Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 203-216).


MARS 1918


— Anatole France revient d’Antibes. Je vais le voir à l’hôtel du Palais d’Orsay. Denis Cochin avait dit à France qu’il ne voterait pas pour Joffre à l’Académie, qu’il ne voulait pas couvrir ses fautes. Le seul bulletin hétérodoxe est-il donc de lui ?

— Les médecins de Clemenceau le trouvent étonnant de verdeur. Il travaille depuis quatre heures du matin avec le général Mordacq, son chef de cabinet. Il a trouvé sa voie : Clemenceau, c’est un vieux soldat, un Chouan.

— Le 6. Un ami d’Anatole France, croyant savoir que des tractations auraient abouti à propos des raids aériens, le lui annonça sous cette forme ironique : » Nos glorieux aviateurs n’iront plus sur Mannheim et les pirates de l’air n’iront plus sur Paris. »

— Le 6. Il y a 170.000 Américains en France. Beaucoup sont à Paris. Tristan me dit que l’entr’acte du Casino de Paris évoque une orgie antique. Musique endiablée, vastes beuveries. Trois polices fonctionnent là : française, anglaise, américaine. Elles sont chargées surtout d’expulser les ivrognes.

— Sur les palissades du boulevard, de grandes affiches annoncent les spectacles. Et on voit en sous-titre : pièce gaie, comédie gaie. Voilà la meilleure référence, pour attirer le public, en pleine guerre…

— Le 7. Chez Gheusi. Le matin, il a vu Briand, qui veut se terrer encore deux mois. Gheusi l’encourage à se préparer dès maintenant à reprendre le pouvoir. Gheusi ne lâche pas Joffre. Il revient sur l’ordre du 2 septembre 1914, où Joffre voulait le repli sur la ligne Pont-sur-Yonne, Nogent-sur-Seine, Brienon, Janville. Ordre qui a, paraît-il, disparu.

— À propos de la paix roumaine, dont le bruit court. L’article 8 stipule que les officiers des missions étrangères seront rapatriés. Anatole France dit en ironie : « C’est là qu’éclate toute la perfidie des Allemands : ils nous renvoient nos officiers ! »

— Le Midi semble le plus atteint par les restrictions. Anatole France dit que les Alpes-Maritimes manquent de tout. À Saint-Jean-de-Luz, le pain fit défaut plusieurs jours. On allait en acheter en Espagne. La région la plus favorisée, c’est l’arrière-front. À Epernay, je retrouvais les petites douceurs bannies des restaurants parisiens.

— Ces restrictions auraient provoqué chez nombre d’adolescents des kystes qui tendent à devenir « malins ». Nos revues médicales le cachent. C’est un des traits qui nous distinguent de l’Allemagne. Nous avons su par une Revue allemande la naissance d’enfants sans ongles, mis au monde par des mères déphosphatées.

— Anatole France me ménage une entrevue avec Merrheim, qui représente les minoritaires de la C. G. T., et dont on vante l’influence, la foi d’apôtre. Merrheim est petit, trapu, simple. De très beaux yeux. Il s’exprime facilement. Le mouvement gréviste anglais est puissant, dit-il. Si l’ultimatum du 31 janvier, « La grève ou la paix », n’a pas joué, c’est qu’Henderson a calmé les impatiences en promettant la Conférence internationale. Si la révolution n’éclata pas en Italie, après la retraite sur la Piave, c’est à cause des dures répressions de Turin et de Milan. On avait cloisonné la ville par quartiers et l’on ignorait dans chacun le sort des autres.

Merrheim dit qu’on veut l’arrêter à la faveur de troubles factices. À Rive-de-Gier, il sut qu’on avait distribué des revolvers avant sa réunion.

À Lyon, lors de mouvements récents, tous les officiers — cavaliers compris — firent savoir qu’ils ne répondraient pas de leurs troupes au contact des grévistes. Ils craignaient une fraternisation. Merrheim exerce une influence modératrice sur les ouvriers, qui manifestent une impatience extrême de la paix et une âpre haine de Clemenceau. Mais il les contient difficilement. Lui aussi, comme Henderson, leur promet l’Internationale. Hélas ! Il n’y croit plus. L’heure de Stockholm est passée.

