièce d’eau, existant d’ancienne date, voyait son plan d’eau relevé de 1m,50, si bien que l’eau noyait le garde-fou autour duquel jadis on circulait à pied sec ; un petit tunnel passant sous un chemin était obstrué par les eaux, et pour couronner le tout les cendriers des chaudières étaient également envahis. Il était clair que les caves, dont bon nombre étaient récentes, n’avaient pas été construites de telle sorte que l’eau s’y mêlât constamment au vin ; que le tunnel avait été percé pour qu’on y pût passer, et qu’enfin les chaudières de l’usine Pommier n’avaient point été bâties à dessein le pied dans l’eau. MM. les ingénieurs affirmaient, il est vrai, que cette surélévation désastreuse de la nappe souterraine avait pour seule cause les grandes crues de la Seine. Mais la Seine, apparemment, avait de tout temps subi des crues, tandis que les irrigations ne dataient que de quelques années. Or il se trouvait précisément que le relèvement de la nappe avait commencé de se produire trois ans après les premiers essais, c’est-à-dire au moment où la culture avait elle-même commencé d’employer des quantités notables d’eau d’égouts, et que, sauf quelques variations, il n’avait cessé de s’accroître à mesure que le répandage des eaux vannes augmentait lui-même.

Ce n’est pas tout : les habitans de Gennevilliers se plaignaient encore de certaines fièvres intermittentes fort malsaines, sinon mortelles, pour un grand nombre d’entre eux. A la vérité, MM. les représentans de la ville, après avoir contesté l’existence de ces fièvres, affirmaient, en présence des rapports médicaux, qu’elles avaient toujours sévi dans la presqu’île. Quoi qu’il en pût être réellement, que ce fût par un malheureux hasard ou par une relation naturelle de cause à effet, ce qui paraissait positif, c’est que les cas de fièvre s’étaient multipliés, en même temps que s’étendait l’irrigation des eaux vannes. L’exemple, on le conçoit, n’était pas fait pour séduire, et l’on comprend que les populations jusqu’alors exemptes de ces divers risques n’éprouvassent point un besoin pressant de s’y exposer.

Toujours est-il que l’enquête ouverte conformément à la loi fit éclater une opposition à peu près unanime. La commission nommée par le préfet de Seine-et-Oise au sein du conseil général de ce département s’éleva avec vigueur contre les conséquences désastreuses d’un projet qui ne parviendrait pas à affranchir la Seine de l’infection en raison de l’insuffisance des surfaces destinées à l’irrigation, et qui ruinerait l’un des coins les plus riches du département en introduisant l’insalubrité et la malpropreté au milieu des innombrables et luxueuses villas qui le peuplent. Sur trente-deux communes consultées, vingt-sept protestèrent énergiquement par l’organe de leurs conseils municipaux dans des délibérations fortement motivées[8]. Enfin, dans les communes les plus directement touchées, près de huit mille cinq cents signatures repoussèrent individuellement le cadeau qu’on leur voulait faire.

En présence d’un tel accueil, il eût fallu des illusions bien robustes pour espérer trouver dans les demandes de la culture libre le débouché nécessaire aux produits des collecteurs. Le projet, sans être officiellement retiré, rentra donc au bout de quelque temps dans le silence des cartons, abandonnant la Seine et ses riverains à leur malheureux sort. Mais ce n’était qu’une fausse sortie, et la fin de l’année dernière le vit réapparaître. La retraite, il est vrai, l’avait singulièrement changé, et il était amputé de plus d’un membre à la suite sans doute des blessures reçues à la bataille. Plus de conduites secondaires, plus d’irrigations rayonnant sur les territoires traversés : la conduite forcée principale et au bout les 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain, voilà ce qui restait du plan primitif. Le « vaste régulateur » ne régularisait plus rien, mais il absorbait tout.

Un tel projet n’était pas fait pour désarmer les populations, toujours inquiètes depuis 1875. Leur résistance est en effet plus vive que jamais. Les unes, celles dont la conduite forcée traverse le territoire, craignent qu’un jour ou l’autre, en raison de l’insuffisante étendue du « vaste régulateur, » il ne leur faille prêter de gré ou de force leurs terres à un complément d’épuration plus ou moins coloré du nom d’irrigation. Les autres, celles qui sont riveraines de la belle forêt qu’il s’agit de dépecer, comme Saint-Germain, comme Conflans, comme Maisons-Laffitte surtout, — dont le parc, immense agglomération de coûteuses villas, se trouverait à 500 mètres du « vaste régulateur, » — voient avec une terreur légitime établir à leurs portes un véritable dépotoir ; le mot est juste, en dépit des protestations contraires. Comment qualifier autrement cette surface immense dont chaque hectare, chaque jour couvert de près de 200 mètres cubes d’eau, devra ainsi recevoir en une année de 60,000 à 70,000 mètres cubes d’immondices délayés ?

Nous n’hésitons pas à nous associer à cette résistance. Mais ce n’est pas seulement par sympathie pour des intérêts locaux, quelque prix que nous attachions à les voir respecter. C’est aussi parce qu’à nos yeux la solution que depuis cinq ans et plus on veut malgré tout faire prévaloir, est impuissante à satisfaire aux données du problème, et que, si elle assurait la désinfection de la Seine, — ce dont il est permis de douter, dans les conditions du moins où elle se présente, — ce ne serait qu’en sacrifiant ces intérêts agricoles dont au début on faisait sonner si haut et si justement l’importance au point de vue de la richesse publique.


II

Le problème à résoudre consiste en effet essentiellement à remplir ces deux conditions : assainir la Seine, utiliser les riches engrais contenus dans les eaux d’égout. La première, il est vrai, s’impose comme une nécessité absolue, tandis que l’abandon de la seconde ne constituerait qu’une perte pour la "prospérité agricole. Mais à quel point cette perte serait regrettable pour la richesse publique, c’est ce qu’ont toujours proclamé, c’est ce que proclament aujourd’hui encore plus haut que personne MM. les ingénieurs de la ville de Paris. C’était cette conviction qui en 1866 les poussait à s’engager résolument dans la voie des irrigations ; c’était à elle qu’ils obéissaient encore lorsqu’en 1875, réclamant énergiquement le droit d’arroser plus de 6,000 hectares, et déclarant ce vaste espace indispensable à leurs projets, ils montraient les terres décuplant de valeur sur le passage des conduites, et les « maigres bois » de la forêt Saint-Germain transformés en un potager colossal. Sans doute aujourd’hui, ils en sont dans le fond pénétrés encore, puisque, dans sa Note, M. le directeur des travaux de Paris, interprète éminent et plein d’autorité de la pensée de ses collègues, revient à maintes reprises sur les admirables résultats des irrigations de Gennevilliers au point de vue de la culture maraîchère ; puisqu’il établit que la valeur locative des terres dans cette partie de la presqu’île s’est élevée de 150 à 450 francs par hectare ; puisqu’il affirme ailleurs que, si l’on pouvait porter ainsi l’irrigation sur 16,000 hectares, on obtiendrait une augmentation de revenu de près de 5,000,000 de francs ; puisqu’il déclare formellement[9] qu’il ne « suffit pas que les eaux d’égouts soient épurées, » et « qu’il faut que les procédés d’épuration appliqués par les villes conservent ces richesses, » puisqu’enfin, pour repousser le projet d’un canal conduisant les eaux vannes à la mer, il ne trouve pas, après la grosse dépense, d’argument plus concluant que celui-ci : « Quel serait le résultat d’une semblable opération ? Le sol appauvri par la perte des matières fertilisantes contenues en si grande abondance dans les eaux d’égout[10]. »

Tel serait cependant aussi le véritable résultat du projet qu’on veut exécuter. Ce qu’on ferait dans les 1,500 hectares de l’ancien « régulateur, » ce ne serait plus de l’irrigation, ce serait de l’épuration toute simple, et ce n’est pas du tout la même chose.

