Ollendorff (p. 1-19).

I

Avant tout j’ai voulu revoir la ville de province où s’est écoulée la partie de ma jeunesse dont j’entreprends le récit en ces pages loyales. Pour la première fois depuis des années, j’ai fait ce pèlerinage douloureux et charmant, et les gens de Saint-Jore-en-Houlme ont pu reconnaître, dans l’homme que je suis, l’enfant qu’ils ont banni jadis comme un réprouvé. Nul doute que mon audace ne les ait remplis d’indignation. Moi, je n’ai même point tressailli de cette ivresse orgueilleuse que me causait l’hostilité des regards. L’émotion refoule les instincts vulgaires, et celle qui jaillit à l’évocation de notre passé dans les âmes sensibles est pure entre les plus pures.

Ainsi donc je les ai suivies de nouveau ces rues où chaque pas me rappelle un instant d’angoisse ou de félicité. J’ai longé cette avenue où me jetait soudain l’espoir d’une rencontre fortuite. Je me suis arrêté devant ces vitrines où j’attendais impatiemment que ma bien-aimée apparût à quelque tournant voisin. Ici, d’un trottoir à l’autre, elle m’a souri. Là, elle a feint de ne pas me voir. En cette impasse obscure, nous avons réussi à nous rejoindre. Sous ce porche, j’ai pleuré.

Comme mon cœur battait ! Les sensations d’autrefois accouraient vers moi comme des enfants retrouvés. Peut-être les plus belles m’ont-elles attristé davantage. Il y a plus de mélancolie à se souvenir de son bonheur que de sa peine. Mais que cette mélancolie est douce !

Voici la ville haute, ramassis de bicoques entassées sur la colline primitive, dans un dédale de ruelles abruptes. Quelques vestiges de château, quelques pans du mur d’enceinte qui fermait la boucle de l’Orne, c’est tout ce que Saint-Jore a gardé de son âpre passé de petite place forte. Sur la rive opposée, voici la ville moderne, banale et régulière. Une série de circonstances en fit, au cours du siècle, le centre industriel de la région, d’autres en arrêtèrent l’essor, les familles enrichies perdirent l’esprit d’initiative, l’activité se ralentit. En dépit de ses trente mille habitants, on dirait une cité morte.

Rien n’a changé depuis mon départ. Même résistance au progrès, même engourdissement. Un peu plus de silence sous les arcades de la grand’place, un peu plus d’herbe entre les pavés des rues secondaires, et, sans doute, guère moins d’intolérance au fond des âmes. Les gens ont les mêmes airs d’ennui résigné ou de satisfaction niaise. On ne sent point davantage qu’ils aient de la joie à respirer, à mouvoir leurs bras et leurs jambes, à regarder et à entendre. Tout au plus semblent-ils se réjouir de converser. Comme je m’explique aujourd’hui les haines de ce petit monde immobile et morose contre l’adolescent irréfléchi qui osa vivre selon sa fantaisie !

À l’un des angles formés par la place et par le boulevard qui la traverse, derrière la statue en bronze d’Antoine Bellet, astronome et navigateur, voici notre maison. Elle est déserte, les volets en sont clos, nul ne l’habitera jamais ; ainsi le veut ma mère. Elle s’y est mariée ; elle y a connu huit longues années heureuses avant la mort de son mari ; j’y suis né ; ma sœur Claire, sept ans plus tard, y naissait ; c’est là que nous avons grandi sous ses bons yeux. Et si nous n’avons pas répondu à son espérance, elle ne peut du moins oublier qu’entre les vieux murs de cette demeure elle a rêvé pour nous les seuls rêves de sa vie.