Et puis, il est mal secondé. Nul ne veut, autour de lui, risquer sa vie pour des idées. Est-ce étrange, en un temps où on donne son existence pour un idéal incertain !

— La séance de la Chambre du 8 rappelle à Anatole France les grandes séances de la Convention. Clemenceau mit en accusation les socialistes. Il tira des applaudissements avec des phrases à la fois faciles et mortelles : « Ma politique intérieure : je fais la guerre. Ma politique extérieure : je fais la guerre. » Ou encore : « La Russie trahit : je continue la guerre. La Roumanie défaille : je continue la guerre. »

— Raid d’avions le 8 au soir, de 8 h. 45 à minuit 20. La durée est inédite. Le lendemain on apprend que Montmartre, Batignolles, la banlieue nord et nord-est sont éprouvées. Mais trois bombes tombées près des Folies-Bergères (rue Geoffroy-Marie) et rue Drouot, attirent surtout la foule et l’attention, parce qu’elles touchent le centre de Paris. On annonce 13 morts.

— Un fonctionnaire me contait qu’un soir d’alerte, on avait vu circuler, dans l’ombre opaque, une auto munie d’un phare énorme, solaire. On la piste, on l’arrête. C’était l’auto de la Place, chargée de surveiller l’extinction des lumières.

— Tout devient de plus en plus bleu, la nuit tombée. Les tramways, les métros sont éclairés d’ampoules bleues. Les femmes, qui sont plus ou moins fardées, ont là-dedans des teints de cadavres avancés. La Morgue en marche. Je crois bien me rappeler que sous l’influence de la lumière bleue, les plantes mènent une vie ralentie. En serait-il de même des humains ?

— Victor Margueritte organise une réception autour d’Anatole France. Je répète le propos d’un magistrat sur l’affaire Caillaux : « Je bats les buissons. Il y a un lièvre. » Ernest-Charles dit : « C’est un lapin. » On raconte des essais d’asphyxiants, au début de la guerre. On les expérimentait sur des chiens et des cobayes. Un chien vint tomber, mourant, aux pieds des assistants. On se félicitait déjà. Mais on s’aperçut que le chien mourait étouffé : il avait avalé un cobaye.

— Visite de Bouttieaux. Le général Pétain vient de réunir des généraux. Il croit à l’offensive allemande. Il la place vers le début d’avril. Une seule nouveauté dans l’attaque : l’ypérite, gaz vésicant qui ne tue pas, mais immobilise ses victimes trois semaines.

— Le 12. Raid d’avions le 11, de 9 h. 25 à minuit 20. Nous sommes à la Comédie-Française à la première des Noces Corinthiennes, d’Anatole France. Au milieu du deuxième acte, l’acteur Silvain s’avance vers la rampe et dit : « On annonce une alerte… » Quelques spectateurs de l’orchestre ordonnent : « Continuez. » On continue. Le cinquième environ des spectateurs s’en va. Nous avons trop d’amis dans les loges pour suivre ce mouvement. À travers les strophes du poème, on entend le hurlement des sirènes et bientôt le tambourinement des explosions. Long entr’acte. Nous explorons le foyer désert, sombre, où trône un Voltaire blindé de sacs de sable. Pendant ce temps, on tient conseil autour de l’administrateur. Faut-il s’en tenir là ou achever la pièce ? Naturellement, c’est le « jusqu’au bout » qui l’emporte. À l’issue de la représentation, les artistes invitent les spectateurs à descendre dans les caves, car le bombardement continue. Immenses, ces caves. On a rangé sous des bâches les bustes de marbre qui ornaient le théâtre. Un soldat a posé son képi sur la perruque de Molière. Albert Lambert, en tenue de ville, mais visage fardé, promène son inaltérable beauté. Madeleine Roch dit des vers. L’impression générale est d’attente résignée et somnolente. À minuit 20 on crie : « Terminé ! » Dehors, le brouillard est dense. Les lampes électriques de poche donnent à la rue un aspect nouveau.

