L’Episode de Dixmude
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 521-550).
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L'ÉPISODE DE DIXMUDE

II [1]


27 octobre.

Au carrefour d’Oude-Barreel où j’ai passé la nuit dans une masure, mais sur de la paille fraîche, je me réveille avec une forte fièvre qui provient évidemment du refroidissement que j’ai pris la nuit précédente, et je suis obligé d’aller me reposer au village d’Oude-Cappelle pour 24 heures, en passant le commandement au commandant Delage, du 1er de marins. Pendant la nuit, on a remis de l’ordre dans les compagnies, et de nouveaux renforts de marins sont arrivés au petit jour.

A 8 heures, le bombardement reprend sur Dixmude et les tranchées du Sud, sans que notre artillerie puisse en diminuer l’intensité. Nous faisons des pertes sérieuses par obus de gros calibres, et l’un d’eux défonce le pont-rail. Pas d’attaques d’infanterie.

Dans la soirée, mon secteur passe sous les ordres du général Grossetti, qui commande la 42e D. I. On nous annonce l’arrivée de batteries de 75 de cette division.

Aujourd’hui, un officier allemand du 202e régiment a été tué devant Oude-Stuyvckenskerke, et l’on trouve, dans son carnet de campagne, des notes qui montrent bien que, si les troupes alliées souffrent, la situation des Allemands n’a rien d’agréable, tout au moins dans le polder. En voici quelques extraits relevés dans une traduction que le Grand Quartier nous communiquera quelques jours plus tard :

24 octobre. — Le combat continue. Nous cherchons à passer de l’autre côté de l’Yser. Nous marchons alors vite par la contrée qui s’étend devant nous, à travers les fossés, et sous le feu intense de l’ennemi. Nous prenons position près de la ferme Vandewoude, où nous nous abritons contre l’effroyable feu de l’artillerie de l’ennemi. Terrible situation. Nous ne connaissons rien de la situation générale. Je ne sais pas du tout où l’ennemi se trouve, ni quelle est sa force, et il n’y a pas moyen d’obtenir de renseignements. Dans les autres lignes, on fait également de lourdes pertes qui ne sont pas du tout en rapport avec les résultats que nous obtenons. L’artillerie ennemie est trop forte et trop bien abritée ( ! ), et comme elle n’est pas réduite par notre artillerie plus faible ( ! ), une progression de l’infanterie est sans effet, et ne provoque que de lourdes et inutiles pertes.

Le secours aux blessés laisse également beaucoup à désirer. A Dixmude, plus de dix blessés sont restés sur le terrain sans aucun soin. Les compagnies sanitaires sont inutilement retenues derrière l’Yser. Il est également impossible de recevoir d’une façon régulière des approvisionnements en eau et en vivres. Depuis plusieurs jours, nous n’avons pas goûté de repas chaud. Le pain et le reste sont à peine suffisants. Les rations de réserve sont épuisées. L’eau est mauvaise, toute verte, mais on la boit quand même, car il n’y a rien autre à trouver. L’homme est réduit à l’état de bête. Personnellement, je n’ai plus rien à manger, car j’ai tout laissé dans ma selle sur le cheval. Je vis de ce que les gens veulent bien me donner en camarades, et le partage est maigre, faute de biens. Il ne faut pas penser à changer de vêtements ou de linge. Je me trouve dans une situation incroyable. De toutes parts, les fermes et les villages brûlent. Quel triste spectacle que celui de cette magnifique région, parsemée de blessés et de morts !

26 octobre. — La nuit fut effrayante. Un terrible orage et de la pluie. J’étais comme gelé, et je suis resté debout, les pieds dans l’eau. Devant nous, et dirigée sur nous, une fusillade ininterrompue. On va construire un pont fixe sur l’Yser, car un pont a été de nouveau détruit par l’artillerie ennemie.

La situation est la même que les jours précédents. Aucun progrès, malgré le combat incessant, malgré le hurlement du canon et les cris d’alarme de vies humaines inutilement immolées. L’infanterie ne peut produire aucun effet avant que l’artillerie n’ait annihilé le canon de l’adversaire. Les pertes doivent être énormes partout. Notre compagnie a beaucoup souffert. Notre colonel, notre chef de bataillon et beaucoup d’autres officiers sont blessés, et plusieurs sont déjà morts. La situation n’est pas plus nette qu’auparavant, nous n’apprenons rien. Notre régiment est mêlé aux autres régiments de façon inextricable. Pas un bataillon, pas une compagnie ne sait où se trouvent les autres unités de la troupe. Tout est embrouillé sous ce feu terrible qui nous prend d’enfilade de toutes parts.

La situation est terrible. Être mitraillé sans relâche, et ne rien savoir de l’ennemi, ni de ses propres troupes ! Il est à espérer que la situation va s’éclaircir bientôt.

Il faut, dans la nuit noire, laisser aller prendre au loin par les soldats des vivres pour leurs camarades. Ils ont rapporté également les cartes et les lettres de ceux que nous aimons. Quelle claire consolation dans la situation sombre que nous vivons ! Mais, comme nous ne pouvons faire aucune lumière, nous devons mettre en poche, sans les avoir lues, les notes réconfortantes, jusqu’au prochain matin. De nouveau, nous passons la nuit sur la paille, en nous serrant les uns contre les autres pour nous réchauffer. Tout à coup, une violente fusillade nous oblige à nous préparer au combat, et nous nous apprêtons, grelottants et transis.

27 octobre. — A l’aube, je profite d’un moment de répit pour lire les vœux qui me viennent de la patrie. Quelle joie ! mais bientôt l’illusion s’évanouit. La situation reste embrouillée… Il ne faut pas penser à avancer…

À ce moment, ce récit a dû être interrompu par une balle ou un obus qui a expédié le rédacteur dans l’autre monde.


28 octobre.

La nuit et le début de la matinée sont calmes, mais le bombardement reprend, à dix heures, sur Dixmude et les arrières. Gros dégâts. L’action d’artillerie cesse à la nuit, mais, à vingt et une heures, les Allemands attaquent le cimetière de Dixmude, en faisant une diversion sur notre front de l’Yser Sud. L’ennemi est repoussé par notre infanterie et par nos barrages d’artillerie de campagne.

Au Nord, la bataille reste violente, et la 4e D. A. est obligée de reculer jusqu’à Ramscappelle et Pervyse. La 42e division, qui doit attaquer demain, me réclame le 19e B. C. Comme ce bataillon est engagé, je propose au général Grossetti de laisser le bataillon où il est, en lui fournissant un bataillon de marins en remplacement. Le général ayant accepté, je fais former, avec les compagnies de soutien et de la réserve, un bataillon qui part dans la nuit pour Roussdamme, sous le commandement du capitaine de frégate Rabot.

Le Grand Quartier nous fait connaître l’ordre de bataille, allemand. Au Nord, devant Nieuport, la IVe division d’ersatz ; plus au Sud, le IIIe corps de réserve, puis le XXIIe corps jusqu’à Dixmude, et à sa gauche le XXIIIe. Comme les Allemands connaissent leur métier, s’ils ont placé une soudure de corps d’armée devant un point aussi important que Dixmude, ils ont dû l’armaturer fortement, pensons-nous.


29 octobre.

On me demande de placer un autre bataillon à Ootskerke, mais je ne puis le faire que si les territoriaux du Sud s’étendent plus au Nord, ce qui est refusé. D’autre part, j’ai des difficultés pour relever, en avant de Dixmude, des unités très fatiguées et amoindries. Finalement, l’affaire s’arrange par l’envoi de deux bataillons du 32e corps à Lampernisse et Zoetenay. Pour les relèves des avant-postes, je décide que les Sénégalais se relèveront entre eux, de même que les marins, et j’obtiens que la 6e D. A. fournisse 6 compagnies pour relever les 4 de la 5e D. A.

Dès le jour, la fusillade reprend sur notre front Nord, et le bombardement redevient général. Vers seize heures, de violentes rafales s’abattent sur le carrefour d’Oude-Barreel. Comme ce carrefour est très encombré, j’y laisse encore mon P. C., mais je cherche un autre Q. G. Le colonel de Wleschouwer me propose une ferme au milieu des prairies à l’Ouest, mais je la trouve trop difficile d’accès pour les agents de liaison pendant la nuit, et je décide de m’installer à Oude-Cappelle, dans une grande ferme où j’ai couché précédemment, et qui n’a que l’inconvénient d’être presque au pied du clocher, qui est très haut et ne manquera pas d’intéresser les Allemands avant peu.

Vers dix-neuf heures, le bombardement cesse. L’action d’artillerie d’aujourd’hui ayant montré que nos batteries lourdes sont trop éloignées des batteries allemandes, je les place, les 155 près de Saint-Jacques Cappelle, les 120 un peu à l’Ouest d’Oude-Cappelle. Les avant-postes me font savoir que les Allemands ont installé deux pièces de 77 à 500 mètres de nos tranchées de l’Est. J’envoie un officier d’artillerie surplace, pour se rendre compte en vue de contrebattre.


