L’Entrée des alliés à Pékins (14, 15 août 1900)

L’Entrée des alliés à Pékins (14, 15 août 1900)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 114-155).
L’ENTRÉE DES ALLIÉS Á PÉKIN
(14, 15 AOUT 1900)


I

Dans la nuit du 14 août 1900, la petite armée internationale qui s’était portée, de Tien-Tsin, au secours des Légations assiégées dans Pékin, avait pénétré dans la capitale chinoise. L’objectif principal que s’étaient assigné les Alliés, était ainsi atteint : il avait été obtenu grâce à une vigoureuse offensive et au prix de persévérans efforts. On peut ajouter, sans amoindrir l’importance du résultat acquis, qu’il avait été singulièrement facilité par l’état de désorganisation dans lequel se trouvait l’armée chinoise, qui, désorientée, sans commandement, tout au moins sans direction, sans plan général de défense, et manquant totalement d’initiative, au lieu de harceler les troupes alliées dans leur marche, de leur disputer les abords de la capitale, c’est-à-dire d’appliquer les règles les plus élémentaires de la tactique et de faire preuve de quelque virilité, s’était bornée à attendre le choc de l’ennemi derrière de hautes murailles. Bien plus, les défenseurs n’avaient pris ni la précaution d’accumuler, en avant des points les plus exposés aux attaques, des mines, des fougasses et autres défenses accessoires dont les Chinois excellent d’ordinaire à faire emploi, ni de renforcer, à l’intérieur, les portes les plus menacées, au moyen de madriers, de sacs de terre, etc., afin de les mettre à même de résister à l’explosion d’une charge de dynamite ou de projectiles d’artillerie ; enfin, ils n’avaient même pas eu le souci d’assurer, d’une manière convenable, la garde des rares portes qui pouvaient donner accès dans l’intérieur de la place. Cependant, le seul fait de la présence, dans la ville, de ce groupe d’assiégés, si peu nombreux qu’il fût, occupant, sur ce monumental rempart qui divise Pékin en deux immenses cités, un point, une brèche en quelque sorte, par laquelle celui-ci était susceptible de pouvoir donner la main aux assaillans, constituait, pour les Chinois, une cause très grande de faiblesse, un réel danger qui eût dû, davantage encore, les pousser à tenter la fortune des armes, hors de la zone d’action possible de ce petit groupe, en réservant, pour la défense même de la place, le suprême effort.

Il fut loin d’en être ainsi, et l’armée chinoise chargée de la défense de Pékin, forte d’une trentaine de mille hommes, composée en majeure partie de Mandchous, de soldats musulmans des corps de Tong-Fuh-Sian, et de Boxeurs, et de quelques unités seulement des troupes de Tien-Tsin et de Peitzang, dont la plus grande partie se reformait sur différens points du Pé-tchi-li, attendant l’ordre de leur Gouvernement de reprendre la lutte, semble avoir eu pour principale préoccupation de concentrer tous ses moyens pour chercher à interdire aux Alliés l’entrée de la Cité Impériale et celle du Palais Impérial, et pour protéger la fuite de la Cour, opérations dont le succès devait, sans doute, sauvegarder, à ses yeux, les plus grands intérêts dynastiques et nationaux en jeu.

Pour tout dire, il faut rappeler que des négociations étaient engagées depuis une vingtaine de jours avec les Grandes Puissances par Li-Hung-Chang, certainement avec l’entière approbation de la Cour, — avec laquelle ce haut mandarin était resté en communications suivies, par Shang-Haï, — en vue d’obtenir que l’armée alliée ne dépassât point Tong-Tchéou. De cette localité, un détachement international devait se rendre sous les murs de Pékin, ou même dans l’intérieur de la capitale, pour recueillir les Ministres, le personnel des Légations et, en général, les Européens et les escorter jusqu’à Tien-Tsin. Ces propositions étaient examinées non sans quelque bienveillance par certaines Puissances[1] ; quelques-unes de ces dernières acceptaient même volontiers le principe d’une suspension d’armes, pour en faciliter l’exécution. En tout cas, dans les réponses qui furent faites à ces propositions, toutes les Puissances exigeaient expressément que, pour être autorisé à poursuivre les négociations qu’il venait d’entamer, le Gouvernement de l’Empire du Milieu donnât, au préalable, et d’urgence, aux autorités et aux troupes chinoises l’ordre de « cesser immédiatement les hostilités contre les étrangers ; — de se mettre en communications amicales avec les forces internationales ; — de s’effacer devant ces forces dans leur marche sur Pékin. »

On conçoit aisément que les ordres et les contre-ordres qui furent vraisemblablement la conséquence, de la part de la Cour de Chine, de ces énergiques injonctions des Puissances durent avoir leur contre-coup dans l’élaboration et encore plus dans l’exécution des plans des généraux chinois, notamment dans les dispositions prises par les commandans des troupes chargées de s’opposer à la marche des Alliés, de Tien-Tsin à Pékin, et d’assurer la défense de la capitale chinoise ; ils ont dû également exercer une influence désastreuse sur le moral de ces troupes. Le peu de hâte que mit la Cour elle-même à fuir de Pékin, où elle faillit être capturée par les Alliés, paraît être une preuve frappante de sa confiance dans une heureuse issue des négociations qu’elle venait d’engager[2].

Nous pensons qu’au point de vue militaire, comme aussi à un point de vue plus général, qui permettra de dégager des sentimens qui ont guidé ses actes dans cette circonstance d’un ordre, il est vrai, particulièrement délicat, le trait caractéristique, la mentalité, en quelque sorte, de chacun des corps alliés en présence, il ne sera pas sans intérêt, de tenter de reconstituer, au moyen des documens jusqu’ici connus et, aussi, au moyen de renseignemens personnels, les principaux incidens de cette journée historique de la prise de Pékin, dont la nouvelle eut un si grand retentissement dans le monde entier, où elle fut, universellement accueillie avec des transports d’allégresse, comme un nouveau triomphe de la civilisation sur la barbarie.

Afin de ne point être entraîné à se départir de la correction qui doit régler les rapports de soldats ayant combattu côte à côte, — en formulant des appréciations qui pourraient paraître désobligeantes, et que l’on ne manquerait point de mettre sur le compte d’un désappointement, prenant son origine dans le rôle, trop effacé à son gré, joué dans cette journée, par le corps français, qui revendiquait le droit de prendre une part plus active aux opérations qui se préparaient, — il convient de ne point trop s’attarder à rechercher les mobiles qui ont pu pousser les commandans de certains contingens à contrevenir, d’une manière aussi flagrante, et non, vraisemblablement, sans quelque préméditation, aux conventions arrêtées, le 12 août, à Tong-Tchéou, en Conseil des généraux, relativement aux dispositions qui devaient être concertées, le 14 au soir, en vue de l’attaque générale de Pékin par tous les corps alliés, à la suite de leur concentration, laquelle devait s’opérer, dans le cours de cette même journée du 14, sous les murs de la capitale chinoise. La possibilité survenant, pour l’un des contingens, par suite d’une circonstance imprévue, d’avancer, ne fût-ce que d’une heure, le moment de la délivrance des Légations, sans se croire astreint à respecter scrupuleusement la ligne de conduite commune que l’on s’était tracée, était, certes, de nature à légitimer toute action susceptible de procurer ce résultat, alors même, comme on le savait par les renseignemens qui venaient de parvenir, le 12 août, à Tong-Tchéou, aux corps alliés, par des émissaires des Légations, que les assiégés étaient en état de continuer leur résistance, au moins jusqu’au 20 août.

Le désir non avoué, de la part de l’un des chefs, d’atteindre ce résultat avec ses seules ressources, à l’insu des autres, soit en utilisant des renseignemens secrets, soit en brusquant les événemens, et uniquement dans le dessein d’en revendiquer tout l’honneur pour son pays, était moins facile à justifier : tous les contingens alliés ayant, en effet, contribué, dans la mesure de leurs moyens, et grâce à une entente, jusqu’à ce jour aussi complète qu’il était permis de l’espérer, à la réalisation de l’œuvre commune, — œuvre qui n’a pu, en fait, être accomplie que par suite de cette heureuse coopération, — tous, au même titre, avaient droit à participer à cet honneur. Enfin, les reconnaissances des 12 et 13 août ayant constaté que les approches de Pékin n’étaient point défendues, il y avait ainsi, à tous les points de vue, pour les Alliés, un intérêt de premier ordre, avant de se ruer pour ainsi dire à l’intérieur de la capitale chinoise, à en concerter tout au moins un plan rationnel d’occupation. Pour présenter de ce drame militaire, dont les phases constituent comme autant d’actions partielles qui se sont déroulées sur des points distans les uns des autres de plusieurs kilomètres, un aperçu se rapprochant le plus possible des conditions de la réalité, — malgré l’inconvénient de quelques redites et au risque d’accentuer davantage encore le décousu de ces opérations, — nous donnerons successivement la parole, pour relater la part qui y a été prise par chaque contingent, à l’un des acteurs ou des témoins de ce drame. Nous croyons devoir, toutefois, dès à présent, signaler l’incohérence qui a présidé aux dispositions générales qui ont amené la chute des remparts de la capitale chinoise ; l’absence, là, comme ailleurs, d’une direction supérieure, le manque absolu de liaison entre les différens corps : on y voit deux contingens qui avaient négligé de s’éclairer sur leurs flancs, se fusiller à petite distance, pendant dix minutes, avant de reconnaître leur méprise ; un chef n’hésitant pas à refuser son concours, d’autres à reconquérir leur indépendance, au moment où la solidarité s’imposait le plus, etc. Par bonheur, l’on était en Chine, et une chinoiserie, comme on l’a dit souvent, au cours de cette campagne, en des circonstances analogues, une chinoiserie de plus ne devait pas, cette fois encore, amener de fâcheuses conséquences pour ceux qui l’avaient commise !

Nous nous bornerons, dans les pages qui suivent, extraites d’un récit plus étendu[3], à relater en particulier le rôle joué par le corps français dans cette journée, après avoir donné, au préalable, un résumé succinct des opérations de chacun des contingens alliés.

Japonais. — Les Japonais, qui avaient poussé leurs avant-postes, dès le 12, au pont de Pa-li-kao, demandèrent, dans une conférence des généraux ordonnée, puis contremandée, puis reprise le 12 août au soir, à marcher sur la capitale par la grande route dallée, c’est-à-dire dans la direction des portes Est de la Cité tartare : Tchi-Houa-Men et Toung-Tche-Men. Le mobile qui guidait les soldats des lies du Soleil-Levant ne doit point être uniquement attribué, comme on l’a écrit, au seul désir que ceux-ci avaient de se réserver, dans cette attaque, la tâche la plus difficile et par conséquent la plus glorieuse, mais aussi, — un coup d’œil jeté sur le plan de Pékin le démontre, — aux avantages que leur procurait la prise de l’une de ces portes, en leur donnant immédiatement et directement accès dans les quartiers les plus riches de la Ville tartare, et en les menant rapidement aux portes du Palais Impérial.

Partis, dans l’après-midi du 13, de Tong-Tchéou, les Japonais allèrent bivouaquer à mi-chemin de Pékin et poussèrent leurs avant-postes jusqu’à proximité du faubourg qui précède la porte de Tchi-Houa. Le 14, à la nouvelle, connue par eux dans la nuit même, que les Russes avaient procédé à l’attaque de Toung-Pien-Men, ils tentèrent, vers neuf heures du matin, de s’emparer de Tchi-Houa-Men. Mais ce ne fut que le soir, vers huit heures, alors que les défenseurs de cette porte avaient déjà eu connaissance de l’arrivée des détachemens alliés aux Légations, c’est-à-dire sur leur ligne même de retraite, qu’ils parvinrent à faire sauter cette porte et à pénétrer dans la Ville tartare. Entre temps, deux bataillons japonais avaient été dirigés, vers cinq heures du soir, par un chemin de traverse, de Tchi-Houa-Men à Toung-Pien-Men ; ils entrèrent dans la Cité chinoise, puis sur le terrain des Légations, à la suite des bataillons du général Linéwitch, vers sept heures trente du soir. Deux autres bataillons japonais, marchant par le haut des remparts, y arrivèrent vers deux heures du matin.

Russes. — Le 13 août, le général Linéwitch était renseigné sur les deux points ci-après, par une reconnaissance faite, la veille, par son chef d’état-major : les chemins vers Pékin étaient libres ; et les Chinois, d’après les rapports des habitans des villages traversés, avaient concentré tous leurs moyens pour la défense de la Ville tartare.

