Ollendorff (p. 116-136).

VII

Au Cercle, où j’échouai après trois heures d’attente obstinée dans la maison du fleuriste, je retrouvai tous ces messieurs, les jeunes, les vieux, les célibataires, les maris en rupture de ménage.

— Eh bien, Devrieux, toujours les mêmes idées ?

— Toujours, répondis-je simplement, peu enclin à la discussion.

— Allons donc, vous plaisantez, comment voulez-vous admettre… ?

Je me laissai écraser par la logique de mon adversaire, et un autre eut ainsi raison de moi, et tous se mirent à discourir. Je ne bronchais pas. Ces questions m’excédaient, si étrangères à mon chagrin et d’un intérêt si mince lorsque notre vie est aux prises avec la cruauté d’un fait. J’écoutais cependant, et chacun des arguments sous le poids desquels on m’accablait, faisait surgir en moi comme par un jeu mécanique l’argument opposé. Et c’étaient toujours les mêmes. D’un côté et d’autre, on se les envoyait du même air de triomphe, sans jamais employer une raison nouvelle, et on les réfutait du même air de mépris, comme des mots qui n’ont aucune espèce de valeur. Tout cela me parut abominablement niais. Était-ce la faute de mes adversaires si la discussion se tenait à ce niveau déplorable ? Ou bien plutôt, n’est-ce point le propre de toute discussion de ce genre d’être absurde et banale ?

Mais quelqu’un dit :

— Alors, vous approuvez l’amour libre ?

— Si je l’approuve !

L’apostrophe m’atteignait cette fois. Je voulus me contenir, écœuré d’avance de tous les lieux communs que la passion me dicterait. Mais on jetait les hauts cris, certaines phrases avaient un air d’allusions personnelles, je commis encore la sottise de parler.

— Si j’admets la liberté de l’amour ? n’est-ce pas le premier et le plus absolu de nos droits ? La volonté de deux êtres qui veulent s’appartenir, voilà le principe initial et la loi suprême. Tant qu’il y aura dans une société des obstacles entre ceux qui s’aiment, cette société aura tort. Tant que ceux qui s’aiment renverseront ces obstacles et dédaigneront les préjugés, ils auront raison, cent fois raison. La vraie morale est là…

Ma vie eût été en jeu que je ne l’eusse pas défendue avec plus de conviction. Je ne pouvais avouer plus franchement à quel point cette cause me touchait, comment j’agirais en pareil cas, et comment j’agissais déjà sans aucun doute. Si, dans les disputes précédentes, la véhémence de mes opinions s’atténuait d’un peu d’ironie facilement perceptible, cette fois au contraire je les aggravai par un accent de révolte et de rancune qui leur donnait une importance d’actes véritables. Ce n’étaient plus des théories, mais des récriminations contre un état le choses dont je m’avouais la victime et dont on eût dit, à mon emportement, que j’accusais mes auditeurs.

Toute la soirée on batailla. Je me retirai fort mécontent de moi.

Le lendemain Geneviève me sourit timidement. Je n’eus plus de colère, plus de souvenirs mauvais,

— Vous n’avez pas osé ?

— Non… j’ai fait ce que j’ai pu, je me suis trainée là-bas comme une morte, et puis, en approchant, j’ai deviné que je n’entrerais pas… et j’ai passé tout droit…

Je lui dis :

— Venez chez mère, elle s’étonne que vous ne veniez plus et sera enchantée ; moi, je trouverai le moyen de vous voir sans qu’on s’en doute… je vous en prie…

Je rentrai et feignis de sortir. Mme Darzas vint, Une heure après, comme elle descendait l’escalier, je l’emmenai dans la salle et l’attirai violemment sur ma poitrine. Nos lèvres se joignirent. Elle gémit :

— Tu ne m’as jamais embrassée comme cela.

— Je ne savais pas… Oh ! si j’avais su, à Bellefeuille, tu aurais été ma maîtresse.

— Tais-toi, tais-toi, embrasse-moi.

Un bruit nous sépara brusquement. La porte, qui n’était que poussée, s’ouvrit. C’était mère. Je tenais déjà un livre dont j’affectais de montrer à Geneviève certains passages. Mais elle dut s’asseoir, bouleversée. Mère joua la surprise.

— Vous êtes encore là ? je vous supposais partie.

