Ollendorff (p. 40-61).

III

Comme il me parut simple, le matin, d’annoncer à Mme Darzas la bonne nouvelle de mon amour ! Claire cueillait des fleurs dans le parc et je m’écriai :

— Si tu savais ! quel malheur que tu ne sois pas assez grande ! mais tu ne comprendrais pas encore… plus tard je te raconterai…

— En tout cas, tu as l’air bien heureux.

— Ah ! c’est qu’il y a des choses… des événements qui tiennent du prodige.

Elle désigna un groupe de sapins à quelque distance :

Mme Darzas est là, derrière, sur le banc.

Je m’emparai de ses fleurs.

— Ne bouge pas… si mère vient, tâche de la retenir.

Et je courus vers Geneviève avec le désir fou de lui jeter aux pieds mes roses, mon secret, toute ma vie et toute mon âme. Au bruit des pas, elle leva la tête, et je m’arrêtai devant elle, interdit :

— Je n’oserai jamais, murmurai-je.

Elle me fit une place à ses côtés.

— Vous n’oserez pas quoi ?

« Que je lui dise un mot, pensai-je, qu’elle soupçonne seulement que je l’aime, et je suis perdu, elle me repoussera. »

Geneviève me souriait de ses jolis yeux gris, de son clair visage aux cheveux ardents et aux lèvres délicates. Sa beauté m’éblouit comme un paysage de soleil. Je me sentis misérable, vilain, insignifiant. Les mots d’admiration que mon esprit en désordre s’acharnait à rassembler ne formaient point de phrases. Allais-je rire ou pleurer, lui embrasser la main, ou bien m’agenouiller, ou bien m’enfuir ?

— Geneviève, faites comme ce soir où l’on nous a laissés seuls à l’autre bout de la pelouse… vous vous souvenez ?… votre abandon… je vous en supplie, j’ai à vous parler.

— On n’y voyait pas, Pascal, dit-elle en rougissant.

Elle ne souriait plus maintenant. J’eus l’intuition qu’elle était comme moi, naïve, ignorante et puérile, et qu’elle tremblait comme moi, comme tremblent ceux qui vont dire et entendre pour la première fois des paroles solennelles. L’aveu fut visible sur nos lèvres et dans nos yeux. Je sus qu’elle m’aimait en même temps que je lui confiais mon amour. La même volonté éperdue nous agita, la même angoisse nous retint un moment au bord de l’avenir, et le même élan irréfléchi nous jeta aux bras l’un de l’autre.

Si la conduite du destin à mon égard me semble plus douce peut-être qu’elle ne l’est en réalité, je le dois à cette minute où mes pleurs trempaient le corsage de Geneviève et où ma bouche en baisait avidement l’étoffe. Il n’y a rien qui soit plus long à s’éveiller que la faculté d’être heureux. On dirait un secret compliqué dont la clef se cache derrière nos instincts et nos passions, sous un amoncellement de voiles qu’il faut que le hasard soulève un à un. D’un coup, au seuil de ma jeunesse, la porte s’ouvrit, et elle s’ouvrit sur de l’amour.

Elle essuya mes larmes et je lui demandai si elle n’avait pas envie de pleurer.

— Non, répondit-elle, je vous aime trop.

— Est-ce possible, Geneviève, vous m’aimez, vous !

Elle me guida par les sentiers du bois, vers le pont qui franchit la rivière à sa sortie du parc.

— Nous sommes venus ici aux vacances de Pâques, tous deux, et vous avez enjambé la balustrade pour cueillir des herbes qui me plaisaient, là, à cet endroit, et j’ai eu si peur que j’ai bien vu que je vous aimais.

— Vous m’aimiez déjà, est-ce possible ! Alors vous l’avez su ici ?

— Oui, ici, au mois d’avril.

— À mon retour de Bretagne, le soir, dans le salon, vous le saviez ? Tout cet été quand nous étions en face l’un de l’autre en voiture, quand vous descendiez le matin…

— Je le savais et je savais aussi que vous m’aimiez.

— Mais je ne m’en doutais pas, moi, c’est d’hier seulement…

— Cependant ce n’est pas d’hier que vous m’aimez, Pascal, et je n’ai pas eu besoin, pour le savoir, de vous surprendre la nuit sous mes fenêtres. Je crois que vous m’avez toujours aimée. Jamais, même autrefois, vous ne m’avez regardée comme vous regardiez les autres personnes.