L’irrigation n’a d’autre but que d’apporter au sol de l’humidité, si elle consiste en eau claire, ou de l’engrais si elle consiste en eau chargée de produits fertilisans. C’est en un mot une opération purement agricole. Il suit de là qu’elle doit être pratiquée par le cultivateur avec une pleine indépendance, et n’avoir d’autre règle que les besoins du sol et les exigences des récoltes. La quantité d’eau déversée sur la terre variera nécessairement avec les saisons, avec la nature du sol et des cultures. En certains temps de l’hiver, pendant les neiges, pendant les gelées, ou lorsqu’un excès d’eau du ciel sature déjà la terre comme il arrive trop souvent en toutes saisons, le cultivateur n’aura garde d’irriguer ; au printemps au contraire, ou dans l’été, quand le soleil dessèche les champs, il multipliera les arrosages. S’il veut produire des légumes ou des plantes vertes, il pourra sans crainte irriguer largement, non-seulement avant la culture pour préparer le sol, mais durant tout le temps de la croissance de ses récoltes. S’il veut au contraire obtenir des céréales, un colmatage de quelques jours avant le labourage fertilisera sa terre, mais il devra ensuite s’abstenir de toute irrigation, sous peine de ne récolter que de l’herbe. En un mot, l’intermittence et la disproportion des doses sont les conditions naturelles de l’irrigation agricole.

Bien différente est l’épuration par son but comme par ses exigences. Destinée uniquement à purifier les eaux chargées de matières organiques, elle comprend deux opérations distinctes, l’une mécanique, le filtrage par la surface du sol des matières en suspension, l’autre chimique, la combustion des matières en dissolution par l’oxygène de l’air contenu dans les couches inférieures. Écoutons M. le directeur des travaux de Paris[11] : « L’eau versée par intermittence à la surface d’un sol filtrant s’y enfonce méthodiquement par relais successifs, et c’est pendant qu’elle en parcourt l’épaisseur que s’opère la combustion de ses impuretés. Or, cette combustion, on l’a déjà dit, n’est pas instantanée : elle est au contraire lente et continue. Voici donc deux intervalles de temps qui commencent ensemble : le temps employé par l’eau à faire son trajet, le temps employé par le sol à faire l’épuration de cette eau : N’est-il pas évident que, si le temps du trajet de l’eau est plus court que celui de l’épuration, l’eau sortira du sol sans être entièrement épurée, et que, au contraire, si le temps du trajet égale ou dépasse le temps réclamé par l’épuration, la combustion des impuretés sera complète et l’eau parfaitement épurée ? » Il ressort de là que « les variations de la distribution de l’eau, dans le temps et dans la quantité, doivent être comprises dans certaines limites, en dehors desquelles l’épuration est compromise[12]. » — En effet, aie déplacement méthodique des eaux dans le sol se fait mal, quand il est trop brusque, et si l’on opérait par grandes quantités données à des intervalles de temps éloignés, une partie de l’eau impure descendrait tout droit jusqu’au bas du filtre et s’échapperait sans être épurée[13]. » En un mot, les conditions essentielles de l’épuration sont la continuité et la régularité absolues. On saisit immédiatement quelle différence profonde la sépare de l’irrigation forcément variable et intermittente. Sans doute, s’il ne s’agit de traiter que des quantités d’eau limitées et seulement à certaines époques, l’irrigation peut en assurer l’épuration. Mais, dans un espace restreint, d’un bout de l’année à l’autre, et pour des quantités d’eau considérables, on peut dire qu’épuration et irrigation sont incompatibles. Ici encore du reste nous ne pouvons mieux faire que d’emprunter à M. le directeur des travaux de Paris ses propres déclarations[14] :

« Pour utiliser les eaux d’égouts, il faut irriguer, et pour les épurer il faut encore irriguer. Les deux questions d’utilisation et d’épuration semblent, a priori, devoir être résolues par les mêmes procédés. Toutefois leurs solutions diffèrent en un point essentiel ; c’est que l’une exige dix à vingt fois plus de superficie que l’autre. En général, on ne tient pas suffisamment compte de cette différence, pourtant bien grande : on saisit mieux ce qu’il y a de commun entre les deux questions, on en vient à les confondre et finalement on applique à l’une des données pratiques qui appartiennent à l’autre. Pour éviter toute confusion, il faut séparer nettement les deux questions : il suffit pour cela de montrer combien elles diffèrent.

« Les agriculteurs savent maintenant que la restitution est la condition d’une production indéfinie : la loi naturelle veut que les principes fertilisans, contenus dans les débris des êtres organisés, retournent aux champs d’où ils sont sortis ; ceux que renferment les eaux d’égout doivent donc être restitués au sol par l’irrigation. Par leur quantité et leur valeur, ils méritent qu’on en tienne compte. « Les deux collecteurs rejettent en Seine, chaque année, 5,400,000 kilogrammes d’azote, représentant une valeur de 13 à 14 millions. Laissant de côté la potasse et les phosphates, pour ne considérer que l’azote, on calcule que ces 5,400,000 kilogrammes d’azote équivalent à 1,200,000,000 de kilogrammes de fumier de ferme au titre de 0,0045 d’azote, et représentent la fumure de 40,000 hectares, à raison de 30,000 kilogrammes par hectare et par an, ce qui dépasse de beaucoup la moyenne des fumures en France. Il faudrait au moins 60,000 hectares le jour où les égouts exporteraient à l’état vert, comme nous le proposons dans le troisième chapitre de cette Note, c’est-à-dire avant la fermentation en fosse qui les rend si infectes, toutes les déjections de Paris. Quelle est, d’autre part, la superficie nécessaire pour épurer les eaux d’égouts de Paris ? Le volume annuel est de 100 millions de mètres cubes. Si un hectare épure 50,000 mètres cubes, il faudra 2,000 hectares. Qu’on réduise le volume épuré par un hectare à 38,000, à 25,000 mètres cubes, il faudra 3,000 et 4,000 hectares.

« On voit clairement la différence qui existe entre les superficies nécessaires pour l’une et l’autre opération. Elles se distinguent encore sous d’autres rapports.

