Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 209-222).


FÉVRIER 1916


— Le 1er . On me montre une note officielle où il s’agit d’exciter l’admiration des foules pour l’armée par d’héroïques récits d’exploits. Le romancier Henry Bordeaux, mobilisé dans un État-Major, est chargé de ce service dans une armée de l’Est.

— Je demande à Painlevé ce qu’il penserait d’une paix qui rendrait à la France la Lorraine annexée et ferait l’Alsace autonome. Un convive patriote éclate alors : « Le gouvernement qui accepterait cela serait déshonoré ! » Et j’ai vu se tourner vers moi des regards de réprobation, des visages de haine.

— Henry Bérenger écrit : « Si les zeppelins, au lieu de tuer des civils, avaient été sur Chantilly, quel désastre militaire pour la France ! » Sincérité, ou ironie ? De fait, les raids allemands semblent épargner Chantilly, comme ceux de nos avions épargneraient Mézières, où serait le G.Q.G. allemand.

— D’une lettre de Bouttieaux, apportée par un permissionnaire :

« Une activité énorme transforme la fortification passagère en semi-permanente. La barrière devient infranchissable. Les Allemands en font autant sinon plus.

« Moral des troupes remarquable. Nourriture très bonne et très saine. Pas de plaintes.

« À quoi mènera ce renforcement des lignes qu’on rend impénétrables des deux côtés ? À rien du tout. Pour crever, il faudrait tant de conditions favorables qu’elles ne se réaliseront jamais.

« Les Allemands ne paraissent ni découragés, ni épuisés, ni amoindris. Ils attaquent.

« Mon avis est qu’il faudrait trouver autre chose et ne pas se bercer du fol espoir de traverser la barricade et de bénéficier d’une déroute de l’ennemi.

« L’artillerie, toute-puissante, démolit tout à bonne portée. Mais elle ne peut pas anéantir du même point les lignes successives. Elle est obligée de s’avancer, et pendant ce temps, l’ennemi construit une nouvelle ligne.

« Les mitrailleuses sous abris bétonnés deviennent de plus en plus terribles, car on ne peut pas les anéantir toutes et celles qui restent fauchent les attaques les mieux conduites.

« La guerre est décidément le plus intéressant des métiers, il est seulement fâcheux qu’on soit obligé de tuer les gens. »

— On me raconte qu’en 1912, Joffre disait : « Le premier jour de la mobilisation, mes dirigeables détruisent tous les ponts sur le Rhin. »

— D’après Painlevé, le Conseil des ministres avait donné à la nomination de Joffre généralissime et de Castelnau major-général une toute autre signification que celle qu’elle a prise. Le sens de ces nominations fut changé entre deux Conseils, d’un mardi à un jeudi, par Poincaré et Briand, sous la pression de Joffre.

— Feuilleton : La Mascottes des Poilus. C’est le troisième feuilleton d’Arnould Galopin sur la guerre.

— On confirme à nouveau devant moi qu’au déjeuner du 21 mars 1915 à l’Élysée, Joffre s’est écrié : « En octobre ? Mais la guerre sera finie depuis le mois de juin. »

— Le 2. Déjeuner avec Accambray chez les Victor Margueritte. On se demande s’il n’y a pas, dans l’origine et la conduite de la guerre, une sourde inspiration catholique, soufflée à Castelnau par son confesseur. Le mot d’ordre serait celui que murmuraient les bigotes de Lourdes.

Victor raconte que Joffre aime dormir après son déjeuner et que, pour masquer et bercer cet auguste sommeil, il s’enferme dans sa limousine qui va doucement à travers la forêt de Chantilly jusqu’à ce que le général, réveillé, frappe au carreau. On rentre, à toute vitesse.