Geneviève bégaya quelques syllabes. Je m’empressai de répondre :

Mme Darzas s’en allait comme j’arrivais, je l’ai retenue un moment, il y a si longtemps que je ne l’avais vue !

— Si longtemps ? comme c’est drôle ! on vous a aperçus hier, causant sur le boulevard.

Je fus déconcerté. Un long silence accrut notre gène. Mme Darzas le rompit par des propos hâtifs et décousus, auxquels mère répliquait avec la même volubilité distraite. On se dit adieu du bout des doigts et des lèvres. Mais soudain mère s’inclina vers la jeune femme et l’embrassa. Elles se tinrent affectueusement unies.

— Geneviève, laissez-moi vous gronder, vous êtes une enfant, et vous ne voyez pas le mal. Oh ! je n’ai pas peur, je suis sûre de vous… Seulement les gens ne vous connaissent pas, eux, et il y en a de si méchants ! Tout cela est bien grave ! Croyez-en votre vieille amie, et ne lui en veuillez pas de son avertissement…

Elle l’accompagna jusqu’à la porte du vestibule. À son retour, je prononçai pensivement :

— Tu es bonne, mère.

Ma tendresse frissonnait et j’eus envie de l’embrasser à mon tour. Elle se raidit.

— En quoi suis-je bonne ?

— En ce que tu agis souvent, comme tout à l’heure, contrairement à tes idées et aux habitudes de ton monde, mais selon la vraie et simple bonté.

— J’aime beaucoup Geneviève, et je le lui ai montré d’autant plus que j’avais à lui faire de la peine.

— Tu ne lui as pas fait de peine.

— Si, en la reconduisant je lui ai demandé s’il ne valait pas mieux, à son avis, qu’elle ne vint pas pendant quelque temps… J’ai prétexté des potins, des médisances.

— Tu as dit cela ! m’écriai-je avec irritation, tu as eu le courage de dire cela à Mme Darzas ?

Elle déclara d’un ton ferme :

— Pascal, l’intrigue recommence comme à Bellefeuille. Vous aviez rendez-vous ici, chez moi, c’est un rôle que je n’accepte pas. Non seulement je me refuse à te servir de complice, mais je lutterai avec toute mon énergie et mon indignation.

Je baissai la tête. Que d’animosités s’amassaient autour de mon pauvre amour ! Mère aussi s’attrista.

— Chaque fois je m’aperçois que nous différons davantage. L’avenir ne sera pas gai si tu persistes dans les mêmes erreurs. Ainsi quel est ce besoin ridicule de discourir à tort et à travers et de scandaliser tout le monde comme tu l’as fait hier, au Cercle, avec tes utopies ?

— Ah ! on t’a dit, insinuai-je d’un ton railleur.

— Oui, on m’a dit et on m’a dit aussi, car, hélas ! on cause beaucoup trop de toi, on m’a dit que tu ne te gênais pas pour mettre en pratique tes théories démoralisantes, et que ton meilleur ami était ce professeur dont la femme est ta maîtresse.

— Il y a beau temps que cette dame n’est plus ici. Quant à son mari, c’est un homme d’une haute intelligence et auprès de qui je m’instruis beaucoup.

— Pourquoi te montres-tu en sa compagnie ? Il serait si facile d’aller chez lui !

— Faut-il donc se cacher d’un acte qui n’est pas mal ? Si ma conscience m’ordonne de le voir, dois-je m’en dispenser ? De même on me reproche certaines idées… mais si ce sont les miennes, dois-je les taire quand on m’interroge ? Ne dois-je pas essayer de les propager puisque je les juge vraies ?

— Et si elles ne le sont pas ? Si ta conscience a tort ?

— Comment le savoir ? Ma seule certitude est en moi. Il faut choisir : faire ce que l’on croit devoir faire, ou faire ce que les autres croient que vous devez faire dans une circonstance dont ils ignorent nécessairement tous les détails.

Impatientée, elle s’écria :

— Eh ! qu’importe ce que tu penses ou ce que tu fais ! est-ce la peine de prendre toute la ville à témoin ? Si tu n’es pas d’accord avec les gens, pourquoi le leur corner aux oreilles ? Pourquoi braver leur opinion ?