« L’épuration, sur une surface restreinte, assujettit à des conditions de distribution, de drainage, qu’il est assez malaisé de bien remplir. L’utilisation sur de larges surfaces en est presque exempte ; en effet, on peut, avec elle, choisir le temps et la dose des arrosages ; la culture des céréales et l’alternance deviennent possibles ; le drainage perd son importance quand on distribue seulement de 3 à 10,000 mètres cubes d’eau par hectare et par an, ce qui représente déjà 170 à 560 kilogrammes d’azote. Quand on utilise réellement les eaux d’égout, la culture est la grande affaire ; l’épuration se fait, en quelque sorte, sans qu’on y prenne garde. Quand on épure, l’épuration est presque tout, la culture n’a par elle-même qu’une importance bien secondaire ; en effet, 3 à 4,000 hectares peuvent-ils rendre le produit de 40 à 60,000, lors même qu’ils seraient uniquement consacrés à des cultures épuisantes et répétées comme celles des plantes potagères ? Il est clair que l’azote du pain, de la viande et des légumes que l’on consomme à Paris ne peut pas y retourner sous la forme unique de légumes. La véritable utilité de la culture dans l’épuration, c’est de décider les cultivateurs à prêter à l’entreprise leurs champs et leurs bras.

« Cette comparaison entre l’utilisation et l’épuration suffit pour montrer combien l’une est plus satisfaisante que l’autre. Ainsi l’ont compris les villes anglaises, qui ont choisi l’utilisation quand le choix leur a été possible. L’ouvrage de M. Ronna en cite un certain nombre, mais ce sont de petites villes. Quand une cité compte dix mille à vingt mille habitans et produit 1 à 2 millions de mètres cubes d’eau d’égouts, il lui faut de 100 à 200 hectares pour une utilisation agricole bien entendue. Cette superficie peut être achetée ou louée en un ou plusieurs lots dans les environs. Qu’on double, qu’on quadruple le nombre des habitans, il devient déjà difficile de trouver 400, 800 hectares, et quand la ville a de un à deux millions d’habitans, la difficulté prend de telles proportions, qu’on renonce à la vaincre. En fait, il n’y a pas une grande ville en Angleterre qui utilise réellement les eaux d’égouts. »

La citation est longue, mais nous n’avons pu nous résigner à la tronquer, tant elle nous paraît instructive. D’abord elle apporte la constatation scientifique, officielle, de la richesse fertilisante des eaux d’égouts et du prix qu’il faut attacher. Dix ou quinze millions de valeur annuelle, et la fécondation, par l’engrais, de 40 ou 60,000 hectares, ce n’est assurément pas chose à dédaigner. Elle apporte aussi, qu’on nous permette de le dire, la condamnation des projets de 1875, Puisque « 3 à 4,000 hectares ne peuvent rendre le produit de 40 à 60,000 », puisqu’il est inadmissible que « l’azote du pain, de la viande et des légumes consommés à Paris y retourne sous la forme unique de légumes », que reste-t-il des argumens à l’aide desquels, en 1875, on prétendait prouver que les irrigations projetées sur 6,000 hectares, dont 1,500 de régulateur, assuraient l’utilisation complète des engrais des eaux vannes et offraient, par cela seul, une solution incomparablement supérieure à toute autre ? Et, puisque l’épuration et l’irrigation sont difficilement compatibles lorsqu’il faut absorber les eaux vannes d’une ville de médiocre grandeur, puisque l’incompatibilité devient absolue et impossible à vaincre lorsqu’il s’agit d’une ville de deux millions d’habitans, n’est-il pas évident que dès lors les irrigations n’étaient qu’un leurre, destiné à piper les sympathies et les adhésions, et qu’au fond la solution tant vantée n’avait d’autre résultat que l’engloutissement improductif, dans le « vaste régulateur », des richesses contenues dans les eaux d’égouts.

En même temps, la Note nous montre quelle est la juste valeur d’un exemple dont on a longtemps voulu faire un argument péremptoire. Voyez, a-t-on dit et répété maintes fois, voyez les villes anglaises. C’est à l’irrigation qu’elles s’adressent, en nombre toujours croissant, pour se débarrasser de leurs eaux vannes, et elles font ainsi la fortune des campagnes environnantes. Or, nous venons d’apprendre qu’en réalité « pas une grande ville anglaise n’utilise ses eaux d’égouts. » Et si nous ne craignions d’entrer dans de trop longs développemens, il nous serait aisé d’établir que des petites villes, en nombre très restreint, qui avaient adopté cette solution, plusieurs y ont déjà renoncé, que chez toutes, d’ailleurs, les irrigations n’ont donné que des résultats médiocres, insuffisans — et de beaucoup — à compenser les dépenses considérables qu’elles nécessitent[15].

La Note, du même coup, justifie les résistances, anciennes et récentes, des communes situées dans le périmètre des projets. Les cultivateurs qui les habitent n’avaient-ils pas raison de n’être point convaincus lorsqu’on leur déclarait n’avoir d’autre désir que de leur apporter la fortune, puisqu’on leur avoue aujourd’hui que « la véritable utilité de la culture dans l’épuration, c’est de décider les cultivateurs à prêter à l’entreprise leurs champs et leurs bras ? » Et les autres habitans, propriétaires ou locataires de villas de plaisance, ne sont-ils pas excusables aussi bien que les cultivateurs de conserver quelque défiance, si des déclarations que nous venons de citer on rapproche le droit d’expropriation réclamé par la ville comme le seul moyen de venir à bout de l’ignorance et des préjugés tenaces des populations, et l’insuffisance probable des 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain ?