Accambray et moi, nous évoquons la légende de Fontainebleau, au temps où nous y étions sous-lieutenants-élèves : Joffre, alors professeur de fortification permanente, est trouvé étendu dans la forêt. D’après les officiers du cadre de l’École, il s’est heurté à une branche d’arbre pendant une promenade à cheval. La version des élèves, c’est qu’il a voulu se tuer pour une petite marchande de journaux, la jeune Berlingard, qui réservait ses faveurs aux élèves, en particulier à notre camarade Mailloux. Il s’est manqué. Et un convive dit en commentaire : « Décidément, il rate toujours ses offensives. »

— Chaque séance de la Commission des Inventions signale une découverte encore secrète : le fusil lance-grenade, le caterpillar (véhicule blindé qui franchit les tranchées).

— Quand Clemenceau fut au front récemment, le général Z… lui refusa l’accès des tranchées. Clemenceau, devant Z… demanda le G.Q.G. au téléphone. Il eut un colonel au bout du fil et lui dit : « Je suis M. Clemenceau. Voulez-vous dire au général Joffre que ce n’est pas une raison parce que le général Z… ne va jamais dans les tranchées, pour que je n’y aille pas. » Z… lui accorda aussitôt toutes facilités.

— Une œuvre qui s’occupe de procurer des membres artificiels aux amputés s’appelle assez malheureusement : la Jambe du Poilu.

— Henry-Paté et Abel Ferry, membres de la Commission de l’armée, se seraient vu expulser du front par le général Dubail.

— Le dimanche 30 janvier, les Spectateurs de l’Athénée entendirent l’alerte signalant les zeppelins, pendant un entr’acte. Tous savaient qu’il y avait eu la veille 26 morts. Néanmoins, tous reprirent leur place. Respect humain ? Ignorance du danger ? Mépris de la mort ? Aucune coupole de théâtre n’eût résisté à une bombe de 40 kilos tombant de 4.000 mètres. Cependant, on ne fit évacuer que le Nouveau Cirque, parce que la coupole est en verre…

— Une des jeunes pensionnaires de l’Athénée a reçu son congé de son propriétaire : dans la nuit du 29 janvier, elle traitait des aviateurs du Bourget et il y eut de telles allées et venues d’autos, que les locataires se plaignirent.

— Le 4. M. Garrett, ministre plénipotentiaire des États-Unis, dit que l’Amérique rompra fatalement avec l’Allemagne et que cela hâtera la fin. Il prédit un effondrement du mark. Ces prédictions intéressent peu les patriotes. Ils ne sont sensibles qu’à l’exploit de sang et n’attendent l’issue que de lui.

— Une anecdote dont on m’affirme l’authenticité et dont je ne retiens que la malice : Le sénateur Humbert fait, dans son Journal, depuis mai 1915, une campagne intitulée : « Des canons ! Des munitions ! » Un soir, par inadvertance, un typo commit une erreur regrettable. On courut après les exemplaires sortis, mais 10.000 d’entre eux étaient déjà en vente. On y lisait ce titre : « Des canons ! Des commissions ! »

— Le 5. Accambray grandit. Clemenceau lui consacre deux articles, littéralement composés de fragments du discours d’Accambray sur le contrôle aux armées. Ce matin, Capus le compare à Robespierre.

Je l’ai connu à Polytechnique. Je l’ai revu dans des banquets de promotions. Le fait que j’écrivais l’attirait. Mais il ne se livrait pas. Il paraissait insouciant, fringant. Son physique de joli officier de cavalerie, profil régulier et longue moustache blonde, accentuait l’erreur. En 1913, son livre, Pour la Puissance de la Patrie, me frappa par l’énorme effort, par le courage des attaques contre l’esprit de Polytechnique et surtout de l’École de guerre. Député frais élu, il paraissait candide, convaincu, sans ambition au sens étroit du mot. Pendant cette guerre, il fait preuve de courage civique et de ténacité, bravant le ridicule et les injures, d’abord seul contre tous. Justin Godard me disait qu’Accambray lui avait fait de la peine, un jour, à la tribune où il lisait un discours parmi les rires et l’inattention. Puis il a groupé 157 voix autour de lui. Et tout en ayant gardé une fraîche intégrité, il a puisé de l’assurance dans ses récents succès.