30 octobre.

La nuit n’est troublée que par un bombardement continu de schrapnells sur Caeskerke et le carrefour d’Oude-Barreel. Au jour, les Allemands attaquent Ramscappelle, qu’ils enlèvent, et Pervyse où ils échouent en perdant 300 prisonniers qui se rendent, mouillés jusqu’à la ceinture. Le bombardement reprend à 8 heures, mais moins violent que d’habitude. Dans la matinée, le commandant Rabot revient à Caeskerke avec deux compagnies, les deux autres étant engagées à Pervyse, et il a l’ordre de relever le 19e B.C. mais le contre-ordre survient, et les deux compagnies regagnent Roussdamme.

On recherche toujours les Allemands qui ont pu se cacher dans Dixmude depuis la nuit du 26, mais on ne trouve, rien autre chose que quelques vieillards des deux sexes qui sont encore dans des caves. Au cours des recherches, le 2e régiment découvre un auto de tourisme et une camionnette, inutilisables l’un et l’autre, mais dont l’amalgame lui permet de reconstituer une camionnette complète et en bon état qui rendra beaucoup de services dans la suite. Cette camionnette nous mettra cependant, plus tard, dans un cas litigieux assez embarrassant, le jour où l’un des propriétaires des deux véhicules aura reconnu sur les routes de l’arrière une voiture dont une partie seulement lui appartient.

Dans l’après-midi, une pièce de 7,5 belge s’est mise en batterie derrière le talus de l’Yser Sud, pour essayer de détruire une maison qui nous gêne à l’angle du parc du château de Woumen. La maison est atteinte, mais les Allemands, qui ne sont jamais patients, déclenchent aussitôt un bombardement violent sur nos tranchées du cimetière et de l’Yser Sud, en en démolissant une partie. La culée Est du pont-rail est détruite, et le pont hors de service. Cette affaire me rappelle qu’il est quelquefois mauvais de céder aux sollicitations du front, car le remède peut être pire que le mal.

Je me sépare avec regret du capitaine belge Duvivier, mon officier de liaison avec la 5. D. A. qui est rappelé par son général. Nous perdons en lui un camarade excellent et fort agréable.

En fin de soirée, je suis avisé que Ramscappelle sera contre-attaqué demain matin, à l’Ouest par la 2e D. A. au Sud par la 42e D. I. La flotte anglaise doit concourir à l’opération en bombardant les nœuds de routes à l’Est de l’Yser.

Pendant toute la nuit, nous entendons une canonnade violente et ininterrompue dans le Sud. Il y a, ou il se prépare certainement une bataille dans cette région.


31 octobre.

Nuit calme sur notre front, ce qui a permis d’entendre le roulement de charrois allemands importants allant du Nord vers le Sud où la canonnade est toujours intense. Les Allemands sont chassés de Ramscappelle où la 42e division a perdu d’ailleurs 700 hommes. De nos positions, nous croyons distinguer que les ennemis se retirent sur l’Yser, probablement chassés par l’inondation qui fait des progrès. S’il en est ainsi, l’ennemi a échoué dans ses nombreuses tentatives pour tourner la gauche des Alliés qui s’appuiera désormais à la mer du Nord.

A mon Q. G. d’Oude-Cappelle, je discute avec les officiers de liaison les conséquences possibles de l’inondation pour le secteur de Dixmude. Personnellement, je pense que nous sommes protégés contre elle par le chemin-digue d’Ootskerke à la borne 16 de l’Yser. Pour m’en assurer, je me rends au front Nord où le bataillon de chasseurs est obligé de construire de nouvelles tranchées plus près du chemin-digue, l’eau le chassant de celles qu’il occupe plus au Nord. Entre temps, l’ordre arrive de relever ce bataillon, et je désigne, pour le remplacer, le bataillon de marins qui revient de Roussdamme et Pervyse.

La journée reste calme et n’est troublée que par des shrapnells sur les routes. Les Allemands sont évidemment très occupés ailleurs.

Nous voyons en l’air trois avions anglais qui vont reconnaître les lignes ennemies et se font canonner vivement.

Nous apprenons que les Allemands transportent du matériel de 420 à Ostende, et qu’ils y amènent, par chemin de fer, des sous-marins partagés en tranches.


1er novembre.

La nuit est calme, et la journée relativement tranquille, à part le bombardement fréquent de nos tranchées en avant de Dixmude. J’en profite pour faire faire des mouvements de compagnies ayant pour objet de rétablir leur groupement normal par bataillon, et d’arriver à la situation suivante :

Tête de front de Dixmude : 1 bataillon de marins (3/2, commandant Conti) ; 2 bataillons de Sénégalais ( commandant Brochot) ; 1 bataillon belge.

Front de l’Yser : Nord : 1 bataillon de marins (1/1, commandant de Sainte-Marie) ; Sud : 1 bataillon de marins (3/2, commandant Mauros).

Front Nord : 1 bataillon de marins (3/1, commandant Rabot).

Soutien des secteurs : 1 bataillon de marins (2/1, commandant de Kerros).

Réserve : 1 bataillon de marins (1/2, commandant de Jonquières).

L’artillerie sans changement.

Ma brigade reçoit un renfort important d’officiers, de gradés et de matelots. Ceux-ci sont presque tous des jeunes de la classe 14, habillés et équipés de neuf, ce qui contraste fortement avec la misère très apparente de leurs aînés. On se divertit à observer l’étonnement qui prend les nouveaux en arrivant à Oude-Barreel où ils entrent d’un seul coup dans le vif de la question. Comme ils sont peu méfiants, il leur arrive des pertes dès la fin de leur voyage, et même avant.

Dans l’après-midi, le général Grossetti me fait savoir qu’une attaque ennemie parait être en préparation dans les régions Sud de Dixmude, et qu’il y parera en attaquant lui-même le lendemain matin. A cet effet, il porte sur Ootskerke-Caeskerke 2 bataillons de sa division qui opèreront avec les marins, et il renforce notre artillerie de 2 batteries de 75 du 61e régiment. Il prescrit à l’artillerie lourde de mon secteur d’ouvrir immédiatement le feu sur la région Merchem-Houthulst-Clercken-Woumen.

Nous pensons, nous, qu’en réalité l’attaque française annoncée a pour but d’obliger l’ennemi à maintenir ses forces devant Dixmude, et même à en amener d’autres, afin d’aider les forces alliées qui opèrent dans le Sud où la bataille est intense, si l’on en juge par la canonnade que nous entendons. Quoi qu’il en soit, j’active le plus possible la mise en place de fils de fer en avant de nos tranchées de l’Est. Malheureusement, je reçois des indications très fâcheuses sur l’état sanitaire des Sénégalais qui sont aux avant-postes. Ils souffrent déjà beaucoup de l’enflure des pieds, et la question de leur relève va se poser. Il est bien évident, d’ailleurs, que le climat des Flandres et la saison sont maintenant trop rudes pour des troupes noires.


2 novembre.

Les ordres d’attaque sont modifiés au cours de la nuit. La préparation par l’artillerie commencera à 9 h. 30, et l’attaque, dirigée par le colonel Claudon, du 151e de ligne, sera déclenchée à 10 heures, et menée par quatre bataillons, deux du 151e, le 8e bataillon de chasseurs, et un bataillon de marins, à la fois en direction du château de Woumen et de la route d’Eessen. Je désigne le 1er bataillon du 2e régiment, commandant de Jonquières, qui est en réserve à Oude-Barreel.

Cependant, l’attaque d’infanterie ne se produit qu’à 11 heures 30, perdant ainsi le bénéfice de la préparation d’artillerie. Le 8e bataillon de chasseurs ne parvient pas à déboucher de nos lignes par la route de Woumen, et les deux-bataillons du 151e ne peuvent avancer en direction d’Eessen. Le général Grossetti établit son P. C. sur la route d’Oude-Barreel à Oude-Cappelle, bien que je lui affirme qu’il y est très mal placé, sans aucune vue sur les attaques, et sans aucune liaison directe avec elles. A 14 heures, les attaques n’ont encore fait aucun progrès, et le général envoie trois pièces de 75 dans Dixmude même, pour les aider. Je lui suggère d’aller à Dixmude, lui aussi, et je l’y accompagne, mais, à peine entré dans la ville, le général est pris d’une colère violente en apercevant des soldats de sa division qui sortent d’une boutique en ruines, avec divers objets dans les mains. Il met le revolver au poing, en annonçant d’une voix tonitruante qu’il va faire bonne justice, lui-même, de ces pillards. Je parviens cependant à le calmer en lui affirmant que je vois des choses de ce genre tous les jours, et qu’il n’est pas prudent de regarder de trop près ce qui se passe au front, si l’on n’est pas cuirassé d’avance contre des irrégularités qui n’ont pas une importance considérable, au fond.