— Mais, ma pauvre mère, je m’en moque de leur opinion ! Que monsieur un tel ait sur moi telle ou telle opinion, que veux-tu que cela me fasse ? Je ne vis pas pour lui. Quand je me décide à quelque chose, je n’examine pas s’il va être content ou mécontent. Et si j’ai l’intuition de son mécontentement, je ne songe pas qu’il y ait là de quoi m’arrêter.

— Tu l’as donc quelquefois l’intuition qu’on te blâme ?

Je répondis franchement :

— Oui, je l’ai, tu m’as élevé dans des principes trop fixes pour que je ne connaisse pas exactement ce qui est bien et ce qui est mal d’après le monde de Saint-Jore. Seulement, que veux-tu, je ne me résoudrai jamais à croire que ce soit une règle de conduite suffisante.

— Alors quelle est la tienne ? Tu n’as plus de religion, plus de croyances, tu n’obéis qu’à tes instincts, où cela te mènera t-il ?

— À rien de mal si ces instincts sont bons ?

— Et s’ils sont mauvais ?

— Ma foi, tant pis…

Mais aussitôt je me jetai dans ses bras, alarmé de son chagrin.

— Non, mère chérie, j’exagère… S’il y avait de mauvais instincts en moi, je ne les suivrais pas, sois-en sûre. Et puis je n’obéis pas qu’à cela, bien des choses me plaisent parce qu’elles sont belles, bien d’autres me répugnent parce qu’elles sont laides… C’est vrai, à mon âge, on va un peu à l’aventure quand on ne veut de guide que soi-même. Mais je suis incapable d’une action vilaine.

— Ce qui n’est pas vilain à tes yeux, peut l’être aux yeux des autres.

— Je m’arrangerai pour ne pas attirer les regards. Après tout, tu as raison, je verrai M. Berthier chez lui, et je tâcherai de me taire et d’être plus habile et plus réservé, je te le promets.

Elle soupira :

— Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !

Mes cahiers de l’époque témoignent d’une sorte d’incertitude à la suite de cette conversation. Je me demandai ce qu’il y avait de légitime en la façon dont on me jugeait et si je méritais vraiment tant de blâmes. Mes réflexions furent sincères, car je n’avais pas d’orgueil vis-à-vis de moi-même, et la perspective de me trouver en défaut ne m’était nullement pénible.

« Quel forfait exécrable ai-je donc commis ? Avoir eu deux ou trois liaisons ne constitue rien d’anormal. Être l’amant d’une femme et se plaire auprès de son mari ne déshonore point, étant donné surtout les conditions très spéciales du ménage Berthier. Mon amour pour Geneviève ? Personne, sauf mère et Mme Landol, ne le connaît. D’ailleurs est-ce un crime d’aimer et de se dévouer à qui l’on aime ?

Restaient mes idées. Tout provenait de là.

On disait à Saint-Jore :

— Le fils Devrieux a des idées !

On s’abstenait de les qualifier : il suffit d’en avoir pour qu’elles soient répréhensibles, mais celles-là étaient particulièrement scandaleuses.

— Est-ce possible qu’un garçon bien élevé ait des idées pareilles !

Cet effarement m’étonnait. Il était indéniable que je ne pensais point comme ceux qui m’entouraient, mais n’y avait-il personne au monde qui pensât comme moi ? L’ivresse du début dissipée, je n’ignorais point combien les fameuses idées dont je me faisais naïvement gloire, sont vieilles et répandues. Tous les livres les enseignent. Elles ne confèrent à celui qui les adopte aucune originalité. Elles impliquent simplement le besoin d’un peu d’indépendance et d’honorables soucis de générosité et de pitié. Que d’esprits en sont là ! Que de natures vibrent rien qu’au son de ces paroles ! Et j’écrivis :

« J’ai mal placé mon orgueil, et j’en subis les conséquences. On a le droit d’être fier quand on pense mieux que les autres, mais je l’ai été aussi parce que je pensais autrement que les gens de Saint-Jore. L’opinion du monde est un mobile si puissant que, bien souvent, ceux qui dédaignent d’en tenir compte prouvent l’importance qu’ils y attachent par l’affectation de leur révolte. Il ne faut ni la braver ni la craindre, il faut y être indifférent. Je ne le suis pas. Si la révolte contient un plaisir d’ostentation, il est à croire que ce plaisir fut un des motifs de la révolte, ce qui implique toujours l’influence de l’opinion.