Enfin ces mêmes pages, si pleines d’enseignement, ne condamnent pas seulement les anciens projets : elles condamnent aussi, par une conséquence inévitable, ceux qu’aujourd’hui l’on veut exécuter. Établir que l’utilisation des richesses fécondantes charriées par les égouts s’impose comme une sorte de devoir national et conclure qu’il les faut perdre, cela peut paraître d’une étrange logique. Et c’est pourtant ce que fait la Note. Après l’éloge que nous avons cité de l’utilisation et des avantages, elle aboutit à cette conclusion formelle : « Donc avant tout la ville doit épurer ses eaux d’égouts ; » les épurer, c’est-à-dire les perdre simplement dans le sol comme des eaux sales dans un puisard. D’ailleurs, pour se convaincre que telle est bien la pensée de MM. les ingénieurs, point n’est besoin de cette franche déclaration. Il suffit de considérer la faible étendue des surfaces réclamées par le projet. Charger moins de 1,500 hectares d’absorber près de 90 millions de mètres cubes d’eau d’égouts, ce ne peut être de l’utilisation, puisque celle-ci exigerait « de 40 à 60,000 hectares. » Ce n’est point même de l’irrigation, c’est de l’épuration toute simple, à moins que ce ne soit de l’inondation. Nous disons 90 millions de mètres cubes parce que nous admettons que Gennevilliers continuera comme aujourd’hui d’employer environ la dixième partie des eaux vannes. Le débouché sur ce point ne pourra cependant que se restreindre. La Note, en effet, après avoir, à diverses reprises, constaté les inconvéniens causés à Gennevilliers par la « liberté absolue, laissée aux cultivateurs de prendre l’eau dans la mesure et au moment qui leur conviennent, » déclare qu’il faut enfin « qu’une sage réglementation sur l’emploi des eaux vienne mettre fin à des abus qui, en empêchant une épuration complète, pourraient devenir une cause d’insalubrité et d’incommodité aussi bien sur les territoires irrigués que sur ceux qui les entourent. » Cette sage réglementation pourra bien empêcher les cultivateurs d’employer en certains momens des quantités d’eau excessives, mais elle ne leur en fera point absorber dans les saisons où il ne leur convient point d’irriguer. La consommation de Gennevilliers diminuera donc par cela même, et l’ancien régulateur héritera de la presque totalité des eaux de Paris. Parviendra-t-il du moins à les épurer tout entières, et aura-t-on assuré la désinfection de la Seine ? C’est ce dont il est au moins permis de douter. Que fera-t-on du débit des égouts aux époques où la terre gelée ou déjà saturée d’eau du ciel refusera de l’absorber ? N’est-ce pas encore à la Seine qu’il faudra l’envoyer se perdre ? Nous venons de voir d’autre part qu’à Gennevilliers l’abus de l’irrigation a souvent compromis l’épuration : or la moyenne de cette irrigation était de 37,000 mètres cubes par hectare et par an. Elle sera à Saint-Germain de 60 à 70,000 mètres cubes ; pour affirmer que le sol, accablé de cette masse liquide et imperméabilisé dans un avenir plus ou moins prochain par le feutrage ou par la saturation, ne refusera pas son service soit comme filtre, soit comme épurateur, on ne s’appuie que sur des hypothèses ou sur des expériences de laboratoire, qui, lorsque l’on passe à la pratique, font naître trop souvent de terribles désillusions.

Mais ce qui est certain, c’est qu’aux portes de Paris, au milieu même d’une contrée de villégiature et de luxe, on aura créé un centre d’émanations fétides et malsaines. En déversant chaque année sur le sol une couche d’eaux vannes épaisse de 6 à 7 mètres, c’est-à-dire douze ou quatorze fois supérieure comme volume à la couche de 0m,50 environ que produit l’eau du ciel, on constitue les élémens d’une stagnation d’autant plus inévitable que les immondices qui chargent ces eaux en rendent l’absorption plus laborieuse. On crée de gaîté de cœur, dans un délai plus ou moins prompt, une sorte de marais artificiel ; et l’on peut juger quelles en seront les émanations, quels en seront les effets, si l’on songe aux matières qui s’y déposeront, si l’on songe surtout qu’aux élémens actuels d’infection s’ajouteront un jour les produits des deux cent trente six mille fosses de Paris. Ainsi, tandis qu’à Gennevilliers on parle de « réglementer » les causes d’insalubrité et d’incommodité, on se prépare à transporter à Saint-Germain ces mêmes causes dans des conditions dix fois plus redoutables ! Tandis qu’en tous pays, aux environs des villes, on reboise dans l’intérêt de la santé publique les endroits bas et marécageux, on s’apprête à côté de la capitale et au sein d’une contrée populeuse et opulente, à déboiser une surface énorme pour l’inonder incessamment d’immondices liquides !

Ce qui est bien certain aussi, et ce qu’il nous importe de retenir, c’est qu’on se condamne à perdre absolument la richesse qu’on devait restituer à la terre. Les projets de 1875, on l’avoue aujourd’hui, avaient le tort grave de n’utiliser que pour 4,000 hectares ce qui pouvait faire la fortune de 40,000. Maintenant on ne l’utilise plus du tout. Les 1,500 hectares consacrés à l’épuration ne pourront porter aucune culture sérieuse. Ils ne pourront même pas se couvrir de ray-grass, et, comme le dit la Note, « remplacer par de vertes et luxuriantes prairies les maigres bouquets de bois de la forêt de Saint-Germain. » Il y a là une impossibilité matérielle. Les matières organiques, suspendues en abondance dans l’eau d’égouts, s’arrêtent comme sur un filtre à la surface du sol ou dans la couche immédiatement inférieure. Elles constituent en peu de temps le feutrage auquel nous faisions allusion tout à l’heure. Ce feutrage, il n’est qu’un moyen de le détruire : c’est d’ameublir la terre par de fréquens labourages ; encore le remède risque-t-il de devenir inefficace lorsque peu à peu l’imperméabilisation gagne les couches inférieures. On voit tout de suite la conséquence. Une prairie ne se crée pas en quelques mois : il lui faut des années pour s’établir. Si l’on prétend récolter du foin à Saint-Germain, il faudra donc respecter l’imperméabilité, qui se produira d’autant plus vite que les herbes et les racines offrent un filtre plus serré : et alors où sera l’épuration ? Si au contraire on préfère prévenir le feutrage, il faudra labourer, labourer encore : et alors où seront les prairies ? Ici encore l’exemple d’Edimbourg, si souvent et si complaisamment cité, ne saurait avoir de portée. Edimbourg, en réalité, envoie ses eaux vannes à la mer, dont il n’est séparé que par 2 kilomètres de terrains en pente. Avant d’arriver à la mer, une partie de ces eaux amenées à l’air libre par une sorte de ruisseau, irrigue une soixantaine d’hectares de prairies, situées près rivage. Mais ces prairies en vérité n’épurent pas les eaux d’égouts d’Edimbourg, car elles n’en reçoivent qu’une partie et l’eau même qu’elles détournent ou bien coule à la surface même du pré, ou bien ne pénètre qu’à la faible profondeur de 0m,20 ou 0m,30, comme on peut s’en convaincre en voyant l’eau suinter de la banquette formée par la terre à la limite qu’atteignent les flots.

Donc le régulateur devenu dépotoir ne portera ni prairies ni cultures. Et ainsi, à supposer même que puisse être plus ou moins résolu le premier terme du problème, l’assainissement de la Seine, le second terme, l’utilisation des richesses agricoles contenues dans l’eau d’égouts, sera complètement sacrifié. Est-il donc impossible de les satisfaire également ? Nous sommes absolument persuadés du contraire.


III

Ce qui constitue la difficulté, c’est l’excès de l’eau dans laquelle est noyé l’engrais. C’est cet excès qui le rend impropre à la fécondation des céréales, lesquelles ne sont déjà que trop souvent compromises par la surabondance de l’eau du ciel, — les dernières années l’ont durement prouvé à nos agriculteurs. C’est cet excès encore qui, même pour les plantes vertes et pour les cultures maraîchères auxquelles convient parfaitement l’engrais des eaux vannes, rend impossible l’utilisation sur des surfaces suffisantes. Comment pourrait-on matériellement, durant les saisons où l’irrigation est impraticable ou nuisible, emmagasiner, pour s’en servir aux momens propices, ces colossales quantités de liquide ? Réduit à l’état sec, au contraire, il apporterait à la grande culture, — les analyses en font foi, — un précieux élément de fertilisation : on le conserverait sans peine et sans perte pour le transporter où et quand on voudrait, et on l’appliquerait suivant les convenances à tous les genres de récoltes. Donc, pour résoudre complètement la question, il faudra tout à la fois cesser d’envoyer les eaux vannes à la Seine, ou du moins ne les y laisser retourner qu’après clarification, et dégager par la dessiccation tous les principes fécondans, humus, azote, phosphates, etc., que recèlent les eaux d’égouts.