Nous atteignons ensuite le P. C. du colonel Claudon qui expose sa situation. L’artillerie allemande est muette, mais il vient des balles de partout, et les colonnes d’attaque sont clouées au sol par de nombreuses mitrailleuses qui entrent en action surtout homme qui bouge, et dès qu’il bouge. En fin de journée, les bataillons du 151e ont gagné environ 200 mètres en avant de nos lignes, et creusent sur place de nouvelles tranchées. Avec l’intervention des marins, le 8e bataillon de chasseurs a gagné à peu près autant de terrain vers le Sud, mais non sans casse. Nous en restons la pour la nuit, et, d’ailleurs, le général me passe son tablier, car il reçoit, du 32e corps, l’ordre de porter sa division en réserva d’armée dans la région d’Oost-Vleteren, dès qu’elle aura été remplacée par des territoriaux du général Bidon. Le colonel Claudon reçoit l’ordre de reprendre l’attaque le lendemain matin, en vue d’occuper le front Notre-Dame du Bon Secours-château de Woumen inclus, en conservant le contact entre les groupes de l’Est et du Sud.

Du côté du Nord, il n’y a pas eu d’activité. Des reconnaissances envoyées le soir en avant de notre front Nord rapportent l’impression que les Allemands sont très gênés par l’inondation et qu’ils regagnent l’Yser en n’occupant plus que les fermes du polder avec beaucoup de mitrailleuses.

Le colonel Seely, ancien ministre de la guerre anglais, vient me voir à Oude-Cappelle, et nous renseigne sur ce qui se passe dans le Sud. La bataille y est très dure, et reste soumise à beaucoup d’alternatives, mais, en somme, la situation générale est satisfaisante. Les Allemands subissent des pertes énormes en attaquant obstinément en formations massives. On a su que le Kaiser était, ou se rendait à Thielt, pour suivre la bataille de près. De ma conversation avec le colonel je déduis que, pour ce qui nous concerne, nous avons cessé d’être l’aile droite de la bataille du Nord, pour devenir l’aile gauche de celle du Sud.


3 novembre.

L’attaque reprend de bonne heure sur Eessen et Woumen. A 9 heures, elle n’a pu progresser le moindrement, et je me rends à Dixmude où le colonel Claudon m’expose l’état de ses troupes, dont il n’attend pas grand’chose parce qu’elles sont usées et n’ont plus de cadres suffisants. Pendant notre entretien, arrive le colonel Le Gouvello, de l’état-major du 32e corps, qui est venu se rendre compte de la situation : il écoute attentivement, et repart pour Oost-Vleteren. Mis au courant, le général Humbert, qui commande le 32e C. A. décide que la 42e D. I. tout entière attaquera demain matin pour déboucher de Dixmude, et le colonel Claudon reste sur ses positions. A 17 heures, retour du général Grossetti que je conduis sur la berge de l’Yser Sud d’où le château de Woumen est très proche, et le général y donne ses ordres. Il prescrit de pratiquer deux passages dans la digue du fleuve, et de construire une passerelle flottante en face de chacun d’eux. Passages et passerelles sont immédiatement entrepris par les marins, à 1 kilomètre environ au Sud du pont-route de Dixmude. Dans le Nord, la compagnie de marins Cantener a atteint le village d’Oude-Stuyvekenskerke qu’elle a trouvé vide et qu’elle occupe. Elle ne tarde pas à y recevoir des volées de schrapnells, et tout marin qui se montre est immédiatement saisi par le feu des mitrailleuses placées aux fermes Vandewoude et Dentoren.

Pendant la journée, un train blindé armé de deux canons anglais de 120 du type marine est venu aux environs d’Ootskerke pour battre les routes de Dixmude à Roulers, puis, sur ma demande, il a ouvert le feu sur Vladsloo et les nœuds de routes autour de ce village. L’une de nos batteries de 155 est envoyée à Reninghe. Elle est remplacée par une section de mortiers de 220, qui ne portent malheureusement qu’à 4 kilomètres, et que j’oriente l’un sur le village, l’autre sur le château de Woumen.

Notre bataillon de marins du front Nord est relevé par des troupes de la 6e D. A. belge, et revient en réserve au carrefour d’Oude-Barreel. Cependant, pour être renseigné du côté du Nord, je laisse le commandant de Kerros, avec deux de ses compagnies, dans le Sud du chemin-digue d’Ootskerke.

A mon Quartier-Général d’Oude-Cappelle, je fais commencer la construction d’un abri de bombardement adossé au mur Ouest de l’un des bâtiments de ferme.


4 novembre.

A 8 heures, l’attaque est reprise sur le château de Woumen par deux bataillons du 94e de ligne et deux bataillons de chasseurs, tandis que le 151e recommence ses tentatives en direction d’Eessen. L’attaque principale est celle du château sur lequel on concentre le feu de toute l’artillerie du secteur Sud. Une compagnie du 94e doit attaquer en venant de l’Ouest, tandis qu’un bataillon de chasseurs attaquera en venant du Nord, et 3 autres compagnies du 94e en venant du Sud. Malheureusement, il fait un brouillard épais, et de la digue de l’Yser Sud, où j’ai accompagné le général, on voit à cent mètres à peine.

La compagnie qui attaque face à l’Est est sous nos yeux, mais elle parait fatiguée et n’a aucun élan. Je n’augure rien de bien de son action. Presque aussitôt partie, elle s’aplatit dans une tranchée vide, ou dans un fossé qu’elle rencontre à 50 mètres du fleuve, et le général s’époumone à l’encourager, tout en faisant sonner la charge à perte d’haleine des clairons.

La compagnie repart enfin, à la grande satisfaction du général qui me dit, d’un ton paternel : « Vous voyez, cela n’est pas difficile, mais il faut savoir s’y prendre. » Je dois ajouter que je lui avais fait part de la vive satisfaction que j’éprouvais à assister à une attaque faite par des troupes de métier, et dont je comptais tirer un grand profit pour mon instruction personnelle.

Nous perdons donc la compagnie de vue, à cause du brouillard, mais pour la voir apparaître de nouveau, au bout de quelque temps, et se repliant sur l’Yser, qu’elle franchit. Nous apprenons alors qu’elfe a gagné une autre tranchée vide, plus probablement un autre fossé, où elle a reçu, de la gauche, des feux d’écharpe qui lui ont tué ou blessé son capitaine et 15 hommes. Ces feux venaient, vraisemblablement, du 8e B. C. qui tentait de déboucher du Sud de Dixmude au même moment. A 10 heures, le brouillard disparaît, et la compagnie, qui s’est reformée sur la rive gauche, repart à l’attaque sous la conduite d’un sous-lieutenant, tandis que l’artillerie de campagne exerce une action massive sur le château et son parc. L’artillerie allemande ne répond pas, et il faut pour cela qu’elle ait quitté cette région pour le Sud. Sur la digue de l’Yser, il arrive seulement des balles en quantité modérée. Pour ne rien perdre des opérations, j’offre à déjeuner au général sur la digue, mais la situation reste stationnaire pendant tout l’après-midi. En fin de journée, les troupes venues de l’Ouest sont à 400 mètres des lisières du parc, celles du Nord n’ont pas progressé, et le général ne sait rien de l’attaque par le Sud. Les attaques n’offrant plus aucun intérêt pour moi, je descends alors à l’abri de la digue, dans la prairie où je m’asseois sur une chaise. Puis, comme la pluie tombe, un marin complaisant m’offre un vaste parapluie qu’il a déniché je ne sais où. Me trouvant ainsi tout à fait à l’aise, je m’endors profondément, vaincu par la fatigue, bien que notre artillerie tonne encore dans le voisinage. Au bout de peu de temps, je suis réveillé par l’arrivée du général près de moi, et je m’excuse de mon attirail peu militaire, mais je reprends vite l’avantage en offrant la protection de mon parapluie aux officiers d’état-major qui écrivent les ordres du général pour le lendemain.

Du côté d’Eessen, le 151e n’a pu faire aucun progrès. Le bataillon de Jonquières a envoyé sur la route de Beerst des reconnaissances qui n’ont pu dépasser nos avant-postes. En somme, aucun résultat pour la journée, bien qu’une dépense considérable de munitions d’artillerie ait été faite. Personnellement, je n’ai rien appris, sinon que des troupes fatiguées ne sont pas bonnes pour des attaques, ce qui est probablement évident. Quoi qu’il en soit, l’attaque sera reprise demain matin, mais je n’y crois plus. Comme le château n’est pas enchanté, il faut bien que son parc soit amplement garni de mitrailleuses parfaitement défilées et protégées qui défient vraisemblablement l’artillerie de campagne. Il faudrait donc les repérer avec précision, d’abord, puis les culbuter avec des obus puissants, mais ce travail est impossible de nuit.