« Je me tairai donc et dissimulerai. En province, c’est la première condition de liberté, l’expérience me le révèle. Il vaut mieux se conduire mal en cachette, que se bien conduire ouvertement. Une vie au grand jour offusque les yeux. La franchise n’est pas une qualité pour la raison qu’on n’y croit point. »

Durant deux après-midi je me contentai d’effectuer, à l’allure de promenade, l’itinéraire prescrit. Mais, le troisième jour, n’ayant pas vu Geneviève, je le recommençai, et ne l’ayant point vue non plus le quatrième et le cinquième, toutes mes bonnes résolutions, du moins en ce qui concernait la prudence, s’en allèrent à la dérive. On ne put sortir sans m’aviser devant un étalage ou derrière un arbre du boulevard. Je bondissais d’une ruelle, je m’engouffrais sous une porte cochère, je dégringolais d’un omnibus. En une heure ma présence était signalée en vingt endroits différents. Aucune phase de mon manège ne passait inaperçue, et l’on ricanait :

— Encore le fils Devrieux qui fait des siennes !

Geneviève ne bougeait pas de sa chambre. M’aimait-elle encore ?

Je perdis la tête. Depuis ma lettre de rupture, Mme Landol n’avait point cessé de me poursuivre de plaintes et de menaces. Je la prévins de ma visite.

Elle me reçut dans son cabinet de toilette, Et aussitôt sa tenue, son peignoir lâche, les volets demi-clos, l’air alourdi de parfums, tous ces préparatifs qui étaient autant de pièges tendus à ma vertu, me parurent si comiques que j’éclatai d’un rire nerveux. Elle ferma le haut de son corsage et dit mélancoliquement,

— Vous riez… ici… où nous avons tant de souvenirs !

Une grosse larme coula de ses yeux, s’embourba dans le noir de la paupière, et s’arrêta toute pâteuse dans le blanc de la joue, et rien n’était triste comme ce chemin de tristesse inachevé.

— Pardonnez-moi, Berthe, je ne ris pas de nos souvenirs.

— Sont-ce les derniers, Pascal ? N’y en aura-t-il plus d’autres entre nous ?

— Non, il n’y en aura plus d’autres.

— C’est que vous l’aimez, dit-elle.

Je lui répondis très fermement.

— Oui, Berthe, j’aime votre sœur et elle m’aime aussi, mais Philippe, mère, tout le monde est contre nous, de sorte que je ne sais plus comment la voir. Soyez bonne, invitez-nous tous sous un prétexte quelconque.

— Tu es fou ! s’écria-t-elle.

— Pourquoi ? c’est très facile.

— Mais je me veux pas que Geneviève soit ta maîtresse, et elle ne le sera jamais. D’ailleurs comment pourrait-elle le devenir ? Il n’y a pas que ta mère et que Philippe et que le monde qui vous séparent, il y a Geneviève elle-même, Geneviève qui n’ose pas, je le sais… et puis il y a moi aussi, moi qui l’entretiens dans sa peur et qui lui rapporte tous les potins…

— Comme vous êtes méchante !

Elle affirma d’une voix haineuse :

— Tu ne seras pas l’amant de Geneviève, je ne veux pas qu’elle ait d’amant.

— Vous n’en avez donc jamais eu, vous, m’écriai-je, vous n’avez donc jamais aimé ?

— Non, dit-elle, je n’ai pas aimé.

— Eh bien, et moi ?

— Toi, toi, je t’ai pris justement parce que je n’avais eu personne… j’ai voulu une fois… avant d’être vieille… Je me suis avisée tout à coup que ma vie avait été hargneuse, oui, hargneuse, sèche… c’est comme s’il y avait eu autour de moi des épines qui piquaient les gens… Ah ! ma vie… tu ne t’imagines pas…

Je ne l’écoutai plus. Elle me fit, j’en suis sûr et je le sentais en entendant le bruit saccadé de ses paroles, elle me fit d’étranges aveux. J’ai gardé, comme un souvenir de rêve, l’impression confuse d’une de ces existences à relief puissant et à passions vigoureuses qui fermentent sous la couche d’hypocrisies et de lâchetés dont la province accable les individus. La haine, l’amour, l’envie, le dévouement sont à la racine d’âmes très vulgaires qui se flétrissent souvent sans que l’occasion fasse monter en elles cette sève de vie, bonne ou mauvaise. Malheureusement la curiosité que Berthe m’inspire aujourd’hui, je ne l’eus point quand il m’était loisible de l’assouvir, et j’ignore son passé, sa misère spéciale, le secret de sa méchanceté, les raisons de sa conduite avec moi et de son acharnement contre sa sœur. Je ne pensais qu’à Geneviève, j’avais déjà oublié l’absurdité de ma démarche, et je cherchais d’autres expédients.