Or, de toute évidence, entre ces deux conditions, clarifier les eaux, dessécher les matières organiques fertilisantes, il n’y a nulle contradiction, bien au contraire. Ce sont deux résultats absolument concordans, et une seule et même opération les produit à la fois : cette opération, c’est la décantation.

En prononçant ce mot sans plus de précautions oratoires, nous n’ignorons point à quelles préventions nous risquons de nous heurter. Mais ces préventions, qu’on nous permette de le dire, sont nées, et ont vécu surtout, de la volonté bien arrêtée de ne point sortir de la voie où l’on s’était engagé sans réserve. D’ailleurs un préjugé ne saurait tenir lieu de preuve, ni prévaloir contre l’expérience. Il n’y a, on l’a dit, rien de brutal comme un fait. Or c’est un fait qui nous a convaincus, et ce fait, tout le monde peut le constater dans une grande usine des environs de Paris.

Pendant longtemps, les prescriptions administratives sur la clarification des eaux employées dans les usines sont restées à l’état de lettre morte. Les premiers essais tentés pour y satisfaire, essais rapportés dans l’intéressant ouvrage de M. de Freycinet[16], remontent à sept ou huit ans ; ils furent faits dans une papeterie des environs de Lille. On obtint une demi-réussite. Ce n’était pas assez pour résoudre la question, mais c’était plus qu’on n’avait espéré, et c’était assez pour rendre à la fois l’administration plus exigeante, et moins hésitans les grands usiniers que pressaient les réclamations les plus vives. De ce nombre était la papeterie d’Essonnes, en raison de l’énorme quantité d’eau employée par elle. Il s’agissait de 10,000 mètrès cubes par jour. Eh bien ! depuis deux ans, avec un plein succès, l’usine rend à la rivière d’Essonnes ces 10,000 mètres cubes d’eau réellement clarifiés, en même temps qu’elle isole les boues qui en proviennent, et les livre, à l’état solide, à l’agriculture du voisinage.

Le système matériel employé à la papeterie d’Essonnes se compose de deux parties, correspondant à deux phases bien distinctes des opérations.

1° Une série de bassins, parfaitement étanches, destinés à la décantation proprement dite des eaux sales ;

2° Une série de bassins à fond perméable, construite parallèlement à la première, sur un plan inférieur, et destinée à l’égouttage des boues provenant de la décantation.

Voici la marche des opérations :

Les eaux sales de l’usine sont réunies dans un canal unique de 0m,50 à 0m,60 de largeur. Le long de ce petit canal, et le surplombant, est disposée une série de cuviers circulaires. Ces cuviers contiennent de l’eau de chaux, dont la propriété bien connue est d’assurer la précipitation des matières organiques, et qui, expérience faite, a paru remplir ce but à moins de frais, et peut-être plus promptement, que le sulfate d’alumine. Ils sont munis d’agitateurs, qui maintiennent le lait de chaux constamment en suspension, et de robinets jaugés, qui permettent de l’introduire régulièrement, en assez faible proportion (de 200 à 250 grammes de chaux par mètre cube d’eau), dans le courant d’eau sale qui passe au pied de la batterie de cuviers. Quelques remous, provoqués dans le conduit par de petits obstacles artificiels, opèrent immédiatement le mélange parfait de l’alcali avec les eaux sales. Il est important de noter qu’aussitôt additionnées ainsi de lait de chaux, ces eaux perdent presque complètement toute, odeur, et n’offrent plus le moindre danger d’exhalaisons nuisibles.

Après un court trajet dans le conduit, les eaux, ainsi préparées, viennent se distribuer dans une dizaine de bassins, — les bassins de décantation, — disposés côte à côte dans le sens de la largeur, et mesurant chacun 20 mètres de long, 6 mètres de large et 1m,50 de profondeur. Chacun de ces bassins suffit à la décantation d’un millier de mètres cubes par jour. L’eau entre constamment, dans chaque bassin, par l’une des extrémités, et en sort en déversoir par l’autre extrémité. Dans ces conditions, la vitesse d’écoulement de l’eau dans le bassin est imperceptible, — elle atteint à peine un millimètre par seconde, — et la précipitation s’opère aussi bien que si l’eau était complètement dormante. On constate, à la sortie, que l’eau est tout à fait clarifiée. Ainsi un trajet de 20 mètres de longueur, qui, à raison de 0m,001 de vitesse par seconde, représente à peu près six heures de séjour dans le bassin, suffit à débarrasser l’eau de toutes les matières en suspension. Rien de plus simple assurément.

Peu à peu, on voit se dessiner dans la profondeur du bassin un talus de boue qui, au bout d’une semaine, affleure la surface de l’eau à l’entrée du bassin et, à la sortie, commence à peine à couvrir le fond. Dès lors ce bassin a produit son plein effet. Si l’on continuait à le faire fonctionner, il est évident que l’eau qui sortirait contiendrait encore de la boue en suspension, puisque déjà l’extrémité du fond commence à se salir. Il faut donc dans ce bassin arrêter l’opération. On ferme la vanne d’introduction de l’eau sale, on iride ce qui reste d’eau claire dans le bassin à l’aide d’un tuyau décanteur à bascule d’un fonctionnement très simple, et l’on met ainsi à nu le talus de boue provenant de la précipitation. Le fond du bassin offre une pente légère en sens contraire de la marche de l’eau. À l’extrémité de cette pente est ménagée une large soupape qu’on lève et par laquelle on fait aisément passer la boue, très liquide encore, dans un bassin inférieur, — le bassin d’égouttage, — de même contenance que le premier, et disposé de telle sorte que la surface supérieure est un peu au-dessous du fond du bassin de décantation.

Inutile d’ajouter qu’aussitôt la boue écoulée dans ce second bassin, on remet en fonction le bassin supérieur.

Les murs latéraux du bassin d’égouttage sont en maçonnerie étanche, mais, à la différence du premier, le fond en est rendu aussi perméable que possible. On le compose à cet effet d’une couche de mâchefer parfaitement drainée par une série de tuyaux qui débouchent dans un collecteur. Le rôle de ce fond perméable, ainsi construit, est capital dans l’opération. En effet, la difficulté de sécher les boues assez complètement pour les pouvoir enlever régulièrement et à bon marché a toujours été la pierre d’achoppement de tous les essais de purification des eaux par dépôt : c’est la principale objection sur laquelle se sont toujours fondés MM. les ingénieurs pour écarter a priori tout système de ce genre.