Sa clairvoyance m’inspirait de la considération. Elle était bien plus experte que moi sur les choses de l’amour ! Je m’informai de son âge.

— Vingt-quatre ans.

— Vous avez aimé déjà ?

— Non, Pascal, jamais.

— Et Philippe ?

— Je le croyais, mais non, il n’y a que vous.

— Ah ! que je suis heureux, Geneviève !… je veux… je veux que vous le soyez aussi.

— Je suis heureuse, Pascal !

— Vous l’êtes parce que je vous aime ?

— Parce que vous m’aimez et aussi parce que je vous aime.

Je m’éloignai d’elle rapidement, je tressaillais de joie et sa présence me gênait. Je remontai dans les bois, je me roulai sur la mousse, j’empoignais des fougères et les baisais avec frénésie, je secouais des arbustes, je frappais la terre, et je riais aux éclats.

— Geneviève m’aime ! je suis aimé !

Accoudée à la balustrade, elle ne m’entendit pas revenir. J’attachai mes lèvres aux franges d’un fichu qui recouvrait ses épaules. Elle ne bougea pas. Peut-être m’eût-elle accordé des faveurs plus précieuses. Mais la crainte de l’offenser m’arrêta.

Elle me dit :

— Philippe préfère ne pas demeurer au château, c’est un peu loin des usines. Je suis donc obligée de retourner à la maison ; seulement, toutes les après-midi, vous m’attendrez ici.

— Et tous les soirs, Geneviève, vous dinerez avec nous, et quand Philippe n’y sera pas, je vous accompagnerai jusqu’à votre porte.

Elle sourit.

— Ce n’est pas encore assez, Pascal, et le matin ?

— Je confierai des fleurs à la rivière, lui dis-je en plaisantant, et vous les recevrez au bas de votre jardin. C’est ainsi qu’Inès de Castro, que l’on appelait Port de Héron à cause de sa noble démarche, envoyait des lettres à son amant.

L’idée l’amusa au point qu’elle voulut l’exécuter, mais les fleurs se perdaient aux détours de la rivière, et chaque jour les nécessités de ma poursuite me conduisaient auprès de Geneviève.

Une absence de grand-père en septembre nous valut, à M.  et Mme Darzas, ma mère, ma sœur et moi, une fin de saison fort agréable. Nous qui devions nous faire tant de mal les uns aux autres, nous nous retrouvions avec plaisir, nos natures diverses, composées de tendances et d’intérêts si contraires, reposant sur un même fond de bonté. C’est la meilleure base de l’entente, lorsque le conflit des passions ne réclame pas encore le secours de l’intelligence. On causait gaiement, on respirait un air de paix et de liberté.

Que dirai-je de Philippe ? Il était petit et d’aspect lourd, plutôt brusque de manières, peu expansif et peu aimable, somme toute uniquement soucieux de ses affaires. Pour lui le monde commençait aux usines de Bellefeuille et se terminait aux magasins de dépôt de Saint-Jore. Ses méditations étaient celles d’un patron qui se lève et se couche aux heures de ses ouvriers, et ses idées analogues à celles de grand-père et de notre entourage. Il témoignait à sa femme beaucoup d’affection, à ma mère une grande déférence, et m’honorait d’une sympathie que je lui rendais, ayant été élevé dans le juste respect de ces travailleurs honnêtes, consciencieux et infatigables. Puis, malgré ma jalousie et d’obscures révoltes, le titre de mari le parait d’un prestige que je subissais involontairement. Philippe était le maître de celle que j’aimais, et je ne songeais guère à la lui disputer.

Qui n’eussé-je pas aimé d’ailleurs, étant si heureux ?

— Je le suis tellement, disais-je à Geneviève, qu’il n’y a pas de place en moi pour tout ce bonheur, il en reste en dehors qui attend pour entrer… J’ai beau ouvrir les yeux, les oreilles, m’ouvrir tout entier, c’est comme s’il en devait venir toujours, toujours, pendant des années.

Cependant je ne comprenais point que Geneviève m’aimât, et je ne cessais de l’interroger, anxieux de la réponse.

— Alors vous m’aimez ? Vous m’aimez, vous ?