Le réveil fut brusque. Berthe avait entr’ouvert le corsage de son peignoir, et, m’entourant de ses bras nus, elle appuyait sur mon visage sa gorge tiède. Je fus près d’y mordre. Mes dents, mes lèvres en étaient avides.

— Pascal, ne me refuse pas, je suis disposée à tout… je t’aiderai pour Geneviève… Toute seule, elle n’osera pas… je te l’amènerai.. Pascal, je m’y engage… elle sera ta maitresse… ici même.

Plus que la volupté, cette promesse me tenta ; je ne doutais pas que Berthe la tint dans l’espoir d’abimer notre amour par la trahison, et la possession de Geneviève valait bien l’ennui de quelques caresses. Cependant je ne pus me résigner à une telle déchéance.

Des devoirs sacrés sanctifiaient mon corps. Je repoussai Berthe.

Peut-être eussé-je dû me dérober avec plus de souplesse, Mais il est rare qu’on soit adroit quand on remplit un devoir. Mme Landol resta sous mes yeux, à moitié dévêtue, embarrassée de sa gorge inutile et le visage balafré de larmes noires. Pardonnerait-elle cette humiliation ?

Le lendemain matin, ayant appris que Philippe s’absentait, j’envoyai chez Mme Darzas un commissionnaire avec ce mot :

« Tantôt, à trois heures, au haut de la vieille ville, dans le Clos Guillaume. Prenez le petit pont et montez par les rampes de droite. Moi, je traverserai en barque, du côté des prairies, et je monterai par la gauche. Aucun danger. De la terrasse, on aperçoit le grand pont par où l’on passe toujours pour venir dans la vieille ville, et l’on reconnaît très bien les personnes. Si vous n’y êtes pas à cinq heures, j’irai chez vous. »

Une partie de l’emplacement où s’élevait au moyen âge la forteresse de Saint-Jore-en-Houlme est un terrain vague qui sert quelquefois aux exercices de la garnison. La partie la plus avancée, celle qui surplombe l’Orne, a été transformée en un petit jardin que l’on appelle le Clos Guillaume, du nom de la tour dont il encadre les derniers vestiges. Humide et sombre, planté de cyprès et de saules, formé de plates-bandes étroites où gisent des reliques du passé, vieilles pierres, fûts de colonnes, dalles moisies, il ressemble plutôt à un cimetière abandonné. Mais une paix profonde y demeure, et il n’est point de charme plus riant que celui dont s’animent ces coins de tristesse quand on les regarde avec des yeux heureux.

C’est là, à l’angle de deux allées qui s’y croisent, près de l’ogive d’une porte en ruines, c’est là que Geneviève m’apparut. Elle s’arrêta une seconde. J’eus le temps de discerner, sur sa figure pâlie, les trois ou quatre expressions qui s’y mêlaient, de l’épouvante, de la joie, de l’hésitation, et elle s’abattit contre ma poitrine.

— Oh ! mon chéri, quand tout cela finira-t-il ?

Je l’entraînai vers la terrasse. Il y avait sur un banc une femme du peuple autour de qui deux enfants confectionnaient des pâtés de sable, et, plus loin, le gardien du Clos et un vieillard qui devisaient. Nous nous assîmes tout au bout, à l’ombre d’un gros if. Devant nous, les toits de la vieille ville dégringolaient en plans heurtés jusqu’à la courbe de la rivière. À gauche, la colline se terminait presque droit par des éboulements de rochers, au pied desquels s’allongeait une esplanade qui suivait la rive de l’Orne et où la musique jouait le dimanche, pendant la belle saison. Le petit pont que Mme Darzas avait traversé aboutissait là. Nous le dominions entièrement ainsi que le pont principal.