Or la boue liquide qui s’est étalée d’elle-même sur le fond perméable ne salit pas le mâchefer : elle en reste parfaitement isolée, tandis qu’à l’extrémité des drains, l’eau d’égouttage coule absolument claire. Si l’on suit le progrès de la dessiccation, on voit au bout de deux ou trois jours, suivant le temps, la boue se fendre d’abord sur quelques points, puis successivement dans toute l’étendue du bassin : elle prend l’aspect d’une carte de géographie. Au bout d’une semaine, elle a acquis assez de consistance pour se découper à la pelle. On fait alors entrer dans le bassin un tombereau ou wagonnet, dont les roues glissent sur une double file de rails plats posés sur le mâchefer : en quelques heures, le bassin égoutteur est vide et prêt à recevoir immédiatement une nouvelle charge. Il ne faut pas oublier, en effet, nous insistons sur ce point, que dans cette opération d’égouttage, la boue ne se mélange nullement avec le mâchefer, qui forme filtre : il y a entre les deux isolement complet, et le mâchefer, au bout de dix opérations, est aussi propre que le premier jour.

Les boues égouttées, chargées dans les wagonnets à l’état de grosses mottes, sont transportées à peu de distance dans un chantier découvert où elles achèvent de se sécher à l’air, sans répandre d’ailleurs autour d’elles la moindre odeur. Elles contenaient en poids environ 75 pour 100 d’eau à la sortie du bassin : elles n’en contiennent plus que 15 à 20 pour 100 au bout de deux ou trois mois d’exposition.

Rien de plus simple, nous le répétons, que cette série d’opérations. Nous ajouterons : rien de moins encombrant. Tout le système effectivement, bassins de décantation, bassins d’égouttage, chantier découvert, chemins de circulation, occupe une superficie qui ne dépasse pas deux hectares pour arriver à la purification de 10,000 mètres cubes d’eau par vingt-quatre heures !

En présence d’un pareil chiffre et de pareils résultats, n’est-on pas fondé à faire un calcul bien simple et à dire que, si la ville de Paris, qui produit trente fois plus d’eaux sales que la papeterie d’Essonnes, soit 300,000 mètres cubes au lieu de 10,000, appliquait le même système sur une échelle trente fois plus grande, — ce qui, nous allons le voir, ne serait ni un grand effort ni une difficulté, — elle obtiendrait tout naturellement le même succès ?

Et quel obstacle pourrait s’y opposer ?

Serait-ce la nature des eaux d’égouts de Paris ? Sur ce point capital, nous sommes en mesure de prévenir toute objection. Nous nous sommes procuré une certaine quantité d’eau du grand collecteur d’Asnières. Cette eau, nous l’avons soumise absolument au même traitement que les eaux sales de la papeterie d’Essonnes : nous l’avons additionnée d’eau de chaux dans la proportion de 250 grammes de chaux pour un mètre cube d’eau. Nous avons eu la satisfaction de constater qu’avec cette dose, — et même avec des doses bien moindres, car nous avons répété l’expérience avec une proportion de 200 grammes et de 175 grammes de chaux, — la précipitation des matières se faisait de la façon la plus prompte et la plus complète. Au bout de quatre ou cinq heures au plus, l’eau était tout à fait clarifiée et limpide. Quant au dépôt, son analyse ne pouvait causer une satisfaction moindre, puisqu’elle démontrait sa richesse en engrais organiques précieux.

Serait-ce l’étendue des terrains qu’il faudrait consacrer aux opérations diverses de la décantation, de l’égouttage et du séchage ? Mais nous avons vu tout à l’heure que l’ensemble du système, tout compris, occupe à la papeterie d’Essonnes tout au plus deux hectares. Donc pour la ville de Paris, ce même ensemble, bassins, chemins, chantier découvert, serait d’une soixantaine d’hectares ! Une superficie de 60 hectares, c’est en soi-même peu de chose déjà. Combien moindre encore doit-elle paraître si on la compare aux 1,500 hectares que la ville de Paris voudrait enlever à la forêt de Saint-Germain pour y détruire le bois et y substituer une inondation infecte !

Redouterait-on l’importance des bassins à construire ? Quelques chiffres suffiront encore à nous rassurer sur ce point. En traitant l’eau d’égouts par le lait de chaux dans une éprouvette graduée, on trouve, au bout de quatre ou cinq heures, dans le fond de l’éprouvette, un précipité très dense. Si on mesure la place qu’occupe ce précipité, on constate que son volume varie entre 3 et 8 litres par mètre cube d’eau. Exagérons ces chiffres pour n’être pas suspect de ménager les besoins de la cause et disons, ce qui est exorbitant, que chaque mètre cube d’eau d’égouts dépose dix litres de boue, soit un pour cent. Admettons par conséquent que les 300,000 mètres cubes d’eau de la ville de Paris, traités par la chaux, formeront chaque jour un dépôt de 3,000 mètres cubes de vase. Il faut aux boues de la papeterie de sept à huit jours pour s’égoutter et devenir transportables. Admettons encore, toujours pour exagérer, qu’il en faille dix aux boues de Paris : cela constituerait donc en permanence dans les bassins d’égouttage une nappe de 10 x 3,000 = 30,000 mètres cubes de boue : ce qui, en donnant au bassin la profondeur normale d’un mètre (profondeur minime), représenterait 3 hectares de bassins d’égouttage. Nous savons, d’autre part, toujours par l’exemple de la papeterie d’Essonnes, que l’étendue des bassins d’égouttage doit être égale à celle des bassins de décantation. Ce serait donc en tout 6 hectares de bassins maçonnés qu’exigerait l’installation entière. Est-ce là pour la ville de Paris un chiffre bien effrayant ?

L’obstacle serait-il dans les dépenses à faire soit pour le premier établissement, soit pour l’entretien des opérations ? La construction des bassins doit être évaluée, en se fondant sur ce qui a été fait à Essonnes, mais en majorant fortement la dépense comme il convient de le faire lorsque les prévisions s’appliquent à une administration publique, à 20 francs le mètre superficiel en moyenne : soit au total, pour 6 hectares 1,200,000 francs. Ajoutons à cela pareille somme pour l’installation des communications, chemins de ronde, rails, wagonnets : en tout 2 millions et demi, une goutte d’eau dans le budget de la ville de Paris. Évaluons d’autre par les frais de main-d’œuvre, transport des boues destinées à l’agriculture, etc. A la papeterie d’Essonnes, pour 2 hectares d’installation et 10,000 mètres cubes d’eau à purifier, la main-d’œuvre est par jour de 20 francs environ. Pour les 60 hectares et les 300,000 mètres cubes d’eau de la ville de Paris, elle serait trente fois plus forte, soit de 600 francs par jour. D’un autre côté, pour mettre les boues à la portée de l’agriculture dans un rayon de 30 à 35 kilomètres, étant donné que chaque mètre cube d’eau produit un peu moins d’un kilo et demi de précipité à un état de sécheresse ordinaire, soit, pour 300,000 mètres cubes d’eau, 450 tonnes, en chiffres ronds 500 tonnes d’engrais, il en coûterait à raison de 3 centimes par kilomètre et par tonne, 500,francs par jour. Pour continuer à exagérer nos chiffres dans le sens le plus défavorable à notre cause, prévoyons soit un transport à plus grande distance, soit une majoration du poids des boues par suite d’une dessiccation moins complète, et inscrivons, de ce chef, 1,000 francs de frais journaliers. Enfin, tenons compte de la valeur de la chaux employée chaque jour à la décantation : 250 grammes de chaux (dose maxima) par mètre cube d’eau, multipliés par 300,000 mètres cubes, donnent un produit de 75 tonnes de chaux. Cette chaux peut être facilement établie à 20 francs de la tonne. Ce serait donc, de ce chef, 1,500 francs à compter par jour. En résumé, 600 fr. de main-d’œuvre, de 500 à 1,000 francs de transport, 1,500 francs de chaux : somme totale, au maximum, 3,000 francs de frais journaliers. Certes, alors même que ce devrait être, pour la ville de Paris, une dépense sans compensation, ce ne serait pas, pour elle, payer trop cher l’avantage de se débarrasser de ses immondices sans infecter ni les cours d’eau, ni les campagnes des environs. Mais tel n’est pas le cas. Nous verrons, tout à l’heure, qu’elle trouverait tout naturellement, dans la vente des engrais, non-seulement le remboursement de ses frais et avances, mais aussi un bénéfice notable.