Le lendemain matin, nous repassons boulevard Saint-Germain. Six points de chute sur une centaine de mètres. Un trou s’ouvre rue de Lille juste devant l’ambassade d’Allemagne, dont la porte est défoncée. Quelle ironie !

Nous allons voir Anatole France. La veille, au Théâtre-Français, dans le bureau de l’administrateur, en apprenant que les papiers du Ministère de la Guerre brûlaient, il a dit : « Je commence à croire à la victoire. »

Il admire la conscience professionnelle des comédiennes. qui ont continué de jouer malgré le danger. On avait décidé d’accélérer le troisième acte, de déblayer. « Pour la première fois, on a parlé à la Comédie-Française aussi vite que dans un théâtre du boulevard », dit France. Mais il assure que, loin de passer des vers, Madeleine Roch avait profité du trouble pour rétablir les passages qu’on lui avait coupés aux répétitions !

— Deux signes de fièvre obsidionale. Nombre de gens soutiennent que les récents brouillards sont artificiels. D’autres, qu’on a répandu des gaz asphyxiants dans les stations du métro, pendant les alertes.

— Dans les établissements de crédit, les gens se pressent pour déposer dans des coffres leurs bibelots, tableaux, valeurs.

— Le 13. Le séjour dans les abris du Métro pendant les alertes offre, paraît-il, un spectacle effroyable. Des mains audacieuses, qui volent ou violent, d’écœurantes plaisanteries, des enfants qui font leurs besoins, des femmes qui s’évanouissent. Et une population inquiétante, insoupçonnée, d’apaches et de vagabonds — dans la périphérie — que la peur fait sortir de leurs gîtes et se réfugier là.

— La phrase de Clemenceau : « Je fais la guerre » n’a pas un succès unanime. Le dessinateur Gassier hasarda : « Mais… il ne la fait pas tout seul. » On a fait un quatrain là-dessus :

Déjà drapé dans son linceul,
Clemenceau dit : « Je fais la guerre. »
« Hélas ! pleure un humanitaire
C’est qu’il ne la fait pas tout seul ! »

— Le 14. Wilson envoie le cordial d’un message aux Soviets. Il regrette de ne pas pouvoir les aider actuellement. Il tient un langage républicain.

— Un humoriste dit que, puisqu’il ne faut pas nommer les points de chute des bombes, on devrait les appeler, un doigt sur les lèvres : « Les points de Chut ! »

— Les raids mettent en relief le rôle capital de l’orgueil et de la fanfaronnade. Les invités d’une même table n’osent pas descendre à la cave. Nul — surtout parmi les convives mâles — ne consent à faire acte de prudence, à donner le signal. Au théâtre, on a pu voir la quasi-totalité d’une salle rester exposée, niaisement, tandis que chacun souhaitait d’être à l’abri et restait pour les voisins, animés eux-mêmes d’un identique désir. L’amour-propre plus fort que la mort !

— Le 15. À 1 h. 45, formidable explosion. Chacun croit que sa maison saute. Un énorme champignon de fumée blanche pousse dans le ciel pur. Quinze millions de grenades viennent de sauter à la Courneuve, près Saint-Denis. On annonce officiellement 30 morts. À la Chambre, on dit : 800 victimes.

— Le 16. On arrête des gens qui, par téléphone, ont prévenu que, la Courneuve brûlant encore, il y aura peut-être d’autres explosions dont il ne faudra pas s’émouvoir.

— On m’affirme que les agressions se multiplient le soir. On attaque des couples, des gens en auto. Beaucoup n’osent plus sortir à la nuit. C’est vraiment le retour aux tire-laines, au moyen âge. Les journaux sont muets là-dessus.

— On arrête des gens qui citent publiquement, pour la Courneuve, un nombre de victimes supérieur au chiffre officiel.

— Tous ceux qui descendent dans des caves disent la tristesse des ragots, les domestiques étalent leur prodigieuse connaissance de la vie de leurs patrons, etc.

