Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 61-74).


JANVIER 1915


— Les guerriers veulent briser tout ce qui les entrave aux armées. D’où l’exclusion de la femme légitime. Pour eux, tendresse vaut faiblesse. Ils luttent contre le sentiment, contre les qualités civilisées, acquises. Ils veulent le retour à la rudesse des premiers âges. Pas d’amantes, pas d’artistes. C’est ainsi qu’à Saint-Pol, le commandant d’armes fait reconduire à la gare la femme d’un commandant, venue voir son mari blessé, à l’hôpital.

— Extraordinaires aventures de G…, ancien sous-préfet. Il est caporal quand Douai est envahi en octobre 14. Il se cache la nuit dans un square, est recueilli par une femme, s’improvise clerc d’huissier, est pris aux environs d’Arras, condamné à mort comme espion par les Allemands, bien qu’il ait failli attendrir ses juges par les photos multiples de son enfant, qu’ils prenaient pour les photos de nombreux enfants. Enfin il flatte dans son orgueil le lieutenant Von Oppel, qui prit Lille, en le comparant à Murat. Il est gracié à l’occasion de la prise d’Anvers. Mis à l’hôpital, il se sauve, erre jusqu’à Reims, remonte jusqu’à Bruxelles par les Ardennes (où il découvre des soldats français cachés), passe en Hollande, Angleterre, France. L’État-Major apprécie ses renseignements, lui donne la médaille militaire et l’envoie porter 10.000 francs à la troupe cachée dans les Ardennes, Angleterre, Hollande, Belgique. Il accomplit sa mission. Arrêté à Bruxelles, il se sauve encore et rentre en France par la Hollande, etc. Il faudrait pouvoir noter ses inventions, ses avatars, ses angoisses, ses ruses et l’admiration terrifiée que lui inspirent les méthodes d’occupation des Allemands.

— Le 5. J’ai sous les yeux une lettre où un soldat jure ceci sur la tête de ses enfants : deux régiments adverses fraternisent sans armes, le 24 décembre, entre leurs tranchées, malgré l’opposition des chefs. Les soldats échangent des cigares, se serrent les mains, s’embrassent. Les Allemands promettent de ne tirer la nuit ni le jour suivants. Ils tinrent parole. Cela m’apparaît symbolique et d’une humanité bien supérieure à la guerre.

— Le 5. Déjeuner Sembat, Painlevé, Gabriel Voisin. Painlevé se plaint des lenteurs à faire sortir des inventions, des hésitations entre plusieurs modèles, des rivalités entre les services. Voisin se plaint de la livraison tardive des moteurs, de la pénurie de pilotes militaires.

— Lorsqu’on regrette qu’il ait fallu la guerre pour développer le sentiment de solidarité, en déplorant qu’il n’existe pas dans la paix, on vous répond : « Vous voyez : il fallait la guerre. »

— N…, chef d’institution, resté jusqu’ici pacifiste, rugit en pensant aux gens qui s’indignent des atrocités allemandes en Belgique et se félicitent des atrocités cosaques en Prusse Orientale.

Il reconnaît que la génération bourgeoise de 15 à 20 ans est sportive, éprise d’action. Cela l’acheminait vers la guerre, car, moins inquiète, elle avait moins peur de la mort. Cela n’explique pas toutefois cette éclosion de fanatisme patriotique, ce goût de mourir pour la nation. Surtout quand on pense qu’on ne faisait rien pour cette nation dans la paix.

— Un dessin de la Guerre Sociale. On demande à un soldat dans la tranchée : « Que faisiez-vous avant la guerre ? — De la neurasthénie. » Tout le monde d’applaudir. Ainsi, la guerre a réveillé les énergies. Mais sacrebleu, ce monsieur pouvait bien réveiller ses énergies dans la paix. Il n’avait, par exemple, qu’à parcourir les hôpitaux, les usines, les taudis. Il y aurait trouvé à s’employer, à s’utiliser, à servir. Eh bien non. Il leur faut l’égorgement de la planète pour secouer leurs petites vapeurs. Admirable résultat : des millions d’hommes tués pour un « spleen » dissipé.