Devrait-on craindre de faire courir un danger quelconque à la santé publique ? Il est à peine nécessaire de répondre sur ce point. D’abord, aussitôt opérée l’addition de lait de chaux, les eaux n’exhalent plus aucun miasme, ne répandent même plus d’odeur appréciable. Puis, à supposer même, — ce qui n’est matériellement pas vrai, — que les émanations n’en fussent point tout à fait exemptes de reproches, qu’est-ce donc, encore une fois, qu’une surface d’évaporation de 6 hectares, en comparaison de la presqu’île de Gennevilliers, en comparaison surtout de ce que répandraient de miasmes pernicieux les 1,500 hectares du régulateur de Saint-Germain, où s’accumuleraient des masses d’eau surchargées de matières organiques que n’aurait amendées aucun désinfectant ?

Se heurterait-on enfin à l’objection capitale, la difficulté de trouver l’emploi et le placement de dépôts encombrans et sans valeur ? Il suffit, pour dissiper toute crainte à ce sujet, d’examiner de quoi se composeraient ces dépôts. Nous avons dit que chaque mètre cube d’eau d’égout, additionné de 250 grammes de chaux, donne un précipité de 8 litres de volume au maximum. Ce précipité, à l’état sec, pèse de 1,100 à 1,500 grammes ; nous l’avons analysé à plusieurs reprises, et nous y avons trouvé tout d’abord de l’azote et du phosphate de chaux, au minimum 11 grammes, et au maximum 15 grammes d’azote, au minimum 20 grammes et au maximum 25 grammes de phosphate de chaux par mètre cube. Nous n’avons pas besoin de rappeler ici l’importance capitale, en agriculture, du phosphate de chaux aussi bien que de l’azote. Laissons de côté les quantités les plus considérables, et, comme nous l’avons fait jusqu’ici, prenons les chiffres les moins favorables, soit 20 grammes de phosphate de chaux et 11 grammes d’azote. 20 grammes d’une part, et 11 grammes de l’autre, multipliés par 300,000 mètres cubes, cela fait, par jour, 6,000 kilogrammes de phosphate de chaux, et 3,300 kilogrammes d’azote, soit par année, en chiffres ronds, 2,200,000 kilogrammes du premier, et 1,200,000 kilogrammes du second. Pour ne parler que du plus important des deux, de l’azote, quelle source féconde ne s’ouvrirait pas là pour la grande culture ! La théorie et la pratique agricoles sont d’accord sur ce point, que la bonne fumure d’un hectare doit contenir, en moyenne, 40 kilogrammes d’azote. 1,200,000 divisés par 40, donnent 30,000. Les boues de Paris représentent donc, par année, en azote seulement, la fumure de 30,000 hectares !

Nous croyons d’ailleurs superflu de faire observer que les autres matières qui composent le précipité, telles que silice, carbonate de chaux, oxyde de fer, ne sauraient en quoi que ce soit neutraliser les bienfaisans effets de l’azote et du phosphate de chaux. L’expérience, de l’engrais liquide en est d’ailleurs le meilleur garant ; ces matières n’en ont jamais atténué l’efficacité : elles ne sauraient être plus nuisibles dans l’engrais desséché. — Il en est de même de la chaux introduite pour La décantation. 75 tonnes de chaux par jour produisent, en chiffres ronds, 30,000 tonnes par an. Réparties sur 30,000 hectares, ces 30,000 tonnes de chaux donnent une tonne de chaux à l’hectare ; quantité tout à fait insignifiante, et d’autant plus innocente d’ailleurs que cette chaux, il importe de le remarquer, sera tout naturellement en grande partie carbonatée.

Devrait-on jamais craindre de voir rester sans emploi des dépôts d’une valeur pareille ? On en tirerait au contraire, une fois l’expérience faite, un profit considérable et certain. Le kilogramme de phosphate de chaux peut être évalué à 0 fr. 11, le kilo d’azote à 2 francs ; 6,000 kilos de phosphate de chaux et 3,300 kilos d’azote par jour valent donc respectivement 660 francs et 6,600 francs au total, 7,260 francs, — 7,000 francs par jour en chiffres ronds, pour prendre toujours le résultat le moins favorable. Voilà donc la valeur commerciale de ces eaux qui ne rapportent aujourd’hui que de graves ennuis à la ville et aux communes suburbaines ! Et encore ne comprenons-nous pas dans cette estimation la valeur des matières organiques analogues à l’humus que contient le précipité. Or nous avons vu que les frais journaliers des opérations s’élèveraient à 3,000 francs environ par jour. Si de 7,000 nous retranchons 3,000, il nous reste 4,000 francs de bénéfice journalier, soit par année 1,500,000 francs de gain possible pour la ville de Paris.

Mais allons plus loin dans notre système de ne jamais tabler sur les éventualités favorables, toutes certaines qu’elles puissent paraître. Supposons que les agriculteurs, dans les premiers temps du moins, montrent peu d’empressement à payer les nouveaux engrais ; supposons que la ville soit réduite à les distribuer pour rien et ne puisse même pas se couvrir des frais qui lui incombent. Ces frais quels sont-ils ? Nous avons calculé que pour l’exploitation complète, ils atteindraient au maximum la somme de 3,000 francs par jour, soit par année 1,095,000 francs. À ce chiffre il convient d’ajouter l’intérêt des dépenses d’installation, soit pour 2 millions et demi à 5 pour 100, 125,000 : total 1,220,000 francs de frais annuels. Forçons encore : rappelons-nous que les villes comme les états bâtissent pour les générations futures, et que si leurs travaux sont solides, ils ne se font point à bon marché. Doublons donc le montant, déjà fort large, du capital de premier établissement, comptons de ce chef 250,000 francs d’intérêt au lieu de 125,000 francs. Nous atteignons à grand’peine un maximum de 1,345,000 francs par an.