— Le 18. Le beau parleur de bourgade. Il a avalé son journal et il le restitue. Cela sort de lui, mais ce n’est pas de lui. On reconnaît des phrases au passage : « Le plus grave problème de l’heure actuelle… Mieux vaut périr jusqu’au dernier que de finir comme les Russes. » Voilà une chose nouvelle dans l’histoire : l’action de la presse, unanimisée. Elle seule renseigne le peuple. Elle pense pour lui.

— Le 19. Une nouvelle déclaration de Clemenceau. On y trouve son étonnement ingénu devant les événements : « L’aberration la plus étrange de l’histoire », dit-il en parlant des Russes. Oui, ce sont des faits inédits. Mais tout était inédit, dans cette guerre. Et voilà le crime : c’est de la juger et de la faire avec une mentalité de vieux grognard du Premier Empire.

— Le 20. Une dame de la haute médecine déclare : « Moi, je descends à la cave. Je serais honteuse d’être assassinée par un boche. » Ainsi voile-t-elle d’un prétexte de haine sa légitime prudence. Heureusement pour les prolongeurs de la guerre que les soldats ne raisonnent pas de la sorte ! Il est honteux d’être assassiné par un boche, mais il est glorieux d’être tué à l’ennemi !

— Le 20. On confirme que Clemenceau trouva les Anglais hostiles à l’idée de renoncer aux raids aériens. Aussi a-t-il demandé à Claveille d’augmenter le nombre des trains, afin de faciliter les départs. Sous couleur de vacances de Pâques, on annonce cette extension du trafic du 19 au 31 mars.

— Le 21. Chez Gheusi. Le colonel qui fait la liaison entre le G. Q. G. et le Ministère de la Guerre annonce que l’offensive allemande a commencé le matin contre les Anglais, de l’Oise à la Sensée, sur 80 kilomètres.

Je m’étonne que les Allemands s’évertuent à reprendre à prix d’hommes précisément le terrain qu’ils ont abandonné de propos délibéré il y a juste un an. Réponse : c’est exprès. Ils avaient rasé cette région, préparé ainsi le glacis de leur attaque.

— Les vitres de fenêtres et les devantures de magasins se couvrent, à Paris, de bandes de papier destinées à éviter le bris des carreaux en cas de raid. Cela donne aux façades un aspect nouveau. Il y a de charmants dessins, que reproduisent les journaux illustrés.

— Le 21. Une note officielle fixe les règles imposées à la presse pendant l’offensive allemande. On ne pourra publier, comme compte rendu des événements, que les communiqués du G. Q. G. et les articles, visés par le Ministère de la Guerre, des correspondants de guerre. Les articles de fond, qui apprécieront les opérations, « ne devront rien contenir qui soit en contradiction avec la teneur des communiqués officiels ». L’ombre s’épaissit…

— Tous les trains ressemblent à ceux qui emportent les pèlerins à Lourdes. On emmène les impotents, qui ne peuvent pas descendre à la cave et qui immobilisent leur famille autour d’eux. Ce sont des chariots, des fauteuils à roulettes, un défilé d’infirmes que la maladie cloîtrait et que la terreur libère.

— Le 24. À Serbonnes pour le dimanche. Les journaux de ce jour présentent un aspect unique. On y lit deux communiqués successifs du samedi. Le premier signale un raid aérien, de 7 h. du matin à 3 h. après-midi et déclare que les avions allemands ont été pris en chasse. Le second attribue le bombardement à un canon à longue portée (120 km.). En science, il ne faut rien nier a priori, il faut tout examiner. En fait, ce canon a très bien pu être réalisé. Déjà, des voyageurs arrivés de Paris situent la pièce à Saint-Gobain et indiquent des points de chute : place de la République, gare de l’Est…

— Le 24. La foule du dimanche soir, dans le métro, semble peu soucieuse du bombardement à longue portée. Elle n’en parle guère. On me dit toutefois que ces alertes successives énervent.

— On arrête les personnes qui citent les points de chute des obus ennemis, ou qui colportent les listes de ces points.