— Le soldat au front n’a pas le droit d’aller à l’enterrement de son père. (Exemple du fils de Camille L… On lui refusa la permission). Sans cela, n’est-ce pas, tous les soldats se mettraient à perdre père et mère !

— N… me dit que les conseils de révision ont âprement repris les réformée anciens : des hernieux avec des grosseurs comme des têtes d’enfant, un borgne à qui l’on dit : « Bah ! un œil vous suffira pour tuer les Boches. » Et le Dr  Salvy a vu reprendre un typhique convalescent de trois semaines, un tuberculeux à hémoptysies. Ce sont des repris d’injustice.

— Caillaux, chargé de mission au Brésil, assiste à une séance de la Chambre brésilienne, invité par le bureau. Un député clérical proteste. Interpellation. Le parti Caillaux obtient 134 voix contre 14. Jamais il n’eut si belle majorité.

— Tristan Bernard raconte l’histoire de la vieille femme qui fut victime des violences allemandes et, les comparant à celles qu’elle subit en 1870, s’écrie : « Ah ! c’est encore meilleur qu’en 70 ! »

— Le conseil de révision. On a appelé, deux ans plus tôt qu’on n’aurait dû, les enfants de 18 ans. On les mène en bagnards, en coupables. Ordre de se taire, de se découvrir. On les appuie à la toise en leur appliquant la main au visage. C’est admirable de traiter ainsi d’avance des enfants à qui on va demander de se faire tuer.

— Le 9. Joffre déjeune à l’Élysée. Après le repas, on l’interroge. Briand le tâte sur le concours français en Serbie. Joffre ne l’approuve pas. On ne parle pas du Japon. Ni de la durée de la guerre. Joffre ne se souvient pas du projet d’envoyer Galliéni en Alsace. Les troupes, dit-il, sont de bonne humeur parce que bien nourries. Il prévoit la percée à une date proche mais indéterminée. « Dans dix jours, ou dans deux mois. » On le consulte aussi sur l’opportunité de créer une vaste armée de deuxième ligne. Joffre y objecte le manque d’artillerie.

D’apparence, un bon gros, plein de soupe et de bon sens, et qui, aux questions gênantes, se retranche derrière les broussailles de ses sourcils. M. Thomson dit à Ribot, en sortant : « C’est Berthier », entendant par là vanter sa précision organisatrice. Mais l’autre se récrie. Il le place plus près de Napoléon.

— Le 12. Au Conseil, il est question d’envoyer des troupes en Syrie. Car des sociétés « françaises » — entendez sans doute l’Académie et des associations religieuses — s’y intéressent.

— Au Conseil, on se défie de l’Anglais plus que de l’Allemand.

— Au Havre, les Anglais cueillent les bijoux sur les hommes et les femmes, en s’excusant : « Souvenir. » Si on se plaint, un gentleman vient vous rembourser le lendemain. Ces Anglais, en général, boivent énormément.

— Dans le Nord, les Indiens, qui sont fort beaux, font souche.

— Le président américain Wilson dit : « Nous nous occupons, nous autres, de ce qui ne nous regarde pas. Et je ne plaisante qu’à demi en disant cela. » Aurait-il l’intention d’arbitrer le conflit ? Quant à Roosevelt, il crie que la Convention de La Haye n’est qu’une farce, puisqu’on a laissé violer la Belgique.

— À Alger, la femme du général M… décore les zouaves, au départ, de la médaille de la Vierge.

— On me montre une lettre d’un médecin mobilisé. Il a fait le coup de feu, puis a soigné les prisonniers blessés. Ainsi il peut extraire la balle qu’il a envoyée ! Cet homme écrit : « Dans les tranchées, je sens la vraie France qui vibre, vit, palpite. » Il ne l’a donc jamais vue dans les laboratoires, les ateliers, dans le geste amoureux d’un potier qui tourne un vase ?