Et voici le collège. Oh ! j’ai frissonné de la même détresse qu’aux minutes navrantes où, les matins d’hiver, j’apercevais la haute façade lugubre. Cette horloge sonne encore à mon oreille, comme un glas. À droite de la grille, cette porte basse claque sur moi comme la porte d’une prison. Une prison, en vérité, n’est-ce point par là que l’homme commence ? Dès qu’il pourrait prendre goût à l’espace, à l’indépendance, à la beauté des choses, au spectacle du ciel et de l’horizon, on l’enferme. Il y a des murailles, des geôliers, des cachots, des punitions, peu d’air et peu de lumière. Ferait-on davantage si l’enfant avait commis quelque méfait ?

J’ai pensé bien souvent que le début de la vie devrait être un enchantement et qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il n’en fût pas ainsi. L’âme, toute neuve, se prête à toutes les formes du bonheur ; le corps, intact, ne la contrarie point ; et les questions de fortune et de situation sont indifférentes puisque l’enfant n’exige rien, pour être heureux, que la liberté de l’être. Moi, qui fus parmi les privilégiés, je ne devrais avoir que des souvenirs radieux et ne songer au petit garçon que j’étais que comme à une créature d’élection, en vue de laquelle le destin avait ouvert des prairies où l’on court, planté des arbres où l’on grimpe, élevé des montagnes d’où se tirent les billes d’agate, imaginé des contes où les fées évoluent et de nobles histoires où combattent des héros. Pourquoi le passé ne m’offre-t-il jamais, au premier effort de ma mémoire, qu’une pauvre silhouette de collégien craintif et frileux sur qui claque la porte d’une prison ? Je n’étais pas malheureux et il me semble l’avoir été. Bons ou mauvais, tous ceux que j’évoque, pions, professeurs, maîtres d’études, se présentent suivant une vision invariable, comme autant de personnages chargés spécialement de m’opprimer, moi, Pascal Devrieux. C’est une sensation d’étouffement, qui me poursuit même en dehors du collège. M. Hamelin, mon grand’père, n’est pas seulement un homme dur et maussade, mais aussi un surveillant farouche, d’accord avec mes ennemis pour continuer l’œuvre d’oppression.

Que serais-je devenu après ces journées sombres, après l’examen que, chaque soir, en dépit de ma fatigue et de son ignorance, me faisait subir M. Hamelin, que serais-je devenu si ma mère ne m’avait pas endormi dans ses bras ? Durant des années, elle n’y manqua jamais. Nous ne parlions point. Elle me berçait d’un doux geste. De temps à autre elle mettait ses lèvres parmi mes cheveux. Caresses précieuses : il suffit que l’enfant les ait reçues pour que son âme s’incline davantage vers la tendresse. C’est la mère qui enseigne la grâce du baiser.

La mienne me consola de tout, et vraiment, l’ayant eue, je n’ai pas le droit de me plaindre. Si je ne puis me défendre aujourd’hui d’un certain effarement devant ce qu’on appelle la mère parfaite, si j’estime qu’en se désertant et en transportant en d’autres sa raison de vivre, elle enfreint des lois plus graves que ne l’est l’instinct de nature auquel elle se soumet en l’exagérant, je m’en accommodais alors sans le moindre scrupule. Eussé-je compris son dévouement qu’il m’eût paru tout simple qu’elle se sacrifiât, fondît sa destinée en la nôtre, et n’attribuât de valeur à son existence qu’en raison de £es soins pour nous.

