L’Épopée nationale des Russes

L’Épopée nationale des Russes
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1219-1231).
L’ÉPOPÉE NATIONALE


DES RUSSES


D’APRÈS LES TRAVAUX DES PHILOLOGUES ALLEMANDS.





On sait quel développement ont pris depuis un demi-siècle les études philologiques en Allemagne. L’ancienne poésie russe a eu sa part dans ce vaste mouvement de recherches, et la récente publication faite à Berlin d’un des textes les plus précieux pour l’étude de ses origines est un nouveau témoignage de l’intérêt avec lequel l’érudition germanique interroge et discute les monumens primitifs du génie slave. M. Boltz, professeur de langue russe à l’école militaire de Berlin, ne s’est pas borné, comme quelques autres savans, à traduire le Poème sur l’expédition d’Igor, ce remarquable document, cette espèce d’épopée russe dont la découverte, il y a cinquante ans à peine, fit une si grande sensation dans le monde slave. Il en a reproduit le texte original, imprimé avec beaucoup de soin en caractères cyrilliques, d’après les meilleures éditions russes, et il a joint à ce texte des notes, des commentaires pleins d’intérêt. Une grammaire raisonnée du dialecte russe dans lequel le Poème d’Igor est composé, un vocabulaire de tous les mots qu’on y rencontre avec leurs différentes acceptions, complètent ce petit traité de philologie slave, où le sujet, exposé sous toutes ses faces, est approfondi dans les moindres détails. Sans nous arrêter cependant à la partie essentiellement philologique du travail de M. Boltz, nous voudrions surtout donner ici une idée du poème pris en quelque sorte par le savant allemand pour texte de ses curieuses recherches : c’est la restitution d’un antique monument littéraire qui appelle sur la publication de M. Boltz un intérêt général, et qui la désigne particulièrement à l’attention du public français.

En 1795, un bibliographe fort estimé, M. Moussint-Pouchkine, découvrit le Poème d’Igor dans un manuscrit intitulé Chronographe, qu’il avait acheté à un moine du couvent de Space-Yaroslavski; il le présenta comme une production écrite en langue vulgaire par un auteur russe du XIIe siècle, et à ce titre comme le plus ancien monument de la littérature nationale[1]. Cette assertion trouva bientôt des contradicteurs. Quelques érudits assurèrent même que l’œuvre était apocryphe. Il s’engagea une discussion très vive, dans laquelle prévalut l’avis d’un juge très compétent en matière de bibliographie slave, le savant Schloetzer, qui reconnut hautement l’authenticité du document découvert par M. Moussine-Pouchkine. Il y a vingt ans néanmoins, un petit groupe d’écrivains, disciples d’Ewers[2], cherchèrent à porter de nouveau le doute là où l’érudition de Schloetzer avait fait pénétrer la lumière. Non-seulement ils récusaient la valeur historique du Poème d’Igor, mais ils niaient l’authenticité de la plupart des anciennes chroniques du pays. C’est au milieu de cette polémique, qui dure encore, mais en s’apaisant, que s’est produite la publication de M. Boltz.

Si nous acceptons le Poème d’Igor comme un document authentique, il nous reste encore une question à résoudre. Dans quel dialecte est écrit ce poème ? — La Société des amis de la littérature slave mit cette question au concours. — Le texte publié par M. Moussine-Pouchkine n’étant qu’une copie, il importait de préciser l’époque à laquelle remonte ce manuscrit, afin de le purger des locutions que le copiste aurait pu y introduire. On l’étudiait à ce point de vue, lorsque l’incendie de Moscou, en 1812, détruisit le précieux document avec beaucoup d’autres. De 1794 à 1812, dix-huit années s’étaient écoulées, et pendant cet espace de temps assez long, personne, il faut bien le dire, n’avait songé à examiner attentivement le manuscrit du Poème d’Igor. « On ne sait même point, dit M. Boltz, si le papier des feuillets était de fil ou de coton. « Cependant il eût été bon de s’en assurer; on aurait pu tirer de ce renseignement quelques inductions, car le papier de fil n’est devenu commun en Russie qu’au XVIe siècle, tandis que le papier de coton l’avait été quatre siècle plus tôt. Une pareille négligence est vraiment impardonnables mais n’oublions pas qu’autrefois les auteurs russes ne voyaient guère dans les questions littéraires qu’une sorte de passe-temps mondain. Ajoutons que les renseignemens les plus précis sur l’ancienneté de cette pièce eussent encore été fort insuffisans pour déterminer le dialecte de l’œuvre originale. On ne pourra évidemment se prononcer à cet égard d’une manière positive que lorsque l’on aura conféré entre eux plusieurs exemplaires de cette étrange production. Tout porte à croire qu’il en existe quelques-uns dans les nombreuses bibliothèques des couvens russes, et on finira sans doute par les découvrir En attendant, la plupart des philologues, et M. Boltz est du nombre, s’accordent sur un point : c’est que la langue du poète a beaucoup d’analogie avec celle des chroniques de Nestor[3] et de quelques autres anciennes compositions nationales, à cela près toutefois que l’antagonisme du slavon et de l’idiome vulgaire y est beaucoup plus marqué. Le poète se serait servi du dialecte que l’on parlait à la fin du xii« siècle dans les provinces méridionales du pays.

