Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 119-128).
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JUIN 1915


1er  juin. On donne à des officiers du front des congés de détente, à passer dans une ville déterminée — comme Troyes, Épernay — avec leur femme.

— Poincaré n’aime pas Joffre. Ce sont des rivaux. Poincaré, avocat, est le chef suprême des armées. Et c’est lui qui, au Conseil, expose la situation militaire.

— Le président du Conseil Venizelos est tombé pour n’avoir pas pu faire partager son avis au roi. On dit : « C’est un Grec qui n’a pas su retourner le roi. »

— Humbert rapporte au Sénat qu’un canon semblable à celui qui bombarde Dunkerque fut construit pour l’Italie par le Creusot. Il est, après essais, à Harfleur. Le Creusot aurait signalé trois fois le fait à la Guerre, sans recevoir de réponse.

— En Espagne, les « grandes dames » prient pour le triomphe allemand.

— Mon camarade F… me disait qu’il avait reçu un coup en voyant combien Paris ignore la guerre. Il dit que les hommes en ont assez d’être cocus. Dans les campagnes, au contraire, on vit resserré, les uns contre les autres, dans le deuil, dans l’attente de la fin.

— Le ministre de Serbie écrit tristement à M. Thomson qu’on n’a pas mis le drapeau serbe dans le trophée arboré par le ministère en l’honneur de l’intervention italienne.

À noter que seuls les monuments publics pavoisèrent. On n’obtint rien des particuliers.

— Le 3. Bouttieaux revient du G. Q. G. On y est optimiste, mais on n’aime pas y parler de la guerre ! On y escompte le concours de l’Amérique. On a peur que l’Italie ne soit attirée dans un piège. On s’est aperçu que les Allemands étaient fournis de munitions par l’Amérique et la Suisse. Enfin, on va étendre le front anglais vers la mer.

— Le 3. Le boxeur Carpentier, pilote d’avion, demande d’aller en Italie, parce qu’il est au camp retranché de Paris et que cela lui donne l’air d’être embusqué. Embusqué à 2.000 mètres, au cours des dangereuses rondes nocturnes, voilà une trouvaille admirable, qui dénote bien la stupidité générale.

— Le 3. On commence à préparer l’esprit des soldats à une deuxième campagne d’hiver. Consentiront-ils à la passer dans les tranchées ? Déjà, d’après le rapport de D…, retour de Châlons, tous les officiers ne sont pas tués par des balles allemandes…

— Ribot établit que la guerre a déjà coûté 24 milliards à la France. La plupart sont empruntés : bons du Trésor, avances de la Banque de France, etc.

— Les Éphémérides. Je vois qu’au 3 juin 1849, les Français commençaient le siège de Rome. Et on nous parle de vérités éternelles, tandis que nous ne sommes que de pauvres polichinelles.

— Brieux présentait au public Mme  Vandervelde, femme du ministre belge, qui conférenciait au théâtre Réjane. Dans son allocution, il dit que la victoire de la Marne n’était pas un miracle, qu’elle était un résultat dû aux généraux, aux soldats, etc. Le public fut choqué. On ne peut pas dire que ce n’est pas un miracle.

— Bien que l’affaire d’Arras soit stationnaire, Joffre reste plein de certitude. Il a fait inviter Étienne à déjeuner pour le 9 juin, afin de lui expliquer les prochaines et définitives offensives. Et l’officier qui apportait l’invitation était, paraît-il, tout à fait convaincant.

— Il y a antagonisme entre Kitchner, qui voudrait utiliser les troupes anglaises sur un autre théâtre que le front français, où l’offensive est rendue impossible par la guerre des tranchées, et French, qui tient pour l’offensive occidentale. Asquith est venu 24 heures en France. Il a vu Joffre seul à seul.

— Joffre a inspiré de l’admiration à une Espagnole. Comme il est né près des Pyrénées, elle s’est écriée : « S’il était né quelque peu plus loin, il serait de chez nous et il aurait été un grand toréador. »

— On achète des mitrailleuses au Danemark. Il devait les livrer au Portugal et nous devions saisir le bateau dans les eaux françaises. Mais les Allemands l’ont saisi avant.