Dans la soirée, le bataillon de marins Rabot relève un bataillon de Sénégalais aux tranchées Nord de Dixmude. Deux pièces de 120 sont mises à ma disposition, et je les place au Sud du passage à niveau d’Ootskerke.

La pluie tombe abondamment, rendant l’obscurité de la nuit très opaque, et il en résulte un incident désagréable, malgré certains côtés humoristiques. Pour rentrer à son Quartier général, le général monte dans un automobile, qui l’attend près du pont-route, et dont le chauffeur a allumé les phares. Comme la consigne formelle de mon secteur est de n’avoir aucune lumière apparente, l’automobile est arrêté avant d’avoir parcouru 100 mètres, et reçoit l’injonction, probablement dépourvue d’aménité, de tout éteindre sous peine de voir ses phares brisés à coups de crosse de fusil. Le général s’y oppose, sans aucune aménité non plus, car il n’est pas patient. Comme la scène se passe devant le P. C. du commandant Frèrejean, le commandant, attiré par le bruit, intervient pour assurer l’exécution de la consigne. Mais il n’y va pas de main-morte, car il ouvre la portière de la voiture, et braque son revolver sur le général, qu’il n’a pas reconnu et qu’il menace en un langage énergique. Naturellement, ce geste met le général hors de lui, et amène une violente altercation qui se serait mal terminée pour le commandant Frèrejean, si le chauffeur n’avait jugé plus prudent d’éteindre les phares et de démarrer vivement, au risque d’aller dans le fossé. Toutefois, l’affaire n’est pas close, et c’est à moi qu’elle revient sous la forme de l’injonction du général d’avoir à faire le nécessaire pour qu’il ne soit plus gêné par mes consignes. Comme il est mon chef, je ne puis que déférer à son ordre en prescrivant que la consigne relative à l’interdiction des lumières ne concerne pas l’automobile du général, mais reste strictement en vigueur pour toute autre personne.


5 novembre.

Après une nuit calme, l’offensive reprend à l’aube pour la 42e division dont la brigade de droite, la 83e, doit s’emparer du ; château de Woumen et s’y établir fortement, tandis que celle de gauche, la 84e, doit progresser sur Eessen. Mais rien de cela ne se produit, malgré l’appui très puissant de l’artillerie. A la nuit, on n’a rien gagné vers Eessen, et les troupes de la 83e brigade sont immobilisées à 50 mètres des lisières du parc du château, dans lequel l’ennemi est bien abrité dans des tranchées couvertes et invisibles.

Pendant la journée, le village d’Oude-Cappelle subit deux bombardements, dont mon Q. G. reçoit sa part, et le général y perd cinq chevaux de selle, ce dont il est fort mécontent. Décidément, il doit avoir une bien mauvaise impression de ce secteur.

Au cours de la nuit, la 42e division, qui devait continuer l’offensive dès le matin, reçoit l’ordre d’aller soutenir la 38e plus au Sud, et je suis avisé que je passe sous les ordres du général Bidon qui commande deux divisions territoriales.

Pauvre 42e division ! Je la plains sincèrement de rouler sa bosse tout le long du front avec des troupes aussi fatiguées.

Ma brigade reçoit de nouveaux renforts de tous grades, et je suis quelque peu surpris de voir arriver mon neveu l’enseigne Ronarc’h, que je n’attendais pas, et que je conserve à mon état-major en qualité d’officier d’ordonnance.


6 novembre.

Le décrochage de la 42e division se fait dès l’aube, sans difficultés, à la faveur du brouillard épais. Mais, vers 10 heures, un contre-ordre du 32e corps invite le général Grossetti à reprendre l’attaque du château de Woumen, pour donner le change à l’ennemi. Comme la 84e brigade est déjà loin, le général décide de n’en rien faire. Sur ma demande instante, il me laisse 7 pièces de 75 dont 3 sont en position à De Kapelhœk (500 mètres au Sud du pont-rail), et 4 près de la gare de Caeskerke. Je n’ai plus, en effet, que 14 pièces belges en état de tirer, ce qui est vraiment bien maigre.

Les Allemands ont dû ramener leur artillerie lourde devant nous, car ils reprennent le bombardement général.

Dans l’après-midi, je reçois la visite du général Bidon à qui j’expose notre situation fâcheuse quant à l’artillerie, mais le général la considère comme suffisante. Il m’informe qu’il prendra l’offensive demain sur Lombaertzyde et au-delà. Peut-être atteindra-t-il Saint-Pierre Cappelle, car, dit-il, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je partage son avis quant à l’exactitude générale de cette maxime, mais non son optimisme, car je sais bien qu’il n’ira pas aussi loin. Le général me promet un bataillon de territoriaux dont je ne vois d’ailleurs pas l’emploi immédiat.

A 17 heures, la 42e division n’a plus d’éléments dans mon secteur, à part quelques traînards peu pressés, des blessés que nos patrouilles relèvent, et pas mal de matériel oublié ou abandonné par les troupes. Malheureusement, elle me laisse encore une autre chose, bien plus ennuyeuse : les tranchées que ses troupes ont creusées à 300 mètres en avant des nôtres, en direction d’Eessen. Je n’entends pas allonger mes avant-postes pour conserver quelques tranchées qui sont en l’air, puisqu’elles ne sont reliées à rien ni à droite, ni à gauche. Je décide donc de ne pas les occuper. Mais les Allemands ne manqueront pas de s’y installer, et cela nous gênera beaucoup.

Nous sommes seuls à Dixmude de nouveau, et j’ai lieu de penser que le tapage que l’on vient d’y faire a dû donner à l’ennemi une inquiétude dont nous ne tarderons pas à supporter les conséquences.

Quoi qu’il en soit, notre situation tactique reste la même qu’auparavant, a cela près que j’ai maintenant dans la tête de pont deux bataillons de marins, un seul de Sénégalais, et toujours un bataillon belge.

A 20 h. 30, les Allemands attaquent sur le cimetière de Dixmude, et sont repoussés.

Le Grand Quartier télégraphie que les armées russes ont remporté une grande victoire sur les Austro-Allemands.

Pendant la nuit, je fais combler les passages qui ont été pratiqués dans la berge de l’Yser Sud, et rabattre les passerelles sur la rive gauche. J’active toujours la pose de fils de fer aux avant-postes de Dixmude, à mesure que nous recevons du matériel.


7 novembre.

Je modifie le dispositif du commandement dans les diverses parties de mon secteur.

L’un des deux commandants des régiments de marins commandera désormais l’avant, c’est-à-dire le front extérieur de Dixmude, la ville, le front de l’Yser et les troupes de soutien. L’autre commandera l’arrière, c’est-à-dire le front Nord et la réserve, avec l’obligation de fournir à l’avant les renforts qui lui seront demandés.

L’artillerie de campagne française est placée sous les ordres directs du commandant du groupement de l’avant. Je conserve la disposition des batteries belges et de l’artillerie lourde. Les deux commandants de régiment se relèveront mutuellement, tous les deux jours, et le commandant Varney, du 2e régiment, prend le commandement du groupe de l’avant dès réception de mon ordre.

D’autre part, je prescris à l’artillerie dont j’ai gardé la disposition d’entreprendre méthodiquement la destruction des fermes ou des maisons occupées par l’ennemi, et j’envoie une pièce de 75 belge se placer sur la berge de l’Yser Nord, dans une position qui lui permette d’enfiler les tranchées allemandes au Nord de Dixmude.

Ces diverses opérations sont entreprises immédiatement, mais les Allemands réagissent aussitôt, et il en résulte un duel violent des deux artilleries.

Au début de l’après-midi, divers renseignements qui me parviennent font prévoir une attaque générale par l’infanterie. L’artillerie lourde reçoit aussitôt l’ordre de battre la région d’Eessen et de Notre-Dame du Bon Secours.

Je me rends à Dixmude en vue d’apprécier la situation, et je profite de mon séjour dans la ville pour activer les travaux d’une demi-compagnie du génie qui m’a été laissée par le 32e corps, et à laquelle je fais faire des barrages, des cheminements défilés, et de nouvelles installations téléphoniques.

Cependant, aucune attaque ne se produit. En revenant sur la rive gauche, j’apprends une mauvaise nouvelle. Le commandant de Sainte-Marie vient d’être tué d’un éclat ou d’une balle de schrapnell à la tête, sur la berge de l’Yser Nord d’où il regardait les effets du tir de la pièce belge que j’y ai placée pour enfiler les tranchées d’en face. Vivement affecté par la perte de cet officier si consciencieux et si dévoué, je vais saluer son cadavre qui se trouve encore au point où il est tombé, presque pas défiguré. Je donne le commandement de son bataillon à son adjudant-major, le lieutenant de vaisseau Dordet.