Quoique écrit en prose, le Poème d’Igor était évidemment destiné à être chanté comme les psaumes et d’autres morceaux de littérature slave; mais il est difficile d’en déterminer le rhythme, l’accent prosodique de la langue russe ayant dû nécessairement se modifier depuis le XIIe siècle. On a pourtant essayé de le marquer; rien ne prouve qu’on y ait réussi. Au reste ce n’est point assurément par sa forme que cette œuvre est digne d’attention; elle présente de nombreuses lacunes, le style en est incorrect, et jusqu’à présent les critiques les plus sagaces n’ont pas réussi à en expliquer certains passages. Cette obscurité ne doit pas être attribuée exclusivement à l’infidélité du copiste; elle tient aussi, il est permis de le croire, à l’ignorance où l’on est encore des anciens usages russes et des mythes auxquels le poète fait sans doute allusion dans la plupart des métaphores dont le sens nous a échappé. Quelque défectueuse qu’elle soit à beaucoup d’égards, cette antique composition n’en est pas moins très digne d’être étudiée avec soin. On retrouve dans les sentimens que l’auteur y exprime tous les traits poétiques qui caractérisaient anciennement le génie national du peuple russe : une sensibilité naïve, une profonde vénération pour le côté mystérieux de la nature, et surtout une ardeur patriotique que le christianisme n’est pas encore venu modérer. A défaut d’autres témoignages, ces fragmens littéraires, miraculeusement parvenus jusqu’à nous, suffiraient à prouver qu’au XIIe siècle les Russes étaient moins barbares qu’on ne serait tenté de le supposer. Leur histoire du reste abonde à cet égard en faits irrécusables, et il n’est pas inutile de les rappeler. Quelques sceptiques n’ont pas craint d’avancer qu’au XIIe siècle la Russie était encore beaucoup trop inculte pour que le Poème d’Igor datât de cette époque. Qu’ils parcourent cependant le tableau généalogique des premiers descendans de Rurik, ils les verront s’allier avec les principales familles régnantes des contrées occidentales[4]. Ce rapprochement s’explique aisément, car depuis l’introduction du christianisme jusqu’à la période d’anarchie qui précéda l’invasion mongole-tatare (1237), la plupart d’entre les descendans de Rurik s’efforcèrent à l’envi d’éclairer la Russie. Le grand prince Vladimir fonda des écoles où l’on enseignait aux enfans du peuple à lire et à écrire. Cet exemple fut suivi par Yaroslaf son fils, esprit éclairé, qui appela à sa cour des écrivains étrangers, fit traduire des ouvrages grecs en slavon et composa plusieurs livres destinés à l’enseignement. On affirme même qu’une école d’enseignement supérieur, instituée pour former des prêtres et des administrateurs, fut ouverte par ses ordres dans la ville de Novgorod, et que les cours en étaient suivis par trois cents jeunes gens des meilleures familles. Une institution du même ordre existait à Smolensk; on y avait formé une bibliothèque qui comprenait, à la fin du XIIe siècle, plus de mille volumes d’ouvrages grecs, et il paraît qu’indépendamment de cette langue et du slavon, on y enseignait aussi le latin. Il est certain encore que le commerce russe entretenait dès lors d’activés relations avec les peuples orientaux, ainsi que le prouvent les monnaies que l’on a retrouvées dans les environs de Kief, de Novgorod, de Tchernigof et de beaucoup d’autres villes. Tels étaient les rapports maritimes entre la Russie et Constantinople, que le Dnieper, avait reçu le nom de Chemin de la Grèce, et la Mer-Noire celui de Mer des Russes. Les annales du temps attestent que les lois en vigueur étaient déjà rédigées sous forme de code, et, chose bien digne de remarque, tout homme libre était affranchi des peines corporelles. Enfin les auteurs contemporains appellent Kief, alors capitale du pays, l’émule de Constantinople. Tout semblait annoncer que la Russie allait hériter des richesses littéraires et scientifiques dont la Grèce se montrait indigne. Malheureusement les guerres civiles et l’invasion tatare devaient arrêter ce rapide essor. La Russie était destinée à perpétuer jusqu’à nos jours en Europe les instincts grossiers et les vertus primitives qu’une civilisation raffinée tend à effacer de plus en plus parmi les autres peuples.

Le Poème d’Igor nous transporte à la fin de cette période de civilisation précoce si brusquement interrompue. L’expédition militaire d’Igor contre les Polovtsi nous place en 1185. Le puissant empire dont Rurik avait jeté les fondemens s’est écroulé : la Russie n’a plus de centre; elle est divisée en provinces rivales dont les chefs prennent arbitrairement le titre de grands-princes, et se font reconnaître en cette qualité par les princes apanages qui se trouvent dans leur dépendance. Ainsi démembrée, la Russie était nécessairement hors d’état de résister longtemps à la pression incessante des peuplades sauvages qui la bornaient à l’orient. Par un aveuglement fatal, les princes russes et particulièrement ceux de Tchernigof ne craignaient point, dans les guerres qu’ils se faisaient entre eux, d’appeler à leur aide ces redoutables voisins ; ils semblaient avoir pris à tâche d’encourager leur audace.

La plus puissante de ces tribus nomades était celle des Polovtsi, dont l’auteur du poème parle avec un profond dédain. Au IXe siècle, ils s’étaient répandus des gorges de l’Oural dans les plains que les farouches Petchenègues occupaient à l’embouchure du Volga, et pouvaient mettre, assure-t-on, près de six cent mille hommes sous les armes. A peine descendus de l’Oural, les Polovtsi se firent redouter des Grecs par de fréquentes invasions. Malheureux dans ces tentatives, ils regagnèrent les bords du Volga, s’emparèrent de quelques villes fondées par les Khozars et s’y établirent. Leur première incursion en Russie remonte, suivant Nestor, à l’an 1055 ou 1066, et jamais ils n’y furent plus redoutés qu’à la fin du Xie siècle. Cependant, longtemps après et peut-être même à l’époque où se passe l’action qui fait l’objet du Poème d’Igor, ils possédaient encore Tmoutorakane[5] et presque toute la Crimée.