Que coûteraient donc à la ville les projets d’épuration ? Prenons l’évaluation même des dépenses que nous donne dans sa Note M. le directeur des travaux de Paris[17]. Les frais d’établissement de machines, de canalisation, de drainage, de distribution des eaux, etc., s’élèveront au chiffre respectable de 12 millions de francs. Il est juste d’en retrancher 2,850,000 fr. déjà dépensés à Gennevilliers ; restent donc 9,150,000 fr. : en chiffres ronds, 9 millions dont l’intérêt annuel à 5 pour 100 sera de 450,000 fr. Les frais d’exploitation, d’autre part, atteindront le chiffre annuel de 1,670,000 fr. ainsi décomposés : dépense d’élévation des eaux par les machines, calculée d’après les comptes d’exploitation de l’usine de Clichy, à raison de 0 fr. 01 par mètre cube, soit pour 100 millions de mètres cubes, 1 million de francs : dépenses diverses, comprenant l’entretien de la canalisation, des rigoles, du drainage, les frais généraux, etc., et calculées également d’après les comptes de Gennevilliers, 670,000 fr. — Total général : 2,120,000 fr. de frais annuels.

Voilà donc la balance des deux systèmes au point de vue exclusivement financier : d’un côté, 2,120,000 fr. de dépenses chaque année, sans compensation possible ; de l’autre, 1,345,000 francs de frais, certainement bientôt couverts, et très probablement, au bout d’un certain temps, convertis en une recette égale. De tels chiffres n’ont-ils pas aussi leur éloquence ?

Nous le répétons : dans tout ce que nous avançons, il n’y a ni hypothèses, ni théories : il n’y a que des faits, des faits que chacun peut vérifier, à quelques lieues de Paris. Le système appliqué à Essonnes a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, ses preuves plus que complètes, puisqu’il a traversé victorieusement, et sans cesser de fonctionner avec une efficacité entière, les deux années qui viennent de s’écouler et qui nous ont accablés de tant de pluies, de glaces et de neiges. Si l’on prétend nous objecter que les eaux ainsi traitées sont clarifiées, mais non pas totalement purifiées, qu’une partie des matières en dissolution résiste aux agens chimiques, et que, par suite, une partie des principes fertilisans sera encore sacrifiée, nous répondrons simplement que les eaux, après la clarification, sont absolument limpides et assez épurées pour que les poissons y vivent à merveille, tandis qu’ils meurent tous aujourd’hui dans la Seine ; qu’en tous cas, ces eaux, si on ne les veut point envoyer directement au fleuve, se filtreront et se perdront aisément dans le sol sans qu’on ait à redouter ni feutrage, ni stagnation, ni exhalaisons malsaines, puisqu’elles seront débarrassées des matières qui les épaississent, et assainies par le mélange de la chaux ; qu’enfin, pour les engrais, le système que nous proposons en sauve et en utilise la plus grande partie, tandis que l’épuration les condamne fatalement à un perte totale.

Il en est temps encore. Les projets actuels n’ont pas reçu jusqu’ici de consécration irrévocable. Ils ont été, il est vrai, l’objet d’un vote favorable du conseil municipal de Paris ; mais ce n’est en quelque sorte qu’un vote de première lecture, un vote sur lequel cette assemblée elle-même, mieux éclairée, peut aisément et honorablement revenir. Le vote en tous cas ne peut avoir d’effet matériel que si le parlement, par une loi spéciale, accorde à la ville le droit d’expropriation et consent à aliéner pour les lui vendre 1,500 hectares de la forêt de Saint-Germain. Il y a là une responsabilité grave à encourir ; nous adjurons tous ceux qui ont à en prendre leur part, de bien peser toutes choses par eux-mêmes avant de s’engager définitivement dans une voie funeste. L’expérience du passé doit prévaloir enfin contre des préjugés trop tenaces. Les argumens par lesquels on cherche aujourd’hui à faire de l’épuration la panacée suprême sont ceux-là même qui servaient autrefois à présenter l’irrigation comme la solution complète et parfaite. On a vu comment l’irrigation a réussi, on a vu comment aujourd’hui on l’abandonne. Le succès de l’épuration sera le même, et de même on reconnaîtra un jour qu’il faut l’abandonner, mais le mal sera fait et les sommes considérables qu’elle aura coûté seront perdues sans retour. Mieux vaut commencer par où l’on doit finir.

Nos conseillers municipaux, nos législateurs ont le choix entre deux systèmes. L’un exige une surface énorme ; sur cette surface il installe l’insalubrité, ou tout au moins des causes certaines d’insalubrité, et cela aux portes de Paris, au milieu d’une contrée de luxe et de plaisance, où l’on condamne la propriété à une dépréciation inévitable ; il mutile une forêt qui procure à une population nombreuse ressources et agrément, et cela dans un temps où par toute la France on se plaint des effets du déboisement, où l’état lui-même cherche à l’arrêter et à provoquer le reboisement ; il fait tort enfin à la fortune publique d’une richesse agricole considérable, et cela au moment même où l’agriculture a le plus pressant besoin d’encouragement et de secours. L’autre système se contente d’un espace vingt-cinq fois plus restreint, deux cent cinquante fois plus restreint même, si l’on table seulement sur la surface d’évaporation ; il est sans nul danger pour la santé publique ; on le peut installer partout où l’on voudra, sans expropriation, sans déboisement, sans plus de gêne que d’insalubrité pour le voisinage ; il assure enfin, au point de vue financier, l’avantage d’une économie considérable. Nous refusons de croire qu’on persiste à préférer le premier système.


E. AUBRY-VITET.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1873, les Égouts de Paris.
  2. L’analyse officielle donne les chiffres suivans : Collecteur d’Asnières : matières organiques, 0k,733 ; matières minérales, 1k,594. Total, 2k,327. — Collecteur de Clichy : matières organiques, 1k,518 ; matières minérales, 1k,943. — Total, 3k, 461.
  3. Note du directeur des travaux de Paris sur la situation du service des eaux et égouts, et sur les mesures à proposer au conseil municipal, 1879, page 73.
  4. Ibid., page 72.
  5. Les tirés de la forêt de Saint-Germain, et les deux fermes domaniales de la Garenne et de Fromainville.
  6. Note du directeur des travaux de Paris, déjà citée, page 125.
  7. Note déjà citée, page 128.
  8. Les cinq autres communes, Argonteuil, Ecquevilly, Meulan, Verneuil et Versailles, ou étaient trop éloignées pour prendre intérêt à la question, ou n’avaient d’intérêt qu’à l’assainissement de la Seine.
  9. Note, page 136.
  10. Note, page 73.
  11. Note, page 87.
  12. Note, page 86.
  13. Note, page 88.
  14. Note, pages 95 et 96.
  15. La Note elle-même, après avoir déclaré (page 100) que maintes villes étrangères ont suivi ou vont suivre l’exemple des villes anglaises, ajoute (page 101) : « Il faut reconnaître cependant que les résultats de l’irrigation avec le sewage n’ont pas répondu aux espérances conçues en Angleterre dans les localités qui en ont fait la première application. Non-seulement ce procédé n’a pas pris de grands développemens, mais dans plusieurs cas les villes et les industriels ont dû, après d’énormes dépenses, renoncer à l’application d’un système qui devenait ruineux. »
  16. De l’Assainissement industriel ; de l’Assainissement des villes. Paris, 1870.
  17. Pages 150 et 151.