— L’instituteur de Serbonnes annonçait pour dimanche une conférence sur « Ce que serait la paix actuelle ». Il a été invité à la faire par l’inspecteur, qui lui a donné comme canevas un article de la Victoire d’Hervé. Ainsi le pouvoir exerce une pression sur la campagne en faveur d’une guerre indéfinie.

— Le bombardement reprend le lundi matin à 7 heures. L’éclatement fait un bruit creux, sec et sonore. L’alerte est donnée au tambour. Le « gardien de la paix », mué en tapin, provoque l’hilarité des gosses, des bonnes et des soldats qui circulent à cette heure matinale. La vie n’est pas troublée. Les ménagères battent leurs tapis, dominant les bruits d’explosion. Tristan me téléphone qu’il n’entend rien « car les Kabyles ont installé un formidable tir de barrage à l’extrémité de sa rue ». Ces Kabyles, chargés de la voirie, font en effet grand bruit avec les boîtes à ordures qu’ils vident dans des tombereaux.

— Une « Ligue civique » charge, en particulier, ses membres de dénoncer et d’arrêter quiconque tient des propos pacifistes.

— Le 25. On arrête le journaliste Rappoport pour propos défaitistes tenus dans une cave pendant un raid. Il a été dénoncé par un répétiteur du Lycée Montaigne.

— Les communiqués sur le bombardement de Paris sont brefs. Le texte est en moitié consacré aux visites de Poincaré aux lieux sinistrés et aux victimes. Je ne sais rien de plus pénible que cette publicité au sang.

— Le 26. Journée anxieuse, pareille à celle de fin août 1914. On s’aborde : « Vous savez quelque chose ? » On apprend que les Allemands sont à Albert, à Bray-sur-Somme, qu’ils ont pris Roye, Lassigny. Ils dépassent les anciennes lignes qu’ils ont abandonnées voici juste un an. Le G. Q. G. a quitté Compiègne. On s’écrase dans les gares.

— Lettre d’Anatole France. « Nous devons ignorer et nous taire… Ce qui me trouble, c’est qu’il y ait tant de choses à ne pas savoir… Les jeunes Américains qui viennent me voir m’apportent des paroles rassurantes : ils m’annoncent que la guerre durera encore trois ans au plus… »

— L’anxiété continue tout le 27. Foule dense aux gares. Des troupes de voyageurs, qu’on n’admet plus que sans bagages, s’alignent jusque dans la rue. Retraits d’argent dans les banques. On craint qu’en cas d’occupation de Paris les Allemands ne saisissent les dépôts.

— Le 28. Une circulaire notifie au personnel des administrations publiques, en cas de bombardement à l’ypérite, de se dévêtir complètement et de se laver à l’hyposulfite. Comme il y a maintenant autant de femmes que d’hommes, on sourit.

— Le 28 j’apprends la prise de Montdidier par les Allemands. Ironie des choses… C’est au mariage d’un fils de Tristan, dans la rumeur joyeuse de la réception, parmi les fleurs, les visages illuminés. La nouvelle provoque un malaise.

— Vraiment c’est à désespérer de la race humaine, tant sa bêtise apparait insondable, dans la grande faille de la guerre. Pour garder de l’espoir, j’évoque ces fines, ces savoureuses figures d’artisans, de cultivateurs, que j’ai vues, à Serbonnes, les filleuls de guerre qui venaient chez nous en permission. Oui, on trouvait là un terrain fécond, des promesses d’essor. Mais la foule des villes, le dimanche soir, si bestiale, si brutale… Et les défilés de conscrits de la classe 19, avinés, hurlants, inconscients… Et le café, où les petits bourgeois éructent leur journal. Toujours les mêmes propos, suggérés par la presse, attisés par la vanité patriotique. Et l’odieux stratège de restaurant, qui tout en dégustant son poussin-cocotte, rabat une armée, tourne l’ennemi, enveloppe l’aile gauche.