Une seule force contre-balançait l’ardeur d’un tel amour ou, du moins, en maintenait constamment le cours suivant une même ligne, c’était la crainte du monde, principe de tant d’actions et de tant de vertus. Elle ne montrait point par là un esprit de dépendance qui la distinguât de ses compagnes. Pour peu qu’on y attache le moindre crédit, l’opinion publique devient aisément la règle suprême, surtout dans les petites villes, où cette opinion s’exerce d’une façon directe et cruelle. On n’échappe à son despotisme qu’au prix de révoltes que le caractère de Lucienne Devrieux ne lui permettait pas, ou d’une hypocrisie dont elle n’avait même pas le soupçon. Dès son jeune âge elle se courba donc sous cette autorité, de son propre mouvement et selon l’exemple de son père, et, plus tard, elle continua, par habitude et selon l’exemple de son mari. Entourée d’éloges et de sympathies, elle put croire que l’unique but est de plaire, et puisque le seul moyen d’y réussir est de se conformer aux usages, elle en arriva tout naturellement à agir et à parler comme si chacun de ses gestes et chacun de ses mots étaient mis en jugement. Il n’y a rien de préférable, en province, à la bonne idée que l’on donne de soi, rien de plus pénible que de se heurter à des yeux mécontents et à des mines froides. Quelle récompense chercher à l’accomplissement de ses devoirs sinon cette petite fièvre délicieuse que suscite l’approbation des autres ?

Une question me hante dont je rougis, mais qu’impose à mon esprit ce qu’elle contient de vérité générale : si le monde, tout à coup, avait réprouvé l’amour maternel, ma mère m’eût-elle donné tant de preuves de son amour ? Ne céda-t-elle point quelquefois au souci de paraître une de ces créatures de dévouement, minutieuses, infatigables, promptes à s’alarmer et prêtes à s’immoler, que l’on propose comme modèles aux jeunes épouses ? L’idée que l’on sera loué si on fait telle chose ou blâmé si on ne la fait pas, détermine autant que l’instinct qui porte à faire cette chose. Et dans sa volonté de me nourrir, par exemple, qui aurait pu établir la part de la maternité, et celle…

Oh ! mère chérie, pardon d’un tel blasphème ! J’ai subi si lourdement, à travers toi, le pouvoir de cette force qui l’écrasait, que je me figure en découvrir l’influence jusqu’au fond de tes plus nobles sentiments. Tu m’as permis de te juger librement en ces pages écrites pour nous deux et sur ta prière. Ne m’en veux pas si je me trompe. La passion ne m’aveuglera point, je te le jure, quand il s’agira d’avouer mes fautes.

Et puis le mieux n’est-il pas de sourire de ces misères ? Rappelle-toi ton plaisir lorsque tu suivais la rue principale, an enfant au bout de chaque bras, et que voltigeait autour de toi l’estime de toute une ville. Les regards bienveillants tombaient des fenêtres et jaillissaient de l’ombre des magasins. Un cortège de murmures favorables nous accompagnait. C’était exquis. Moi-même, par contre-coup, j’en éprouvais l’impression, celle, n’est-ce pas, d’un bain tiède et voluptueux. Je soupirais d’aise. J’étais bien.

On eût dit que nous ne vivions que du consentement des autres, et que nos actes pesaient selon le poids qu’on leur accordait. Tu te souviens de ton attente peureuse, le samedi, jour où l’on proclamait le résultat des compositions hebdomadaires ? Ton humeur dépendait de la place obtenue, et tu en avais pour une semaine à te prodiguer en visites, souriante et allègre, ou à t’enfermer, inactive et soucieuse. Comme reproche, cette phrase :

— Que va-t-on dire de toi, si tu ne travailles pas ?

Comme éloge, celle-ci :

— Ce que l’on va me faire des compliments sur toi !

Je redoublais de zèle afin de mériter les suffrages de tant de personnes attentives à mes progrès. Grand Dieu, que disait-on de moi ? J’eus d’humbles dimanches où le courroux des passants me bouleversait, d’autres où je les contemplais victorieusement du haut de ma place de premier en version grecque.

Comme on dut se réjouir à Saint-Jore l’année de ma première communion ! Le jeune Pascal manifestait les symptômes d’une piété touchante, et parvenait, malgré de vives répugnances, à s’assimiler les niaiseries du catéchisme. Je n’oublierai jamais l’aumônier du collège, l’abbé Chenu, un homme charmant, dont les mères ne pouvaient prononcer le nom sans une voix attendrie. Les circonstances d’ailleurs ayant changé deux fois le titulaire de ce poste, ces dames trouvèrent d’emblée le second et le troisième de ces messieurs tout aussi charmants que l’abbé Chenu. C’était un privilège de l’emploi.