Mon amour, à moi, je le sentais battre comme mon cœur, et je le voyais comme on voit de la lumière. Mais comment admettre que je fusse aimé de cette femme exceptionnelle, que je fusse même aimé d’une femme ? Nous avons peine à croire à la réalisation d’un rêve longtemps caressé. Notre imagination en fut si remplie qu’elle nous semble en garder toujours une partie à l’état de rêve.

Arrivais-je par instants fugitifs à concevoir cet amour, alors je tombais à genoux. Seule cette attitude de l’adoration me soulageait. Tout était bien ainsi, et chacun avait sa vraie place. Dans le bosquet de notre aveu, je ne lui eusse jamais parlé autrement que ployé devant elle, et j’agissais de la sorte moins en amant exalté qui cherche à traduire son émotion, qu’en enfant amoureux qui n’est à son aise qu’aux pieds de sa maîtresse. J’y jouais, j’y riais, j’y discourais, je m’y taisais aussi, les yeux fixés longuement sur elle.

— Qu’avez-vous à m’examiner, Pascal ? ne me connaissez-vous pas ?

— Je ne connais pas encore la Geneviève qui m’aime. Vous avez des yeux nouveaux, une bouche nouvelle, je les apprends.

Elle me sourit une fois si tendrement que je m’écriai :

— Ah ! votre sourire m’aime, je l’ai senti.

Je prenais sa main, j’en écartais les doigts et les questionnais tour à tour.

— Et vous, m’aimez-vous ?

— Le soir nous nous promenions dans le parc. Nous chérissions la nuit pour son ombre propice, non pour sa mystérieuse splendeur, car ce n’est point au début de la vie que le sentiment de la nature ajoute aux joies de l’amour, et que les étoiles, les clairs de lune, les couchers de soleil, les bois et les fleurs sont des motifs pour aimer davantage. L’unique spectacle émanait de Geneviève. Elle donnait de la beauté aux choses et n’en recevait pas d’elles. En la contemplant je voyais ce qu’il y a de plus pur au monde, de plus admirable et de plus harmonieux.

Principe de toute beauté, elle l’était également de toute action. De moi-même, je n’eusse point fait un pas vers un état d’intimité plus grande, tellement je songeais peu que cela fût possible. Chaque faveur m’étonnait comme une grâce imméritée, et mon espoir n’allait pas plus loin que d’en souhaiter le retour. Au milieu des plus violents désirs j’aimais avec l’humilité et l’inconscience d’une âme très neuve. Aussi Geneviève, en sûreté près de moi, s’habituait à m’accorder ce que je ne demandais point, et je m’émerveillais de tant de condescendance.

Notre besoin de solitude nous conviait à de lentes courses en barque, sous le voile des grandes herbes et des saules qui se penchent. Un jour de chaleur, elle releva jusqu’en haut l’une de ses manches et trempa dans l’eau son bras entier. Le courant cerclait sa peau fraîche de bracelets sans cesse renouvelés. Et mes regards s’y enroulaient aussi, à l’endroit même où de petites vagues s’insurgeaient contre l’obstacle. Puis ce fut au tour de l’autre, et quand elle eut trempé les deux bras, elle les essuya à l’aide de son mouchoir et les fit sécher. Ils pendaient le long de la barque, tout blancs, effilés aux poignets, arrondis vers l’épaule en courbes grasses et savoureuses. Le soleil les illuminait de clartés légères, et les feuilles pointues des roseaux s’y attardaient.

Mais elle leva les yeux sur moi et rougit. J’examinais les deux bras, comme ces enfants résignés qui étudient la forme des gâteaux à travers la vitrine des pâtissiers. Visiblement c’était pour moi de ces choses défendues auxquelles un petit garçon sage ne prétend point.

— Oh ! mon chéri ! mon chéri ! embrassez-les, dit-elle, les tendant à ma bouche.

Je me jetai sur eux comme un affamé, et les mangeai de gros baisers maladroits et voraces qui faisaient du bruit ainsi que des baisers de nourrice. Je passais de l’un à l’autre, j’allais aux endroits où il y en avait le plus, et je me hâtais de peur qu’on ne me les retirât.

Mais elle dit :

— Ils sont à vous maintenant, mon chéri.

Et je les eus en effet à ma guise. Elle me les apportait le matin, tout nus, sous de longues manches flottantes. Le soir je m’asseyais à ses pieds, le dos contre ses genoux, et elle les livrait encore à mes mains et à mes lèvres. Ils frissonnèrent et vécurent sous mes baisers plus savants.