Derrière nous, le vieux jardin morne étendait des espaces de sécurité qui nous protégeaient contre l’arrivée d’un ennemi. Les gens se rendent toujours aux endroits de laideur certaine et de pittoresque officiel, et ne se plaisent point à la mélancolie de ces retraites délicieuses que l’on est sûr de trouver en chaque ville. Il n’y a jamais personne où la beauté d’un spectacle ne s’adresse qu’à notre âme.

— Je n’ai pas peur ici, déclara Geneviève.

Tout de suite je risquai :

— Il n’y a pas plus de raison pour avoir peur là-bas, rue des Arbustes.

— Oh ! ce n’est pas la même chose. Que l’on nous découvre ici, rien n’est perdu. Mais là-bas… oh ! là-bas ! quand je me représente dans cette rue, ouvrant cette porte, j’ai les jambes cassées.

— Cependant personne ne le saurait.

— On sait tout, Pascal, on nous observe, on nous épie, j’en suis sûre.

Elle dit cela avec un accent de terreur inexprimable, avec l’appréhension d’un malade qui voit passer des ombres en sa chambre et se gonfler les rideaux de son lit.

— Alors, Geneviève, vous ne serez jamais à moi ?

— Jamais à vous, s’écria-t-elle, en posant vivement ses deux mains sur mon épaule, serait-ce admissible ! Mais je veux me donner, je veux être à toi, mon chéri, je suis à toi, déjà.

Sa voix était ardente maintenant, son geste passionné. Je fus stupéfait.

— Ah ! tu m’aimes comme ça, tu m’aimes comme je t’aime… je ne le croyais plus.

Elle baissa la tête, toute rouge, ayant obéi autant au désir de ses sens qu’à une révolte de son cœur.

— Geneviève, tu le veux… depuis longtemps ?

— Je ne sais pas. La première fois que tu me l’as demandé, cela me paraissait monstrueux. Moi, un amant ! pense donc, ce que c’est pour une femme qu’un amant, pour une femme élevée comme moi ! Je te promettais.. mais au fond…

— Et à Bellefeuille… nos caresses, rappelle-toi.

— Tu étais un enfant, je ne songeais même pas que nous pourrions…

— Et depuis, tu ne t’es pas faite à cette idée ?

— Non, ou plutôt oui, comme tu vois, mais je n’en savais rien, je voulais, et puis je ne voulais pas.

— Était-ce par scrupule, par devoir envers Philippe ?

— Il m’est impossible de te le dire. C’était de l’épouvante. Aller là-bas, t’appartenir, cela se confondait dans ma peur… Voilà surtout, j’ai peur… je peux te promettre aujourd’hui, et demain, au moment d’y aller, j’aurai peur.

— Peur d’être ma maîtresse, ou peur qu’on ne le sache ?

— Je ne sais… il me semble que c’est tellement grave que tout le monde le saura.

Comment concilier ses craintes et ses hardiesses, sa conduite passée et sa conduite actuelle, sa froideur et ses élans, sa lâcheté devant l’opinion du monde et son insouciance des principes qui le gouvernent ? Je repris :

— Enfin tu seras à moi ? tu en es certaine ?

— Je te le jure sur notre amour.

Les douces paroles ! Pourquoi me tourmenter puisque ses vœux étaient conformes aux miens ?

Durant tout l’été je vins chaque jour au Clos Guillaume. Geneviève m’y rejoignit cinq ou six fois, mais l’espérance de la voir absorbait toute ma vie, et lorsque mère, au mois de juillet, m’avertit de son départ pour les eaux, je refusai de la suivre, ce qui la contraignit à rester également, afin que ma présence à Saint-Jore ne fût pas remarquée.

Quels jours heureux ! Le Clos du bonheur, appelions-nous le jardin. Tout y était heureux du seul fait de notre bonheur, les arbres, les plantes, l’air que nous y respirions, les oiseaux que nous y entendions. Les fleurs avaient un parfum spécial, l’ombre une fraicheur unique. L’aspect des choses était nouveau dans cet asile que consacrait notre amour. Et Geneviève elle-même, selon moi, acquérait une beauté particulière. Ses cheveux blonds s’illuminaient d’or. Ses yeux étaient plus vifs et sa bouche plus charmante. J’admirais en sa figure, en sa taille, en ses attitudes, en sa toilette, des grâces qu’elle n’avait pas ailleurs au même point.