— Les fabricants d’absinthe cherchent à émouvoir sur leur sort. Je m’indigne : « On n’a pas le droit de vendre du poison. Vend-on de l’assassinat ? » Alors, un de nos parlementaires, qui ne résiste pas à un mot : « Oui, la guerre. »

— Une fille embrasse son souteneur qui part : « Violes-en beaucoup. »

— On dit de Sarrail : « Il paraît que c’est un général républicain. » Nous serions stupéfaits si, parlant de Van Kluck ou d’Hindenbourg, on ajoutait : « Il paraît qu’ils sont pour l’empereur. »

— Quelques jours après le déjeuner du 9 janvier à l’Élysée, l’ancien ministre Étienne vit Joffre. Celui-ci lui fit jurer de se taire même à son meilleur ami. Étienne ayant juré, Joffre frappa la carte du doigt : « C’est là ! s’écria-t-il, c’est là que nous les percerons, que nous les couperons. » Il montrait Soissons où, dans le moment même où il parlait, s’amorçait le pénible échec qui nous coûta des milliers d’hommes et qui, grâce aux artifices du communiqué, n’émut guère l’opinion, mais qui produisit un si fâcheux effet diplomatique.

Ce singulier manque de clairvoyance, chez un homme que le pays considère comme infaillible, est vraiment troublant pour l’avenir.

— Rencontré B…, gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, actuellement sous-lieutenant près des Anglais. Absent depuis cinq ans, il s’étonne de la vigueur de la réaction, de son effort de se servir de la guerre pour exalter le catholicisme. Très attaché à Léon Bourgeois, il oppose l’œuvre positive de celui-ci à l’instinct destructeur d’un Clemenceau.

— Hier, Tristan Bernard me lisait une lettre qui signale une trêve, où on chantait en chœur le Noël d’Adam. Cette lettre disait : « C’était drôle, toutes ces voix qui sortaient de la terre. »

— Eh bien, non, quand même ! Il ne faut pas désespérer de la race humaine. L’instinct d’aimer reste le centre rayonnant de l’être, ce qu’il y a de plus beau, de plus pur, le noyau de feu. C’est sa noblesse et son avenir : l’évasion de son grossier égoïsme, le geste vers autrui. Et la guerre, la haine soufflée des deux côtés des frontières, aux pauvres hordes, sous tous les discours, tous les rubans, toutes les rhétoriques, tous les étendards et toutes les musiques, c’est tout de même la gifle en pleine face à l’humanité en marche, c’est l’injonction de tourner bride et de rebrousser chemin, l’insulte suprême.

Peu importe tous les phraseurs qui exaltent la guerre, ceux qui n’osent pas l’exécrer en ce moment sur toute la surface de la terre. Il est impossible qu’un jour la raison ne l’emporte pas, qu’il n’en advienne pas des nations comme il en est aujourd’hui des provinces. J’en appelle à la postérité.

— Deux ordres du jour de Joffre : les territoriaux sont avertis que toutes demandes de parlementaires en leur faveur seront sans effet ; et les hommes qui seront faits prisonniers sont avertis qu’une enquête sera faite sur leur cas. Ce sont là des symptômes de pression, pour garder la pauvre foule armée sous la mitraille, pour ne la laisser se dérober ni dans un sens ni dans un autre. Et toujours me hante cette idée : un tel effort demandé au nom du pays, pour lequel on ne demandait rien dans la paix.

— Tristan me dit que le 75 tirait sur notre propre infanterie pour la faire avancer, ou pêle-mêle sur les deux troupes au corps à corps. Je refuse de croire.

— Le 18 janvier, on prescrit l’obscurité chez les particuliers. Les boutiques sont voilées. Paris est en deuil. Le 19, essai d’obscurité absolue en achevant d’éteindre l’éclairage public de 4 à 7 heures. Ce même soir, le bruit court avec persistance de la marche de trois zeppelins sur Paris. Mais pourquoi draper Paris de noir ? Un dirigeable trouvera toujours la ville, ne fût-ce que grâce aux feux des gares et des usines de banlieue. Alors, c’est pour épargner un Louvre, un Elysée, pour que la bombe tombe sur de la simple population ? C’est péniblement comique, ce Paris passé au caviar.