— On me montre des photos de l’obus du super-canon. Deux ceintures, rayures, cloison épaisse, calibre 229. En tout, 90 cm. de haut. Il a une fausse ogive de tôle, contre la résistance de l’air et pour le maintien sur la trajectoire. « Admirez la duplicité des boches, raille Tristan : leur ogive même est fausse. »

— Le 29. La fuite des Parisiens continue sous couleur de Pâques. À Orléans, la population a triplé. On ne savait comment la nourrir. Le maire a imaginé de faire quatre fausses alertes nocturnes. Les réfugiés s’en furent ailleurs.

— Aux éventaires des pâtissiers. À la place des gâteaux : des légumes et des fruits secs, des confitures et des conserves, des petits fours ingénieux, en « substances de remplacement ».

— Le 29. Quatre obus viennent de Saint-Gobain, de 3 h. à 6 h. L’un d’eux tombe sur l’église Saint-Gervais. On parle de 75 morts. Le dôme s’écroule sur une assistance mondaine qui venait écouter un concert du Vendredi Saint. On cite parmi les victimes un conseiller de la Légation suisse et le général Francfort.

— Le 30. Le bombardement à longue portée reprend dès 7 heures toutes les demi-heures. La vie continue. Quand on tire à plombs sur un banc de poissons, près de la rive, leur foule ne s’émeut pas. Les morts remontent et le reste continue de chercher pâture. On s’étonne d’une si élémentaire animalité. Pourtant, la ville donne cette impression. À cinquante pas de la catastrophe, on achète, en vend, on aime, on travaille, en mange. Des héros ? Non. Des bêtes.

Hier, je sortais du Nord-Sud à la Madeleine quand une femme annonça l’écroulement de Saint-Gervais. Quelques très jeunes gens, assis sur les parapets de la station, plaisantèrent bruyamment. Chacun s’en fut à ses affaires. Comment réaliserait-on la guerre du front ? On ne réalise pas celle qui sévit à dix minutes de là.

— Le 31. Pâques. Les journaux pleurent les 75 morts de Saint-Gervais. On versa sur eux des discours parlementaires. C’est qu’ils appartenaient à une classe privilégiée. Il meurt chaque jour cent fois plus d’hommes au front, dans l’offensive. Ils ont moins de larmes et de discours. Et les morts de la Courneuve… On ne les célébra pas tant. Comme écrivait Mme de Sévigné à propos d’une catastrophe : « Heureusement, aucun nom… »

— La Chambre a voté le 29 l’incorporation de la classe 19. Pour la sixième fois depuis la guerre, on moissonne la 20e année. Il n’y eut que 7 opposants au vote. L’offensive sert le Gouvernement. « Il faut faire l’union. »

— Le 30 semble être le jour de la plus furieuse attaque sur le front français, de Lassigny à Moreuil (nord de Montdidier). Aussi l’angoisse fut-elle instinctivement la plus vive. Les journaux les plus belliqueux d’ordinaire furent les plus affolés. Ils criaient à la ruée sur Paris (Hervé dans la Victoire). C’est logique, au fond, puisque pour eux les actions militaires comptent seules et restent décisives. De même, les réactionnaires, qui « dansaient de joie » à la déclaration de guerre, sont les plus prompts à fuir Paris. C’est odieux, car voici quatre ans qu’ils jettent les jeunes Français au charnier et, dès qu’ils courent personnellement le moindre danger, ils l’esquivent. Je n’insisterai jamais assez sur cette vilaine comédie, dont j’ai constaté des centaines de représentations. Seuls, variaient le ton, les excuses, les façons de foutre le camp.

— C’est à Doullens que se tint le Conseil où Poincaré, Clemenceau, Lord Müller, décidèrent de nommer Foch « coordinateur ». Douglas Haig fit la grimace.

— Le 31. Déjeuner chez les R… Le canon de Saint-Gobain le dispute à l’offensive dans les préoccupations. On a un œil sur la carte du front et l’autre sur le plan de Paris.

Il y a là un jeune capitaine qui dépeint la sauvagerie des combats actuels, où les hommes en arrivent à se mordre. « C’est le cas de dire qu’ils ont du mordant ». dit Mme X…

On commente la phrase de Clemenceau : « Nous les arrêterons, mais je ne sais pas où. » On remarque qu’elle figure dans La Grande Duchesse de Gérolstein.