Informé que les Japonais se proposaient d’attaquer Pékin avec leurs seules forces, avant le jour qui avait été fixé, d’un commun accord, par les alliés, le général Linéwitch charge le général Wassilewsky, le 13, à deux heures du soir, de diriger une forte reconnaissance offensive vers Toung-Pien-Men, avec mission de chercher à s’emparer de cette porte, si les circonstances le permettent. A deux heures du matin, le général Wassilewsky est maître de cette porte. Le reste du contingent russe, qui s’était mis en mouvement dans la soirée et avait bivouaqué, la nuit, sur la rive nord du Canal Impérial, à hauteur du corps américain, se présenta devant Toung-Pien-Men, vers huit heures du matin ; à midi seulement, deux bataillons russes, sous les ordres du général Linéwitch, pénétraient dans la Cité chinoise : le soir, vers sept heures, ils arrivaient aux Légations.

Américains. — Le contingent américain avait quitté Tong-Tchéou, dans l’après-midi du 13 août, par la route qui suit la rive sud du Canal Impérial et était venu bivouaquer au deuxième barrage. Une reconnaissance de cavalerie poussée, le même jour, dans la direction de Toung-Pien-Men, avait signalé que la route de Pékin n’était point défendue. Le contingent américain avait perdu, le 14, dès le matin, le contact avec le corps principal russe qui avait passé la nuit, sur l’autre rive de ce canal, à sa hauteur. De concert avec le corps français, avec lequel il entrait en relations, ce même jour, vers cinq heures du matin, le contingent américain occupait, vers neuf heures, le village situé près du premier barrage, à 2 500 mètres environ de Toung-Pien-Men. Entraîné par les troupes qu’il avait lancées, de ce point, en avant pour reconnaître les villages situés sur son front et sur son flanc gauche, le général américain poussa progressivement jusqu’à Toung-Pien-Men, avec toutes ses forces, oubliant d’aviser le corps français, avec lequel il coopérait, de fait, depuis le matin, des modifications qu’il apportait aux dispositions qui venaient d’être convenues entre les chefs de ces deux contingens. Il pénétra dans la Cité chinoise, par cette porte, un peu après les premières troupes russes du général Linéwitch. Une grande partie du contingent américain, prenant alors l’avance sur ces troupes, arriva, vers cinq heures du soir, sur le terrain des Légations.

Anglais. — Le contingent anglais, resté, le 13 au soir, au bivouac de Tong-Tchéou, se mit en mouvement dans la nuit, dans la direction de Tcha-Houo-Men, « Porte Sud-Est » de la Cité chinoise, par un chemin courant, à un kilomètre environ, parallèlement au Canal Impérial. Il se présenta, vers midi, devant cette porte, qui avait été signalée par le colonel japonais Shiba au ministre d’Angleterre à Pékin, et par ce dernier au général en chef Gaselee, comme devant se trouver sans défense et où il n’éprouva, en effet, aucune résistance. Tout le contingent anglais s’engagea dans la Cité chinoise ; une partie alla occuper le Temple du Ciel comme point d’appui de gauche et futur lieu de cantonnement de ce contingent ; le reste, avec le général en chef Gaselee, se dirigea sur la porte d’égout qui avait été, de même, signalée, par le ministre d’Angleterre à Pékin, — par le moyen des émissaires chinois expédiés pendant le siège, — comme devant lui procurer un accès facile sur le terrain des Légations. À trois heures trente, le général pénétrait sur ce terrain et faisait sa jonction avec les défenseurs des Légations.


II

Rôle particulier du corps expéditionnaire français. — Le 12 août, à six heures du matin, le petit corps français, fidèle au rendez-vous, s’était établi en grande halte à l’entrée du petit faubourg qui précède Tong-Tchéou au sud, prêt à coopérer à l’attaque de cette place au cas où l’ennemi aurait tenté quelque résistance. Mais, dans la nuit, les six cents soldats chinois préposés à sa défense, — peut-être en vue d’éviter à la ville les conséquences d’une prise de vive force, et, selon toute probabilité, en exécution des ordres de la Cour, — s’étaient retirés par la Porte Nord, pendant que les Japonais se présentaient à la porte opposée. Celle-ci était simplement barricadée au moyen de sacs remplis de terre ; l’emploi de quelques cartouches de dynamite suffit à y créer un passage. Selon les prévisions du câblogramme adressé par le général Frey à la date du 9 août, au Gouvernement français, les Alliés étaient ainsi arrivés à 25 kilomètres de Pékin, sans autre combat, après ceux de Peitzang et de Yang-Tsoun, que des engagemens insignifians à Ho-Si-Wou et à Chang-Chia-Wan, entre des partis chinois et les cavaleries russe et Japonaise, soutenues par l’avant-garde japonaise.

Tong-Tchéou, sur la rive droite d’un affluent du Peï-Ho, grâce à sa situation de point terminus de la navigation fluviale, possède une très grande importance, aux points de vue militaire et commercial.

C’était, de temps immémorial, l’entrepôt de tous les produits dirigés du sud ou de l’est sur la capitale chinoise, et qui n’empruntaient point la voie directe, par terre, de Tien-Tsin à Pékin, transformée depuis quelques années seulement en voie ferrée. De Tong-Tchéou, ces produits s’acheminaient soit par le Canal Impérial, aux cinq biefs, qui passe à Tong-Pien-Men (Porte de Tong-Pien), où se trouve le point formant en quelque sorte la soudure sur les faces Est, des remparts de la Cité tartare et de la Cité chinoise de Pékin ; soit par la large route dallée qui, du faubourg Nord, se dirige sur la porte de Tchi-Houa, ou Tchi-Koua, ou Tchao-Yang.

La ville de Tong-Tchéou, comme la plupart des grandes cités indigènes, est enserrée dans un polygone de murailles, brisé en forme de tenaille, et ayant environ 5 000 mètres de développement : l’une des grandes faces s’allonge parallèlement à la rivière et à quelques centaines de mètres de la berge. Ces murailles, dont la teinte noirâtre atteste l’antiquité, hautes de dix à douze mètres, épaisses, solides, surmontées de donjons, percées d’embrasures et de meurtrières, sont non seulement susceptibles de tenir la place à l’abri d’une surprise mais aussi de permettre une défense honorable aux mains d’hommes bien déterminés.

Pendant que les officiers d’état-major procèdent à la reconnaissance détaillée du cantonnement, le général Frey pénètre dans Tong-Tchéou. Les Japonais en occupent déjà les rues principales ; on eût dit que leur venue y était attendue, car dès que leur présence fut signalée, les devantures des magasins se garnirent presque aussitôt de petits pavillons formés d’un carré de calicot blanc portant, au milieu, un cercle rouge, emblème du « Soleil Levant. » Sur les indications amicales du général japonais Fukushima, connaissant à merveille cette contrée et qui, avec le général Yamaguchi, a établi son quartier général dans un confortable « yamen, » au centre de la ville, le général Frey choisit pour cantonnement le faubourg Nord, réputé pour sa salubrité et pour sa fraîcheur. L’ordre de cantonnement est donné, et des mesures sérieuses de sûreté sont prises. Un pont, jeté à quelques centaines de mètres en amont, sur la rivière, et par lequel quelques heures auparavant les 600 réguliers de Tong-Tchéou sont allés rejoindre un corps chinois signalé à cinq lieues dans le nord, est occupé par une section d’infanterie ; le commandant du gîte d’étapes est désigné, et les dispositions de défense, en prévision d’un retour offensif qui pourrait être tenté par l’ennemi, après le départ de la colonne, sont arrêtées.

Autant par un motif d’humanité que par raison d’intérêt, — en vue de se ménager, pour la période de ravitaillement qui va commencer, des ressources en bétail et en denrées, ainsi que le recrutement des nombreux coolies qui seront bientôt nécessaires pour les différens transports, — le général Frey renouvelle aux troupes les prescriptions des ordres qu’il avait fait paraître, dès son arrivée à Tien-Tsin, relativement à l’interdiction de tout acte de pillage et de tout mauvais traitement à l’égard des habitans comme aussi des prisonniers et des blessés ennemis. Il ajoute qu’aucune réquisition ne devra être faite par d’autres que par les officiers désignés à cet effet, et qui en paieront immédiatement la valeur en espèces ou en bons réguliers. Il fait informer de ces dispositions les quelques notables qu’il a pu convoquer et qui s’empressent d’apporter au quartier général quelques approvisionnemens, notamment un stock important de riz et de blé, dont la valeur est scrupuleusement soldée aux propriétaires. Des sauvegardes sont en même temps fournies pour les immeubles les plus importans, et de petits pavillons tricolores distribués aux commerçans pour leur permettre de se prévaloir de la protection française. Des sentinelles ou des plantons sont disposés à la croisée des rues les plus fréquentées, avec ordre d’assurer la sécurité des habitans, de veiller à leur libre circulation, etc. Ces derniers reprennent peu à peu confiance : un certain nombre de ceux qui s’étaient enfuis à notre approche. rentrent dans leurs demeures. Cependant, dans l’après-midi, commence, à travers le faubourg, un lamentable exode qui se continuera pendant toute la matinée du lendemain. Ce sont d’interminables théories de milliers et de milliers de gens, de toute condition et de tout âge, qui, pressentant que la sécurité dans leurs habitations deviendra très précaire, après le départ des colonnes, abandonnent Tong-Tchéou et s’écoulent par familles entières, par le pont, dans la direction du nord : bourgeois reconnaissables à la richesse de leurs vêtemens ; vieillards conduits, par la main, par des enfans, pressant de l’autre main contre leur poitrine les tablettes des Ancêtres qui ornaient l’autel domestique, le plus cher trésor de la famille, et ne s’éloignant qu’avec douleur de la demeure où vécurent leurs pères et où ils aspiraient au bonheur de finir en paix leurs jours ; femmes aux pieds déformés, trébuchant à chaque pas et se traînant péniblement, et dont un certain nombre se sont couvert de cendres le visage et les mains, en signe de deuil, dans le dessein de faire naître quelque pitié dans le cœur de ces étrangers et de pouvoir, à la faveur de ce sentiment, s’enfuir sans être inquiétées ; jeunes filles aux vêtemens de couleur voyante, aux joues rouges de fard, avec des touffes de fleurs encore piquées dans les cheveux ; les unes et les autres, surprises, effarées et comme brusquement éveillées par un horrible cauchemar, — ayant été tenues jusqu’au dernier moment, selon l’usage des Chinois, dans l’ignorance complète, au fond du gynécée où elles vivent confinées, des malheurs dont elles étaient menacées, comme elles sont d’ordinaire tenues éloignées de tous les bruits de la vie publique ; — des serviteurs accompagnant leurs maîtres et chargés d’énormes ballots dans lesquels ont été pêle-mêle entassés à la hâte, les objets les plus précieux ; des malades, de pauvres infirmes que des coolies emportent sur des brouettes chinoises, des loqueteux, des miséreux ; en un mot c’est le défilé, dans le plus lamentable désarroi, de toute une population affolée, de la classe riche comme de la pouillerie d’une grande cité chinoise.

Tout ce monde se hâte, se presse, se bouscule, se dépasse, sans souci des règles protocolaires que, seule, une catastrophe publique est susceptible de faire ainsi oublier : quelques-uns, les plus hardis, jettent furtivement, de temps à autre, en s’éloignant, un regard en arrière vers Tong-Tchéou, que, dans leur imagination, ils voient déjà livrée aux flammes et réduite en cendres.

« Pou haï raï ! » crient, au passage de la foule, les soldats français auxquels cette expression, souvent employée par leur général, est devenue familière : « N’ayez aucune crainte ! » « Pou haï raï ! » répètent, avec une exclamation rauque en s’arrêtant, hésitans, indécis, quelques hommes, comme pour bien se rendre compte que c’est à eux que cette apostrophe s’adresse ; et aussitôt après, rassurés, de se remettre en marche en s’inclinant bas, très bas, devant les soldats, comme devant de très hauts personnages, tandis que d’autres se croient obligés de sourire, mais d’un sourire empreint d’une inexprimable tristesse, et que d’autres, enfin, les femmes surtout, la poitrine oppressée, tremblantes de terreur, hâtent encore le pas davantage pour s’éloigner au plus tôt de ces « faces blêmes, » de ces « diables étrangers » dont, il y a juste quarante ans, les armées sont déjà une fois venues envahir et bouleverser cette paisible contrée, et que les traditions, les livres, les images populaires représentaient, depuis lors, comme des « barbares, » des gens féroces et cruels, capables de tous les crimes, des pires atrocités !

Hélas ! cette réputation de sauvages et de cruels, sous laquelle, depuis cette époque, étaient connus les « diables occidentaux » servira pendant de bien longues années encore à les désigner aux générations futures, dans cette partie du Pé-tchi-li où les calamités sont venues cette fois s’abattre plus nombreuses, plus épouvantables encore que par le passé ! Ces temps de désolation et d’abomination, ainsi qu’on ne manquera point de qualifier ces journées de deuil public, dans les récits imagés, chargés de terrifiantes visions, dont les Chinois se plaisent à bercer l’enfance, ces malheureuses populations en évoqueront bien souvent le souvenir abhorré ! La ville de Tong-Tchéou, en effet, que les sages mesures des chefs alliés ont pu préserver pendant quelque temps du désastre, ne tarda pas à être pillée, saccagée, incendiée au point qu’aujourd’hui une très grande partie ne forme plus qu’un amas de ruines et de décombres.