Le portrait que le chantre d’Igor nous fait des Polovtsi et les termes de colère qu’il leur applique ne sont nullement exagérés. A l’époque où ce poème fut composé, les Polovtsi étaient plongés dans le plus profonde barbarie, et Nestor assure même qu’ils se nourrissaient d’animaux morts Ce peuple avait d’ailleurs la plupart des qualités militaires qui distinguent de nos jours les Kosaks, ses descendans[6]; aussi les princes russes les prenaient-ils volontiers pour auxiliaires. Le héros du poème, le prince Igor, eut maintes fois recours à eux dans ses nombreuses campagnes; mais le plus souvent les Polovtsi, oubliant et leurs alliances et leurs sermens, se jetaient inopinément sur les provinces russes et les dévastaient pour leur propre compte. Ils infestaient surtout les bords du Dnieper, et les caravanes de marchands qui descendaient annuellement ce fleuve pour se rendre en Grèce avaient toujours à repousser quelque attaque de ces audacieux pillards.

Les princes russes dont les possessions souffraient le plus du voisinage des Polovtsi se bornèrent pendant longtemps à les repousser, mais plus tard ils ne se firent pas faute d’aller châtier ces indomptables ennemis au fond de leurs déserts. Quelque terribles qu’elles fussent, ces représailles n’amenaient d’autre résultat que des pertes réciproques. Peu de temps avant l’expédition d’Igor, plusieurs princes, commandés par Sviatoslaf de Kief, réunirent leurs forces pour marcher contre les Polovtsi. L’historien russe Karamsine par le de cette guerre, et donne même à ce propos des renseignemens que nous ne saurions passer sous silence, car ils font connaître les mœurs étranges au milieu desquelles le poète russe va nous transporter.

Ayant franchi le Dnieper, les princes coalisés se mirent à la recherche des Polovtsi; ils ne parvinrent à les rencontrer que le cinquième jour. Le combat s’engage; les Russes, suivant leur habitude, se précipitent avec fureur sur l’ennemi, les archers en tête et les lanciers au second rang. Les Polovtsi soutiennent ce choc; mais la drougina[7] du prince Vladimir les charge à son tour si vigoureusement, qu’ils prennent la fuite et rentrent dans leurs steppes. Les Russes leur firent sept mille prisonniers, et dans le nombre se trouvaient quatre cent dix-sept petits princes[8]. Tels sont les événemens qui précèdent le fait d’armes célébré dans le Poème d’Igor. Suivons maintenant le récit du conteur russe.

A la nouvelle de l’éclatante victoire remportée par les princes russes sur les Polovtsi, le prince Igor de Novgorod, jaloux de la gloire et du riche butin que Sviatoslaf de Kief vient de recueillir, décide plusieurs membres de sa famille à l’accompagner, et prend la route du Don avec un corps de troupes assez considérable[9], suivi de nombreux chariots portant les armes. Les Russes approchent du Donetz, lorsque tout à coup, et quoiqu’il n’y ait pas un seul nuage au ciel, le jour s’obscurcit. C’est une éclipse de soleil, et ce phénomène leur paraît d’un mauvais augure. Cependant ils poursuivent leur route et passent le fleuve. A peine sur le sol ennemi, ils s’arment à la hâte, endossent leurs cuirasses, et, formés en colonnes par régimens, ils se portent avec rapidité dans la direction de l’ennemi. Les Polovtsi, sans attendre leur attaque, s’avancent à leur rencontre en bandes innombrables. « — Prince, disent prudemment les vieux boyards de la suite d’Igor, les ennemis sont nombreux, retirons-nous. — On se rira de nous, répond le prince; plutôt la mort que la honte ! » Cet élan courageux porte bonheur aux Russes; ils battent les Polovtsi et s’emparent de leur camp, où leurs femmes et leurs enfans se croyaient à l’abri de tout danger. Les vainqueurs, dans l’enivrement de ce premier succès, se précipitent à la poursuite des fuyards; mais ceux-ci, arrivés sur les rives de la Kaïala[10], tournent bride. Les Russes, assaillis de tous côtés, s’arrêtent, plantent leurs larges boucliers dans le sol, et pendant quelque temps se bornent à lancer des flèches contre leurs adversaires. Ils attendent des renforts. Le soleil est d’une ardeur dévorante, et ils manquent de vivres et d’eau. Dans cette cruelle extrémité, ils prennent la résolution de se frayer un passage à travers les rangs ennemis Leur chevaux épuises ne peuvent plus se soutenir et tombent au milieu de la mêlée; le cheval d’Igor est le seul qui résiste, et ce prince intrépide continue à encourager les siens de la voix et du geste, quoiqu’il soit couvert de blessures. Son frère Vsevolod, dont la bravoure était renommée, le seconde puissamment; mais sa lance et son épée se brisent, il reste sans armes Les Russes se défendent longtemps; le nombre finit cependant par l’emporter et leur déroute est complète. Ceux qui survivent au carnage essaient en vain d’échapper; ils sont entraînés par leurs farouches vainqueurs et réduits en captivité. La nouvelle de la défaite n’est apportée en Russie que longtemps après, par des marchands étrangers. Lorsque le prince Sviatoslaf de Kief apprend ce désastre, il rassemble ses boyards et se dispose à marcher sur le Don. Toutefois il ne donne point suite à ce projet, et les Polovtsi en profitent pour faire irruption dans le pays et le ravager. Le prince Vsevolod, Igor et son fils Vladimir, qui avaient été faits prisonniers, sont traités par le khan Kontchak avec beaucoup d’égards. Le khan accorde à Igor l’autorisation d’avoir un prêtre, des serviteurs, et même lui permet de se livrer à la chasse au faucon, passe-temps favori des grands personnages de l’époque. Le prince ne se croit point engagé par ces faveurs; un des hommes qui l’approchent lui facilite bientôt les moyens de prendre la fuite. La nuit venue, il monte à cheval et il échappe avec son guide à la surveillance des Polovtsi, qui dorment enivrés de koumis[11]. Après cinq jours de marche, il arrive heureusement sur les bords du Don, et gagne bientôt le territoire russe. Quant à son fils Vladi- mir, il reste avec Vsevolod parmi les Polovtsi. La fille de Kontchak consent à recevoir le baptême; Vladimir lui donne le nom de Svoboda (liberté) et l’épouse. Enfin, après deux années de captivité, il rentre avec son oncle en Russie et vient rejoindre son père.