— En fait de rapide ascension, je noterai comment j’ai connu Briand. En 1897, mon ami Olivier (qui fut blessé l’année suivante par Mme  Paulmier, depuis marquise de Dion) me demandait un conseil sur l’achat d’un journal. J’étais à la campagne. Il m’invita à déjeuner et vint me chercher à la gare de Lyon. Chemin faisant, il s’excusa d’avoir un second convive, un petit rédacteur de La Lanterne qu’il s’était cru obligé d’inviter parce qu’on allait manger un lièvre offert et tué par lui. C’était Briand. Quand nous sortîmes, après déjeuner, nous prîmes chacun un fiacre en nous souhaitant bonne chance.

Je n’ai guère cessé de le revoir. Pendant l’affaire Dreyfus, lors de sa direction de La Lanterne, de La Petite République, puis comme député, comme ministre. Bien que je me rende compte du changement de ses opinions, prêchant la grève générale, militant du Dreyfusisme, artisan de la Séparation, et fondateur avec Barthou de la tiède fédération des gauches, je n’ai jamais cessé de subir l’attrait singulier de son esprit, de sa blague savoureuse, de son scepticisme apparent. Et je me rappelle, après une longue conversation à la Brasserie Zimmer, lors de ses débuts parlementaires, où il silhouetta drôlement ses collègues, avoir pris cette note : « Oh ! Esprit, sel de la vie ! »

— Curieux effet des zeppelins. Le raid eut lieu un samedi. Le dimanche, les truffes avaient baissé de moitié prix aux halles : les acheteurs des grands restaurants estimaient qu’ils n’auraient pas de clientèle à truffes le soir.

— Le 8. Le Petit Parisien n’avait pas encore imité le Journal et le Matin dans leur propagande patriotique (exposition des atrocités, monument Cavell). Il vient d’offrir le monument aux victimes du zeppelin.

— La légende se cristallise que nous étions en décadence avant la guerre. La France dansait le tango, uniquement. C’est toujours la même stupidité : quelques milliers de gens dansaient ; des millions travaillaient.

— J’entends souvent des gens dire : il faut envoyer 100.000 hommes ici, il faut sacrifier 200.000 hommes là… Pour eux, ça ne compte pas : des chiffres sur du papier. Pour les amener à une conscience exacte du réel, je voudrais les contraindre à remplacer le mot homme par leur propre nom. Si c’est Martin qui parle, je voudrais le forcer à dire 100.000 Martins, 200.000 Martins. Alors il serait amené à sentir que chacun de ces hommes vaut un Martin, s’intéresse à sa vie autant que Martin s’intéresse à la sienne. Et cela donnerait à réfléchir à Martin.

— Voilà 600 jours que chaque journal instille la haine de l’Allemand. Cela sue de toutes les lignes. Hier encore, l’avocat Chenu dénonce des affiches du métro, parce qu’elles lui paraissent « boches ». D’après lui, le monsieur qui n’offre pas sa place, dans le métro, à une dame ou à un blessé, est d’origine « boche ». Partout, la même campagne. Je ne puis m’empêcher de l’opposer aux récits publiés par cette Française en Allemagne (août à novembre 1914), qui parlait impunément français à Berlin. Imaginez-vous une femme qui parlerait allemand à Paris ?

— Le 9. La Comédie-Française va jouer au front… Si cette suprême machine de guerre allait faire reculer les Allemands ?

— Le restaurant Henry faisait 3.000 francs de recette par jour avec 60 repas. Ce chiffre est tombé à 800 francs après les zeppelins. Ça ne durera pas !

— Deux femmes au théâtre. L’une : « Oh ! j’ai dû me faire mal juger par votre amie, la femme du colonel X… J’ai dit devant elle, en parlant de la guerre, que c’était long. Et alors elle m’a accablée de reproches. » L’autre : « Ah ! dame, c’est que ce sont d’ardents patriotes. Au début ils ont eu leur fils tué. Eh bien, ils supportaient ça allègrement, disant que c’était la guerre… »

— Le député Cadenat dit à la Chambre qu’on fait boire de l’alcool aux soldats avant l’assaut. C’est exact ; tous le disent. « Phrase impie », s’indigne un rédacteur d’Excelsior.