— Le 8. Poincaré félicite le roi d’Angleterre pour son anniversaire. On remarque le ton personnel de sa lettre, où il ne met pas en avant le gouvernement de la République, tandis que le roi, dans sa réponse, salue les armées de la République. Il en fut de même de sa lettre au roi d’Italie, quand ce pays entra en guerre.

— Des gens de Serbonnes vont voir leur fils à Troyes (classe 1916). On exténue ces enfants, on les traite de vaches et de salauds. Et les journaux assurent qu’on les entoure de douceur et de soins.

— Le 8. Funérailles de Camille Pelletan. Sa veuve est outrée de l’absence de Poincaré. Elle exprime son mécontentement à l’officier qui le représente.

— Le 9. On parle d’un « élargissement » du gouvernement. On cite comme présidents du Conseil à venir Ribot, Briand, Doumer.

On se raconte une séance de la Commission sénatoriale de l’année, où Humbert saute à la gorge de Millerand et lui crie : « Vous êtes un misérable. » Puis il se tourne vers Viviani : « Vous, vous n’êtes rien du tout. » Viviani s’évanouit. Ces faits sont niés par les ministres en place.

— Y a-t-il des forces secrètes qui poussent les peuples vers la guerre ? Voici la Grèce qui a fait deux guerres en deux ans. Elle s’est agrandie. Elle voit à ses portes les Dardanelles qui traînent depuis quatre mois, la Russie battue en Galicie. Elle va aux élections. Et c’est le parti de la guerre qui l’emporte dans la proportion de 2 contre 1. À quoi on répond gravement : « C’est le sentiment national. »

— Le 17. Visite avec Brieux aux ateliers Voisin. Nombre de petits patrons qui ont fermé boutique sont devenus des ouvriers. Ils travaillent avec amour. On voit littéralement les appareils éclore et s’envoler à raison de quatre par jour. Pourquoi faut-il que toute cette belle activité ne soit née que de la guerre ?

— Le 17. Le ministre du Commerce fait signer à Poincaré le moratorium des loyers. Long entretien. Le ministre insiste sur la nécessité de donner des permissions aux soldats et d’imposer de courts séjours aux tranchées, entre les repos. Il propose au Président d’agir d’autorité sur le ministre de la Guerre afin d’obtenir satisfaction sur ces deux points.

— Le 18. Départ en mission avec Pasquet pour la zone de l’Oise…

— Cette guerre restera dans la mémoire des hommes comme un déluge de sang et de sottise. À propos des représailles mutuelles exercées sur les villes ouvertes, n’ai-je pas lu en tête de la Presse du 17 juin 1915 cette phrase : « Nous ne leur laisserons pas le monopole de la déloyauté criminelle ».

— Comme tout petit effet de la guerre, on me cite le cas des fleuristes qui donnent en cadeaux à leurs clientes des orchidées rares. Elles n’en ont plus le placement, et comme les fleurs poussent tout de même…

— Pasquet disait que si les deuils semblent atténués, c’est parce qu’on ignore les circonstances de la mort. Il y a là comme une disparition, quelque chose comme une envolée.

— Une dame déclare qu’elle a perdu son mari à la guerre, mais qu’elle est à la hauteur de l’épreuve ; d’ailleurs, il a pu être enterré religieusement. Un auteur dramatique déclare qu’il ne serrera pas la main à ceux qui quittèrent Paris en septembre 1914.

— On donne, à l’examen du brevet élémentaire, une lettre de Poincaré aux soldats, comme dictée. Les candidats doivent, comme question écrite, expliquer la phrase : « Vous rentrerez dans vos foyers illuminés de gloire ». Les trois quarts répondent que les soldats illumineront dans la joie d’être rentrés chez eux.

— 21 juin. Dans le train, j’entends la femme d’un officier aviateur dire pieusement : « Quand on est protégé, on est protégé partout. » C’est la foi catholique, secondant la foi militaire. Ce sont des sœurs jumelles.