Le grand jour approchait. Je tombai malade. Je n’en voulus pas moins me trainer, jaune et fiévreux, au pied de l’autel. Saint-Jore exulta d’approbation.

Et le mariage de Philippe, la même année, que de lustre en rejaillit sur la famille ! N’est-ce pas nous qui l’avions préparé ? Depuis que Philippe Darzas, chef d’atelier, puis contremaître, puis directeur de nos usines de Bellefeuille, était devenu l’associé de grand-père, son bras droit, puis-je dire, Lucienne Devrieux ne lui avait-elle pas formellement promis de le marier ? Tout Saint-Jore savait cela. On cherchait avec nous. On supputait les chances de l’une et de l’autre. Mais la considération totale nous en revint. La meilleure amie de mère, Mme Landol, femme d’un riche négociant, avait une sœur cadette dont elle prenait soin, leurs parents étant morts. Nous l’aimions beaucoup. Pour ma part, aussi loin que je remonte, l’image de Geneviève embellit des choses de mon passé. Petite fille, elle me berce sur ses genoux. Plus grande, elle consent encore à mes jeux. Puis elle entre à la Visitation où nous allons souvent la voir le jeudi. Elle a des nattes blondes sur le dos, des yeux gris, une robe marron à rubans de velours vert. Elle est pleine de gaité, et la sœur supérieure vante son application. À la sortie du couvent elle achevait de nous conquérir par sa modestie et sa bonne grâce. Ce fut elle que nous élûmes. Il n’y eut qu’un cri dans Saint-Jore. Quel heureux choix ! Pouvait-on rêver un couple mieux assorti, un jeune homme plus sérieux et plus entendu en affaires, une fiancée plus douée sous tous les rapports !

Cérémonie mémorable ! J’étais garçon d’honneur. Au milieu de la nef sonore, je m’avançai fièrement au bras de ma quêteuse. On me souriait. On avait l’air de me féliciter. Je me sentais l’importance d’un héros.

Ainsi le cours de la vie offrait-il au monde des occasions constantes de se décider en notre faveur ou à notre détriment. Nous n’eussions guère pâti de ce joug si notre mère avait pu nous en adoucir l’étreinte. Mais M. Hamelin était là, et M. Hamelin se constitua le champion de tout ce qu’une petite ville représente de plus absurde et de plus tyrannique.

Avec l’âge, avec l’accroissement de sa fortune, grand-père devenait un de ces gros industriels de province infatués d’eux-mêmes, insupportables d’égoïsme, qui n’admettent autour d’eux ni résistance ni liberté. Il affichait contre nous une antipathie de vieillard grincheux, nos jeux l’offusquaient comme des insultes, et le son de notre voix l’agaçait. Un enfant ne parle pas, un enfant n’a pas d’avis. Lui, il parlait, il en avait, lui, des avis, et sur toutes choses, et il les formulait d’un ton trainard, en phrases dignes et creuses. Il étalait des jugements péremptoires. Il tranchait les questions les plus ardues à l’aide du bon sens le plus impitoyable. Nul proverbe ne lui était inconnu, nulle maxime étrangère.