— Pour l’anniversaire de son mariage, Mme  B… reçoit une dépêche de sa belle-mère, qui est Suisse et qui lui souhaite « la paix et le retour du bonheur ». Cette phrase, lue tout haut, glace l’auditoire.

— On a mis en circulation ce pastiche de Hugo :

La guerre avait deux ans. Paris remplaçait Sparte.
Déjà Joffre faisait regretter Bonaparte.

— Le dogme réactionnaire exposé par un chauvin. Sa plus grande frayeur, c’est la paix boiteuse, qui ramènerait la guerre prochainement (et comme il a un fils de 14 ans, n’est-ce pas…). Tout le monde est de son avis là-dessus. Je suis, paraît-il, le seul qui ose douter et prétendre qu’on ne sait pas ce que sera l’avenir. Naturellement, c’est l’Allemagne seule qui a provoqué la guerre. Le réveil national n’y est pour rien, ni les Anglais, ni les Russes. Si nous ne triomphons pas, c’est la faute aux socialistes, qui prêchèrent le désarmement, le pacifisme et empêchèrent la préparation. Aussi, finis, les socialistes. Est-ce que les journaux conservateurs ne sont pas seuls à avoir de gros tirages, du succès ? Les vrais profiteurs, ce sont les syndicalistes, qui ont casé leur clientèle ouvrière à l’abri, dans les usines, avec de gros salaires.

— Le 10. Visite à la Sûreté Générale. On me donne des renseignements d’ensemble sur les mouvements pacifistes. Je parcours le dossier sommaire de ces tentatives. Ce sont surtout des réunions syndicales où, sous le couvert de l’étiquette professionnelle, les orateurs demandent la paix, proclament que ce n’est pas une guerre d’agression de l’Allemagne, que les ouvriers et les paysans se font tuer pour une poignée de gens, etc. Les anarchistes surtout s’agitent.

La Confédération générale du Travail est scindée. La majorité adhère à la guerre, avec Jouhaux. Une minorité se rebelle, dirigée par Merrheim, un homme intéressant, qui fera parler de lui.

On me montre une lettre qui demande la paix et signée au nom d’un groupe ouvrier. Elle est adressée à Poincaré qui l’a annotée d’une écriture émue : « Voir si la signature est authentique. »

En résumé, il existe une vive tension que contiennent les allocations. Une agitation, fondée sur la vie chère, a avorté. Il suffisait d’un accident, comme un raid meurtrier de zeppelins, pour déchaîner l’émeute. D’autant qu’au pôle opposé, l’Action Française cherche à troubler l’opinion avec la hantise de l’espionnage allemand. Les deux courants pourraient se confondre sous une même bannière : « trahison ».

On me signale un nombre important de condamnations capitales pour espionnage. Un grec fut dénoncé par sa maîtresse, animée d’un pur patriotisme. Elle consentit cependant, après un premier refus, à recevoir quelque argent. Ce sont surtout les neutres qui espionnent à Paris.

À propos des évacués : leur déception vient de ce qu’ils s’imaginaient être apothéosés en France et y vivre une vie magnifique. Il y a, dans ces rapatriés, des éléments suspects, beaucoup de femmes qui ont eu des rapports avec des Allemands et qu’on doit surveiller. Tout ce monde se dénonce d’ailleurs mutuellement.

— Je lis Les Amitiés françaises, de Barrès, pour comprendre le nationalisme. Barrès se promène avec son fils, âgé de 4 ans. Il aime son petit, le choie, lui évite les courants d’air, tremble qu’il n’ait froid en voiture, lui choisit des climats favorables, le Léman, le Lac Majeur et, en Alsace, lui dit : « Ne faut-il pas qu’un jour tu fasses la guerre contre les Prussiens ? » (page 88). « Ta raison de vivre, c’est la Revanche » (page 92).

Un chauvin répondra qu’il doit sauver son fils des maladies pour l’offrir à la Patrie. Ce que je retiens, c’est le souhait avéré de Revanche.