En rentrant à Oude-Cappelle, j’apprends deux autres choses fort désagréables. La demi-compagnie du génie, qui nous est si utile, a l’ordre de rejoindre son corps à Oost-Vleteren, et le Grand Quartier belge me réclame l’artillerie de campagne qui appartient à la 2e D. A. c’est-à-dire huit pièces sur les quatorze qui me restent. Je téléphone au général Bidon pour les sapeurs, et au colonel Brécard, chef de notre mission militaire, pour les canons. J’obtiens seulement que le retrait des pièces belges n’ait lieu que demain, et que l’artillerie de campagne dont je dispose soit complétée à douze pièces par la 6e D. A. De toutes façons, je perds donc encore deux canons.


8 novembre.

La nuit a été troublée par plusieurs attaques venant de la direction d’Eessen, mais qui n’ont pas été poussées à fond. Avant l’aube, les Allemands attaquent aussi nos tranchées du cimetière, mais sans aucun succès.

Le bombardement reste violent toute la journée sur nos tranchées du cimetière et de l’Yser, ainsi que sur notre artillerie de la région d’Oude-Cappelle.

Je pousse une visite à notre section d’obusiers de 220, afin de me renseigner exactement sur le temps qu’il faut pour changer leur orientation. Comme il faut un minimum de 10 heures de travail, je prescris de modifier tout de suite celle de l’un des matériels, de façon qu’il puisse atteindre la ville de Dixmude et ses abords. Je n’ai cependant aucun pressentiment, mais je pense, moi aussi, qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Au reste, Woumen, objectif actuel de l’obusier déplacé, m’intéresse beaucoup moins maintenant.

Ces obusiers sont toujours un objet de curiosité pour nous, et les officiers de marine, habitués à leurs canons très longs, s’amusent de voir ce matériel, d’aspect archaïque, où l’ogive de l’obus reste en dehors du tube, à la position de chargement, mais nous ne le méprisons pas, certes, car nous savons bien que, si l’obus ne va pas loin, il va très exactement où l’on veut qu’il aille, et y produit des ravages terribles. Au surplus, nous connaissons bien son cousin germain, le 210, dont l’obus est celui que nous craignons le plus.

Nous subissons de fortes pertes pendant cette journée qui nous prouve que l’artillerie lourde allemande est revenue renforcée. D’ailleurs, le drachen-ballon a réapparu, lui aussi, et les avions allemands prennent l’air, quel que soit l’état du temps. Nous n’avons pas les mêmes moyens, et, lorsque je demande le concours de notre aviation pour me renseigner, on me répond qu’il pleut, qu’il vente trop, etc…

Dans la soirée, les bataillons sénégalais se relèvent entre eux, et j’obtiens que le bataillon de chasseurs belges, que je crois trop fatigué, soit relevé par un bataillon d’infanterie de ligne.


9 novembre.

Pendant la nuit, un groupe d’artillerie de la 6e D. A. commandé par le major Dujardin, vient relever nos quatorze pièces belges. Mais le colonel de Wleschouwer nous reste encore, et j’eusse été désolé de perdre ce joyeux compagnon, qui est en même temps un cœur vaillant et un artilleur très avisé. Le bon colonel est aussi un élément de solidité morale de premier ordre, par sa philosophie toujours souriante, et par son inépuisable entrain. Je puis dire qu’il m’a beaucoup aidé, de toutes manières, dans de bien vilains moments.

Naturellement, je prescris aux batteries relevées de laisser sur place toutes les munitions qu’elles possèdent encore. Ce n’est peut-être pas régulier, mais c’est toujours autant de gagné.

Le commandant Delage remplace le commandant Varney dans le commandement du groupement de l’avant, et le commandant Mauros remplace le commandant Conti, que je me reproche d’avoir laissé trop longtemps dans un poste aussi dur que le commandement de la tête de pont. Le commandant Conti remplace ensuite le commandant Mauros à l’Yser Sud.

Dès le matin, la fusillade reprend sur nos tranchées de Dixmude, et bientôt le bombardement général recommence pour rester violent toute la journée. Les Allemands ont occupé et retourné les tranchées creusées par le 151e de ligne en avant des nôtres, et ils ont rapproché des pièces de 77, qui tirent de très près sur nos avant-postes et rendent leur situation très pénible. Pour y remédier, je prescris de construire des tranchées-abris en arrière des tranchées de tir, et de relier les unes aux autres par des boyaux sinueux. D’autre part, j’invite l’artillerie à entreprendre la démolition des pièces allemandes rapprochées. Mais l’artillerie de campagne belge, qui vient d’arriver, doit aussi, et tout d’abord, prendre ses éléments pour les tirs de barrage, tâche déjà peu facile en raison de la précarité de nos communications avec le front.

Dans la matinée, je reçois, à Oude-Cappelle, la visite du vice-amiral Favereau, qui commande nos forces navales dans la Manche, et celle du prince Alexandre de Teck, de la mission militaire britannique près de l’armée belge.

La canonnade est toujours violente dans le Sud, où la bataille continue avec une grande âpreté.


10 novembre.

Le bombardement général devient violent dès le matin, particulièrement sur les tranchées Est et Sud de la ville, notamment sur le cimetière et ses abords. L’Yser Sud et la route de Caeskerke sont aussi balayés fréquemment. J’essaie de me rendre dans les parages du cimetière, où la situation me préoccupe ; mais je suis obligé d’y renoncer, tant le bombardement est dense. Je reviens donc au P. C. de la rive gauche où je m’entretiens avec le commandant Varney de notre situation générale pour laquelle la faiblesse de notre artillerie et de son ravitaillement me donne des inquiétudes. Les communications avec les tranchées des avant-postes sont difficiles, pour ne pas dire impossibles, car elles ne peuvent plus se faire que par agents de liaison, qui ont la plus grande peine à remplir leurs missions. Cependant, à 11 h. 45, je repars pour Oude-Cappelle ; persuadé qu’il ne s’agit encore que d’un bombardement, plus violent, il est vrai, que ceux que nous subissons journellement.

Mais, vers midi et demi, un coup de téléphone du P. C. de la rive gauche m’informe que les Allemands exécutent une forte attaque d’infanterie, et que l’on croit qu’ils atteignent la ville. Je repars aussitôt, en auto, pour Caeskerke, et, à peu de distance d’Oude-Cappelle, je croise une voiture dans laquelle se trouve le commandant Varney, qui me fait un signe indiquant qu’il est blessé. Je n’ai pas le temps de m’arrêter pour lui demander des renseignements, et je continue sur Caeskerke où j’arrive après bien des difficultés, ayant été obligé de faire stopper l’auto plusieurs fois pour éviter les rafales d’obus qui s’abattent sur la route. À la gare de Caeskerke, qui est battue, elle aussi, je suis obligé d’abandonner ma voiture, et je tombe, en débarquant, sur un groupe de marins au milieu duquel un obus s’abat au même instant. A la gare, j’apprends que les Allemands ont pénétré dans Dixmude par l’Est, et je continue vers le pont. Je constate presque aussitôt que la batterie de 75 placée près de la gare ne tire plus, et, comme je lui en demande la raison, elle me répond qu’elle a vidé totalement ses coffres. Je ne peux que lui ordonner de se retirer, la trouvant trop exposée puisque inutile.

Au-delà du pont-route, que je franchis vers 13 h. 30, je trouve une situation confuse, qui me donne l’impression d’une déroute, car je rencontre des troupes débandées, plus ou moins dépourvues de leurs armes, et même de leurs équipements. Naturellement, je n’obtiens d’elles aucun renseignement précis. Toutefois, une section de marins de la compagnie des Ormeaux travaille avec ordre à l’établissement d’un barrage en avant du pont, et j’apprends par elle que notre front d’avant-postes a été forcé partout, et que la ville elle-même est déjà occupée en grande partie par l’ennemi, qui tiraille ou mitraille des toits et des fenêtres de beaucoup de maisons. Sentant bien que ma place n’est pas dans une bagarre de rues, je reviens sur la rive gauche, pour apprendre que le front au Nord de la ville a été crevé, lui aussi.

A 14 heures, j’envoie un agent de liaison à Oude-Cappelle, pour porter l’ordre de télégraphier ou de téléphoner à Furnes, au général Bidon, que je crains de perdre la ville et que je demande des renforts, surtout en artillerie. Peu de temps après, je vois arriver, blessé et trempé, le lieutenant de vaisseau Seryeix, adjudant-major du bataillon Rabot, qui occupe le front Nord de la ville, et il me met au courant de ce qui s’est passé dans cette région. De ses renseignements, et de ceux qui me parviennent encore de divers côtés, je déduis nettement que nous avons perdu toutes nos tranchées de la rive droite, que nos pertes sont très grosses, que la ville est partiellement occupée par l’ennemi, et que, pour refouler les Allemands hors de la ville, il faut entreprendre sur l’heure un combat de rues. Si je décide la contre-attaque, elle doit être immédiate, ou bien elle n’a aucune chance d’aboutir ; mais il faut alors que j’y emploie les troupes que j’ai sous la main, c’est-à-dire celles qui tiennent le front de l’Yser.