Tel est, en quelques mots, l’épisode que le poète russe a choisi. Quoique l’œuvre dans laquelle il l’a retracé ait été mutilée par le temps, il est facile, comme on va le voir, de retrouver dans ces poétiques débris les circonstances principales de la relation que nous venons d’emprunter aux chroniqueurs.

Après un court exorde, dans lequel il regrette de ne pouvoir se livrer à ses inspirations comme le grand poète Boïane[12], le chantre d’Igor donne la parole à son héros, qui se dispose à entrer en campagne. Le prince est au milieu de ses soldats; mais tout à coup le soleil s’obscurcit. Ce sinistre présage ne l’ébranle point, il persiste à marcher contre les Polovtsi.— « Frères et drougina, s’écrie-t-il fièrement, il vaut mieux être morts que prisonniers; montons sur nos chevaux agiles, et dirigeons-nous vers le Don aux flots azurés. Allons rompre une lance dans les plaines des Polovtsi; je veux y reposer ma tête, ou boire toute l’eau du Don avec mon casque. » — Le poète interrompt ici son récit; il adresse une nouvelle invocation à Boïane, et regrette modestement que ce « rossignol du vieux temps » ne puisse redire à sa place les exploits du jeune prince; puis il reprend en ces termes :

« Les chevaux hennissent derrière la Soula, les trompettes sonnent à Novgorod[13], les drapeaux flottent à Poutivle ; mais Igor attend son doux frère, Vsevolod, le taureau sauvage. Celui-ci parait et lui dit : — « Frère unique, mon unique lumière, ô Igor ! nous sommes fils du même père. Prépare tes chevaux agiles; les miens sont sellés d’avance à Koursk; partons, mes Kouriens sont, tu le sais, des hommes intrépides; leurs mères les ont emmaillottés au son des trompettes; ils ont été bercés à l’ombre des casques et nourris sur la pointe d’une pique. Aucun sentier ne leur est étranger; ils connaissent tous les précipices; leurs arcs sont bandés, leurs carquois ouverts, leurs sabres aiguisés; ils courent dans la plaine comme des loups gris, en quête d’honneur pour eux et de gloire pour leur prince. »

« À ces mots, le vaillant Igor met le pied dans son étrier d’or, et les Russes s’avancent dans la plaine ouverte; mais le soleil s’obscurcit de nouveau, et l’ombre éveille les oiseaux aux chants sinistres; les bêtes féroces hurlent dans les champs; le dive[14] jette son cri du haut des arbres pour avertir les pays inconnus, les bords du Volga, et ceux de la mer, de la Soula, du Souroj, Khorsoun, et l’idole de Tmoutorakane.

« A l’approche des Russes, les Polovtsi accourent par des routes non frayées; leurs chariots nocturnes crient comme une bande de cygnes effarouchés. Le prince marche vers le Don, mais les animaux pressentent le malheur qui attend son armée. En la voyant passer, les loups hurlent dans les ravins, les renards glapissent, les aigles battent des ailes sur les ossemens et appellent les bêtes fauves; mais la nuit vient peu à peu, le brouillard a couvert la campagne, le chant du rossignol s’est tu, et le bavardage des pies a cessé. Les Russes s’arrêtent au milieu d’une vaste plaine et l’entourent de leurs boucliers rouges; ils se préparent à acquérir des honneurs et à donner de la gloire à leur prince.

« Le combat s’engage dès l’aurore; les rangs des Polovtsi maudits sont foulés aux pieds; les Russes se répandent dans la plaine comme des flèches; ils s’emparent de belles filles Polovtsiennes et d’une foule d’objets précieux. Les ortma[15], les manteaux, les fourrures et beaucoup d’autres vêtemens qu’ils recueillent leur servent à faire des ponts sur les marais et les fondrières. Un étendard rouge, un guidon blanc, une écharpe rouge, un bâton d’argent, reviennent de droit au fils de Sviatoslaf; puis son intrépide couvée s’endort dans la plaine. — « Ah ! elle est venue s’abattre bin loin pour rencontrer un triste sort, remarque l’émule de Boïane, — et cependant elle n’était pas née pour le malheur, ni pour le faucon, ni pour le vautour, ni pour toi, corbeau noir, impure Plovtsien ! » Mais d’autres ordes de Polovtsi vont paraître ; « le khan Gzak s’avance comme un loup gris ; Kontchak le suit, et tous deux se dirigent vers le grand Don. »