J’ajoute que cet enfant est élevé dans la haine méprisante de l’Allemagne. Le père enseigne à son fils que seuls les chiens français ont une âme, que les chiens allemands n’en ont pas, ni les Allemands non plus !

— En mai 1915, Edmond Rostand, à Larçor, dans les Pyrénées, était secrétaire des soldats. Il écrivait leurs lettres, une fois la semaine. Il était en uniforme, la croix de commandeur au cou, l’écusson brodé d’un caducée traversé d’une plume.

— Les journaux du front ont parfois de gaies trouvailles : des soldats veulent emporter leur périscope en permission pour en user à l’envers et voir ainsi ce qui se passe sous les jupes.

— Anecdote du dessinateur C… : Un officier italien entraîne par la parole ses hommes à sortir de la tranchée. Il évoque dans un langage de feu l’ennemi héréditaire, le roi qui plane en avion sur la bataille. Puis il s’élance, se retourne. Les hommes sont restés dans la tranchée, applaudissant : « Brava, brava. »

— Le 17, à la Chambre, Abel Ferry expose un vœu en faveur d’un contrôle effectif aux armées. Il y a environ 200 voix contre le Gouvernement, qui s’oppose à la discussion. Le matin, le G.Q.G. avait posé l’ultimatum et annoncé sa démission au cas où la discussion aurait lieu.

Painlevé, parlant de ces 200 voix contre le ministère, dit drôlement : « En somme, ce sont les 200 voix que j’avais avec moi quand je faisais de l’opposition. »

— Une petite affaire à laquelle Accambray m’a mêlé. Le dimanche 13, je suis à Serbonnes. Il me téléphone de la Chambre, me demande de revenir d’urgence pour l’assister dans une affaire d’honneur. J’accepte par amitié, tout en déclarant que j’ignore les modalités de ces affaires. Le lundi, je vais prendre un express à Sens. Accambray m’attend à la gare P.-L.-M. Victor Margueritte, son premier témoin, nous rejoint. Nous dînons dans un petit salon au buffet. Accambray nous met au courant. Son collègue Daniel-Vincent lui a retourné une lettre sans l’ouvrir. Il se considère comme offensé. D’ailleurs les deux hommes ont eu déjà de petits différends. Bref, le mercredi 16, nous nous rencontrons avec les témoins de Daniel-Vincent : Maginot et Henri Simon, chez Maginot, blessé de guerre et encore étendu. Entrevue courtoise, où domine l’opinion que cela ne vaut pas rencontre. Le mot de la fin est donné par un ancien ministre qui, jugeant le duel inopportun dans les circonstances actuelles, déclare sans ironie : « On ne se bat pas pendant la guerre. »

— Une auto ramenant de jeunes aviateurs à Châlons est arrêtée dans la nuit opaque par un officier encapuchonné qui demande une place. On la lui offre, on se lie et les jeunes gens, au débarqué, proposent : « Si on allait au bordel ? » À quoi l’inconnu : « Je suis l’aumônier. »

— Envoyé près du colonel Appert, au service technique du Cabinet d’Albert Thomas, je rencontre un de ses collaborateurs, Bourey, qui me montre des brevets allemands de 1913 où la méthode des liquides enflammés est expliquée tout au long, avec figures. On ne sait ce dont il faut le plus s’étonner : de ce que les Allemands aient divulgué d’avance ces inventions, ou de ce qu’on ne s’en soit pas ému chez nous dès 1913…

— La mère d’un soldat blessé à la jambe et qui est rentré au village, dit : « Ce n’est pas sa jambe qui m’inquiète, c’est sa tête : il pense… »

— Les procès de suspects continuent. Un client dit à son coiffeur que vainqueurs et vaincus seront également ruinés. Comme par hasard, un inspecteur de la Sûreté se fait raser là. Dénonciation. 300 francs d’amende.

— Inconséquence. Au collège, on nous faisait chanter en chœur : « Reine du Monde, ô France, ô ma patrie… » Nous étions donc nourris de l’idée que la France régnait sur le monde. Et la notion de l’hégémonie allemande est dénoncée comme une monstrueuse innovation… Je vous dis que nos descendants nous jugeront tous. Du moins, je l’espère pour eux.