Comment eussions-nous mis en doute les dires d’un personnage aussi considérable ? Sa fille tremblait devant lui, Philippe Darzas et sa femme le redoutaient, Mme Landol n’osait le contrecarrer, et tous, autour de la table, le front baissé, nous recevions la petite pluie monotone des préceptes, des sentences morales, des conseils pratiques, des exemples tirés de l’expérience. Directement et par l’action qu’il exerçait sur mère, il fut notre éducateur. Grâce à lui, nous fûmes des enfants bien élevés, ce qui ne signifie point des enfants en qui l’on a développé l’énergie, la volonté, la clairvoyance, l’esprit d’examen, les qualités d’initiative, mais des enfants qui savent se tenir, qui ne se permettent que les gestes accoutumés, et qui ont déjà l’intuition de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Grâce à lui, la notion du devoir nous apparut dans toute son horreur. Nous n’entendîmes jamais un mot de révolte, ou même un de ces soupirs d’ennui qui échappent aux plus résignés en présence de quelque tâche fastidieuse. On nous apprit les égards que l’on doit à l’opinion et les rigueurs réservées à ceux qui la bravent, l’importance des cartes du premier janvier, des visites et des politesses à rendre, des jeûnes à observer, des pèlerinages à jour fixe au cimetière, tous devoirs qui ne souffrent pas la moindre atteinte. On nous enseigna que les usages les plus ineptes doivent être acceptés comme des dogmes. Les corvées mondaines sont des religions. On met à les remplir autant de dévotion qu’à suivre la messe.

Et de la sorte il nous fallut obéir à des règles si fixes et à des restrictions si nombreuses, réprimer tant d’aspirations contraires, tant de paroles et de gestes, que des traitements rigoureux ne nous eussent point laissé un tel souvenir de gêne et de servitude.

Sous l’amas de respects et de convenances dont on l’affublait, quelle était ma véritable nature ? Étais-je bon ou mauvais, envieux ou généreux, composé des qualités et des défauts que je m’accorde aujourd’hui, je ne saurais le démêler. Je ne me distingue pas de mes compagnons. Nous étions tous vêtus d’un uniforme noir à boutons d’or, et façonnés d’après une méthode qui ne pouvait s’adapter exactement à chacun de nous sans meurtrir la plupart de ses aptitudes. Hélas ! on coule toujours nos petites âmes dans le même moule, et on les pétrit, et on les martèle, et on les écrase. Que d’années, que d’épreuves, avant que les malheureuses se redressent suivant leur propre ligne ! N’est-ce point décourageant ? Pour être soi, il faut d’abord se débarrasser de tout ce que l’on imagine pour que nous ne soyons plus nous.

Le seul point peut-être par où je me singularisais fut un débordement d’affection et de confiance que je ne retrouve pas au même degré chez mes camarades. Incrédule aux trahisons, je me livrais aux pires gaillards. Il y en avait toujours un en l’honneur de qui je brûlais d’une amitié plus fervente. Celui-là m’absorbait exclusivement. On ne se quittait pas. On partageait ses billes, ses toupies, ses vers à soie et ses secrets. Et l’entente durait jusqu’à ce que l’un des deux se lassât. Généralement alors on devenait ennemis féroces, ce qui me chagrinait.

Sans prétendre que toutes ces amitiés fussent exemptes d’une certaine corruption, je crois qu’elles répondaient surtout à d’irrésistibles désirs de tendresse, comme le prouve cet événement qui marqua ma quinzième année : j’aimai.

Ne rions point de ces passions d’adolescent, les seules peut-être où rien d’impur ne se glisse. C’est le signe d’âmes plus sensibles. Elles frissonnent d’enthousiasme et de mélancolie. Si elles attendent, retrouveront-elles jamais pareille fraicheur ?

Jean Duvalloy avait de grands yeux noirs, et mes rêves les plus sensuels se bornaient à plonger mes yeux dans ces grands yeux noirs. Joie bien courte cependant, car les miens se voilaient aussitôt de larmes.

— Pourquoi pleures-tu ? me demandait Jean, moins exalté.

— Je ne sais pas.

Savais-je seulement que j’aimais ! Nous étudiions nos leçons ensemble, la tête inclinée sur le même livre. Parfois nos joues se touchaient. Contact adorable ! Nous ne bougions pas, chastement émus. Notre esprit profitait de cet éveil de notre cœur, et nos entretiens y gagnaient un tour presque grave. Souvent aussi nous demeurions silencieux, ce qui nous semblait un état d’une pureté incomparable.