Vers cette époque, une indisposition de Philippe, auprès de qui Geneviève dut se constituer garde-malade, interrompit nos rendez-vous. Ce fut terrible. La pire catastrophe ne m’eût pas plus abattu que ce simple incident où je discernais le résultat de volontés et de forces toutes liguées contre moi. On me dépouillait, chaque heure dissipait des trésors inestimables. Désœuvré, maussade, je me réfugiais finalement auprès de Claire dont l’humeur convenait à ma lassitude.

— Comment peux-tu rester à ne rien faire, lui demandais-je, tu ne t’ennuies pas ?

L’enfant, honteuse de ne pas s’ennuyer, et que l’on avait accoutumée à rougir de son inaction, prenait son ouvrage. Mais bientôt, le laissant tomber, elle causait de Geneviève. Elle racontait les paroles affectueuses que la jeune femme lui avait dites, faisait l’éloge de ses manières, de sa voix, de son élégance, de sa figure, décrivait ses longs cheveux blonds aperçus un matin, des cheveux qui coulaient tout autour d’elle, et ma mélancolie ne tenait pas devant de pareilles révélations.

— Ah ! soupirais-je, c’est une femme vraiment remarquable.

Une après-midi, dans le salon des Darzas, je tapotais le piano d’un doigt distrait quand la porte s’entr’ouvrit. Geneviève parut.

— Vous êtes seul ?

Elle vint à moi rapidement, saisit ma tête entre ses deux mains, et me prit la bouche.

— Ah ! Geneviève, balbutiai-je avec une sorte de reproche, tandis qu’elle s’enfuyait.

J’étais suffoqué, presque endolori. Elle avait pénétré jusqu’au fond de mon être, et mon cœur souffrait comme si son baiser l’eût atteint. Je courus après elle jusqu’à la chambre de Philippe.

— Vous savez, Philippe, je me mets à votre disposition, nous pourrions jouer à quelque jeu, aux dames, aux cartes…

Je ne quittai plus Mme Darzas. Au risque de tout compromettre, je la suppliais et lui adressais des signes désespérés. « Encore une fois, je vous en prie », implorais-je en m’approchant d’elle.

Les occasions furent rares d’abord. Nous nous embrassions dans les coins, entre deux portes, derrière les gens. Puis les obstacles cessèrent, notre bonne existence de liberté recommença, et j’eus à loisir les lèvres de ma maîtresse.

Je m’en grisai tellement que la fin de mon séjour à Bellefeuille arriva sans que j’eusse le temps de la redouter. La date ne variait pas. Qu’il fit beau ou mauvais, que l’on souhaitât ou non de partir, le premier octobre on fermait le château et l’on regagnait ses quartiers d’hivers. Ainsi en fut-il. Mais le lendemain matin, j’exposais à mère un programme d’excursions méthodiques aux environs de Saint-Jore. Il y a là des sites qu’il est criminel de ne point connaître.

Le collet de mon veston relevé, mon chapeau sur mes yeux, je me faufilai dans un wagon de troisième classe, je descendis à la station qui précède Bellefeuille, je fis à pied une lieue et demie, puis, prenant aux abords du village des précautions de rôdeur, je me glissai sous le couvert d’un petit bouquet de sapins qui dominait la vallée. Geneviève m’y attendait.

Le succès de cette entrevue nous encouragea. Je revins chaque jour, souvent même par le premier train, ce qui nous donnait une partie de la matinée. Trois semaines s’enchainèrent d’un bonheur si continu, si dense, pourrait-on dire, que je n’en saurais détacher le souvenir d’un bonheur particulier. Aucun fait ne subsista. Le bonheur jaillit d’ordinaire par crises, par minutes suprêmes plus ou moins rapprochées. Ces minutes furent la vie elle-même, je vécus en cet état de crise. Les sensations déferlaient en moi comme des vagues hâtives, et quelles sensations pour un enfant de dix-sept ans que ces rendez-vous furtifs, que à ces ruses pour éviter les soupçons, que ces alertes qui me couchaient dans le fossé des routes, que l’apparition merveilleuse de cette femme qui m’aimait, que l’étreinte de ces bras blancs, le baiser de ces lèvres molles, et le tremblement de cette voix qui gémissait :

— Oh ! comme je vous aime, mon chéri ! comme je vous aime !