Certes, la guerre est et sera toujours la guerre, le terrible fléau avec son cortège de dévastations, de tueries et de massacres, et quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, de même qu’elle sera pendant bien longtemps encore l’ultima ratio des nations, de même la défaite continuera à entraîner à sa suite le fardeau inéluctable des horreurs et des deuils que caractérise d’une manière si frappante l’impitoyable Væ victis ! des Anciens. A bon droit, parmi les peuples civilisés, des voix s’élèvent sans répit pour stigmatiser, à cette occasion, avec toute l’indignation dont elles sont capables, les destructions, les violences inutiles et l’abus brutal ou cruel de la force sous toutes ses formes. De leur côté, les chefs qui ont la mission de donner aux soldats qu’ils conduisent au feu l’exemple de la bravoure et du mépris de la mort, savent aussi qu’il leur incombe d’autres devoirs, et que l’une de leurs principales préoccupations, dans la victoire, doit être de veiller à réprimer les instincts bestiaux ou sanguinaires qui sommeillent au fond de l’âme humaine, et que peuvent réveiller l’excitation d’un combat acharné ou le spectacle, le simple récit même, de quelques-unes de ces atrocités, dont les Orientaux sont coutumiers, commises sur des Européens ou sur des camarades tombés entre leurs mains. Dans cette campagne de Chine, autant que cela a été en son pouvoir, le commandement n’a jamais failli à ce devoir, et par leur attitude, par leur modération, par les ordres répétés prescrivant le respect des propriétés privées, recommandant la générosité et la clémence envers les vaincus, les officiers français ont prouvé qu’ils avaient conscience de sa haute portée morale.

Et, en effet, grâce à ces dispositions, la discipline a pu être toujours maintenue dans des conditions satisfaisantes. Que, dans quelques circonstances, par exemple dans les premiers momens qui suivirent les prises d’assaut de certaines localités, comme à Tien-Tsin, comme dans certains quartiers de Pékin, quelques excès aient pu être commis par des groupes dispersés, aux prises encore avec l’ennemi et sur lesquels l’autorité perd momentanément son action directe ; que quelques Chinois en fuite, pris pour des Boxers, aient été passés au fil de l’épée ; que quelques déprédations aient été commises dans des maisons abandonnées, il serait puéril d’y contredire : l’excitation du combat, la nécessité de mettre l’ennemi rapidement hors d’état de nuire, pour s’assurer le succès, suffisent à expliquer ces excès. La liste serait autrement longue de faits plus répréhensibles, accomplis froidement, systématiquement, que l’on pourrait relever à la charge du vainqueur, dans chacune de ces guerres entreprises entre les nations qui ont la prétention de marcher à la tête de la civilisation.

Sans doute, dans cette multitude hétérogène d’une centaine de mille de soldats ou coolies appartenant à huit nationalités qui n’ont ni les mêmes sentimens ni les mêmes mœurs, et que les Puissances ont pour ainsi dire déversée à la fois dans le Pé-tchi-li, comme un fleuve débordé, il a pu s’en trouver d’assez lâches et d’assez misérables pour consommer contre d’inoffensifs habitans ou contre de faibles êtres quelques-uns de ces épouvantables forfaits qui relèveraient du bagne ou de la potence. Des gens qui se sont donné pour tâche de chercher à détruire, dans l’armée, l’esprit de discipline, et d’y semer la désaffection des chefs, travaillant ainsi, sciemment ou non, à préparer ces défaites dont ils nous dépeignent, dans toute leur atrocité, les terribles conséquences, se sont ingéniés à recueillir, pour s’en servir comme d’une arme contre une institution à laquelle la France doit la plus belle part de son prestige, de sa prospérité et de sa gloire, le récit de crimes de toute nature, attribués aux divers corps expéditionnaires, — pour la plupart, élucubrations fantaisistes de romanciers, ou propos de Tartarins de chambrées, qu’ils se sont plu à vulgariser en en amplifiant encore l’horreur. Ce qu’ils n’ajoutent point, c’est que de semblables infamies, si elles se sont réellement produites, n’ont pu être le fait que de très rares exceptions et n’ont été perpétrées que dans l’ombre, loin des regards des officiers comme aussi des autres soldats ; qu’elles ne sont point imputables à des Français, auxquels il est arrivé, au contraire, en maintes circonstances, agissant sans ordres, sous l’impulsion spontanée des sentimens de générosité inhérens à notre race, de chasser, de leurs cantonnemens, des suspects, errant en quête de pillage ou surpris en flagrant délit de brutalité envers des indigènes ; et qu’enfin, aucun cas ne pourrait être cité où un de ces actes flétrissans ait pu être accompli à la connaissance ou sous les yeux d’un gradé, sans que son énergique intervention se soit interposée en faveur de ceux qui en étaient victimes, et qu’une répression rigoureuse s’en soit suivie.

Les auteurs des incendies qui ont dévoré des villes entières, de ces rapines et de ces crimes qui ont terrorisé les populations et soulevé tant de justes réprobations, il faut les chercher dans la tourbe des Chinois dont regorgent les grandes cités : escarpes, malandrins, malfaiteurs et vagabonds de tout acabit, faux mendians, coolies fuyant le travail, engeance de tous les temps et de tous les pays, pour lesquels toute occasion est bonne d’assouvir leurs passions et de donner libre cours à leurs instincts de rapine aux dépens des étrangers comme de leurs compatriotes. Ce sont eux qui, les premiers, accoururent pour former la clientèle de ces Boxeurs qui, dans une explosion de fanatisme, se sont levés, sur différens points de la Chine, résolus à mettre un terme à l’invasion commerciale, industrielle et politique des Occidentaux, et à les chasser du territoire national. Ce sont eux qui, une fois armés et organisés en grandes bandes, ont, sous le couvert de ce sentiment de patriotisme, entretenu l’agitation dans ces populations, pour la plus grande part pacifiques, dociles, résignées, y ont jeté la terreur et perpétué un désordre dont ils tiraient le plus grand profit. Déjà, sur la fin de l’exode des habitans de Tong-Tchéou, l’on signalait des types sinistres, misérables vêtus de haillons, marchant par petits groupes, affairés, multipliant les allées et venues et s’éloignant, chargés de butin, dans des directions opposées au reste de la foule. Dès que, sur certains indices, et sur la dénonciation prudente de quelques indigènes, leur manège fut éventé, ils disparurent dans la ville. Ils commencèrent par y dévaliser les maisons abandonnées ; bientôt, ils porteront le feu dans celles qui sont encore occupées, pour en chasser les habitans et exercer leur industrie à la faveur des incendies, n’hésitant pas à livrer ainsi à la flamme des quartiers entiers de la ville. On les a vus, quelques jours après le départ de la colonne pour Pékin, promener, chaque nuit, la torche dans les rues de Tong-Tchéou puis, quand le quartier nord fut tout entier saccagé, continuer leurs exploits d’incendiaires dans le faubourg et jusque dans les environs mêmes du poste, qu’ils ont, à diverses reprises, tenté de livrer aux flammes.

Ces scènes de brigandage et de dévastation se renouvelleront à Pékin et sur tous les points du Pé-tchi-li où, à l’approche des colonnes alliées, l’autorité indigène sera désorganisée ou en fuite et où ces élémens de désordre pourront alors donner un libre cours à leurs pires instincts[4].

Dans les journées des 12 et 13 août, les différentes unités françaises qui avaient été mises en route, de Tien-Tsin et de Yang-Tsoun, aux dates des 9 et 10 août, achevèrent de se concentrer à Tong-Tchéou, où le général Frey disposait, le 13 août au soir, d’environ 450 fusils et de ses trois batteries d’artillerie. Il comptait sur l’arrivée, dans la nuit du 13 août ou dans la journée du lendemain, à Tong-Tchéou : 1° d’un détachement d’environ 300 hommes provenant du renfort de 180 hommes envoyé de Saigon, et d’un complément de soldats valides recrutés encore sur les garnisons de Tien-Tsin et de Yang-Tsoun ; ce qui lui eût permis de marcher sur Pékin avec des effectifs respectables, eu égard aux faibles ressources dont il disposait ; 2° d’une petite colonne, composée de marins allemands, autrichiens et italiens, qui, sur les conseils du général Frey, avait été constituée à la hâte, à Tien-Tsin, après le départ des Alliés, et s’avançait à marches forcées avec le dessein de coopérer à l’attaque de Pékin aux côtés du corps français.

La petite colonne internationale s’était mise en route, le 9 août au soir, de Tien-Tsin, avec la ferme résolution de faire tous ses efforts pour atteindre le résultat désiré. A son passage à Matou, à Chang-Chia-Wan, à Tong-Tchéou, pressentant que le manque de résistance de l’armée chinoise, qui se dérobait ainsi, successivement, devant les Alliés, aurait pour conséquence de hâter l’heure de la chute de la capitale, le général Frey, — qui avait reçu lui-même, en route, du général Linéwitch, par une fraternelle prévenance, une estafette lui confirmant ces prévisions, — fit parvenir avis sur avis au capitaine de vaisseau Pohl, de la marine allemande, commandant cette colonne, pour l’exhorter à presser très vivement sa marche, s’il voulait arriver devant Pékin en temps opportun. Il lui conseillait en outre, — en même temps qu’il en faisait une prescription aux commandans des détachemens français, également attendus, — de brûler l’étape de Tong-Tchéou, de manière à rejoindre sans retard le corps français, au bivouac, sous les murs de Pékin.

Le général Frey recommandait, d’autre part, aux commandans des détachemens français en route, qui ne pourraient pas le rejoindre, au plus tard le 15 août au matin, sous les murs de Pékin, pour entrer avec lui dans la capitale chinoise, de régler désormais leur marche de manière à ne point fatiguer les hommes et à ne lui amener ainsi, à Pékin, que des troupes fraîches, immédiatement disponibles pour les opérations qui pouvaient devenir nécessaires. Cette prescription, dans la réalité, s’appliquait particulièrement aux bataillons venus de France, car, n’ayant reçu aucune communication de l’arrière, il comptait jusqu’au dernier moment, avant d’entrer à Pékin, sur l’arrivée de tous les détachemens qui avaient reçu l’ordre de rallier, à marches forcées, en doublant les étapes, la tête de la colonne et qui, pour faciliter ces marches, trouvaient des vivres et leur cantonnement préparé dans les différens gîtes d’étapes. Mais, par suite de retards, — provenant de causes diverses, — apportés à la mise en route ou à la conduite des détachemens qui quittèrent Tien-Tsin ou Yang-Tsoun après son départ, les seules troupes placées directement sous ses ordres arrivèrent devant Pékin en temps utile pour prendre part à l’opération[5].

Le 13 au soir, en prévision de l’arrivée de ces différens détachemens, il invitait, par un ordre général, les officiers et soldats à préparer le cantonnement et la « soupe » pour les officiers et soldats allemands, autrichiens et italiens, attendus à Tong-Tchéou, dans la nuit même, et à faire aux étrangers l’accueil fraternel qui est dû à des camarades de combat.

Malheureusement, des difficultés de toute sorte s’opposèrent à la réalisation complète du plan qui avait été combiné à Tien-Tsin : mauvais état des chemins, aggravé encore par les pluies dues à plusieurs orages ; défaut d’entraînement à la marche des marins composant la presque-totalité des détachemens alliés, qui, au dernier moment, s’étaient embarrassés de quelques voitures de vivres, ce qui eut pour conséquence de diminuer encore leur mobilité ; grande fatigue des hommes ; grand nombre de malades, d’éclopés, etc., et ce n’est qu’au prix d’un effort considérable et grâce à la grande énergie qui fut déployée par les chefs des trois détachemens alliés que la petite « Triplice, » comme nos soldats avaient dénommé cette colonne, put arriver à Pékin le 18 août, dans la matinée.


III

Le 12 août, les généraux commandant les contingens alliés reçurent du général Linéwitch une convocation à une conférence qui devait avoir lieu, le même jour, à six heures du soir, au quartier général russe. Le général Frey, en se rendant à cette réunion, reçut un nouvel avis priant les généraux en chef de remettre cette conférence au lendemain 13 août, à neuf heures du matin, la journée du 13 paraissant au général russe devoir être consacrée à donner du repos aux troupes exténuées par les fatigues des jours précédens. Les généraux japonais, anglais et américains, dont les camps se trouvaient à proximité du camp russe, se réunirent et, après s’être concertés, allèrent trouver le général Linéwitch, pour lui déclarer que leur avis était de poursuivre, dès le lendemain même, 13 août, la marche sur Pékin. Le général japonais fit savoir en même temps qu’il avait poussé un fort détachement au delà du pont de Palikao, au tiers de la distance de Tong-Tchéou à Pékin.