— Le 20. On dit plaisamment que les Anglais ont déclaré : « Nous nous ferons tuer jusqu’au dernier français. »

— Mon voisin, qui est juge, me dit que les Allemands avaient emprunté un milliard et demi en France avant la guerre. Par la Suisse, et malgré la pénurie d’argent, ils viendraient de le rendre, afin de montrer leurs ressources et d’apparaître en beauté lors des négociations.

— Le même dit qu’on aurait fait marcher une usine allemande sous séquestre en France pour avoir de la teinture bleue, car les Allemands seuls en fabriquaient.

— La blague s’exerce sur l’idée de se réfugier dans les caves en cas de zeppelin. On s’invitera à des parties de caves comme dans les pays vignobles. Ce seront des « Cellar’s party » comme des garden-party. On y jouera au « bouchon », naturellement. Et on choisira la cave au vieux vin, pour avoir de bonnes bouteilles.

On dit aussi qu’au moment d’y descendre, la parisienne se mettra de la poudre au nez et du rouge aux lèvres.

Mme  X… déclare qu’elle y enverra ses domestiques et qu’elle restera dans l’appartement. À quoi sa fille : « Tu veux donc recevoir le comte Zeppelin toi-même ? »

— Au 18 janvier, Millerand a fait des observations à Joffre sur l’affaire de Crouy. Le général a offert de rendre son tablier. Millerand fut le voir à Chantilly. Réconciliation.

— Les Allemands ont deux fois plus de corps d’armée qu’on ne croyait. Faisant allusion à la réputation d’homosexualité que leur ont attirée des procès fameux, on dit : « C’est tout naturel : un bon inverti en vaut deux. »

— J’entends deux jeunes femmes conter leur voyage au front vers leur mari. La première est la belle-fille d’un président de section du Conseil d’État, mort il y a huit jours. Elle s’est déguisée en infirmière. De Villers-Cotterets, elle va à Soissons en carriole. C’est une femme qui conduit. À Soissons, la mairesse, Mme  Macherez, la reçoit mal. Elle est accueillie dans un pauvre hôtel. D’ailleurs, belliqueuse. Elle a juré à son revolver de le décharger sur un Allemand ! Je retiens la mentalité du gendarme qui enquêtait sur elle. Elle lui déclare qu’elle est venue voir son cousin. Il la félicite. À la bonne heure ! Le cousin, l’amant, c’est permis. Ce qui est défendu, c’est le mari !

L’autre jeune femme a été accueillie selon ce qu’on appelle justement le sentiment français. Elle a pu échapper à Saint-Pol où sévit le terrible commandant M…, si sévère pour les autres. C’est lui qui, enquêtant dans un hôtel, demande : « Pas de femmes, ici ? » et qui s’attire cette réponse : « Aucune, sauf celle que vous avez amenée ce matin. » Donc notre héroïne arrive au village de repos de son mari. Et là, c’est la réception galante. Les hommes embrassent le manchon, agitent le petit sac, disant qu’ils n’en ont pas vu depuis six mois, respirent la boîte à poudre de riz, disant : « Ah ! ça sent la poudre ! » Puis c’est le champagne, le concert, où on lui donne un fauteuil près du commandant — le mari, sergent, est relégué au deuxième rang — où tous les officiers s’ingénient à la fêter, jusqu’au petit sous-lieutenant classique, timide, muet, et les yeux dévorants… Pour rentrer, notre jeune personne dut se blottir dans le coffre d’une auto postale. Et là elle eut encore une alerte. Car le conducteur, arrêté par une sentinelle, avait oublié le mot d’ordre. Et elle, qui le savait, ne pouvait pas le lui souffler. Elle dit aussi la lassitude des hommes, qui se plaignent d’être insuffisamment relevés, qui ne voient pas la fin, qu’on envoie se faire tuer par petits paquets en des attaques qu’on sait inutiles… Et souvent enlisés dans la boue jusqu’au cou, des choses que la parole est impuissante à faire concevoir, qu’il faudrait voir, que les yeux seuls pourraient faire pénétrer jusqu’à l’esprit.