Sensations formidables ! elles brisent une âme encore neuve, ou la rendent plus large, plus sensible et plus sonore.

Comment, dans des conditions de liberté aussi parfaites, passant des journées l’un auprès de l’autre, les lèvres jointes, comment ne devînmes-nous pas amant et maîtresse ? En vérité nous ne songions pas que ce dénouement fût possible entre nous ; Geneviève se souvenait encore du collégien aux culottes courtes et au grand col marin qu’elle avait embrassé le jour de sa première communion. Elle trouvait fort naturel de le serrer contre elle et de s’offrir à ses caresses, mais, quel que fût le délire de ses sens, il n’est point douteux qu’elle eût repoussé avec effroi s’il avait tenté d’agir. Quant à moi, au moment même où je défaillais de volupté entre les bras de Geneviève et où ses yeux se voilaient, je pensais à elle comme à une créature inaccessible. J’étais un enfant, ignorant des gestes de l’amour, aimant sans calcul ni vanité une petite provinciale de tempérament très chaste, d’instincts très honnètes et d’imagination nullement romanesque.

D’ailleurs, pour comprendre ce que la possession ajoute à l’amour d’ivresse morale et de certitude, il faut en avoir connu le mystère, ce qui n’était pas mon cas, et guère plus celui de Geneviève à qui son mari n’en avait donné qu’une idée fort vague. Il ne nous manquait donc rien. Aucun espoir ne se mêlait à nos projets d’avenir.

— Ma Geneviève, vous êtes sûre de m’aimer toujours ? Vous me promettez d’être toujours la même, de vous abandonner toujours à moi comme vous le faites ?

— Toujours, mon chéri, je vous le promets.

— Je vous crois, Geneviève.

Toute ma vie se composait, en rêve, d’heures semblables, d’entrevues quotidiennes, de baisers, de regards et de paroles. Quand je disais « ma Geneviève » et qu’elle me répondait « mon chéri », je ne croyais pas que deux êtres pussent s’appartenir davantage.

Elle me donna un anneau d’or, je le mis à mon doigt pour ne plus le quitter. Je lui en offris un également, qu’elle porta contre sa peau, au bout d’une petite chainette passée autour de son cou.

Le mardi vingt-huit octobre — certaines dates ne s’oublient pas — en rentrant à l’heure du diner, je croisai grand-père qui me dit, d’un ton assez bourru :

— On a à te parler, là-haut… moi, je vais au cercle.

Je montai l’escalier. Mère m’appela de sa chambre. Tout de suite je remarquai son agitation, et je fus inquiet.

— Ton grand-père ne t’a pas mis au courant ?

— Non.

— Alors tu ne sais rien ?

— Comment saurais-je ?

— Il a reçu d’Angleterre une lettre très pressante… de gros intérêts… il part demain soir… et…

Son embarras me déconcertait. J’essayai de sourire :

— Voyons, mère, c’est donc si grave, que tu n’oses pas…

Elle réussit à dominer son émotion et, brusquement, se décida :

— Eh bien, nous avons beaucoup causé, ton grand-père et moi… de toi principalement… et nous sommes entièrement d’accord. Voilà : comme tu n’es pas d’âge à faire ton volontariat, nous estimons que cette année ne doit pas être perdue, et que tu peux en profiter pour voyager, pour apprendre l’anglais, par exemple, ce qui n’est jamais inutile, n’est-ce pas… bref, il est entendu que tu pars demain soir avec ton grand-père, et que… Eh bien, qu’est-ce que tu as ?

Mes yeux l’effrayaient, mes yeux que je sentais pareils à des yeux de fou. Je voulais parler, je ne le pouvais pas.

— Voyons, Pascal, explique-toi.. dis quelque chose…

À la fin je bégayai :

— Moi, partir ! pour un an ! demain soir !

— Oui, pourquoi pas… qui t’empêche ?

— C’est impossible, mère !

On annonça le dîner, elle se leva. Mon chagrin visiblement la déchirait, et je devinai sa pitié. Mais elle dit à haute voix :

— Non, non, il le faut.