En définitive, il fut arrêté dans cette conférence que la journée du 13 serait employée par les alliés à effectuer des reconnaissances dans la direction de Pékin : les Japonais, par les chemins qui sont au nord de la voie dallée ; les Russes, par cette voie même ; les Américains, par le chemin qui longe la rive sud du Canal Impérial ; enfin, les Anglais, par une route parallèle et qui passe à un kilomètre, environ, au sud de cette dernière. Dans la journée du 14, les corps d’opérations devront se porter en avant et prendre une formation de rassemblement sur les deux rives du Canal Impérial, sur un front marqué par une ligne qui serait tracée à trois milles, environ, à l’est des murailles de Pékin, les Français établis à hauteur et à la gauche des Russes. Dans une conférence qui devra avoir lieu dans l’après-midi de ce même jour, au bivouac russe, les dispositions seront arrêtées en vue de l’attaque générale, pour la nuit du 14 au 15 août ou pour la matinée du 15, des murailles de Pékin, et de l’occupation de cette capitale.

Le 13 août, à dix heures du matin, le général Frey eut, au quartier général russe, avec le général Linéwitch et avec son chef d’état-major, le général Wassilewsky, un long entretien, rendu laborieux par l’absence des officiers russes qui leur servaient habituellement d’interprètes. Le général Linéwitch lui fit connaître que, dans l’après-midi de la veille, pendant la conférence des généraux, son chef d’état-major, avec un escadron de cavalerie, avait poussé, par le chemin qui suit la rive sud du Canal Impérial, une reconnaissance qui avait constaté que la route de Pékin était libre. Dans le cours de cette reconnaissance, un interprète de langue chinoise, du nom de Yantchewietsky, était même parvenu à se glisser jusque près du pont situé à quelques centaines de mètres de la porte de Toung-Pien-Men, et avait signalé que cette porte n’était point sérieusement occupée.

Le général russe donna au général français communication des décisions prises, la veille, au cours de la conférence, et lui annonça que les Légations venaient de faire savoir, par des émissaires, aux généraux japonais et anglais, qu’elles étaient largement approvisionnées en viande sur pied jusqu’au 20 août et, en farine, jusqu’au 30. Dans ces conditions, la marche en avant semblait pouvoir être retardée d’un jour, sans inconvéniens, pour permettre à l’armée internationale de disposer de troupes fraîches pour l’attaque de Pékin. Il fut convenu entre les généraux français et russe que, dans la nouvelle conférence qui devait avoir lieu le lendemain, au bivouac, devant Pékin, en vue de déterminer le plan de cette attaque, une motion serait faite par ces officiers généraux pour obtenir que le Palais impérial fût respecté par les Alliés ; que la Cour, si elle était capturée, fût l’objet des plus grands égards ; et qu’enfin des mesures fussent concertées, au plus tôt, pour la répartition de la capitale en secteurs, afin de permettre de purger rapidement la ville des Réguliers et Boxeurs qui s’y trouveraient, d’y rétablir l’ordre, et d’assurer la sécurité des habitans qui n’auraient pas abandonné leurs demeures.

Le général Linéwitch fit encore part au général français de l’intention où il était de proposer de procéder à l’attaque des remparts de Pékin par la prise de la porte de Toung-Pien-Men, située au point de jonction de la muraille de la Cité tartare et de celle de la Cité chinoise. La possession de ce point paraissait avoir, pour le général russe, une importance tactique considérable, en ce qu’elle devait donner immédiatement un facile accès, à la fois, dans l’intérieur de la Ville chinoise et dans l’intérieur de la Ville tartare.

Le général Frey exposa, de son côté, qu’il avait fait confectionner, au moyen de très longues perches trouvées en grand nombre dans Tong-Tchéou, une dizaine d’échelles dont il comptait se servir pour faire effectuer l’escalade de la muraille chinoise, haute de 9 à 10 mètres. De là, on pourrait sans doute, au point de soudure des remparts, passer, par une opération analogue, sur la muraille tartare, haute de 16 mètres.

Sur la demande du général Linéwitch, un officier, suivi d’une section de soldats du génie russe, se rendit aussitôt au cantonnement français avec mission de procéder d’urgence, au moyen de perches mises à sa disposition, à la confection, pour en munir son corps, d’une vingtaine d’échelles du même modèle.

Le général commandant corps français, dès son retour au camp, donne ses ordres pour se conformer aux dispositions arrêtées par les chefs alliés. Une centaine d’hommes, pris parmi les plus fatigués, sont laissés pour la défense du poste de Tong-Tchéou, la situation du cantonnement français, en flèche vers le nord, exigeant au minimum cet effectif. Une escouade est détachée à la sortie du faubourg sud pour guider les fractions attendues et qui ont ordre de rallier la colonne sous les murs de Pékin. Les troupes désignées pour marcher comprennent : un chef de bataillon, le commandant Feldmann, 15 officiers et 330 soldats d’infanterie de marine ; un chef d’escadron, le commandant Faniard, deux batteries de 80 de montagne et une batterie de 80 de campagne servies par 9 officiers et 250 artilleurs, dont une centaine de canonniers auxiliaires annamites.

La force principale du corps français consiste, ainsi, dans ces trois batteries, qui représentent, surtout eu égard à l’instruction supérieure du personnel qui les servait et à la puissance de la batterie de 80 de campagne, un élément important de la force d’artillerie de l’armée internationale.

La colonne, pour la commodité de la marche, est fractionnée en trois groupes, se suivant à une demi-heure d’intervalle :

1er groupe. — Deux compagnies d’infanterie de marine ;

2e groupe. — Deux compagnies d’infanterie de marine, avec les deux batteries de montagne ;

3e groupe. — Deux compagnies d’infanterie de marine, avec la batterie de campagne.

Le premier groupe se mit en marche à onze heures trente du soir. L’obscurité de la nuit, le mauvais état des chemins défoncés par une pluie diluvienne tombée dans la journée, puis dans la soirée, rendirent la marche lente et pénible.

Le 14, à une heure trente du matin, le premier groupe franchit le pont de Palikao pour s’engager sur le chemin qui longe, à une distance de 100 à 150 mètres, la rive sud (rive droite) du Canal Impérial. Vers quatre heures trente du matin, la colonne dépasse un cantonnement-bivouac comprenant quelques centaines d’hommes, couchés de chaque côté de la route, à proximité d’une petite agglomération de maisons constituant le hameau de Kao-Pei-Tien et occupées par d’autres groupes. Point de dispositif de sûreté bien compliqué : deux sentinelles gardent les issues, et une vedette est postée à deux cents mètres, dans la direction de Pékin ; c’est le bivouac du corps expéditionnaire américain. Un officier de ce contingent, auquel le général Frey fait demander où est le corps russe, qui, d’après ses renseignemens et les conventions arrêtées, devrait se trouver, à cette place, sur la rive droite du canal, répond qu’aucune troupe internationale n’a encore dépassé ce point, et qu’il pense que les Russes sont bivouaques à la hauteur du contingent américain, sur l’autre rive de ce canal.

La marche de la colonne est continuée pendant encore quelques centaines de mètres, pour dégager les abords du bivouac. Arrivée à hauteur d’un petit groupe de maisons que les éclaireurs viennent de signaler comme étant inoccupées, la colonne est arrêtée et disposée en formation préparatoire de combat, à cheval sur la route, la droite au canal. Le doute n’est plus possible ; une erreur, probablement une confusion de mots dans la dénomination des rives — rive droite au lieu de rive nord — ou une erreur d’interprète, a dû être faite au sujet des renseignemens donnés par l’état-major russe, renseignemens que ne put contrôler un officier envoyé la veille, pour cet objet, par le général, à l’état-major japonais, par suite du départ inopiné de ce contingent.

Il importait de parer au plus tôt aux conséquences que pouvait entraîner cette erreur de direction. Deux solutions se présentaient : 1° Faire rétrograder la colonne pour la porter, en repassant par le pont de Palikao, sur la rive nord. Le résultat eût été une grande perte de temps, et un supplément de fatigues pour la troupe ; 2° Faire franchir le canal à la colonne, par un moyen quelconque, à proximité du point où elle était arrêtée. Le général n’hésita point à choisir cette dernière solution, d’autant plus que, l’attaque générale par les Alliés contre la capitale chinoise n’étant prévue que pour le cours de la nuit suivante, si ce n’est même pour la matinée du lendemain, 15 août, la colonne disposait de toute la journée pour effectuer ce passage et rallier le bivouac russe. La carte, à grands points, du Pé-tchi-li, la seule que possédait l’état-major, malgré toutes les démarches et les recherches faites par le général Frey à Saigon, puis à son passage à Shang-haï et à Nagasaki, pour se procurer des documens de cette nature, ne donnait aucune indication sur la topographie de la contrée. Le général envoya M. d’Anthouard et un officier d’état-major pour explorer les environs et pour rechercher l’emplacement de l’écluse du canal la plus voisine. Sur l’affirmation donnée par M. d’Anthouard et par un guide, qu’une écluse, ou plutôt un barrage, pouvant livrer passage à une charrette chinoise, se trouvait à deux kilomètres environ, en avant de la colonne, et à 2 500 mètres environ de la porte de Toung-Pien-Men, le général envoya une petite section d’infanterie, sous les ordres d’un officier d’état-major, pour reconnaître ce barrage et savoir s’il était occupé par l’ennemi. Sur ces entrefaites, un officier américain vint dire au général, de la part du général Chaffee, commandant le corps de cette Puissance, qu’il avait dû se tromper de direction ; qu’aucune troupe alliée ne se trouvait en avant, et qu’il était, par suite, en l’air, bien exposé, vu le faible effectif de sa colonne.

Le général Frey mit en quelques mots cet officier au courant de son projet et l’invita à aller en faire part à son général. À ce moment, vers six heures du matin, un peloton de cavaliers du Bengale, puis un peloton de cavalerie américaine, dépassèrent la colonne et se portèrent en avant, en fouillant le terrain.

Vers six heures quinze, les deux premiers groupes de marche du corps français étaient réunis ; le troisième groupe, comprenant l’artillerie de campagne, retardé dans sa marche par des difficultés de diverses sortes qu’il avait rencontrées, suivait à 1 500 mètres environ de distance. Le général, suffisamment éclairé sur son front, remit la colonne en route, lentement, pour la rapprocher du barrage.

Le pays, plat et uni, depuis Tong-Tchéou, change un peu d’aspect à partir de cet endroit. On y rencontre quelques ondulations, quelques plis de terrain ; mais la vue reste toujours très bornée, en raison des vergers qui se multiplient à mesure que l’on approche de Pékin, et des maïs, sorghos et autres cultures qui, en pleine maturité, à cette époque de l’année, atteignent plusieurs mètres de hauteur. Aussi, du sommet des arbres sur lesquels grimpent quelques officiers pour interroger l’horizon, n’aperçoit-on de tous côtés que des fourrés inextricables de verdure. Au loin, dans l’est, par intervalles, apparaissent quelques crêtes dentelées bleuissantes : ce sont les montagnes de Mongolie. Le chemin, défoncé, souvent encaissé, formé, aux passages difficiles, de quatre à cinq pistes parallèles, court, comme en un long défilé, à travers ces haies de hautes cultures.

La colonne avait parcouru à peine un kilomètre, lorsque quelques coups de feu isolés, suivis de deux à trois salves, se firent entendre. C’était la section française détachée eu reconnaissance, qui, avant de pénétrer dans un petit village, situé près du barrage, répondait à une dizaine de coups de fusil par lesquels quelques Boxeurs l’avaient accueillie, ainsi que les deux pelotons de cavalerie alliée. Une fraction de cette cavalerie se replia précipitamment derrière la section et mit pied à terre ; une autre, dépassant la colonne à une vive allure, rallia le campement américain. La section française avait pris immédiatement position au débouché est du village. L’officier commandant avait l’ordre formel de ne pas s’engager à fond, et, en cas de rencontre de forces supérieures, de se replier sur la colonne. Une section de repli lui fut aussitôt envoyée pour le cas où cette éventualité se produirait.

Le général fit continuer la marche pendant encore quelques centaines de mètres pour gagner un emplacement qui lui paraissait constituer une excellente position d’attente.

Son faible effectif en infanterie, à peine suffisant pour constituer le soutien de son artillerie, ne permettait pas au petit corps français, isolé, en pointe, sans cavalerie pour explorer les environs, sans nouvelles de ce qui se passait à sa droite et à sa gauche, de prendre à ce moment une offensive, — qui, d’ailleurs, eût été absolument contraire aux conventions arrêtées entre les chefs alliés, — et de s’engager ainsi davantage dans une action prématurée, sur un terrain pouvant être battu par les feux de l’artillerie des murailles de la capitale, et, en tout cas, dans une zone située dans le rayon d’action des troupes qui, virtuellement, avaient dû être chargées de barrer les routes conduisant aux portes de Pékin ou, tout au moins, de défendre les abords de ces dernières.