Cette dame dit aussi : « Le raid sur Carlsruhe n’est qu’un commencement. » Un gros monsieur confortable dit : « Je l’espère bien. »

— Le 22. Rue de Grenelle, il y a Briand, Wetterlé, Tristan Bernard. Briand conte des souvenirs de tranchées, à 35 mètres des Allemands. C’est étanche, propre. Les hommes sont rebondis de santé. Il a évité la mort à 50 centimètres. Il critique l’officier d’État-Major qui sait admirablement le débit en hommes et matériel d’une voie ferrée, mais qui, en Champagne, engage une division de renfort dans un boyau où le retour des blessés contrarie sa marche. Cette division arriva avec deux jours de retard. Il dit enfin que Castelnau avoue s’être absolument trompé quant à l’artillerie lourde. Et cela à la gloire de Briand, qui, lui, en demandait au moment du vote de leur loi de trois ans.

Il conte des anecdotes. Un officier allemand est blessé et soigné par un Français qui l’adosse à un arbre et qui lui donne à boire. L’Allemand porte la main à sa poche. Le Français croit que l’homme cherche son revolver. Il le tue. Dans la poche, il y a la photo de la femme et des enfants, que l’Allemand voulait lui montrer, par reconnaissance.

Un autre blessé allemand, épargné, soigné, tire deux coups de revolver sur son sauveur et le manque. Le sauveur le tue. Je lâche : « Le plus beau, c’eût été de le sauver tout de même. » Les faces se décrochent, les yeux s’emplissent de haine. Je suis accablé sous la réprobation générale.

À propos des séquestres de maisons allemandes, Briand conte encore que le chauffage du ministère de la Guerre et le séchage des poudres étaient confiés à des maisons allemandes.

— Après ce déjeuner du 22, Briand me dit en particulier que tout cela finira dans quatre ou cinq ans par un rapprochement franco-allemand.

— Le 22. Raynaud, ancien ministre, retour de Russie, assure qu’on accuse unanimement là-bas les Français de se tenir tranquilles. Nombre de fonctionnaires, dit-il, sont germanophiles. Notamment le préfet de police, qui tient le tzar en lui révélant le secret des correspondances. Il en serait friand comme Louis XV, bien qu’il n’ait pas, quant aux femmes, le même appétit que ce roi, tout au contraire. Le ministre de la Guerre serait lui-même germanophile et, après chaque défaite, dit : « Si on parlait de la paix ? »

— Quelqu’un dit : « Deux nations sortiront grandies de cette guerre : la France et l’Allemagne. »

— Tristan Bernard rappelle qu’il y eut deux offensives, l’une à Tout-Vent, l’autre à Moulin-sous-Touvent. Ces deux localités sont distantes de 150 kilomètres. Il assure en blague que l’une des deux offensives fut faite par erreur, par une confusion de nom, et que ce fut celle-là qui réussit.

— F… me dit qu’il y a dans chaque soldat aux tranchées deux hommes : l’homme de jour, qui crâne, et l’homme de nuit, qui pleure.

— C’est décidément un des grands drames de l’heure de ne pas pouvoir dire son horreur de la guerre en elle-même. Il faut en être fier, et trouver cela beau.

— Le 22. Bouttieaux revient de Londres. Il a réclamé à Kitchner des mitrailleuses promises. Le ministre n’a cédé qu’à la menace qu’on ne lui livrerait pas des avions promis en retour. Bouttieaux rapporte l’impression d’une ville très tranquille, que les zeppelins ne troublent pas.

— Le 24. La commission de l’Armée du Sénat a voté un blâme à l’administration de la Guerre. Effervescence au Conseil. Doit-on interdire la publication de ce blâme ? Puis Viviani se plaint que le Conseil ne puisse pas se faire écouter des bureaux de la Guerre. Est-ce que Becquet n’est pas promu dans la Légion d’honneur, lui qui a arrêté la fabrication des canons ? Poincaré interrompt. Il ne sera pas décoré tant qu’il n’aura pas signé le décret ; lui vivant, il ne signera pas. (Millerand passa outre. Le ministère appartient à la zone des armées où la signature du président n’est pas nécessaire.) Millerand, que devraient toucher ces discours, fait le gros dos et feuillette des dossiers. Enfin, en bon avocat, il fait volte-face, se dit prêt à défendre devant le Parlement les actes de son ministère. Il justifiera ce général Bacquet qui a jugé opportun de suspendre la fabrication des canons pour celle des obus. Bacquet a donné son temps, son activité à sa tâche : au moment de se séparer de lui, pourquoi ne pas le récompenser ?… Millerand sort. La plupart des ministres l’accablent. Et alors Ribot, finement : « Eh, eh, messieurs, nous sommes en train d’approuver l’ordre du jour de la commission du Sénat… »

— Le 24. Un Conseil s’est réuni, composé de Poincaré, Joffre, Viviani, Millerand, les trois généraux de groupes d’armée, Foch, Castelnau, Dubail. On y décida d’attendre, avant tout, que les Anglais soient munis de projectiles. Cela demandera deux mois. Ces généraux verraient sans ennui une offensive allemande, faite avec les troupes retour de Russie, car on provoquerait une contre-attaque… (?).