Je refusai de la suivre et restai seul, accoudé contre une table, les poings collés aux tempes. Je ne bougeais pas, je ne pensais pas. Le coup m’avait brisé. Plusieurs fois je me répétai : « C’est impossible… je ne partirai pas ». Cette affirmation ne suffisait point à me calmer. J’avais peur. Les vieux instincts de soumission, les vieilles habitudes de passivité, accomplissaient leur œuvre sournoise.

— Tu as de la peine, mon pauvre Pascal, me dit ma mère.

Elle venait de rentrer et me pressait contre elle. Mes nerfs se détendirent.

— Oh ! oui, je souffre.

Elle invoqua la raison : ne me rendais-je pas compte de la nécessité de ce voyage ? Que ferais-je à Saint-Jore, pendant toute une année ?

Mais je l’interrompis.

— Mère, ne me fais pas partir, je t’en prie… c’est au-dessus de mes forces… me vois-tu là-bas, tout seul, des mois et des mois, sans personne de vous ? Oh ! je t’en prie, j’apprendrai l’anglais… je travaillerai… tout ce que l’on voudra… mais que je reste ici… je t’en prie… je t’en prie…

— Pourquoi veux-tu rester, Pascal ?

— Parce que je suis heureux. Oh ! tu ne comprends pas. Si tu savais comme je suis heureux, tu me laisserais, va, tu n’aurais pas le courage… Oh ! il faut me laisser… on n’a pas le droit de m’empêcher d’être heureux… je t’en prie…

— Pascal, dit-elle, on t’a vu à Bellefeuille, des ouvriers… et on a vu Geneviève qui te rejoignait. Tout le monde le sait maintenant. Ton grand-père est averti, il est furieux. Si tu ne pars pas, il te chasse de chez lui et il ira trouver Geneviève, tu le connais, il ira.

Je l’écoutais, consterné. Cette fois tout était fini. À travers mes larmes je la regardai. Elle me dit doucement :

— Comme tu l’aimes !

Il y eut un silence douloureux. Puis, mère se levant, je lui saisis le bras et l’implorai d’une voix désespérée.

— Oui, je l’aime, je l’aime, ne me sépare pas d’elle, ce serait affreux… nous n’aurons plus de rendez-vous, je te le promets… que je la voie seulement, devant vous tous… si tu veux, je m’engage à ne plus lui adresser la parole… nous serons comme deux étrangers, mais que je la voie… Je ne peux pas vivre sans elle… je l’aime…

Elle m’observait avec étonnement, un peu blessée peut-être en sa tendresse de mère. Cette violence de sentiments dont elle n’avait aucune idée l’offusquait, et son cœur se fermait à la compassion.

— Tais-toi, Pascal, tu dis des choses que je ne dois pas entendre… des choses insensées, tu le reconnaîtras quand tu seras plus calme… Allons, n’insiste pas. Crois-tu que cela ne me désole pas, moi aussi, cette longue séparation ? Mais il le faut, il le faut pour Philippe qui est notre ami, il le faut pour Geneviève qui ne tarderait pas à être punie de sa légèreté, pour toi, dont la conduite est mauvaise. Réfléchis et avoue que ton grand-père et moi nous agissons d’après notre devoir.

— Alors votre devoir, c’est de m’écraser ! J’aime comme je n’aimerai plus jamais et mon amour ne compte pas ? Je suis heureux comme on ne peut pas l’être, et ce bonheur vous trouvez naturel de le détruire ? Voyons, mère, c’est quelque chose qui a son importance, mon bonheur, mon amour ? et tu n’hésites pas ?

Elle haussa les épaules :

— Mon pauvre ami, tu as pris au sérieux une petite intrigue dont Geneviève est la première à rire, j’en suis sûre… tu trouveras bon que nous y mettions fin. Il s’agit de questions qui ont aussi leur gravité, l’honneur d’un mari, la paix d’un ménage, la considération de notre famille. Ne compte pas sur la moindre faiblesse de ma part.

Elle m’attira de nouveau et me dit affectueusement :

— N’est-ce pas que j’ai raison ?