L’emplacement choisi se prête, d’ailleurs, pour la colonne, à la bonne organisation d’une position de halte gardée, dans l’attente des événemens : c’est un petit plateau s’étendant de la route au canal, sur un front de deux à trois cents mètres, avec deux pagodes précédées de terrasses et entourées de murs, comme points d’appui. Tous les coolies de la colonne, dont la plupart proviennent de volontaires recrutés à Tong-Tchéou, sous la direction de quelques soldats, sont aussitôt employés à abattre les sorghos au moyen de leurs « coupe-coupe, » pour créer un champ de tir en avant. En même temps, rapidement, les troupes prennent leurs positions de combat. À ce moment, quelques lanciers du Bengale, sans doute égarés à la suite de l’escarmouche, se rabattant, au galop, à travers les sorghos, passent à quelques centaines de mètres de la fraction postée à l’aile gauche de la ligne, qui, croyant avoir affaire à des Chinois, s’apprête à les accueillir à coups de fusil. Grâce au sang-froid des chefs, une fâcheuse méprise est évitée à temps. Quelques-uns des coolies, pressentant du danger, profitent de l’incident pour s’enfuir.

Vers sept heures trente, le général est informé que les quelques Boxers qui se trouvaient près du barrage et qui avaient sans doute pour mission de signaler, par les coups de feu qui avaient été entendus, l’approche des Alliés, ont disparu ; et que la section d’éclaireurs occupe le débouché ouest du village. Il envoie aussitôt son officier d’ordonnance, le capitaine Bobo, en arrière, auprès du général américain, pour l’informer de la situation et lui faire savoir, notamment, que l’incident qui vient d’avoir lieu se réduit à une escarmouche sans importance ; enfin, qu’il va aller occuper le village du barrage.

Cet officier trouve le général Chaffee au bivouac, au milieu des troupes américaines qui faisaient leurs préparatifs de départ. « Répétez à votre général, lui répondit-il, que les Russes sont à trois kilomètres en arrière de nous, sur l’autre rive du canal, et que sa colonne est en ce moment très en l’air, très exposée. » Vers huit heures, au moment où la petite colonne française allait se remettre en mouvement, le général Chaffee, avec un nombreux état-major et toute sa cavalerie, rejoint la colonne française et demande au général Frey à la dépasser pour se porter au secours de sa cavalerie ; la plus grande partie de son infanterie le suit, à une vive allure, à cinq ou six cents mètres en arrière. Le général français, qui lui avait déjà fait connaître que l’escarmouche était terminée, lui répond que, par suite de la disposition de ses troupes, la route était libre et qu’il lui était loisible de le dépasser. Pendant une petite halte de la colonne française, effectuée à proximité du barrage, une fraction du contingent américain est portée en avant. Dans un échange rapide d’observations et de renseignemens qu’il fait, à cheval, avec le général Chaffee, le général Frey croit deviner chez cet officier général la crainte de voir les troupes françaises continuer leur mouvement pour tenter d’entrer les premières dans Pékin ; il lui donne l’assurance formelle qu’il n’a nullement le dessein de chercher à enfreindre les conventions arrêtées la veille ; qu’il va passer sur la rive nord du canal et que, respectant scrupuleusement ces dernières, il ne poussera pas plus loin dans la direction de Pékin jusqu’à la décision qui sera prise dans la conférence des généraux qui doit avoir lieu dans l’après-midi. Il prie en même temps le général américain de lui faire connaître quelles sont, de son côté, ses intentions. Le général Chaffee déclara qu’il allait occuper, avec ses troupes, le petit village du barrage, et que, suivant les conventions que le général venait de lui rappeler, il bornerait là ses opérations pour la journée.

De neuf heures à dix heures, le passage du barrage s’effectue, non sans les plus grandes difficultés pour l’artillerie. Le commandant Feldmann est cantonné avec deux compagnies, dans le village, avec ordre de conserver la liaison avec le contingent américain : le reste des troupes bivouaque sur l’autre rive, moins la batterie de campagne, qui est laissée avec une compagnie, sur la rive sud. Du haut du toit d’une pagode, l’on pouvait apercevoir, par une échappée au milieu des arbres, très nombreux dans cette région, quelques mètres des murailles de la Ville tartare, qui se profilaient, comme barrant l’horizon, à une distance d’environ 2 500 mètres.

Dans la nuit, vers deux heures du matin, pendant que la colonne française était en marche de Tong-Tchéou sur Pékin, une fusillade très vive, entremêlée de coups de canon, s’était fait entendre, en avant, dans le lointain, dans la direction de la capitale chinoise ; elle continua, avec de très longues interruptions, jusqu’à dix heures et demie ou onze heures environ du matin, puis cessa complètement. Étant données les conventions de la veille, et ce qui avait transpiré du résultat des reconnaissances des différens contingens qui avaient signalé que la route de Pékin était libre, il paraissait inadmissible que cette fusillade et cette canonnade indiquassent d’ores et déjà une action engagée par des corps alliés contre les défenseurs de la capitale. C’était l’opinion des deux généraux français et américain, qui l’attribuaient à une attaque des Légations par les Chinois. Un indigène que la colonne française fit prisonnier, vers dix heures du matin, confirma cette hypothèse par sa déclaration. Tout au plus, enfin, pouvait-on présumer que cette fusillade provenait de quelque démonstration effectuée par les détachemens avancés du contingent japonais, contre l’une des portes Est de la Ville tartare, en vue d’attirer les défenseurs de Pékin de ce côté et de faciliter le franchissement ultérieur des murailles de la Cité chinoise, en exécution de l’un des nombreux plans ébauchés, dans des conversations particulières, entre quelques chefs alliés. En tout cas, aussitôt les dispositions pour le bivouac arrêtées, le général pria un capitaine attaché à la Légation de Russie en Chine, qui avait marché depuis Tong-Tchéou avec la colonne française, de chercher à se mettre en relations avec le quartier général de son corps d’opérations, afin d’informer le général Linéwitch que la colonne française était concentrée tout entière au premier barrage du Canal Impérial. Cet officier rentra, une demi-heure après, sans avoir trouvé trace du passage du corps russe, et en déclarant qu’il lui paraissait très imprudent de s’aventurer, sans être en forces, dans l’immense trouée qui existait entre les corps français et russe. De petites patrouilles d’infanterie envoyées en avant, et sur le flanc droit, — les seules que la colonne pût, à ce moment, affecter au service des reconnaissances, en raison de son très faible effectif, — ne signalèrent, de leur côté, la présence d’aucune troupe ni d’aucun indigène dans un rayon de 600 à 800 mètres autour du barrage. Quant à sa cavalerie, le corps français ne disposait que de quelques hommes dont les chevaux, comme les petites montures annamites des officiers, étaient exténués de fatigue. Hommes et animaux furent mis au repos.

Entre temps, vers dix heures, puis vers dix heures trente du matin, des coups de canon furent tirés par la batterie américaine qui s’était établie à hauteur du village du barrage, sur une faible élévation de terrain. Le capitaine Bobo et l’enseigne de vaisseau de Grancey furent aussitôt envoyés auprès du général Chaffee pour s’enquérir du but de cette action d’artillerie. Ils trouvèrent cet officier général, monté, avec quelques autres officiers, sur le toit d’une case, la jumelle à la main, en train d’observer les points de chute des projectiles tirés par sa batterie Le général leur répondit : « Dites au général français que je lais canonner les deux villages situés en avant et sur ma gauche, et où sont quelques Boxeurs ; qu’une fois ces villages occupés, j’arrêterai là mes troupes, ainsi qu’il a été entendu à la conférence. »

Vers trois heures du soir, M. d’Anthouard et le capitaine attaché russe furent envoyés à la recherche de renseignemens. Vers quatre heures trente, de son côté, le général Frey, accompagné du capitaine Bobo, son officier d’ordonnance, de l’interprète M. Wilden, du Chinois prisonnier, et escorté de deux cavaliers, se mit lui-même en route, à travers champs, dans la direction où il supposait que devaient être établis les camps russe et japonais, et où devait se tenir la nouvelle conférence des chefs alliés.

Vers six heures du soir seulement, le général trouva un groupe de soldats japonais, qui le conduisirent, par la route dallée, auprès de leur général en chef. Entouré d’une vingtaine d’officiers, tous irréprochablement gantés de blanc et avec de grandes cartes déployées sous les yeux, le général Yamaguchi donnait ses ordres sur le terrain : c’étaient sans doute ses dernières instructions pour diriger la marche de ses troupes à l’intérieur de la capitale chinoise. Il apprit au général Frey que les Russes avaient, vers quatre heures de l’après-midi, lancé dans la Cité chinoise, par la porte de Toung-Pien-Men, deux bataillons et une batterie ; que le corps russe devait à cette heure s’y trouver tout entier ; qu’il venait de donner, de son côté, à deux de ses bataillons l’ordre de se jeter dans Pékin, à la suite des Russes ; qu’enfin, il se proposait de renverser, à la tombée de la nuit, au moyen de la dynamite, la porte de Tchi-Koua-Men, devant laquelle il se trouvait arrêté par une vigoureuse résistance de l’ennemi, puis de pénétrer dans la Ville tartare avec la plus grande partie de ses troupes. Aucun des officiers japonais présens ne comprenant le français, c’est avec la plus grande difficulté que ces renseignemens sont obtenus. Il était inutile de prolonger un entretien dans d’aussi pénibles conditions. Devant l’urgence qu’il y avait à se rendre compte le plus exactement possible de la situation générale avant d’ordonner lui-même ses mouvemens, le général Frey pria le général Yamaguchi de le faire conduire au camp russe et. au préalable auprès le son chef d’état-major, le général Fukushima, qui possède quelque connaissance de notre langue et qui, en tout cas, parle parfaitement l’anglais. Celui-ci est aux avancées, à la porte même de Tchi-Koua-Men ; un officier d’état-major y accompagne le général. Après une très longue attente, à proximité de cette porte, cet officier vient lui rendre compte que le général Fukushima est parti avec les deux bataillons japonais pour la porte de Toung-Pien-Men.

Il est huit heures du soir : après force pourparlers et force gestes, le général finit par faire comprendre à l’officier japonais qu’il veut se rendre le plus rapidement possible au quartier général russe, à cette porte de Toung-Pien-Men. Six soldats lui sont adjoints pour lui servir de guides par le chemin de traverse suivi par les deux bataillons japonais ; il est impossible de prendre la route qui y mène directement, en longeant le pied des remparts, comme le général Frey en manifesta le désir, ceux-ci étant encore occupés par les Chinois qui tirent sur tout ce qui se présente à proximité de la muraille.

C’est ici le lieu de répondre à quelques critiques qui ont été formulées, — non à l’étranger, mais en France, — au sujet du rôle joué par le général Frey, dans cette journée du 14 août, et où il lui est reproché d’avoir cru devoir se conformer à la décision qui avait été prise, le 12, en conseil, à Tong-Tchéou, par les généraux alliés, de tenir une nouvelle conférence le 14, dans l’après-midi, sous les murs de Pékin, pour régler les conditions de l’attaque de la capitale chinoise ; d’avoir perdu la plus grande partie de la journée du 14 à la recherche du camp russe où devait avoir lieu cette réunion ; de n’être par suite arrivé dans le quartier des Légations que quinze heures après les troupes alliées.

1° La décision, prise par le général Frey, d’établir ses troupes au bivouac du premier barrage, était rationnelle à plus d’un titre, si même elle ne s’imposait pas d’une manière absolue et d’abord, en ce qu’elle était dictée par des sentimens de loyauté et de confraternité militaire dont on ne saurait faire un grief à un chef qui mettait un point d’honneur à respecter scrupuleusement les conventions arrêtées entre les commandans des contingens, à la suite des renseignemens que ceux-ci avaient reçus sur la situation des Légations. Le général prenait ainsi position, à l’heure fixée, sur le point assigné comme lieu de rendez-vous aux corps alliés.

2° En raison de la grande fatigue éprouvée par la plupart des troupes dont était composé le petit corps français que le général était parvenu à amener sous les murs de Pékin[6], il était indispensable, — au cas même où, contrairement aux conventions arrêtées, une action immédiate se trouverait nécessitée par une circonstance imprévue, — d’accorder à ces troupes quelques heures de repos avant de les faire entrer en ligne, afin de ne pas être conduit à exiger de leur part un nouvel effort, peut-être considérable, et qui n’eût, pu être alors accompli que dans de très mauvaises conditions.