Il m’est impossible d’en dire davantage sur cette aventure, parce qu’elle ne comporta rien de précis et qu’elle se dénoua même à mon insu dès la première séparation. Lorsque j’en pris conscience, je ne pus tirer de l’oubli aucun de ces petits détails qui sont les ossements du souvenir. Je me rappelle seulement avoir été très heureux. C’est beaucoup déjà. Le bonheur a un goût qui ne se perd point.

Soit que le hasard, en la privant d’amies, la repliât sur elle-même, soit au contraire que ce manque d’amies provint d’un caractère trop sauvage, Claire ne connut pas ces heures d’épanchement. Rien ne compensa pour elle les tyrannies d’un milieu que régentait l’opinion. Immédiatement exposée aux boutades de M. Hamelin et aux exemples édifiants de notre entourage, elle se réfugiait en elle avec des allures de bête traquée, et personne ne l’aidait à en sortir.

Avouons-le d’ailleurs, Claire était une petite fille fort insignifiante. N’ayant jamais de caprices et jamais non plus de ces gentillesses par où l’enfant charme et horripile, n’éprouvant jamais le besoin de se mêler aux conversations et de questionner les gens, elle tenait une place si minime qu’on arrivait aisément à l’oublier. On la voyait et on l’entendait à peine, car ses goûts la portaient surtout à être seule et à se taire. Les grands rideaux des fenêtres constituaient sa cachette favorite. Elle ne cessait d’y pleurer. Pourquoi ?

— Comme ta sœur est peu affectueuse, peu communicative, me confiait mère. Qu’il lui survienne une mésaventure ou un plaisir, que je la gronde ou que je la complimente, tout lui est indifférent.

On eût pu se demander si Claire était peu affectueuse parce qu’on la négligeait, ou si on la négligeait parce qu’elle était peu affectueuse. On eût pu également s’étonner de la voir, une heure après la réprimande ou l’éloge reçus si froidement, revenir avec des yeux encore rouges de larmes ou tout brillants de gaîté. Mais nul ne songeait à examiner cette petite créature timide, obéissante, qui n’exprimait aucun désir et avait l’air par moments de s’exercer à une sorte de contrôle sur elle-même. L’extrême sagesse d’un enfant le fait passer inaperçu. Claire restait donc dans son coin, vaguement orgueilleuse de pouvoir supporter la solitude. Elle y puisait un sentiment obscur d’originalité, qui la disposait à s’accommoder de tout sans se plaindre et même à s’infliger de légères privations. On ne la surprenait jamais couchée au creux d’un divan et rêvassant comme les filles de son âge, mais assise du bout des fesses et le buste droit sur quelque chaise peu confortable. Et elle paraissait si absorbée, à ne rien faire que, malgré soi, on respectait son inaction, comme on respecte l’immobilité de quelqu’un qui pense.

Je ne voudrais point parler de Claire avant l’époque où nous influâmes l’un sur l’autre, et, même alors, je ne m’arrêterai pas aux circonstances d’une vie dont elle fera quelque jour le récit fidèle. Mais il était bon, dès maintenant, de la déterminer à l’aide de certains traits, et, chose singulière, j’y ai eu moins d’embarras qu’à mon endroit, sa nature, quoique plus soumise en apparence que la mienne, n’ayant pas été déformée un seul moment par l’uniforme rigide que son titre d’enfant la contraignit à revêtir. Elle se détache ainsi très nettement du passé. Je vois ce qui la distingue de moi. Toutes les idées qui me furent inculquées de force, toutes les conventions et les consignes que j’ai secouées plus tard, mais qui cependant m’ont tellement impressionné qu’une gène confuse m’envahit encore, dès l’instant où j’y manque, tout cela ne l’a jamais atteinte, elle qui s’y résignait avec tant de passivité. Ce qu’on l’obligeait à faire, elle le faisait et en oubliait aussitôt jusqu’au moindre geste. Ce qu’il lui fallait écouter, elle l’écoutait et ne s’en souvenait plus. Sa première communion la laissa fort paisible, et elle s’approcha de la Sainte-Table sans plus d’émoi que si elle eût accompli un des actes de sa vie quotidienne. En somme, elle n’accepta jamais rien que d’elle-même et de ce que lui proposait sa petite raison naissante parmi le tumulte d’instincts qu’elle tâchait déjà de mettre en ordre. D’où il s’ensuit qu’elle acquit peu de choses au courant de sa jeunesse, car la raison d’un enfant ne peut se rendre compte que d’un nombre de choses restreint. Mais si son instruction en souffrit au point de rester longtemps insuffisante, son éducation morale y gagna et s’établit de bonne heure sur une base de menues réflexions personnelles et d’après la logique d’observations spontanées.