— Chronique judiciaire du 21 janvier (mentalité de guerre). Le soldat I… a appris la mort de son frère et de son gosse. Il a quitté le front pour venir embrasser sa femme. Le père du soldat écrit au conseil de guerre : « Il a trahi sa patrie. Point de pardon. Qu’il meure. » Est-ce que sincèrement cet individu met le salut du pays, le sentiment de l’existence nationale, plus haut que la pitié, plus haut que l’amour, que la tendresse paternelle ? Est-ce qu’il n’y aurait pas une part d’ostentation, un désir d’étonner la galerie ? Ou alors l’idée de patrie éveille chez ces gens-là une fureur sacrée, un délire religieux, qui ne connaît plus rien, et par où se satisfait ce besoin de fétichisme qui est dans l’homme. Certains mots, certaine musique, certains emblèmes les font entrer en crise, comme le tam-tam fait entrer en hypnose les hystériques.

— Le 21. M. Thomson rencontre, chez Poincaré, Pichon, grand ténor de l’intervention japonaise. Il jette son bras autour de l’épaule de Pichon et le félicite. Poincaré se dit partisan de l’intervention. C’est l’Angleterre qui mettrait des bâtons dans les roues.

— Près de l’hôtel du ministre de la Guerre, que de capitaines à pantalon doré se prélassent, se vautrent, dans des limousines de milliardaires, réquisitionnées ! Sans la guerre, ils eussent ignoré ces joies. Qu’ils sont nombreux, ceux qui, même inconsciemment, se félicitent de la guerre…

— Mon frère, à Saint-Nazaire, rejoint ses enfants qu’il n’a pas vus depuis six mois. Sa fille avait un an et ne parlait pas quand il l’a quittée. Elle a 18 mois et elle parle. Elle l’appelle « sieur » (pour monsieur) et elle est très étonnée de trouver ce « sieur » le lendemain matin dans le lit de sa maman.

— Un officier anglais est carbonisé dans une chute d’avion, à Paris. Le docteur R… l’a autopsié. Bouttieaux lui demande : « Il était méconnaissable, n’est-ce pas ? » À quoi R…, froidement : « Je ne le connaissais pas avant. »

— Viviani avait été invité à déjeuner avec les ministres belges chez les Thomson. Il s’excuse en disant la tristesse de sa maison. Sa femme craignait depuis longtemps qu’un de ses fils n’eût été tué. Encouragée par des amis, elle espérait encore. Et, ce jour-là, on lui apportait la médaille d’identité.

— De la dictature d’État-Major. Les préfets des départements semi-envahis, dont le chef-lieu est encore à nous, ne peuvent pas téléphoner à leur ministre Malvy. Pourquoi ? Parce que les préfets téléphonaient une physionomie de la journée qui n’était pas toujours celle du communiqué. On attend le retour de Millerand pour vider l’incident.

— Les citations à l’ordre du jour, qui tiennent chaque jour des pages de l’Officiel, me montrent le sergent qui meurt en disant : « Tu diras que le sergent X est mort en bon Français. » Et l’amputé des deux cuisses qui déclare : « On ne saurait trop souffrir pour notre belle France. » Ainsi, dans ce suprême instant, c’est un cri d’amour pour la France qui s’exhale. Car j’admets difficilement un souci de paraître, quelque chose de factice en un tel moment. En tout cas, le suprême désir de mourir en beauté s’étanche à la source du patriotisme. Et alors, c’est toujours ma hantise. Pourquoi tant d’amour dans la guerre, un amour qui va jusqu’au sacrifice de ce qu’on a de plus cher, la vie ? Et pourquoi nul effort pour cette même collectivité dans la paix ?

Parce que la patrie est envahie, dira-t-on ? Mais un homme n’est pas un bon fils uniquement quand sa mère est attaquée. Il l’est sans cesse.

— À cause de ma situation au ministère des Postes et de ma tendance à parler selon ma pensée, on m’appelle « La franchise Postale ».

— « On était si heureux. » Que de fois j’entends cete phrase, évoquant la paix du passé.

— Le 27. Depuis le début de la guerre, on a su une seule fois à temps, aux Affaires étrangères, où couchait le kaiser. Les aviateurs n’en ont été prévenus que le lendemain.