3° Le général Frey avait la conviction, que si, comme rien ne le faisait prévoir, et ce qui n’eut pas lieu, en réalité, — les combats livrés par les Russes et par les Japonais pouvant être considérés comme des engagemens d’avant-gardes ou de fortes reconnaissances, — une action générale sérieuse venait à se dérouler sous les murs de la capitale chinoise, les contingens aux prises avec l’ennemi ne manqueraient point de faire appel au concours des trois belles batteries d’artillerie et de la petite poignée de troupes d’élite qui composaient le petit corps français.

4° En vue d’une pareille éventualité, le choix du village du premier barrage, comme position d’attente ou comme position de réserve générale, à cheval sur un canal, infranchissable en toute autre partie qu’à ces barrages, et qui divisait en deux groupes les forces alliées réparties au nord et au sud de ce canal, permettait au corps français de manœuvrer, le cas échéant, sur l’une ou sur l’autre rive et de se porter rapidement sur tous les points où son intervention pouvait devenir nécessaire.

D’autre part, dès que le général Frey eut connaissance des événemens de la matinée, il eut pour principale préoccupation de faire en sorte que le corps français fût représenté au nombre des troupes qui, ce même jour, allaient effectuer leur entrée dans Pékin. L’attente de deux longues heures, indépendante de sa volonté, qu’il dut faire dans le camp japonais, près de la porte de Tchi-Koua-Men, fut cause que les troupes françaises ne pénétrèrent pas dans Pékin en même temps que les premiers détachemens russes et japonais ; mais encore en cette circonstance, l’amour-propre national put être sauvegardé, car le général et un petit corps français, composé d’infanterie et d’artillerie, avaient franchi la porte de Toung-Pien-Men, c’est-à-dire étaient entrés dans Pékin, dans la même journée que les autres alliés, — le 14 août, avant minuit.

Enfin, ce qui est une assertion matériellement inexacte, ce n’est point quinze heures après les mitres troupes alliées que les troupes françaises pénétrèrent dans le quartier des Légations. Quelques heures seulement après l’arrivée des premiers détachemens russes et japonais, — le reste de ces contingens ne devant entrer dans Pékin que le lendemain, — nos troupes étaient établies devant la porte Ha-Ta-Men, à proximité et presque en face des Légations et, vers quatre heures du matin, c’est-à-dire, huit heures environ après les premières troupes russes, et deux à trois heures, seulement, après les bataillons du général japonais Manabé, qui avaient suivi le haut des remparts, le corps français s’engageait lui-même dans la rue des Légations.

Ce sont là, sans doute, de petits faits, sans grande importance, et d’ordre sentimental plus encore, peut-être, que d’ordre militaire ; mais, pour des considérations qui n’échapperont à personne, leur mise au point a paru nécessaire.

Pour continuer le récit de cet épisode qui empruntait, aux circonstances à la fois graves et singulières au milieu desquelles il se déroulait, un intérêt si saisissant, nous laissons, pour quelques instans, la parole à l’un des jeunes acteurs de cette randonnée nocturne : la vivacité des impressions qu’il en a rapportées prouve que, si le corps était à bout de forces, l’esprit et le cœur restaient toujours en éveil.

« Nous repartons, tout rêveurs, sur nos chevaux qui ont la plus grande peine à marcher. En route donc pour le camp russe ! Nos guides ne paraissent pas très bien connaître le chemin ; un des soldats japonais se trouve mal ; on le laisse avec un de ses camarades qui le ramènera à son camp. Nous étions en marche depuis une demi-heure environ, lorsque, en arrière, sur notre droite, deux fortes détonations se firent entendre : nous présumâmes qu’elles provenaient de l’explosion des charges de dynamite au moyen desquelles les Japonais s’étaient proposé de renverser Tchi-Koua-Men.

« Enfin, après bien des détours, nous tombons, vers neuf heures, sur un poste russe. Le capitaine, dès que notre arrivée lui est signalée, se porte au-devant de nous ; il nous offre un peu de raisin qui nous paraît d’une fraîcheur et d’une saveur exquises, et nous donne deux cosaques pour nous accompagner, après nous avoir confirmé, par signes, l’entrée des Russes dans Pékin. Un peu après neuf heures du soir, nous arrivons enfin à la porte de Toung-Pien-Men. Une batterie de campagne russe est campée à 300 mètres des murailles ; elle s’était engagée dans l’intérieur de la Cité chinoise, un moment après le passage des Japonais. Retardée dans sa marche, ayant reçu quelques coups de feu, et se trouvant sans soutien d’infanterie, son commandant a jugé prudent, avec raison, de faire demi-tour et de venir bivouaquer hors de la ville. De grands feux sont allumés, autour desquels quelques soldats, les cuisiniers de la batterie sans doute, sont déjà occupés à plumer quantité de poulets et de canards.

« Le général me dicte rapidement quelques instructions, que j’écris à la lueur de ces feux. Sur le conseil du général, le commandant de la batterie fait éteindre ceux de ces derniers qui se trouvent les plus rapprochés des remparts. Il était temps ; une vingtaine de balles sifflent au-dessus de nos têtes : ce sont les souhaits de bienvenue des Chinois qui occupent encore la muraille tartare à proximité.

« Je reçois, aussitôt après, l’ordre de me rendre, avec un cavalier, M. Wilden et le Chinois, à notre bivouac du barrage, pour en ramener le plus tôt possible deux compagnies et une section d’artillerie, avec lesquelles le général veut entrer sans tarder dans Pékin. Le reste de la colonne, moins la batterie de campagne, qui sera laissée provisoirement au barrage, avec un soutien d’infanterie, suivra le mouvement, dans la nuit même. En route, veillons à nos sentinelles, pour qu’elles ne nous prennent pas pour des Chinois. De temps en temps, en longeant la berge du canal, où nous risquons, dans l’obscurité d’une nuit à peine étoilée, de rouler avec notre monture, je fais siffler ma « sirène ; » nous l’avons déjà quelque peu employée ces jours derniers dans nos marches de nuit, et nos sentinelles la reconnaîtront bien. En effet, nous atteignons les avant-postes sans encombre ; nous nous faisons reconnaître d’assez loin, et l’on déblaie, pour nous laisser passer, le chemin que l’on avait barré pour la nuit. Au camp, tout le monde se reposait déjà ; mais, la nouvelle de l’entrée des Russes dans Pékin venant d’y être connue, — apportée par M. d’Anthouard, qui, de son côté, était également parvenu à se mettre en relations avec des officiers japonais et russes, — l’on s’attendait d’un moment à l’autre à suivre le mouvement. Aussi les fractions désignées furent-elles rapidement prêtes. Sur l’ordre du général, une bonne gratification est donnée au pauvre Chinois capturé qui nous a servi de guide, quelque Boxeur peut-être, que les émotions de la journée et le manque de son opium habituel ont rendu plus mort que vif, et qui est dans l’impossibilité de continuer à marcher.

« En route pour Pékin ! la lune nous éclaire maintenant, et semble, de son sourire moqueur, narguer le désappointement que nous éprouvons, notre général plus encore que nous-mêmes, de ne point être des premiers à apporter, aux assiégés de la Légation de France, des nouvelles de la mère patrie. Il est dix heures et demie quand nous arrivons à 200 mètres de la porte Toung-Pien-Men ; la petite colonne est arrêtée, un moment, et massée, à proximité, derrière un groupe de maisons.

« Deux ponts, à peu de distance l’un de l’autre, très bien balayés par la mitraille (les Russes l’ont appris le matin à leurs dépens), nous séparent de la porte. Un poste français est laissé à l’entrée du premier, pour concourir à la garde du passage et donner en même temps des indications aux troupes françaises qui vont suivre. Quelques minutes après, la colonne s’enfonce, sous une voûte longue, contournée, percée dans l’épaisseur de la muraille : c’est Toung-Pien-Men ; un poste russe y est installé. Le brave général Wassilewsky, chef d’état-major des troupes russes, la poitrine traversée par une balle, râle sur une civière, dans une sorte de corps de garde ; à ses côtés, une rangée d’officiers et de soldats russes, blessés, sont encore étendus sur de la paille, le long des murs ; de nombreux cadavres d’officiers et de soldats tués ont été en outre réunis à proximité et gisent là, recouverts de leurs manteaux en guise de suaires. Le général s’arrête un moment pour s’informer de l’état des blessés, et, en particulier, de celui du général, avec lequel il entretenait les relations les plus sympathiques.

« Pendant ce temps, la petite colonne, prévenue d’avoir à effectuer la traversée de ce passage en évitant de troubler le repos de nos frères d’armes blessés, s’écoule sans bruit, sous la voûte, et s’engage dans la Cité chinoise. Des troupes alliées ont pénétré dans Pékin, mais la majeure partie des hautes murailles de la Cité tartare est encore occupée par des Chinois. Guidés par MM. de Grancey et d’Anthouard, qui connaissent très bien la capitale, nous suivons une rue de la ville dont les constructions nous défileront des coups de ces murailles. La colonne marche avec prudence, car on n’est pas sûr que tout à l’heure, du haut des maisons qui bordent le chemin, ne s’abattra pas sur nous une grêle de balles. Une bonne partie du terrain traversé, d’ailleurs, ressemble plutôt à la brousse qu’à une ville ; de temps en temps, un groupe d’habitations, au milieu des herbes, nous rappelle seul que nous ne sommes pas en rase campagne ; aucune trace des détachemens qui nous ont précédés. La petite troupe s’avance ainsi, silencieuse, toujours dans cette même rue qui paraît sans fin. Défense de fumer et de parler ; les hommes reçoivent l’ordre de maintenir de leur main gauche leur baïonnette et leur quart, pour éviter tout cliquetis. Enfin la voie s’élargit : nous venons d’entrer dans l’une des grandes rues de la ville. Cette dernière semble déserte : tout y est morne et lugubre : un silence de mort pèse sur tout ce quartier : les maisons ont leurs portes et fenêtres closes ; on passe, sans chercher à savoir si elles sont occupées ou non ; ce qu’il faut, c’est arriver le plus vite possible aux Légations. Il est minuit environ ; la colonne est arrêtée ; elle serre sur un détachement japonais, laissé à la garde de voitures appartenant, sans doute, aux deux bataillons de ce contingent qui, d’après les renseignemens recueillis, nous ont précédés d’une heure ou deux, à peine. Ces voitures n’avaient pu pousser plus loin, en raison des travaux de défense qui encombraient le chemin près de la porte Ha-Ta-Men, voisine des Légations. En effet, Ha-Ta-Men est là ; elle nous permettra de passer de la ville chinoise dans la ville tartare et de pénétrer sur le terrain de ces Légations. MM. de Grancey et d’Anthouard vont reconnaître les abords : ils rendent compte que la porte est fermée ; que le plus grand désordre règne aux alentours, provoqué notamment par de nombreux groupes de Chinois fuyant dans tous les sens. Il est inutile, et il n’y a aucune urgence à chercher à franchir cette porte à cette heure, où des méprises sont à craindre.

« Des dispositions sont prescrites pour attendre le jour en ce point. La rue est assez large ; des sections d’infanterie sont déployées de manière à leur permettre de tirer, le cas échéant, sur les toits des maisons qui la bordent, ainsi qu’en avant et en arrière ; les deux pièces de la section d’artillerie (lieutenant Lefèvre) sont mises en batterie dans une position où elles puissent répondre à toute attaque imprévue qui viendrait d’une direction quelconque. Les autres troupes se couchent sur place, chaque homme gardant son fusil à portée de la main.

« Les portes des maisons près desquelles la colonne s’est établie, pour la plupart des boutiques ou des restaurans, restent hermétiquement closes. Du dehors, cependant, l’on perçoit, par momens, à travers les cloisons, des bruits divers : déplacemens de meubles, mots échangés à voix basse, accès de toux, avec peine contenus, de quelque vieillard ou d’un malade, et autres indices attestant que toutes ces maisons sont occupées. Et, à la vérité, si le regard pouvait pénétrer à l’intérieur, l’on y verrait des familles entières, tremblantes, apeurées, prosternées devant l’autel dont chaque foyer est orné et, — telles de pieuses mères chrétiennes offrent des cierges à la Vierge en l’invoquant pour préserver leurs enfans d’un danger, — tels ces pauvres gens brûlent nombre de bâtonnets d’encens, en implorant les mânes tutélaires de leurs ancêtres, les génies du lieu et Bouddha lui-même, pour qu’ils étendent sur eux, en cette heure si critique, leur toute-puissante protection. La plupart maudissent, au fond de leur cœur, ces Boxeurs, cause de leurs terreurs et dont ils ont eu, sans doute, déjà à subir les exactions si l’on en juge par le nombre des maisons incendiées que la colonne, dans sa marche, a rencontrées dans cette partie de la Ville chinoise. Quelques-uns, même, pour s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs, ne vont pas tarder à sortir de leurs cachettes et à offrir aux soldats des tasses de leur meilleur thé et des cigarettes.