C’est là un point de départ excellent. Lorsque la lutte commença pour elle, bien que son état de femme ne lui permit pas de se libérer aussi facilement que moi des faits et des nécessités sociales, sa délivrance intérieure fut beaucoup plus rapide, parce qu’elle n’eut à s’affranchir de rien, aucune des idées que l’on essaya de graver en elle n’ayant mordu sur son âme secrète.

Trop scrupuleuse pour montrer quelque préférence, mère s’occupait de ma sœur autant que de moi. Mais comme je flattais son amour-propre par des mérites plus brillants ! Et puis la destinée d’une fille n’est pas douteuse : le mariage la guette. Un fils, lui, représente l’inconnu. Que fera-t-il ? Jusqu’où l’élèveront ses capacités ? C’est la porte ouverte aux espoirs les plus ambitieux.

En réalité ma vocation tardait à se dessiner. Rebelle aux sciences exactes, je me plaisais aux études littéraires. Mais c’étaient là de bizarres dispositions dont on aimait mieux ne point s’inquiéter. Autrement qu’eût signifié cette prédominance de facultés qui ne correspondent à rien dans la pratique et ne trouvent leur emploi dans aucune carrière ?

— Quoi que tu entreprennes, je suis sûre que tu arriveras, s’écriait mère, convaincue que les premières places dans le monde sont la récompense des places de premier au collège.

Quand on la complimentait sur moi, ses yeux se mouillaient de larmes.

— Je suis fière de Pascal, disait-elle.

Fierté légitime, car vraiment il ne se pouvait concevoir de fils plus caressant et plus docile. À dix-sept ans je réalisais, j’en ai la certitude, l’idéal que l’on s’efforce de composer avec chaque enfant. Il y eut en moi l’étoffe d’un jeune homme accompli. C’était visible, palpable, comme un bon échantillon où n’entrent que des matières de choix. Autour de ma nature inconnue s’en enroulait une autre, faite des convenances, des effrois et des cultes habituels. L’opinion des gens ne m’était point indifférente, et je savais comment on se la concilie et comment on se l’aliène. J’avais la science du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas.

Ainsi parvenons-nous au seuil de la vie, armés d’entraves.

— Vos enfants ne vous donneront que de l’agrément, disait-on à Lucienne.

Elle était en droit d’y compter. Si le milieu où nous avons grandi comprime jusqu’à l’étouffement, si la notion du devoir y est rétrécie, inintelligente, peu soucieuse des instincts divers, réduite le plus souvent à un ensemble d’usages puérils et de préjugés mesquins, elle n’en est point responsable. C’était ce devoir-là qu’on lui avait appris à vénérer, en dehors de toute discussion et de tout examen. C’était le devoir de son père et de sa mère, et le devoir de ses compagnes, et le devoir de toute la ville. Pouvait-elle faire mieux que de s’y conformer et de nous le transmettre, puisqu’elle ne soupçonnait même pas, en son âme de bourgeoise austère, qu’il en existe peut-être d’autres ? Elle eut donc raison d’agir comme elle a toujours agi, en mère dévouée et en amie douce et indulgente.