— La censure examine les premiers fascicules d’une Histoire de la Guerre, par Hanotaux, ex-ministre des Affaires étrangères, académicien. Dès le début, il éreinte le régime, les ministres de la Guerre républicains, André, Picard, Brun, et il exalte le réveil de 1912 avec Millerand. On lui fait observer que c’est inconvenant pendant la guerre. Il s’excuse : il n’a pas revu ce fascicule, préparé par un secrétaire.

Georges Ohnet, qui eut du succès il y a 30 ans avec son roman le Maître de Forges — encore un que la guerre a ressuscité — s’attire des observations analogues pour ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris.

— Victor Margueritte m’affirme qu’une note de la Guerre disait que les projectiles tirés sur avions retombaient mollement. On sait qu’ils tombent à la vitesse qu’ils avaient à la sortie de l’arme.

Mme  R… et sa sœur vont voir leur cousin, le sculpteur Landousky, mobilisé à Langres. Là, 20.000 hommes échangent des boules de neige. Elles sont reçues par un sous-préfet mulâtre qui ne prononce pas les r. Il parle de ses « teïtoïaux » et déclare que Landousky « fait patie du patimoine national ».

— Jonnart, sénateur, ancien ministre, ancien gouverneur de l’Algérie, n’est pas assez respectueux au téléphone avec un général qui lui enjoint « d’observer une attitude réglementaire devant le téléphone ». (Rapporté au Conseil des ministres.)

— On assure que le kaiser a de fréquentes crises de larmes. S’il voulait vraiment la paix par la force, c’est évidemment la faillite.

— Des ruses de prisonniers pour donner des nouvelles. Le jeûne s’appelle Ki-Pour chez les Juifs. Un médecin juif, prisonnier en Allemagne, écrit que tout va bien, soins parfaits, etc. Il n’a pu retrouver de camarades, sauf toutefois le camarade Ki-Pour.

— La blessure sans gloire : le soldat qui apporte la soupe aux tranchées, tombe et est brûlé par la marmite de bouillon. Il y a marmite et marmite.

— Dans le train qui me ramène à Paris, deux Anglais montent à Fontainebleau. Trente ans, ustensiles et tenue de golf. Ils regardent leurs illustrés, pleins des effets d’un bombardement de la Côte anglaise par la flotte allemande. Ils sifflent entre leurs dents : « Savages ! Savages ! » Puis ils se mettent à jouer avec un petit échiquier de voyage.

— La campagne pour la paix est menée par le parti libertaire et le parti catholique. La papauté veut sauver l’Autriche, vraie fille aînée de l’Église. D’où une propagande près des mères catholiques : « Assez d’enfants tués, il est temps d’en finir, etc. ». Le gouvernement y oppose une campagne qui représente le danger d’une paix actuelle, où l’on retomberait au statu quo, avec les mêmes menaces qu’avant la guerre, et des victimes inutiles.

— Le 30. On saisit dans les bureaux de la Bonne Presse la prière distribuée par le journal catholique le Pèlerin, pour la paix. Mais on intervient en faveur du directeur Bertaux près du ministre de l’Intérieur. L’incident s’arrange. Les catholiques français déclareront qu’ils veulent la paix assurant la Justice et le Droit.

Je m’étonne que l’Église catholique demande la fin de la guerre. Elle en profite trop. Ces aumôniers qui sortent comme des rats des soutes et des casemates, ces messes, cette emprise sur les faibles, les blessés, cette exaltation des sentiments de résignation, d’effroi de l’au-delà… Voit-on un fournisseur aux armées demandant la paix ?

— Le critique C… rapporte que son frère, capitaine d’infanterie et républicain modéré, lui écrit que les mots d’ordre dans l’armée de Castelnau ont été : Cathelineau, La Trémoille, deux généraux vendéens qui n’ont tué que des Français. Que dirait-on si Sarrail prenait pour mots Jaurès, Blanqui, Robespierre, Saint-Just ?

— Ce même Castelnau, visitant un hôpital à Amiens, pose au médecin-chef cette première question : « Avez-vous un aumônier ? »

— Dans les couvents, on prie pour les armées. Une certaine prière vaut un gain d’une tranchée. Une petite fille modèle dit à sa mère : « Maman, j’ai pris trois tranchées, ce matin. »