Le lendemain, une aurore sanglante annonce le jour ; des nuages noirs s’élèvent de la mer, et des clairs bleuâtres les sillonnent ; le tonnerre gronde, une nuée de traits partent des bords du fleuve. Les Russes prennent les armes ; le combat recommence plus terrible que la veille, les lances se brisent, les casques résonnent dans la vaste plaine que traverse la Kaïala. « — O Russie : reprend le chantre d’Igor soudainement inspiré, tu n’es plus à Chélomia[16] ! Les vents, petits-fils de Stribog[17], soufflent une grêle de flèches sur les braves soldats d’Igor ; la terre tremble, les rivières se troublent, la poussière se lève en tourbillons, et les étendards frémissent. Les Polovtsi accourent de tous côtés, ils enveloppent les Russes ; puis ces enfans du démon se retranchent dans la plaine en poussant de grands cris. Les braves Russes dressent leurs boucliers rouges. » — Le poète célèbre ensuite le courage que déploie le frère d’Igor. — « O Vsevolod ! — taureau sauvage ! s’écrie-t-il, tu vomis des flèches contre l’ennemi, tu le frappes de ton épée redoutable ; le sol est couvert de maudites têtes polovtsiennes, les casques sont fendus par ton sabre d’acier. O Vsevolod ! taureau puissant ! quel vaste champ pour ta valeur ! Frères, il a oublié la gloire et l’existence, la ville de Tchernigof, le trône d’or de ses pères, et la bien-aimée, la belle Glébovna, et le charme qu’elle répand autour d’elle. »

Le poète abandonne pour un moment la scène de carnage que son sujet l’amène à décrire, pour rappeler les sanglantes rencontres des siècles passés. Après les avoir rapidement esquissées, il ajoute : « Tels étaient les guerres et les guerriers d’autrefois, mais jamais on n’avait entendu parler d’une mêlée comme celle-ci. » — Le combat continue en effet, et c’est une lutte à mort ; mais les Russes vont succomber. « Depuis le matin jusqu’au soir et du soir au matin, les flèches aux dards trempés volent, les sabres retentissent, les lances durcies résonnent dans ces plaines inconnues. Le sol est noirci par le piétinement des chevaux ; il est couvert d’ossemens et inondé de sang russe, prédestiné au malheur. Mais qu’est-ce que j’entends ? quel est ce bruit qui retentit au loin dès l’aube ? C’est Igor, qui ramène ses bataillons pour secourir son doux frère Vsevolod. On combat encore un jour et le suivant ; mais au milieu du troisième les drapeaux d’Igor s’abaissent. Les deux frères se quittent sur les bords de la rapide Kaïala. Le vin sanglant est épuisé, les Russes ont terminé le festin, leurs convives sont rassasiés, et ils ont succombé eux-mêmes pour la Russie. L’herbe s’incline tristement, et les arbres se penchent vers le sol. »

Accablé de douleur en repassant dans sa mémoire le malheur de la patrie, l’émule de Boïane ajoute : « Ah ! le faucon étend son vol au loin ; il chasse les oiseaux devant lui vers la mer… Les braves guerriers d’Igor ne ressusciteront pas. » Mais les Polovtsi vont franchir les frontières ; l’éloquent narrateur nous l’apprend. « Les khans Karna et Jlia, nous dit-il, jettent un cri ; ils courent vers la terre russe et y secouent les brandons d’une corne enflammée. » À la vue des Polovtsi, les femmes russes fondent en larmes et se disent : « Il ne nous sera plus permis de penser à nos époux, ni de rêver à eux, ni de les contempler-de nos yeux, et nous n’aurons en outre ni or ni argent. »

Pendant que la Russie se défend contre ses agresseurs, Igor est emmené captif ; il est devenu le prisonnier de Koschteï, khan des Polovtsi. Bientôt le poète s’arrache à ces tristes souvenirs. Nous sommes à Kief, dans le palais de Sviatoslaf. Ce prince vénéré raconte aux boyards de sa suite un songe sinistre qu’il vient d’avoir, et se demande s’il n’enverra point de troupes contre les Polovtsi. Les boyards l’y engagent ; ils lui apprennent que ces barbares, enhardis par leur récent succès, parcourent de nouveau les plaines du pays « comme une couvée de panthères » et s’y gorgent de butin. « La gloire, ajoutent-ils douloureusement, s’est changée en honte ; la misère a succédé à l’abondance, et le dive a dévasté la terre. Les filles des Goths[18] entonnent leurs chants sur les bords de la Mer-Bleue ; elles font résonner l’or russien, elles célèbrent le règne de Bous[19] et vantent la vengeance de Chalakan[20]. Et à nous, drougina, il nous faut du bonheur ! »

Le grand Sviatoslaf « laisse tomber de sa bouche des paroles d’or entremêlées de larmes. » Puis dans son désespoir il interpelle les plus renommés des princes russes. L’émule de Boïane retrace à cette occasion les victoires qui ont illustré leur nom et la puissance dont ils disposent ; quoique ces invocations patriotiques soient pleines d’images allégoriques dont le sens nous l’échappe, elles ne manquent point de grandeur. Le poète reproche amèrement aux princes de vivre dans la discorde ; il les conjure en termes éloquens de cesser leurs querelles intestines et de s’unir pour marcher contre les païens qui dévastent le sol russe. Comme contraste à ces viriles invectives, viennent ensuite les plaintes de la tendre Yaroslavna, l’épouse d’Igor, dont le sort vient d’être connu à Novgorod. Il y a là un touchant passage que nous essaierons de rendre textuellement.

« La voix de Yaroslavna se fait entendre, comme un coucou caché, dès l’aube du jour ; elle dit : Je vais m’envoler vers le Danube comme le coucou ; Je tremperai ma manche de castor dans la Kaïala, j’essuierai les plaies sanglantes qui couvrent les membres aguerris de mon prince.