— Je me prépare à être à toi, répondait-elle.

On eût dit aussi qu’elle s’y préparait intérieurement, tant il y avait parfois de gravité dans l’accent de sa voix et de rêve dans ses silences.

La paix du jardin endormit peu à peu ses alarmes. Chaque rendez-vous passé sans encombre la rassurait comme une garantie de repos pour des rendez-vous plus périlleux.

— Je viendrai, Pascal, cette idée ne m’inspire plus d’effroi, je me figure très bien que je suis dans cette rue, que j’ouvre cette porte.

On fixa la date. Souvent, le samedi, Philippe s’absentait jusqu’au soir. Ce serait un samedi d’octobre. Et le temps et nos pensées et nos rêves coulèrent vers ce jour de béatitude.

Or, le dernier dimanche de septembre, nous étions assis à l’extrémité de la terrasse. En bas de la colline, sur l’Esplanade, la musique militaire jouait au milieu d’un grand concours de promeneurs. Accoudé au parapet, je citais des noms en riant.

— Voilà M.  et Mme Dutaillet. Mon Dieu, comme nous sommes élégants ! Mme Dutaillet marche devant nous et nous en sommes bien fiers ; notre fille est si distinguée ! deux nattes blondes qui se tiennent tout droit, des angles, des pointes, elle a l’air d’un épi de seigle, et elle fait des pas si petits qu’on dirait qu’elle n’a qu’une jambe. Ah ! M. Seigneur, sa dame et ses demoiselles. Par quel hasard ? On se groupe, on ne fera plus qu’un. Mais qui donc M. Seigneur salue-t-il si onctueusement ? Bigre ! c’est M. le président Bellegorgue, au bras… parfaitement, au bras de ton beau-frère, M. Landol… Je croyais que le dimanche, il sortait toujours avec sa femme en voiture ?

— Berthe est souffrante, j’ai été la voir après le déjeuner. Elle voulait même que je lui tienne compagnie, mais je l’avais promis, et je l’ai quittée si brusquement qu’elle a eu l’air fâché… Fais donc attention, Pascal… si on te reconnaissait !

Je me tournai vers elle.

— Aucun danger, à cette hauteur ! Tiens un événement, le Clos est vide aujourd’hui… où donc est le gardien ?

Je fouillais des yeux les allées désertes, quand tout à coup un cri m’échappa :

— Philippe !

Elle se dressa d’un bond, puis retomba assise.

— Attends, ne bouge pas, lui dis-je d’une voix étranglée, il ne peut pas nous voir à travers les branches… il est dans le terrain vague… il n’entrera pas peut-être…

Geneviève, immobile, poussait des gémissements rauques. Je cherchais une issue pour m’enfuir.

— Ah ! le voilà… va au-devant de lui, vite, tâche qu’il ne vienne pas ici… emmène-le… il a l’air de chercher… va donc…

Elle ne remuait pas. Elle semblait morte. J’hésitai un instant, puis je franchis le parapet.

La pente abrupte de la colline se hérisse çà et là de la saillie d’un rocher, et une maigre végétation la recouvre. Trois ou quatre secondes, je restai sur un petit terre-plein parmi des touffes de jonc. La crainte d’être surpris par Philippe m’en chassa et, après des efforts d’équilibre, avec l’aide des racines et des aspérités de la falaise, je réussis à me dissimuler derrière un bouquet d’arbustes plus épais. Mais alors il eût suffi aux promeneurs de lever les yeux pour m’apercevoir en cette posture insolite. La situation n’était pas tenable. Il y avait près de moi une sorte de saignée formée par l’eau des orages. À tout hasard j’y sautai et me laissai glisser sur le dos, dans un grand tumulte de pierre entrainées. En deux secondes je fus en bas. On poussa des cris : je tombais juste au milieu de l’espace réservé aux musiciens. Je me relevai. La foule ouvrit les barrières et, ruisselant de sueur, les vêtements déchirés, sans chapeau, je passai sous les regards de tous ces messieurs et de toutes ces dames, de la famille Dutaillet, de la famille Seigneur, du président Bellegorgue, de M. Landol et de tant d’autres…