« Le général a choisi, pour s’y reposer, au milieu des troupes, un coin de trottoir un peu plus large, que surplombe un petit balcon en bois. Le revolver me servant d’oreiller, mon casque par-dessus les yeux, pour les garantir de la fraîcheur de la nuit, je m’étends à terre et m’apprête à jouir des douceurs d’un sommeil bien gagné. Le général, à côté de moi, ne me laisse malheureusement pas encore libre : « Il faudra prendre note de ceci... Est-ce que vous avez fait cela ? » Je ne sais plus ce que je réponds ; un besoin impérieux de dormir s’est emparé de moi ; j’y cède. Je dors ainsi pendant quelques heures. A un moment, je rêve qu’une main amie répand sur moi les parfums les plus suaves. Je me réveille, les membres endoloris, les vêtemens tout trempés par une pluie fine qui doit tomber déjà depuis quelque temps et qui se termine par un violent orage. Il est près de quatre heures : le jour commence à poindre ; on se lève, on se secoue un peu, et on s’apprête à reprendre la marche. Nous gagnons aussitôt la porte Ha-Ta-Men, qui est, à ce moment, grande ouverte. En route, nous croisons quelques soldats étrangers qui frappent sur les portes des maisons ayant quelque apparence, pour se faire ouvrir et demander du thé ; à travers les battans entre-bâillés, des têtes apparaissent apeurées ; des mains tendent un plateau chargé de tasses remplies de ce liquide. Nous voilà dans la ville tartare, dont nous longeons un moment la muraille pour arriver bientôt dans la rue des Légations.

« D’après les renseignemens que nous possédions, ce quartier des Légations se distinguait, par un aspect particulier, du reste de la capitale chinoise. La rue des Nations-Etrangères qui le traversait dans toute sa longueur, formait une large artère, propre, très bien entretenue, avec des constructions bien alignées, etc. En y arrivant, on avait là l’illusion d’un quartier de ville européenne. Hélas ! que de changemens en peu de temps ! Il est impossible de reconnaître son chemin au milieu des obstacles accumulés et des ruines que nous traversons ! Partout des pans de mur léchés par les flammes et noircis par le feu ! Quelques-uns sont percés de milliers et de milliers de trous, montrant que, parmi ces ennemis qui disposaient de tant de moyens de destruction, il en est qui n’hésitaient pas à employer les procédés les plus primitifs pour produire un résultat qu’ils eussent facilement obtenu avec quelques coups de pioche. Partout, des décombres entassés les uns sur les autres ! Dans la rue principale et dans les ruelles adjacentes, s’élèvent de toutes parts des barricades en briques ; par-ci, par-là, des coupures sur la route, des tranchées, des passages ouverts dans les murs, pour faire communiquer les maisons entre elles. Quelques cadavres de Célestes, presque en putréfaction, jonchent le sol. C’est vraiment un spectacle de désolation et d’horreur ! L’acharnement des Chinois à tout détruire dans ce qui fut le quartier européen, l’effort inouï fait par une poignée de braves pour résister aux attaques furieuses et continues de cette horde de forcenés, sont autant d’énigmes. Comment reste-t-il encore un Européen debout ? Comment s’expliquer que ces Chinois, après avoir défié toute l’Europe, en massacrant l’un de ses représentans, et après avoir persisté depuis deux mois dans ces sentimens de haine, n’aient pas pu venir à bout, avec l’armement dont ils disposaient et leur nombre, qui pouvait toujours grossir, de quelques marins et de quelques volontaires qui étaient loin d’être préparés à soutenir un siège de cette violence et de cette durée !

« La porte Ha-Ta-Men passée, les premiers obstacles franchis, la tête de colonne s’est arrêtée pour permettre aux unités de se grouper. Nos clairons font retentir, dans le calme sinistre qui nous enveloppe, leurs notes claires et vibrantes. On se sent remué, on est fier de fouler enfin le sol de cette capitale. Les vœux que nous avions tous formés, au départ de Tien-Tsin, sont enfin exaucés ! Nos hommes ont, il est vrai, leurs vêtemens en loques, mais ils n’ont point à en rougir : tout au contraire, ils peuvent s’en faire gloire.

« Partis de Tien-Tsin anémiés et fatigués, n’ayant, pour tous vêtemens, que la seule tenue, en étoffe d’un bleu sale, emportée à la hâte d’Indo-Chine, avec trois jours de vivres sur eux, sans convoi de ravitaillement, marchant, pour la plupart, nuit et jour, sur des routes poussiéreuses ou défoncées ; couchant n’importe où et n’importe comment, ils ont fourni le maximum d’efforts qu’on puisse demander à une troupe. C’est qu’ils étaient « marsouins » d’abord, et aussi qu’ils étaient soutenus par les paroles de notre général, qui de temps en temps stimulait leur ardeur, en leur faisant entrevoir la perspective de l’entrée dans Pékin. « Allons, mes amis, encore un effort : montrez que vous êtes dignes de l’infanterie et de l’artillerie de marine ! Pékin est là ! Qui de vous ne sera pas fier de dire plus tard : J’ai assisté à la prise de Pékin ? » (Notes d’un officier d’ordonnance. — Capitaine Bobo.)

Quelques volontaires des Légations ont reconnu les sonneries françaises et accourent à la rencontre de la colonne : officiers et soldats saluent bientôt, en passant, le drapeau aux trois couleurs qui flotte crânement sur ce qui fut la Légation de France ! Là, sont réunis les marins français, italiens et autrichiens, héros survivans d’un bien glorieux épisode, et qui, la joie dans les yeux, nous accueillent aux cris répétés de « Vive les marsouins ! Vive la France ! » La colonne fait halte sur ce point ; les hommes vont pouvoir, enfin, se reposer sur un sol français !

Le général, avec quelques officiers, se rend, sans retard, à la Légation d’Angleterre où tous les ministres, sans aucune exception, et leur personnel se sont transportés, dès le début des hostilités, avec les femmes et les enfans, selon un plan arrêté d’un commun accord, dans les premiers jours de juin, entre les représentans des Puissances et tous les commandans des détachemens des Légations, en prévision d’un siège. Le ministre de France s’y était rendu le dernier, le 20 juin, à neuf heures du soir, accompagné du ministre d’Espagne, de Mme Pichon et de Mme de Rosthorn, femme du chargé d’affaires d’Autriche-Hongrie[7]. Leur place était là, en effet, où ils pouvaient délibérer, le cas échéant, et agir encore en représentans des Puissances, plutôt que, dispersés sur différens points, aux avancées, dans une tranchée, le fusil à la main, recevant les ordres d’un capitaine ou d’un lieutenant, et au milieu des soldats dont ils auraient pu gêner la défense[8]. A la Légation d’Angleterre, au reste, le danger était le même que dans les autres Légations, et l’on s’y trouvait aussi à un poste d’honneur. Les bâtimens y sont moins éprouvés, il est vrai, qu’aux Légations d’Autriche, d’Italie et de France, mais, partout, on n’observe que traces d’obus et de balles. Les portes extérieures sont doublées par des tambours en briques ; toutes les ouvertures des bâtimens sont, sur la plus grande partie de leur hauteur, fermées par des matériaux de toute sorte, notamment, par des sacs à terre. Pour la confection de ces derniers, tout a été mis à contribution : couvertures, draps de lit, coussins en toile et en soie, effets d’hommes et de femmes ; il en est même qui sont faits avec des robes de soie ! C’est le triomphe de la « barbette, » s’écrie un officier, enthousiasmé à la vue de ces défenses improvisées et, de fait, il faut reconnaître que les pionniers qui ont présidé à leur organisation, et dont quelques-uns ont échangé la plume qu’ils tenaient, la veille, pour la pelle, la pioche et le fusil, ne le cèdent en rien à bien des techniciens qui ont pâli sur les savans traités de fortification et sur l’étude des défenses accessoires !

Après avoir traversé plusieurs grandes cours, le général et les officiers arrivent enfin dans la partie du bâtiment réservée à la Légation de France. Le ministre de France, M. Pichon, prévenu, se porte rapidement au-devant d’eux. Malgré l’heure matinale, Mme Pichon, Mmes Berteaux, Saussine, Filippini, apparaissent bientôt à leur tour, tenant par la main de frêles et gracieux enfans, les joues pâlies par les privations, et ouvrant de grands yeux, tout étonnés de voir ces Européens qu’ils ne connaissent point, ces militaires accoutrés comme des « bandits, » si chaleureusement fêtés par tous ! Toute la Légation de France et le lieutenant de vaisseau Darcy, à la tête de son détachement de vaillans matelots, sont là réunis ! On s’embrasse ; on étreint les mains amies ; la joie est peinte sur tous les visages. L’émotion fait couler quelques larmes. Enfin, cette fois, c’est bien la délivrance ! Cette obsession de chaque instant sur le sort qui était réservé aux assiégés, cet affreux cauchemar qui les poursuivait nuit et jour ont cessé ! Les pensées se reportent vers ceux qui, loin, bien loin, en France, attendent depuis longtemps, avec une angoissante anxiété, cette heure bénie ! et du fond des cœurs monte vers le ciel un élan de profonde reconnaissance ! Quelques regrets se mêlent à ces expansions, car l’on songe avec tristesse aux braves qui reposent dans un petit coin de jardin où l’on conduit les arrivans, comme à un lieu de pèlerinage, cimetière improvisé sous le feu de l’ennemi, et dont le terrain fut longtemps disputé pied à pied par les assiégés aux assaillans. Là dorment leur dernier sommeil, côte à côte, unis dans le même sort, fauchés en pleine force, en pleine jeunesse, tous ceux — chefs, marins et volontaires — qui ont payé de leur vie le dévouement au salut commun ! Leur vaillance, leur fin héroïque, comme celle des braves qui sont tombés dans la défense du Pétang, auront leur page glorieuse dans les annales militaires de notre chère France. « Il faudrait graver quelque part en lettres d’or leur histoire d’un été, de peur qu’on ne l’oublie trop vite, et la faire certifier telle, parce que bientôt on n’y croirait plus. » (P. Loti.)

Les troupes de secours semblent aussi hâves et aussi fatiguées que les assiégés ! C’est que l’objectif qui leur était imposé n’a pas été atteint sans de rudes épreuves : chaleur, manque de sommeil, rapidité de la marche, et aussi, parfois, manque de nourriture ; mais, devant le résultat obtenu et devant les témoignages de gratitude qui lui sont prodigués, chacun se sent largement récompensé de toutes ses peines !

Mme Pichon, aidée des autres dames françaises, les premiers momens passés, n’oublie pas, même en ces circonstances, ses devoirs de maîtresse de maison et fait l’honneur aux nouveaux venus d’une collation qui prend pour eux les proportions d’un véritable festin. Une tranche de pain, — depuis dix jours la colonne en avait été complètement privée, — du pâté de foie gras, du beurre, de la mortadelle ! Mais, vraiment, ils n’étaient pas encore aussi à plaindre qu’on le craignait, ces revenans qui, à en croire les journaux d’Europe, avaient subi depuis longtemps les pires supplices ! Il restait en effet encore quelques provisions, qu’en ménagères économes, nos héroïnes avaient soigneusement réservées pour les jours d’extrême disette. On avait d’abord mangé le bétail, le riz et le blé qu’on avait pu enfermer en toute hâte, quand les hostilités avaient commencé et n’avaient plus laissé de doute sur les intentions des Chinois ; les mulets, les chevaux avaient suivi ; ces quelques conserves constituaient les dernières cartouches. Une coupe de Champagne fut la dernière surprise offerte aux arrivans. On but à la délivrance des assiégés, à leurs héroïques défenseurs, aux braves qui étaient tombés sous les balles chinoises ; on but à l’armée, à la marine, à la République, à la France, à tout ce qui nous devient si cher à l’étranger, où, loin des dissensions intestines, des querelles de partis, on n’entrevoit la Patrie que dans une auréole de grandeur, de beauté et de gloire !

La colonne, une fois rassemblée, traverse, clairons en tête, tout le quartier des Légations pour y montrer les couleurs françaises et y faire entendre les sonneries aimées de nos marches guerrières. La colonne s’allonge bien un peu, obligée de traverser barricades, tranchées et autres obstacles, témoins indiscutables de la noble lutte qui venait de finir. Et puis, officiers et soldats ne sont-ils pas heureux de serrer les mains qui se tendent vers eux, à leur passage ? La colonne est ensuite arrêtée, les faisceaux sont formés, et les hommes mis au repos en attendant de nouveaux ordres.