« Yaroslavna pleure dès l’aurore sur les murs de Poutivle et s’écrie : Ô vent ! mon doux vent ! pourquoi, seigneur, souffler si fort ? Pourquoi porter sur tes ailes légères les flèches du khan vers l’armée de mon époux ? borne-toi à chasser les nuages le long des rives, à balancer les navires sur la mer azurée. Pourquoi seigneur, glaces-tu mes joies dans l’herbe de la steppe ?

« Yaroslayna pleure dès le matin sur les murs de Poutivle et dit : O Dniéper renomme, tu as percé les montagnes rocheuses du pays des Polovtsi ; tu as porte les navires de Sviatoslaf jusqu’aux hordes de Kobjak. Ramène-moi mon époux, ô seigneur, afin que mes larmes matinales ne coulent plus vers la mer.

« Yaroslavna pleure dès l’aube sur les murs de Poutivle et dit : O soleil trois fois lumineux, tu es réjouissant et beau pour tout le monde : pourquoi seigneur, dardes-tu tes rayons brûlans sur les guerriers de mon époux ? Au milieu de la plaine aride, leurs arcs sont desséchés par la chaleur et l’angoisse a fermé leurs carquois. »

Le poète russe nous ramène sur les bords du Don. « Il est minuit et la mer bouillonne ; des colonnes d’eau s’élèvent ; Dieu va montrer au prince Igor la route qui conduit de la terre des Polovtsi aux frontières de Russie vers le trône d’or de son père. Le crépuscule s’est éteint ; Igor repose, mais il se réveille, et parcourt dans ses pensées les plaines qui s’étendent du grand Don au petit Donetz… À minuit, un cheval l’attend ; Ovlour a sifflé sur l’autre bord pour avertir le prince, et celui-ci disparaît

« La terre résonne et tremble, l’herbe frémit, les tentes des Polovtsi se ferment ; mais Igor s’est élancé comme une hermine dans les roseaux, il nage comme un gogol blanc[21] ; il monte à cheval sur le rivage ; il descend et se dirige comme un loup agile vers les plaines du Donetz ; il vole comme le faucon dans les ténèbres, abattant des oies et des cygnes pour son déjeuner, son dîner et son souper. »

Pendant qu’Igor vole comme un faucon, Ovlour le suit comme un loup trempé par la froide rosée du soir. Leurs chevaux sont accablés par cette course rapide ; ils atteignent cependant les rives du Donetz. « Prince Igor, dit le Donetz, ta gloire est grande ; Kontchak est irrité, et la Russie va être dans la joie. » Igor lui répond : « À toi l’honneur de bercer un prince sur tes flots, d’étendre pour lui une herbe verdoyante sur tes rives argentées, de l’envelopper de chaudes vapeurs à l’ombre des arbres verts, de le veiller comme le gogol sur l’eau, la mouette sur les vagues, le canard dans les airs !

« Ce n’est pas ainsi, ajoute-t-il, qu’a fait la Stougna[22], rivière aux eaux perfides, qui engloutit les ruisseaux lointains et brise les esquifs dans les buissons. Aussi le Dnieper a-t-il fermé ses sombres bords au jeune prince Rostislaf, que sa mère a si longtemps pleuré, les fleurs se flétrirent de douleur, les arbres se penchèrent tristement vers la terre, et les pies cessèrent de jaser.

« Mais Gzak et Kontchak se sont élancés à la poursuite d’Igor. À cette heure, les corbeaux ne croassent point, les geais se taisent, les pies ne bavardent plus. Le pic noir indique cependant par ses coups de bec le chemin de la rivière, et déjà le chant joyeux du rossignol annonce le jour. « Puisque le faucon regagne son nid, dit Gzak, tuons le fauconneau avec nos flèches d’or.» Kontchak répond à Gzak : « Puisque le faucon vole vers son nid, enlaçons le fauconneau avec une fille jeune et belle[23]. — Si nous l’enchainons avec une jeune fille, reprend Gzak, ni lui ni elle ne nous resteront; ils tueront les oiseaux de nos plaines. »

Le chantre d’Igor adresse une dernière pensée à Boïane, puis il revient à son héros : « Le soleil brille dans les cieux, nous dit-il; — Igor est sur le sol de la Russie. Les jeunes filles chantent aux bords du Danube, et le son de leurs voix est porté sur la mer jusqu’à Kief. Le prince se rend par Boritchevo[24] vers la sainte Vierge de Pirogochtch. Les campagnes et les villes sont dans la joie; elles célèbrent d’abord les vieux princes, et ensuite les jeunes. Chantez la gloire d’Igor Sviatoslavitch, du taureau puissant Vsevolod et de Vladimir Igorévitch. Salut aux princes et à la drougina qui ont combattu les armées païennes au nom des chrétiens ! Gloire au prince et à sa drougina! — Amen. »

Telle est dans son ensemble l’œuvre remarquable que M. Boltz a étudiée avec tant de soin. On le voit, malgré les lacunes et les incorrections qui la déparent, elle présente encore nombre de traits qui annoncent un grand poète. Nous avons pris pour guide l’élégante traduction dont M. Boltz vient d’enrichir la littérature allemande. Avant de quitter le poème russe, nous ne saurions nous dispenser d’apprécier la version que M. Eichof en a fait paraître il y a quelques années. Les nombreux commentaires qui ont été consacrés à expliquer le Poème d’Igor facilitent singulièrement la tâche des traducteurs; il ne leur est plus permis de s’égarer. Les deux versions que nous avons sous les yeux présentent néanmoins quelque différence; il est évident que les traducteurs n’ont point puisé aux mêmes sources, et nous devons dire que dans le choix des textes à étudier, c’est M. Boltz qui nous parait avoir montré le plus de tact.