— Quand on déplore la guerre, de petits commerçants, nourris de leur journal, répondent : « Ah ! c’est que le traité de Francfort venait à expiration. »

— Le 17. Je croise, en sortant de chez Painlevé, le colonel M…, chef-adjoint du cabinet de Galliéni. Nous sommes camarades de promotion. Je l’invite à venir me voir. Une heure après, nous causons dans mon bureau. Vite, nous abordons la question du haut commandement. Il confirme que le ministre de la Guerre ne peut pas commander à Joffre. C’est l’apanage du Gouvernement tout entier. Ou alors ce gouvernement peut déléguer le ministre de la Guerre. M… admire Castelnau. Il l’a jugé dans des heures critiques. En août 1914, sans doute. Il sait gré à Castelnau de faciliter les rapports du G.Q.G. avec l’arrière.

— Le 21. Les « nettoyeurs » de tranchées, choisis parmi ceux qui ont des condamnations, sont enfermés quelques jours avant l’attaque, fortement nourris et abreuvés.

— Le 22. Toujours de mauvaises nouvelles de Verdun, où se poursuivent les progrès ennemis. Le communiqué n’y fait qu’une sobre allusion.

— Quand on n’aime pas un officier, au G.Q.G., on l’envoie dans un secteur « sévère ».

— Quelle instinctive maladresse, chez le militaire professionnel, dans le maniement des hommes ! Voici de vieux cultivateurs, qui ne peuvent suffire à la besogne. Leur fils est de la classe 1916. On l’envoie bien en permission agricole, mais chez des étrangers, dans un autre département.

— Photo d’Excelsior. Des gamins, sortant de l’école, ont pris les sacs des soldats de passage et les portent. C’est la classe 1927, dit la légende. Ainsi on se félicite de préparer les générations dans l’esprit de guerre, alors qu’on prétend d’autre part combattre pour une paix durable.

— Dans les familles bourgeoises, on attend l’offensive prochaine, avec certitude et sérénité. La précédente n’a raté que de peu. La prochaine réussira.

— On raconte devant un « bon français » la chute du zeppelin à Revigny. Il est inquiet. Mais quand on dépeint les 30 cadavres nus, rôtis, il pousse un soupir soulagé et satisfait : « Bon… » Il craignait que l’équipage ne fût pas tué.

— Le 23. La vue finale d’Accambray, c’est les États-Unis d’Europe, après la « dernière guerre ». Mais il faut que les idées qui présideront à l’établissement de ces États, qui souderont les deux groupes actuels de puissances, soient les idées libérales de l’Entente et non les idées féodales des Empires Centraux. D’où la nécessité de la victoire des Alliés.

— Le 24. Les députés travaillistes anglais demandent la paix, aux Communes. Les journaux parlent de ces isolés « qui inspirent plus de pitié que d’indignation ». Pour repousser la paix, parmi les ovations, les dirigeants disent qu’ils ne la peuvent envisager tant que les Allemands seront en Belgique, en France, etc. Il y a une erreur voulue dans cette limitation du problème, qu’on peut, qu’on devra sans doute, aborder autrement. Les Alliés ne peuvent-ils pas, dès maintenant, compenser ces avantages territoriaux ?

— Toujours le bombardement sans répit autour de Verdun. Je songe aux carnages…

— Le 24 au soir. Briand semble un peu rassuré sur Verdun. Quant au G.Q.G., il trouve que tout va bien. Accambray me dit qu’en novembre 1915, Briant lui avait déclaré qu’on n’avait rien fait dans le secteur du Bois des Caures. Et Briant reconnaissait qu’il serait opportun de faire sentir le contrôle du Parlement à l’État-Major, doctrine qu’il avait répudiée jusque-là.

— On me dit que le bazar de la rue de Rennes a fait un million d’affaires de plus en 1915 qu’en 1913, sur des articles de parfumerie, lingerie de luxe. Cela vient des hauts salaires qui permettent aux ouvriers de s’offrir du superflu.