Je ne m’arrête pas à cette solution, parce que la position que j’ai la charge de tenir, c’est l’Yser et non la ville, et que, si je dégarnis l’un pour essayer de reprendre l’autre, je m’expose à perdre les deux.

Je prends aussitôt parti, et je donne les ordres nécessaires :

A mon état-major d’Oude-Cappelle d’avertir le général Bidon que les Allemands ont pris la ville, mais que je compte bien tenir l’Yser ;

Au commandant Delage, de tenir l’Yser à tout prix, et, par tous les moyens possibles, de recueillir les troupes qui se présenteront pour franchir le fleuve, en s’occupant spécialement des blessés ;

A la 6e D. A. que je reprends les troupes du bataillon de Kerros qui sont au front Nord de la rive gauche, pour les placer en soutien du front de l’Yser ;

Au commandant de l’artillerie lourde de prendre immédiatement ses éléments de tir sur la ville de Dixmude même, pour pouvoir la battre dès que j’en donnerai l’ordre ; au commandant de la réserve à Oude-Barreel, de recueillir indistinctement toutes les troupes qui viennent de Dixmude, en plus ou moins fâcheux état, et de les reformer dans les tranchées du carrefour et de Caeskerke-village.

A 17 heures, toutes les troupes valides ou libres ont dû franchir l’Yser, car il ne s’en présente plus sur la rive droite. Je donne l’ordre d’incendier la minoterie du pont, et de rabattre les passerelles flottantes sur la rive gauche. Puis, je prescris de faire sauter les deux ponts, et j’envoie l’ordre à l’artillerie lourde d’ouvrir le feu de toutes les pièces sur la ville.

Cette dernière décision était des plus pénibles pour moi, car je ne pouvais ignorer que la ville contenait certainement encore de nombreux blessés, et probablement des prisonniers alliés. Elle était nécessaire, cependant, et je ne pouvais hésiter à la prendre, car les Allemands installaient déjà des mitrailleuses qui n’allaient pas tarder à nous gêner sur l’Yser. D’autre part, le moral de mes troupes venait de recevoir une rude secousse, mais leur mission continuait, et je pouvais m’attendre à une tentative brusquée des Allemands pour franchir l’Yser. Je ne pouvais raffermir les esprits mieux qu’en faisant agir l’artillerie sur le point où l’ennemi était le plus dangereux, c’est-à-dire sur Dixmude même. La ville venait d’être un enfer pour nous. Il fallait qu’elle en devint un pour les Allemands, et tout de suite.

Je n’emploie d’ailleurs le terme « enfer » qu’après nos ennemis eux-mêmes, et j’ouvre ici une parenthèse pour citer la fin d’un document allemand intitulé : Comment nous avons pris Dixmude, et qui a paru longtemps après :

Dixmude était à nous. Il est juste de dire qu’on continua de se battre dans les rues quelque temps encore, mais cette lutte ne réussit pas à nous enlever Dixmude. Si nous avions préparé jusqu’ici un enfer dans les rues de Dixmude à ces chers ennemis, l’enfer était pour nous maintenant. A peine les batteries ennemies eurent-elles acquis la certitude que Dixmude était indiscutablement à nous, qu’elles ouvrirent sur nous un feu violent. Tous leurs canons, tous les obusiers furent dirigés contre la ville, et nous causèrent de terribles pertes.

C’est bien sur quoi je comptais, et je reviens à mon récit.

A partir de 18 heures, les renforts arrivent, sous la forme de 14 compagnies belges de la 6e D. A. que je place en réserve à Ootskerke et Caeskerke, de deux groupes de 75 français amenés par le commandant Bossu avec un ravitaillement de 3 000 coups, et de deux groupes de 4 obusiers de 120 (Ducarne et Quinton) que je place, l’un au Nord-Est d’Ootskerke, l’autre à l’Ouest de la ferme Bien-Acquis.

Je fais entreprendre la réorganisation immédiate des bataillons Mauros et Rabot qui ont beaucoup souffert, et la fusion de deux bataillons sénégalais en un seul.

Les rapports que je reçois dans la soirée ou le lendemain permettent d’établir comme il suit ce qui s’est passé :

Les bombardements de la journée du 9 et de la matinée du 10 novembre ont grandement compromis nos tranchées Est et Sud de la ville. Les fils de fer hâtivement posés sont détruits ; certaines tranchées n’ont d’ailleurs pas pu en installer. Dans chacune d’elles, à la fin de la matinée du 10, il y a de nombreux tués et blessés qu’il est impossible d’évacuer. Peu de temps après midi, nos tranchées, démolies ou neutralisées, reçoivent l’assaut de 3 colonnes allemandes, l’une par la route d’Eessen, l’autre par la route de Woumen, la 3e par la bissectrice de l’angle que forment les deux routes. Une tranchée sénégalaise ou belge est forcée, du premier coup, aux environs de la route d’Eessen.

Par cette brèche, les Allemands pénètrent rapidement dans la position, en tournant les tranchées voisines dont les occupants sont tués, blessés, capturés ou obligés de se replier. Toute la partie Est du front étant ainsi crevée, l’ennemi pénètre dans la ville, occupe aussitôt le plus de maisons ou de ruines qu’il peut, et prend à revers la position du Sud, en même temps qu’il coupe la retraite aux troupes des tranchées du Nord. Ce succès rapide est une conséquence directe de la forme circulaire si désavantageuse de notre front.

Il ne semble pas que la colonne allemande de l’Est ait subi des pertes sérieuses au cours de son attaque, mais celle du Sud subit le feu de nos mitrailleuses du cimetière qui lui fauchent des sections entières. La marche de cette colonne n’a d’ailleurs pas échappé à nos troupes de l’Yser Sud qui ont ouvert le feu sur elle, mais la batterie de 75 dont dispose cette partie du front n’a pas le temps d’intervenir. Au moment de l’assaut, cette batterie est occupée à démolir des mitrailleuses fort gênantes à l’angle Nord du parc du château de Woumen, et la colonne allemande s’écoule avant qu’elle ait pu changer d’objectif.

Au début de l’attaque, le commandant Mauros et son adjoint le commandant Brochot (des Sénégalais) sont dans leur P. C, petit réduit creusé dans un mamelon de terre en avant du passage à niveau de la gare de Dixmude, route d’Eessen. Les deux officiers montent immédiatement sur le mamelon pour juger la situation, mais le commandant Brochot est tué aussitôt, et le commandant Mauros constate bien vite qu’il n’a plus autre chose à faire que barrer le passage à niveau avec la section de marins qu’il a sous la main.

Ce barrage est établi sur l’heure, mais il est détruit non moins rapidement, et le commandant Mauros est obligé de se replier, en ralliant les troupes qu’il peut saisir, non par les rues, qui sont intenables, mais de maison en maison, et en recevant des coups de partout. Il arrive ainsi jusqu’au pont-route où il fait établir un autre barrage par une compagnie de marins qui lui a été envoyée en renfort par le commandant Delage. Entre temps, les troupes qui ont pu se dégager de nos tranchées du Sud prises à revers, s’écoulent vers l’Yser par la voie ferrée, mais non sans pertes, car la voie est battue sur les deux talus, et prise d’enfilade.

Par la brèche de la route d’Eessen, les Allemands font tomber, en les prenant à revers, les tranchées creusées entre cette route, la voie ferrée de Zarren, et le canal d’Handzaeme dont ils occupent la rive gauche. Ils prennent ainsi d’enfilade, ou à revers, nos tranchées du Nord, à cheval sur la route de Beerst et qui reçoivent d’ailleurs des obus de partout sauf de l’Ouest. Une partie des troupes allemandes qui ont pénétré dans la ville gagne ses lisières nord, et y capture le P. C. et le poste de secours du bataillon Rabot, faisant prisonniers le médecin de 1re classe Guillet et son médecin auxiliaire Chastang. Le commandant Rabot est tué près de sa tranchée-abri, tandis que son adjudant-major Seryeix et la section de garde sont capturés, poussés brutalement vers l’Yser Nord et sommés d’inviter nos troupes de l’Yser Nord (rive gauche) à se rendre. Sans perdre son sang-froid, bien qu’il soit blessé, Seryeix entreprend de démontrer aux Allemands que nos troupes de la rive gauche sont très nombreuses, et que les sommations sont inutiles. Il gagne ainsi assez de temps pour qu’une contre-attaque conduite par le lieutenant de vaisseau d’Albiat survienne, bouscule le groupe, et refoule les Allemands, tandis que les prisonniers se hâtent de regagner les lignes en traversant l’Yser à la nage.