— On dit, les uns avec espoir, les autres avec effroi : Doumer a un plan.

— Le romancier Wells préconise une aviation intensive.

— Le 25 juin. Tristan Bernard me dit : « Au train dont on va, la guerre ne durera pas quatre mois ; et nous ne nous rebattrons plus avec les Allemands, ayant mesuré nos forces. » Il raille les Russes « qui ont des défaites en ordre, tandis que les Allemands ont des victoires en désordre ».

— Loti — qui voulait jadis être brancardier — entendant vanter le modeste héroïsme du facteur au front, veut maintenant être facteur. À quoi Mme  Thomson : « Loti, vous feriez mieux d’écrire des lettres que d’en porter. »

— Ici se place une mission dans la Somme…

— 28 juin. La discipline allemande enjoint aux habitants de Carlsruhe d’ouvrir les portes dès qu’on signale des avions, pour que chacun puisse se réfugier à l’intérieur. Et cela sous peine d’amende et prison. Chez nous, tous les tués étaient dehors, nez en l’air. Singulier héroïsme. À quoi servait-il ?

— Dans le même esprit. Je vois qu’un général a été tué parce qu’il s’était assis sur le parapet d’une tranchée. L’article s’appelle « Mort héroïque d’un général ». Pourquoi alors enseigner aux hommes qu’un abri sert à abriter ? Et si la vie d’un chef est utile, pourquoi l’exposer sans raison ? De même, on raille ceux qui se courbent dans les tranchées, bien qu’elles aient été construites pour dérober à la vue. Éternel conflit des instincts ! Tout est décidément absurde, dans cette sombre absurdité de la guerre.

L’Économiste Européen dit que, dans l’hiver 1914-1915, les Anglais ont fait de la cotonnade pour remplacer les Allemands sur tous les marchés, tandis que nous faisions des obus. Les exportations anglaises augmentaient, tandis que les nôtres fléchissaient. Aujourd’hui il faut attendre que les Anglais aient des munitions. Mme  Thomson résume : ils faisaient du coton quand nous faisions du fulmi-coton.

— Le 30 juin. Bouttieaux revient du G. Q. G. On y est souriant, toujours : « Ça va, ça va. » On y exprime timidement l’espoir d’être sur la Meuse cet hiver. Joffre, un peu fatigué, dit à Bouttieaux qu’il veut des raids modèle Carlsruhe pour faire sentir aux Allemands « qu’on est en guerre ». On a de grands projets aériens : bombes à acide prussique, incendie des moissons, même dans le Nord, avec des obus au phosphore blanc et des bombes inventées par André Lefèvre (l’homme de l’attaque brusquée).

— Le 30 juin. Richtenberger déclare, d’après Freystatter, que la guerre a été ourdie par les Jésuites afin de rétablir le pouvoir temporel du pape. Ainsi s’explique l’attitude de l’Espagne, l’interview du pape, etc.

— Un colonel se fait fort d’affirmer, listes en main, que les officiers sortis des maisons religieuses et de l’École de guerre ont été nettement favorisés. Mesquines querelles, mais qui donnent une singulière figure à la guerre : ces officiers continuant de se soutenir, de se servir, à la faveur de ce carnage sans exemple.

— On houspille l’Anglais qui ne veut pas s’engager. Si pourtant il est contre la guerre ? Réponse : « On ne peut pas être contre la guerre dans la guerre. » Évidemment, on ne peut pas refuser de faire la chaîne quand la maison brûle. Mais a-t-on jamais vu pareille oppression des consciences ? Non, jamais. Car les guerres n’avaient jamais eu lieu entre des nations armées.