L’œuvre du poète russe renferme, nous l’avons déjà dit, un grand nombre de passages qui sont encore lettre close pour les commentateurs, et dont nous n’aurons peut-être jamais la clé. Tel est le songe que Sviatoslaf raconte à ses boyards; il contient plusieurs phrases dont le sens a complètement échappé jusqu’à présent aux plus habiles philologues. En voici une entre autres que M. Eichof a rendue comme il suit : « Et d’un carquois vidé par la magie païenne, vous répandîtes dans mon sein une grosse perle, en me frottant. » L’image est assurément fort étrange; mais le traducteur n’a-t-il point ajouté quelque peu à cette bizarrerie ? Consultons M. Boltz; il fait dire à Sviatoslaf : « De l’ouverture en carquois d’une conque païenne, vous avez laissé tomber une grosse perle sur mes genoux pour m’honorer. » Cette version nous paraît préférable. Le verbe niégouïout, que M. Eichof a exprimé par « en me frottant, » a pour racine le mot niéga, qui signifie actuellement, comme nous l’apprennent tous les dictionnaires, mollesse, délicatesse, et s’il ne répond pas précisément au mot d’honneur qu’a choisi M. Boltz, il est encore plus éloigné de correspondre à celui de frottement que M. Eichof a cru devoir adopter. Ce qui nous fait d’ailleurs incliner pour la traduction allemande, c’est que les Tatars et probablement aussi d’autres peuples orientaux avaient la coutume de répandre des pièces d’or et des pierres précieuses sur la tête de leurs chefs en signe de respect. Voici un autre exemple. En parlant des chariots des Polovtsi, le poète russe ajoute : « Ils criaient comme une troupe de cygnes qui se dispersent. » Comment M. Eichof a-t-il traduit cette phrase ? « Leurs chariots retentissent dans la nuit; on dirait de cygnes dispersés. » Le commentateur que suit M. Eichof n’a évidemment point compris le poète russe. L’image qu’il nous présente est fort bien choisie. Quelques tribus tatares avaient pour point d’honneur de ne jamais graisser les roues de leurs kibitka, afin de ne pas donner à croire qu’elles cachaient leur marche à l’ennemi, et le son aigu que rendaient ces chariots est de tous points semblable aux cris d’une bande d’oies sauvages; mais il est vrai que pour le savoir il faut connaître le bruit que font souvent les longues files de telega[25] qui sillonnent en été les plaines de la Russie. Nous remarquons encore dans la traduction de M. Eichof quelques autres passages que M. Boltz nous parait avoir rendus avec plus de fidélité. Parmi les notes que M. Eichof a placées dans sa notice, il en est plusieurs aussi qui nous semblent peu exactes. Est-il vrai, par exemple, qu’Igor soit fils de Sviatoslaf, grand-prince de Kief ? Nous ne le pensons pas; ce dernier, qui est mort en 1196, était son cousin. Quant au père d’Igor, il a fini ses jours en 1166 dans la principauté de Tchernigof, dont il était possesseur; mais il est permis de se tromper lorsqu’on parle de ces temps d’anarchie : l’usage qu’ont tous les Slaves de se donner les noms de père, de fils et de frère, sans qu’il existe entre eux le moindre degré de parenté, est très propre d’ailleurs à induire en erreur sur leur généalogie.

Ce que nous avons dit du Poème d’Igor et des questions qu’il soulève suffit pour faire apprécier l’intérêt du travail de M. Boltz. En terminant, nous devons adresser aux écrivains russes un reproche mérité. M. Boltz nous apprend que malgré toutes ses instances il lui a été impossible d’obtenir d’eux aucun des renseignemens qui lui étaient nécessaires. Ce n’est pas la première fois qu’une accusation de ce genre est portée. Comment expliquer le peu d’empressement que mettent les écrivains russes à entrer en rapport avec les savans étrangers ? Est-ce de leur part dédain ou indifférence ? L’un et l’autre peut-être, mais dans tous les cas le travail dont nous venons de parler atteste que l’on peut fort bien se passer d’eux pour traiter à fond les questions qui intéressent le plus leur littérature nationale.