— Peut-être, mère, mais moi aussi j’ai raison… il y a quelque chose qui a tort en dehors de nous, voilà… j’ai l’impression d’une grande injustice… ou n’a pas le droit de m’arracher mon bonheur. Du moment que nous nous aimons, Geneviève et moi, je n’admets pas qu’on nous sépare… on n’en a pas le droit… mère… c’est injuste… c’est injuste…

Quel motif m’a jeté en pleine nuit dans le train de Bellefeuille ? Comment cette nuit maudite s’est-elle écoulée ? J’ai mis tant d’attention à n’y jamais penser que le souvenir en flotte sur ma mémoire comme des nuées changeantes… Je suis sous un arbre, devant les fenêtres de Geneviève. Je regarde. Quoi ? la pluie tombe et l’on distingue à peine la maison… Je m’approche et j’essaye d’entrer. Dans quel but ? Une croisée cède cependant et renverse une chaise. Je m’enfuis. Les routes obscures s’entrelacent. Des haies me barrent le passage… Aux premières lueurs de l’aube, transi de froid et de. fatigue, je frappe à la porte d’une auberge dont la patronne refuse de m’ouvrir… et je dors dans une grange… et à mon réveil, il est si tard que je suis obligé de courir vers les sapins où Geneviève m’attendait chaque jour. Mais ce que je n’ai pas oublié, c’est sa pâleur, ses yeux cerclés de noir, sa robe de chambre en velours marron, le châle qu’elle portait sur la tête, tous ces détails de désespoir et de mise hâtive.

— Vous savez donc, Geneviève ?

— Oui, une dépêche que Philippe a reçue de M. Hamelin.

— C’est horrible, n’est-ce pas ?

— Oui, Pascal, horrible.

Je proposai en tremblant :

— Si vous voulez, Geneviève, je resterai.

— Non, mon chéri, il n’y a pas moyen.

J’avais espéré qu’elle me pousserait à la résistance. Mon espoir s’abimait. Elle me prit entre ses bras.

Les heures passèrent, heures funèbres dont le deuil enveloppa longtemps mon âme.

— Je vous écrirai tous les jours, Geneviève… nos lettres, ce sera la seule compensation…

— Non, nous ne nous écrirons pas, je ne le pourrais… j’aurais trop peur… la poste ici… et puis les lettres qui s’égarent…

Chaque parole était une amertume nouvelle. Je ne lui demandai plus rien, et elle n’exigea de moi aucune promesse. L’illusion ne nous fut pas accordée qui fait que l’on se prête des serments et que l’on arrange l’avenir. Nos adieux étaient les derniers, nos bouches ne se baiseraient plus.

Le vent secouait les branches, les feuilles tombaient, un fil de fer rouillé grinçait autour de la prairie voisine. Oh ! le bruit sinistre de ce fil de fer, que de fois je l’ai entendu, depuis !

— C’est trop, c’est trop… ne pouvez-vous rien me dire pour me consoler ?

— Non, je n’ai plus de forces non plus.

— Il le faut pourtant… tenez, Geneviève, je voudrais embrasser la bague que je vous ai donnée, l’embrasser là où elle est.

Elle entrouvrit son corsage.

— Tout ce que vous voudrez, mon Pascal.

Mais cette caresse nouvelle, au bord de la gorge ignorée, me navra plus que tout.

— Ah ! si j’avais su ! si j’avais su que vous vouliez bien… je vous aurais embrassée déjà… je n’osais pas… c’est plus terrible que tout, cela… Oh ! il fallait me refuser… Dire que j’aurais pu…

J’avais la vision atroce de toutes les joies qu’elle m’eût permises, de tous les baisers inconnus que je perdais. Mon chagrin me parut infini, éternel. Je me tordais les mains.

J’ai sangloté longtemps, étendu à quelques pas d’elle, comme si j’avais eu peur de la toucher. Les racines des arbres me meurtrissaient.

— Je m’en vais, mon chéri… regarde-moi bien…

Elle se tenait penchée sur mon visage.

Il n’y eut jamais, il n’y aura jamais entre un de mes semblables et moi, un regard plus douloureux que celui que nous avons échangé. Deux êtres qui s’aiment et dont l’un va mourir se regardent ainsi.

L’image est là, l’image de sa figure convulsée, de ses paupières gonflées, de ses yeux d’agonisante, et l’image aussi de ma figure à moi dont je devinais le bouleversement.

— Adieu mon chéri, adieu mon chéri, murmura-t-elle.

Adieu ! ce mot m’épouvanta comme l’annonce de la mort. Et ce fut bien de la mort, ce fut le meilleur de ma vie qui mourut, quand je vis s’éloigner et disparaître au détour du chemin celle que j’aimais.