Le reste du bataillon Rabot n’en est pas moins cerné, sauf du côté de l’Yser, mais il fait tête dans les trois autres directions, jusqu’au soir, sous le commandement énergique des lieutenants de vaisseau Cantener et Bera. Quand la nuit est faite, ce détachement, qui compte encore 450 hommes, entreprend de gagner l’Yser en rampant dans les fossés remplis de vase et d’eau, en transportant ses blessés. Au bout de quatre heures d’efforts opiniâtres qui font le plus grand honneur à ceux qui les ont dirigés, le détachement parvient à l’Yser, aux environs du pont-route, et regagne nos lignes par une passerelle que la rive gauche met en travers, mais il est dans un état inimaginable de délabrement et d’épuisement.

Au cours de cette journée, nous avons perdu plus de 2 000 hommes tués, blessés ou prisonniers. Nous avons aussi perdu de nombreux officiers dont le capitaine de frégate Rabot, le chef de bataillon Brochot, et le médecin principal Lecœur, médecin-major du 2e de marins, qui a été tué par un obus dans son infirmerie d’Oude-Barreel.

L’analyse des causes qui ont déterminé la chute de Dixmude me conduit aux conclusions suivantes :

1° Les troupes de la tête de pont sont très fatiguées, bien près d’être épuisées. Depuis vingt jours, et du fait que je ne dispose d’aucun cantonnement d’arrière, les relèves des marins, puis des Sénégalais ne peuvent jouer qu’entre les avant-postes et les tranchées de l’Yser ou de Caeskerkc où les troupes subissent des bombardements continuels. D’ailleurs, les troupes que j’ai pu mettre en réserve à Caeskerke ont presque toujours été employées, et dans des conditions très dures. Un pareil régime ne peut se prolonger sans gros inconvénients, mais ceux-ci sont probablement les mêmes sur toute l’étendue du front des Alliés.

2° L’offensive de la 42e division devant Dixmude, qui n’avait rien donné en soi, avait eu cependant, du moins je le crois, l’utilité qu’en attendait le haut commandement, et qui était d’obliger l’ennemi à maintenir ses forces devant mon secteur, sinon à les renforcer, au profit de nos offensives du Sud. Toutefois, l’artifice n’avait pas joué pour l’artillerie, que les Allemands avaient transportée dans le Sud, mais qu’ils avaient ramenée dans le Nord, en la renforçant, en même temps que la 42e division s’en allait. Je ne songe pas à discuter les avantages et les inconvénients de ces rocades dans les deux camps, car je n’ai rien à y voir. Je constate seulement que la situation de mon secteur n’y a rien gagné.

3° Je n’ai plus assez d’artillerie pour pouvoir tenir longtemps une position aussi difficile que la tête de pont. Je ne dispose plus que de sept pièces d’artillerie de campagne françaises, et de douze pièces belges, à la date du 10 novembre. Encore, les batteries belges ne sont-elles en position que depuis la veille, et ne connaissent-elles pas le terrain qu’elles ont à battre. Le ravitaillement en munitions est très maigre, comme partout ailleurs évidemment, mais ici les Allemands ont l’avantage d’une position dominante qui facilite l’observation de leurs tirs ; nous savons les inconvénients de la position inverse, aggravée par la précarité de nos ressources en matériel téléphonique, plus fortement aggravée, encore, par la forme très désavantageuse de notre front avancé.

4° On m’a dit que les Allemands avaient construit des souterrains qui reliaient leurs lignes à l’intérieur de la ville. Cela n’est pas impossible, techniquement parlant, car les côtés du terrain permettaient l’exécution de travaux de ce genre, dans un secteur très restreint cependant, mais je n’y crois pas du tout, et les raisons autres que celle-là suffisent pour expliquer notre aventure. Au surplus, je puis synthétiser ces raisons, qui sont probablement communes à tous nos fronts du moment, en disant qu’on ne peut conserver indéfiniment une position très mauvaise au point de vue tactique ; si l’on ne disposa pas d’une grande supériorité d’artillerie en même temps que d’effectifs permettant de relever souvent les unités engagées. Je n’ai vu ni l’une, ni les autres.

Bien que je sois affecté par les pertes que nous venons de faire, et par la blessure cuisante que notre amour-propre a subie, j’éprouve un véritable soulagement, dans la soirée du 10 novembre, du fait que je suis délesté du souci perpétuel que me donnait la tête de pont. Depuis quelques jours, je me rends bien compte que nous ne pourrons la tenir longtemps, tout en y perdant beaucoup de monde, du moment que notre artillerie ne peut pas museler celle d’en face. Surtout depuis que l’ennemi a franchi et largement dépassé l’Yser plus au nord, notre dispositif est des plus délicats, puisque nos tranchées du Sud, enfilées par l’Est, sont prises à revers du Nord ; celles de l’Est, enfilées du Nord et du Sud ; celles du Nord, enfilées de l’Est et battues à revers du Sud. Il est vrai qu’en pareil cas, on peut construire des parados et des traverses, et c’est bien ce que nous ferons plus tard dans des conditions analogues, mais il faut pour cela du temps et une tranquillité relative que nous n’avons pas eus, et l’artillerie lourde se charge, d’ailleurs, de tout niveler avant l’assaut.

Le dispositif que j’avais adopté prêtait à la critique, et de meilleurs connaisseurs que moi l’ont critiqué, en effet. Pourtant, j’adopterais encore le même dans les mêmes circonstances, parce que je crois qu’on n’en pourrait choisir aucun autre. Si nous n’avions pas tenu la ville depuis trois semaines, nous aurions laissé à l’ennemi le bénéfice de points d’observation qui nous manquaient ailleurs, et d’un masque d’où il aurait pu ne pas perdre le moindre détail de nos mouvements sur la rive gauche de l’Yser. Derrière ce masque, les Allemands auraient encore eu toutes les facilités possibles pour préparer, à notre insu, une attaque brusquée capable d’emporter le passage du fleuve. C’est d’ailleurs la situation à laquelle nous avons à faire face maintenant, mais l’ennemi s’est fortement usé les dents sur la tête de pont, et, du moins pour le moment, il n’a plus la capacité d’aller plus loin. Il faut désormais qu’il digère sa conquête, et cela durera quatre ans.


11 novembre.

Au début de la nuit, les Allemands ouvrent un feu violent, mais peu précis, avec des mitrailleuses qu’ils ont installées dans des maisons ruinées, près du pont. Mais notre artillerie les réduit vite au silence, et je la maintiens en action, toute la nuit, sur la ville où de nombreux incendies font des ravages activés par une violente tempête d’Ouest. Nous installons un petit canon de 37 près du pont, et une pièce de 75 près du passage à niveau de Caeskerke, pour enfiler la route qui va du pont à la ville. Nous commençons aussi, entre le pont et Caeskerke, des cheminements abrités qui deviennent nécessaires.

Au cours de la journée, l’ennemi continue de bombarder notre secteur, mais moins violemment que d’habitude. Il n’essaie pas de déboucher de Dixmude, mais il est très actif dans le Beerst-Bloot, polder au Nord de la ville. Peut-être songe-t-il à franchir l’Yser dans cette région, et j’appelle l’attention du haut commandement sur cette possibilité, mais je crois plutôt qu’il travaille à construire des tranchées face à l’Ouest, parce qu’il ne peut utiliser nos anciennes lignes, qui sont face au Nord, et que nous prenons d’enfilade.

Pour ce qui concerne l’infanterie, je me trouve maintenant beaucoup plus à l’aise, avec la situation suivante :

Marins : 2 bataillons sur l’Yser Nord et Sud ; 1 bataillon en soutien du front de l’Yser ; 1 bataillon au front Nord.

Troupes belges : 1 bataillon de ligne en réserve à Oude-Barreel ; 2 compagnies à De Kapelhoek, au Sud du pont-rail ; 1 bataillon de chasseurs dans les fermes le long de la route Oude-Barreel-Oude-Cappelle ; 1 bataillon de chasseurs à l’Est d’Ootskerke ; 1 compagnie du génie aux travaux de la route Dixmude-Caeskerke.

Les 600 Sénégalais qui restent, cantonnent à Caeskerke, village où ils reconstituent un bataillon, mais leur état sanitaire est des plus médiocres. Les deux bataillons de marins qui ont été si éprouvés la veille sont envoyés plus en arrière, aux environs d’In de Rabelaar, pour se reconstituer, eux aussi. L’artillerie du secteur est placée sous les ordres du colonel Coffec, du 60e régiment, en qui j’ai le plaisir de retrouver un concitoyen, et nous faisons nos adieux au colonel de Wleschouwer, qui rejoint sa division d’armée.