IV

Il reste encore aux Alliés un devoir impérieux à accomplir : la délivrance de la mission catholique du Pétang, dont les Légations sont sans nouvelles depuis soixante jours, bien que cet établissement soit distant de 3 000 mètres à peine de ces dernières. Mais cette action militaire nécessite une préparation sérieuse en même temps qu’elle intéresse la direction générale des opérations des Alliés, car elle doit conduire les troupes à l’occupation de la ville et des jardins impériaux, qui sont encore entièrement aux mains des Réguliers. En effet, le contingent américain qui, dans la journée du 15 août, tente de pénétrer dans le Palais impérial par la porte Sud, compte 6 tués, dont un capitaine, et 19 blessés. D’autre part, les Japonais ne parviennent que le soir de ce même jour, après avoir eu 8 tués et 89 blessés, à s’établir devant les portes Nord et Est de la Ville impériale, qu’ils ne réussiront à forcer que le lendemain. En ce qui le concerne, avec les 350 fantassins qui constituaient ses effectifs, le corps français ne peut songer, sous peine de courir au-devant d’un insuccès, à entreprendre la délivrance du Pétang, le général commandant le contingent américain, qui devait concourir à cette opération avec 500 à 600 hommes, venant de l’aviser que toutes ses troupes sont engagées dans une action contre le Palais impérial et qu’il lui est impossible de se démunir d’une fraction quelconque de ces dernières. De concert avec le ministre de France, le général Frey remet en conséquence l’opération au lendemain. Le soir même, à la conférence des généraux, il fait part de ses projets aux chefs des contingens, et demande la coopération d’un bataillon russe et d’un bataillon anglais, coopération qui lui est accordée avec empressement. Le 16 août, le général Frey marche sur le Pétang avec le contingent français, renforcé par 30 cosaques et 350 pionniers ou tirailleurs sibériens ; par 350 Anglais ou Sikhs ; par les trois petits détachemens de marins français, autrichiens et italiens, qui venaient de défendre les Légations d’une manière si brillante, et enfin par un groupe de combattans, de composition peu banale, ayant à sa tête le Ministre de France et formé par les volontaires et par le personnel de la Légation : MM. d’Anthouard, Morisse, Berteaux, Filippini, les médecins-majors Matignon et de Talayrach, Feit, Saussine, Pelliot, interprète de l’Indo-Chine, Bouillard et Wilden, agens du chemin de fer Hankéou-Pékin, Picard-Destelan, employé des douanes, Bartholin, représentant du Crédit Lyonnais, Merghelynck, premier secrétaire de la Légation de Belgique ; petite escorte d’élite, composée de gens aguerris par les épreuves du siège, au cœur chaud, revendiquant tous l’honneur de prendre part à une opération qui a pour objet la délivrance de compatriotes, et dont le général a eu l’occasion, comme il s’est plu à le proclamer en toute circonstance, d’apprécier le calme au feu, et l’intrépidité.

La colonne se grossira encore, au cours de l’action, de 250 Japonais qu’elle trouvera devant la porte Jaune de la Ville impériale. Commencée à sept heures du matin, l’opération prend fin à deux heures de l’après-midi. Vers dix heures, la route du Pétang était ouverte : Mgr Favier, les missionnaires, tout un peuple de chrétiens indigènes et les petits détachemens français et italiens affectés à la défense du Pétang, accueillaient leurs libérateurs avec des transports d’inexprimable allégresse.

Enfin, à la suite d’un combat de rues opiniâtre, dans lequel 600 Réguliers ou Boxeurs trouvent la mort, la colonne force l’entrée de la ville interdite et s’empare de la Colline-au-Charbon ou Mée-Shan. De ce point d’appui de premier ordre, dominant la ville de Pékin d’une soixantaine de mètres, la petite colonne internationale tient sous la menace des feux des pièces d’artillerie françaises, qui y sont aussitôt hissées, les palais et la Ville impériale, affirmant ainsi de la manière la plus éclatante la prise de possession, par les Alliés, de la capitale chinoise.


GÉNÉRAL H. FREY.

  1. Numéros 188, 239, 246 et 250 du Livre Jaune, de 1900-1901.
    Le 23 juillet, le président Mac-Kinley, notamment, écrivait à l’Empereur de Chine de se mettre en communication avec l’armée internationale de secours, de façon à coopérer avec elle à la délivrance des Légations, à la protection des étrangers et au l’établissement de l’ordre.
  2. Ce court exposé rétrospectif des circonstances qui ont accompagné la prise de la capitale du Céleste Empire, des causes et des mobiles qui ont pu peser sur les déterminations de la Cour — et dont le résultat, à n’en point douter, fut de favoriser, directement ou indirectement, les opérations de l’armée internationale pendant cette période de la campagne du Pé-tchi-li, — nous semble fournir une explication plausible de la facilité avec laquelle cette armée de 14 000 hommes a pu s’avancer jusqu’à Tong-Tchéou, contrairement à toutes les prévisions, au moment même où un accord venait d’être concerté entre les Russes et les Japonais, aux termes duquel la deuxième quinzaine du mois d’août était fixée comme l’époque la plus propice pour l’entreprise de cette marche ; où l’on estimait communément que le corps d’opérations devait compter de 60 000 à 80 000 hommes. On y trouve l’explication de cet abandon précipité, par l’armée chinoise, des deux places d’Ho-Si-Vou et de Tong-Tchéou, dont la défense s’imposait, et, aussi, de l’absence complète de résistance des troupes ennemies, entre Tong-Tchéou et Pékin, dans ces mêmes plaines de Pa-li-kao où les hordes tartares tentèrent, en 1860, d’arrêter le corps expéditionnaire franco-anglais. L’état de désorganisation dans lequel devait sans doute se trouver l’armée chinoise, comme conséquence de l’impuissance où était tombée l’autorité impériale, à Pékin et sur tous les points où les Boxeurs étaient les maîtres ; la démoralisation dont elle pouvait avoir été frappée à la suite de la prise de la Cité Murée de Tien-Tsin et des combats de Peitzang et de Yang-Tsoun, ne suffisent pas, à notre avis, à donner la raison du peu de résistance que les Alliés ont rencontré dans leur marche et dans l’attaque de la capitale chinoise, Il sera peut-être bon de tenir un certain compte de ces observations dans le jugement qui sera émis sur la valeur générale des élémens qui composaient l’armée du Céleste Empire, en 1900. Ajoutons que des documens récemment parus tendent à établir qu’en diverses circonstances de la seconde période de cette campagne de Chine, l’inaction dont on a fait un reproche aux généraux chinois était raisonnée, systématique, et se trouvait justifiée par les ordres formels que ces généraux avaient reçus de leur gouvernement.
  3. Ce récit paraîtra prochainement à la librairie Hachette.
  4. Dans une entrevue que le général Frey eut, à Tien-Tsin, au mois de septembre 1900, chez le général Linéwitch, avec Li-Hung-Chang, ce haut mandarin se lamentait sur les irréparables malheurs qui s’étaient abattus sur son pays, et déplorait la perte des richesses de toute nature renfermées dans les nombreux établissemens de la capitale chinoise.
    Le général Linéwitch ne lui cacha point que la plus grande partie des déprédations qui avaient été commises à Pékin, et que l’on ne manquerait point d’imputer aux troupes internationales, était le fait de ses compatriotes, Boxers ou autres, qui, maîtres de la capitale, s’étaient livrés, sur tous les points, à un pillage effréné. Les deux généraux lui donnèrent l’assurance, qu’en ce qui les concernait, ils avaient fait tous leurs efforts pour s’opposer aux exactions de tout ordre qui sont fatalement la conséquence de toute prise d’assaut d’une ville. Le noble exemple donné par ce vénérable vieillard, âgé de près de quatre-vingts ans, qui, comblé d’honneurs et de richesses, n’aspirant qu’au repos et usé, malade au point de ne pouvoir marcher que soutenu par deux de ses serviteurs, n’hésita point à braver les fatigues et les dangers de toutes sortes qui l’attendaient, et à dépenser ce qui lui restait d’intelligence, d’énergie et de vie pour chercher à arracher son pays aux calamités dont il était accablé, est le meilleur témoignage que l’esprit de patriotisme et de sacrifice ne constitue point l’apanage exclusif des races occidentales.
  5. Tous les élémens mis en route, de Tien-Tsin, avant le 10, et de Yang-Tsoun, avant les 8 et 9 août, y compris la compagnie Jagniatkowski, qui partit de Tien-Tsin, le 9 au matin, se trouvaient, ainsi qu’il a été déjà dit, le 14, à sept heures du matin, sous les murs de Pékin. La marche des autres détachemens fut la suivante :
    11 août, à 6 heures du soir, départ, de Yang-Tsoun, d’un détachement (lieutenans Pol et Timonier) à l’effectif de 80 hommes, qui n’a pas été mis en route, le matin même, pour lui permettre d’emmener avec lui une section (sous-lieutenant Martin), à l’effectif de 27 hommes, arrivée à Yang-Tsoun dans la matinée. Le 12 août, arrivée à Ho-Si-Vou ; et, le 13 au soir, à Matou, du même détachement, qui y séjourne pour attendre du matériel d’artillerie qui remontait le Peï-Ho par jonques. Arrivée, le 18 août, à Pékin, de ce détachement complété à 100 hommes, avec le commandant Brénot qui avait dû, le 12, pour cause de maladie, quitter le commandement de son groupe, et gagner Tong-Tchéou par jonque.
    10 août, dans la matinée, arrivée, à Tien-Tsin, du détachement Vincent. Départ, le soir, pour Yang-Tsoun. Le 12, seulement, à 6 heures du soir, arrivée, à Yang-Tsoun, de ce détachement. Départ de cette localité, le 13 août, au soir, sous les ordres du colonel de Pélacot. Arrivée, à Ho-Si-Vou, le 14 au matin. Le commandant du détachement, se rendant compte, à ce point, qu’il ne pourra pas rallier le général Frey, dans la matinée du 13, sous les murs de Pékin, ralentit sa marche et atteint Tong-Tchéou, le 17, et Pékin, le 20 août.
    Quelques enseignemens sont à tirer de l’examen des faits qui précèdent : 1° Pour pouvoir obtenir d’une troupe un effort exceptionnel, qu’il s’agisse de grandes comme de petites unités, il faut, (chez le chef, une foi entière dans le succès : ce n’est qu’à cette condition qu’il pourra communiquer les mêmes sentimens à ses subordonnés et réciproquement obtenir d’eux le concours le plus absolu.
    2° En Europe, de petits détachemens et, parfois aussi, d’assez grandes unités obtiennent, dans l’exécution de marches d’épreuves ou d’entraînement, des résultats surprenans. Lorsque ces mêmes élémens se trouvent, dans une campagne hors d’Europe, en présence de difficultés provenant surtout de l’inclémence du climat, les résultats sur lesquels il est permis de compter sont tout différens, quelque bonne volonté, d’ailleurs, que le soldat apporte à satisfaire ses chefs. Ainsi, les distances qu’il s’agissait de franchir, dans ces marches forcées, n’étaient, entre Tien-Tsin et Pékin, que de 130 kilomètres, et que d’environ 100 kilomètres, entre Yang-Tsoun et la capitale. On sait avec quelles difficultés ces distances ont été couvertes par les différens contingens alliés.
    L’exécution des marches de cette nature ne peut guère être obtenue, dans nos colonies, qu’au moyen de troupes indigènes encadrées par des officiers et par des sous-officiers européens montés. Nos annales coloniales abondent en prouesses accomplies par des colonnes ainsi constituées. Nous citerons, entre autres exemples, parce qu’elle présente quelque analogie avec le cas qui nous occupe, la marche forcée de la colonne française qui opéra, en 1885, sur la rive gauche du Haut-Niger, contre l’armée de Samory et qui, pour atteindre cette armée, puis dans la poursuite de cette dernière, parcourut près de 200 kilomètres en quatre jours, dans une région très difficile.
  6. Des fractions arrivées, à Tien-Tsin, à marches forcées, la veille, à neuf heures du soir à Tong-Tchéou, avaient dû se remettre en route à minuit.
  7. Ce ne fut que quelques jours plus tard que Mme de Rosthorn, à la suite d’incidens d’ordre privé survenus entre M. de Rosthorn et un membre de la Légation d’Angleterre, quitta cette Légation. Après avoir résidé pendant quelques jours dans un Pavillon de la Légation de France, resté encore debout, et où ils se trouvèrent juste au moment d’une des plus rudes attaques dirigées contre cette Légation, M. et Mme de Rosthorn se rendirent à la Légation d’Allemagne, qui ne comptait aucun représentant accrédité du chef de cet État, par suite de l’assassinat du baron Retteler, mais seulement deux secrétaires, MM. de Below et de Bergen.
  8. Les Ministres qui avaient remis la défense de leur Légation au commandant de leur détachement prenaient le soin, le Ministre de France le premier, de visiter presque chaque jour leur Légation, autant pour encourager les défenseurs que pour connaître leurs besoins, afin de demander, au cours de leurs réunions en conseil, les moyens d’y faire droit.