H. DELAVEAU.

  1. Depuis la fin du Xe siècle jusqu’au règne de Pierre le Grand, il y eut en Russie deux langues, l’une vulgaire et l’autre écrite. Cette dernière, qui est le slavon, idiome adopté pour la liturgie par les fondateurs du culte gréco-slave, fut longtemps à se fixer. C’est à Kief qu’elle prit peu à peu la forme sous laquelle on la retrouve dans les livres d’église actuellement en usage. A Novgorod, elle se rapprocha beaucoup plus du russe vulgaire. Plus tard, ces deux branches de l’idiome littéraire se répandirent dans le reste du pays, et y donnèrent naissance aux dialectes provinciaux contemporains. Ceux-ci se décomposent en deux groupes : l’un comprend les dialectes parlés au centre de l’empire, dans les districts de Moscou, de Vladimir et de Novgorod, l’autre ceux qui sont en usage plus au nord, dans les districts d’Arkhangel, de Zavolojsk et dans toute la Sibérie. Chacun de ces dialectes compte plusieurs variétés; celui de Moscou, qui est le plus répandu, sert aujourd’hui de langue écrite. Dans les autres provinces slaves de l’empire, l’idiome vulgaire est mélangé de polonais.
  2. Ewers est un érudit allemand dont l’influence s’est exercée en Russie parmi les professeurs de l’université de Moscou, Esprit éminemment critique, Ewers écarta comme fabuleux les renseignemens fournis par le premier chroniqueur russe, Nestor, sur les temps antérieurs au XIe siècle. Il rompait ainsi avec l’opinion qui avait prévalu jusqu’à lui, représentée par Muller, Schloetzer, etc., et qui acceptait ces renseignemens comme véridiques. Les professeurs formés à l’école d’Ewers ont poussé plus loin que lui le scrupule historique ; ils ne font dater l’histoire de Russie que du XIVe siècle. Une tendance exagérée vers le cosmopolitisme, partagée un moment par les hautes classes de l’empire, explique ces théories si peu indulgentes pour les partisans de l’ancienneté de la puissance russe. Aujourd’hui on en revient à une appréciation plus équitable et plus sérieuse de la question.
  3. Les chroniques de Nestor sont du Xie siècle; mais on n’a point retrouvé non plus jusqu’à présent le manuscrit original. La plus ancienne copie que l’on en possède est de l’année 1377, et date par conséquent d’une époque où le slavon littéraire était déjà fort altéré.
  4. Une des filles du grand prince Yaroslaf épousa Henri Ier, roi de France. Le prince Vladimir Monomaque, mort en 1125, fut marié en premières noces avec une fille d’Harold, roi d’Angleterre; mais c’est surtout avec les princes et les princesses des cours de Constantinople et de Hongrie que ces alliances étaient communes.
  5. Le lieu où était située la principauté de Tmoutorakane, dont le nom disparaît des annales russes dès les premières années du XIIe siècle, a été longuement discuté. Il paraît que l’on appelait ainsi anciennement l’île de Taman, dans la Mer-Noire, et qu’un prince russe y régnait encore à la fin du XIe siècle. Ce qui le prouve, c’est une inscription trouvée dans les ruines de Taman ou Phanagrie, sous le règne de Catherine II; mais les Russes n’avaient point conservé ce territoire, car, lorsqu’en 1016 ils abandonnèrent à la Grèce leurs anciennes possessions en Crimée, il fut stipulé que Tmoutorakane leur appartiendrait; ils en furent chassés par les Polovtsi au siècle suivant.
  6. Lorsqu’en 1223 les Tatars parurent pour la première fois dans les plaines du Don, les Polovtsi, refoulés par eux dans les déserts, furent réduits à s’attaquer et à s’entre-dévorer. Ils se réfugièrent dans les marais à l’embouchure du Dnieper, du Volga et du Don. Plus tard, des Russes et des hommes de toutes les tribus qui erraient dans ces contrées se joignirent à eux. Telle est l’origine des Kosaks; mais l’élément russe a fini par effacer presque complètement, au sein de ces associations guerrières, l’esprit et les mœurs qui les avaient d’abord caractérisées.
  7. Comme les anciens chefs germains, les princes russes avaient en tous temps une garde spéciale nommée drougina, et composée de guerriers expérimentés, de porte-glaives et de pages d’armes. Aucune solde n’était attachée à ces fonctions, qui donnaient seulement droit à une part dans le butin.
  8. Lorsqu’ils se convertissaient au christianisme, tous les petits dignitaires tatars réclamaient le titre de prince; c’est pourquoi il est si commun parmi la noblesse russe.
  9. Les armées russes étaient alors moins nombreuses qu’au Xie siècle; elles ne dépassaient guère cinquante mille hommes. Cette diminution s’explique naturellement par la division du pays en petites principautés rivales.
  10. Petite rivière qui porte aujourd’hui le nom de Kayalnik; elle traverse le pays des Kosaks du Don, qui ont sur ses bords une grande stanitsa ou établissement militaire.
  11. Boisson des Tatars et des autres tribus nomades de ces contrées : elle est faite de lait de jument fermenté.
  12. On suppose généralement que Boïane était un poète slave très célèbre qui vivait au XIe siècle. Quelques critiques ont prétendu que ce mot était un terme générique et qu’il signifiait chantre ou barde.
  13. Il y a en Russie trois villes de Novgorod, et on les distingue par des surnoms : Novgorod-Veliki (la grande), située au nord; Nijnei-Novgorod (la basse) à l’est, et Novgorod-Severskoï (septentrionale) dans le midi, ainsi nommée parce qu’elle se trouve au nord de Kief. Il est question, bien entendu, de cette dernière, qui était le chef-lieu de la principauté à laquelle Igor commandait.
  14. Oiseau fabuleux qui était le symbole du malheur chez les Slaves; il en était de même du corbeau. Les peuples de cette race ont eu de tout temps un respect particulier pour les oiseaux. Ils pensaient qu’après la mort les âmes prenaient la forme de pigeons blancs. Les hommes du peuple ont encore, en Russie, une sorte de vénération pour les pigeons.
  15. Pièce d’habillement.
  16. Lieu inconnu : on suppose qu’il se trouvait près des frontières.
  17. L’Éole des Slaves : il avait à Kief un temple célèbre où l’on immolait des victimes humaines.
  18. Il existait encore des Goths en Crimée au milieu du XVe siècle. Le tsar de Russie Jean III envoya des présens à leur prince Issaïko en 1467 ; c’étaient des Goths tétraxites, de religion grecque, successivement tributaires de tous les peuples qui depuis le IIIe siècle avaient dominé en Crimée ; mais ils étaient gouvernés par leurs propres chefs.
  19. On suppose que Bous était un ancien chef des Polovtsi.
  20. Ville des Polovtsi, près de laquelle, en 1111, les Russes furent surpris par leurs adversaires.
  21. Sorte de canard sauvage.
  22. Le jeune prince Rostislaf s’était noyé en 1093 dans cette rivière en voulant gagner le Dnieper pour échapper aux Polovtsi.
  23. Ce passage se rapporte évidemment à Vladimir, fils d’Igor, et à la fille de Kontchak, que le jeune prince épousa pendant sa captivité.
  24. Colline située dans Kief, sur laquelle s’élève aujourd’hui l’église de Saint-André.
  25. Chariots de paysan.