Dans l’après-midi, Oude-Cappelle est bombardé. J’y reçois cependant la visite du colonel Seely, du duc de Marlborough, et du général Bidon qui nous annonce que le général Foch a prescrit la relève de la brigade de marins dans peu de jours.

Dans la soirée, j’envoie vérifier l’étanchéité du chemin-digue d’Ootskerke à la borne 16 de l’Yser. L’inondation a beaucoup augmenté au Nord de ce chemin, et j’ai le souci de ne pas la laisser pénétrer dans mon secteur qu’on ne peut songer à évacuer, même partiellement.

Le relevé des pertes de la veille accuse 22 officiers tués, blessés ou disparus pour les marins, mais je ne suis pas encore fixé sur les pertes de la troupe. Le capitaine de frégate Mauros prend le commandement du 2e régiment en remplacement du capitaine de vaisseau Varney, blessé et évacué. Le lieutenant de vaisseau Lefebvre prend le commandement du bataillon Rabot.

Au début de la nuit, une vive fusillade éclate à l’Yser Nord, provoquée par tes mouvements des Allemands que notre artillerie chasse de leurs tranchées d’en face.


12 novembre.

Pendant toute la journée, les Allemands bombardent activement tout le secteur, et démolissent partiellement nos tranchées de l’Yser Sud, mais il ne se produit aucune action d’infanterie. De notre côté, nous bombardons sans relâche Dixmude et ses abords. Les bataillons 3/1 et 3/2 sont reconstitués à trois compagnies seulement, et maintenus en réserve à l’arrière.

Je suggère au Grand-Quartier belge qu’il serait utile de crever l’éclusette qui se trouve sur la rive droite, au Nord de Dixmude, afin d’essayer d’inonder le Baerst-Bloot. Puis, je lui demande de faire boucher trois saignées qui ont été faites par ses ordres dans le chemin-digue d’Ootskerke. Je ne puis admettre, en effet, que l’inondation pénètre au Sud de cette digue, car il en résulterait pour le moins, une grande gêne pour notre occupation de l’Yser Nord qui doit être maintenue. Le Grand-Quartier donne les ordres nécessaires pour les deux opérations.


13 et 14 novembre.

Duel des deux artilleries pendant toute la journée. La nôtre détruit, ou rend intenables, les maisons en ruines au voisinage du Pont-route, dans lesquelles les Allemands s’obstinent à placer des mitrailleuses, mais ils se vengent en entreprenant la destruction des maisons qui sont encore debout sur la route de Caeskerke. Les états-majors des deux régiments de marins sont expulsés des ruines qu’ils habitent. Ma brigade passe sous les ordres du général commandant le 32e corps, 8e armée.


15 novembre.

Avant le jour, le génie belge fait exploser une charge de tonnite au pied de l’éclusette de la rive droite, mais les dégâts paraissent peu considérables. Le niveau de l’Yser monte toujours, et l’inondation gagne les prairies au Sud de Dixmude, rive droite.

On annonce que les marins seront relevés demain soir par la 89e division territoriale dont le chef, le colonel Boucher, vient s’entendre avec moi.

Aucune attaque d’infanterie, mais bombardement continu de l’artillerie allemande qui recherche la nôtre et poursuit la démolition de nos tranchées de l’Yser. Je prescris de recommencer, avant le jour, la destruction de l’éclusette.


16 novembre.

De bon matin, un marin passe l’Yser à la nage, et va faire exploser une nouvelle charge à l’éclusette. Cette fois, le résultat parait bon, et, si le fleuve monte encore, le Beerst-Bloot sera inondé dans peu de temps, car tous les fossés sont déjà remplis.

Les ordres pour notre relève arrivent, et permettent de fixer l’itinéraire des colonnes lorsqu’elles quitteront le secteur, mais je ne reçois aucune indication pour notre cantonnement ultérieur.

Vers neuf heures, les Allemands entreprennent le bombardement d’Oude-Cappelle par obusiers, de 210, et il devient évident qu’ils veulent abattre le clocher, qui est très élevé. Les quelques habitants qui restent dans le village, parmi lesquels les sœurs belges, se réfugient dans notre abri de bombardement, qui est vite rempli. Comme il n’est certainement pas à l’épreuve du 210, je ne suis pas sans inquiétude sur ce qui se produira s’il arrive un obus dans un pareil entassement. J’exhorte tout ce monde à gagner la campagne en profitant de l’intervalle des salves, qui est parfaitement suffisant pour cela, mais personne ne veut s’en aller. Bientôt, cependant, un obus tombe sur la cuisine de la forme, et l’écrase en tuant un caporal belge qui s’y trouve encore, puis un autre tombe sur l’écurie à laquelle il met le feu en tuant tous nos chevaux. L’incendie se propage rapidement, et j’obtiens alors l’évacuation de l’abri, mais partielle seulement.

J’évacue moi-même avec la plupart de mes officiers, mais à pied, car mon automobile, garé le long d’un mur assez élevé, se trouve bloqué et avarié par l’écroulement du mur. Malheureusement, nous ne savons où aller, car il n’y a plus rien de disponible dans le voisinage. Comme nous quittons le secteur le soir même, je gagne la ferme Rabelaar où se trouvent nos services administratifs qui me donnent l’hospitalité pour la journée. Dans l’après-midi, on réussit à dégager une partie de nos bagages des ruines de mon Quartier Général d’Oude-Cappelle complètement détruit. Le clocher a été abattu, ce qui a mis fin au bombardement.

Nous apprenons que nous ne faisons déjà plus partie du 32e corps, mais sans savoir à quelle formation nous sommes rattachés. A 16 heures 30, heure à laquelle le mouvement de relève commence, je ne sais toujours pas où diriger ma brigade. A force de téléphoner, un état-major m’indique cependant Lampernisse où j’envoie voir quels sont les locaux disponibles. Mais Lampernisse est déjà rempli par un état-major de division belge et trois bataillons auxquels il est impossible d’ajouter une seule compagnie. Entre temps, la nuit tombe, la pluie aussi, délayant une boue déjà très abondante. Il faut immédiatement une solution, et je décide que ma brigade se rendra à Hoogstade. J’envoie des officiers à tous les carrefours de routes importants, pour donner des ordres aux colonnes, tandis que d’autres partent pour Hoogstade, afin d’y préparer les cantonnements. Le 1er régiment fait son mouvement par le Nord, via Forthen-Alveringhen, et le 2e par le Sud, via Loo-Pollinchove. Cette marche de 16 à 17 kilomètres est pénible pour les troupes, en raison de la pluie, de la boue, et de la nuit qui est très sombre. A Hoogstade, la situation se complique. Ce village contient déjà de la cavalerie française, et ce n’est qu’à 3 heures du matin que nos divers bataillons réussissent à s’entasser dans des cantonnements provisoires où ils se trouvent enfin à l’abri de la pluie. En résumé, relève très pénible, comme toutes les relèves, d’ailleurs. Je ne m’explique pas que des opérations qui ont une si grande importance pour le moral des troupes soient toujours aussi mal préparées.

Personnellement, j’installe mon Quartier-Général à la cure, où nous sommes reçus sans enthousiasme. Un colonel de cavalerie logeant déjà dans la maison, il n’y a plus qu’un seul lit disponible, et je l’occupe. Mes officiers s’installent sur de la paille fraîche autour du fourneau de la cuisine, fort heureux encore d’être au sec et au chaud, et de pouvoir enfin dormir à l’abri de toutes les catastrophes possibles, graves ou anodines.

En savourant moi-même un repos que je trouve délicieux dans un vrai lit, j’éprouve aussi une détente d’esprit vraiment bien agréable après quarante jours de soucis, d’alertes et de combats continuels. C’est à ce moment que j’apprécie la justesse de la loi générale qui fait dépendre le bonheur des contrastes de l’existence.

Je pense aussi qu’il est grandement temps que ma brigade soit relevée du front. Les pertes très fortes en officiers et en gradés, l’arrivée fréquente de nombreux renforts que l’on ne peut incorporer dans les compagnies que de nuit et sur la ligne de feu, l’impossibilité de faire autre chose que des relèves partielles de tranchées à tranchées, ont détruit petit à petit la cohésion sans laquelle une troupe n’a plus de valeur. On tient toujours, évidemment, et l’on bouche les trous à mesure qu’ils se produisent, mais, à partir du moment où les officiers, les gradés et les hommes du rang ne se connaissent plus entre eux, le retour au cantonnement s’impose, pour une reprise en mains nécessaire.

Du côté matériel, nous avons atteint aussi les limites qu’on ne peut ni ne doit dépasser. L’habillement est lamentable, l’équipement ne l’est pas moins, et les armes ne sont plus entretenues. Nous avons un besoin absolu de quelques jours, je n’ose espérer plus, pour mettre tout en ordre.


RONARC’H.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.