L’Entêtement, étude psychologique



L’ENTÊTEMENT



Deux questions se posent au sujet de l’entêtement, distinctes, quoique solidaires, qu’il faut craindre de mêler et d’embrouiller l’une par l’autre : Qu’est-ce que l’entêtement au point de vue psychologique ? Comment devons-nous le juger au point de vue moral ? Si nous partions de l’idée couramment admise qu’il est fâcheux ou funeste, nous nous mettrions, par là même, hors d’état de le comprendre, d’en pénétrer la nature énigmatique ou complexe. Avant de décider et en vue même de s’assurer si l’entêtement est une qualité ou un défaut, et dans quelle mesure il est l’un ou l’autre, nous avons à rechercher simplement ce qu’il est.

À première vue, il semble pouvoir être invoqué comme un fait à l’appui de la classique distinction de la volonté et du désir. Il est, en effet, une volonté sèche, s’exerçant en dehors de tout attrait sensible, ou à l’encontre de cet attrait, s’il existe. Il est une obstination farouche, soit à ne pas faire ce qu’on désire, souvent avec le plus d’ardeur, soit à faire ce qu’on ne désire à aucun degré, quand ce n’est pas le contraire de ce qu’on désire. Il est d’autant plus fort et d’autant plus persistant, qu’il est plus déraisonnable, si bien que parfois on le soupçonne d’être une volonté déguisant sa faiblesse, cherchant à faire illusion aux autres et à elle-même. On peut fort bien, en effet, par ses actes, donner le change sur sa volonté et, par exemple, faire « non pas seulement ce qui plaît le plus, mais encore tout le contraire, seulement pour montrer sa liberté » (Leibniz). L’entêtement, toutefois, ne saurait être affectation pure, ou du moins, s’il y a un entêtement joué qui procède de la fausse honte, il faut qu’il y en ait un autre naturel, dont le premier n’est que la contrefaçon. C’est cet entêtement vrai et spontané qu’il s’agit de saisir et de soumettre à l’analyse.

En tant que mode du vouloir, l’entêtement revêt une double forme positive et négative ; il s’exprime par fiat ou veto. Mais il est plus souvent et plus naturellement peut-être un arrêt qu’une impulsion, une nolonté qu’une volonté. Aussi est-ce l’entêtement négatif que nous étudierons de préférence et d’abord.

Cet entêtement particulier consiste à ne pas vouloir ce qu’au fond de soi-même on trouve naturel et raisonnable de vouloir. Ainsi il est naturel de vouloir ce qu’une autre personne nous commande, quand elle est en droit de nous commander et que ce qu’elle nous commande est juste, et il y a entêtement à ne vouloir jamais céder, jamais obéir. Il est vrai que l’entêtement, dans ce cas, ayant vaguement conscience de son absurdité, se cherche des excuses et se trouve des raisons. Il devient sophistique, il s’érige en système, en principe de conduite. Le têtu donne et prend le change sur ses sentiments ; il les magnifie ; il décore son obstination du beau nom de fermeté, de constance ; il appelle fierté son humeur farouche. Il se persuade qu’il agit par dignité, et il obéit en effet plus ou moins à ce sentiment, à partir du moment où il se l’attribue. Mais il faut distinguer l’entêtement voulu, qui se croit raisonnable, et l’entêtement brut ou spontané, qui est et qui a vaguement conscience d’être aveugle et stupide.

Renan, en sa qualité de Breton, tient à passer pour têtu. Il s’attribue un entêtement systématique, fait d’orgueil et de point d’honneur, qu’il présente sous les traits les plus nobles. « Pour moi, dit-il, je me suis entêté à ne pas obéir ; oui, j’ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais à une force matérielle, procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne me commanda jamais rien. Entre moi et mes maîtres ecclésiastiques, tout fut libre et spontané. Qui a connu ce rationale obsequium n’en peut souffrir d’autre. Un ordre est une humiliation ; qui a obéi est un capitis minor, souillé dans le germe même de la vie noble… Je n’aurais pu être soldat ; j’aurais déserté ou je me serais suicidé. » Ne cherchons pas si Renan ici se calomnie ou se vante, ne discutons pas ses principes ni l’application qu’il en tire. Nous trouverions aisément, exprimée en un langage aussi fier, avec autant de conviction, de sincérité et de bonne foi, la théorie inverse de l’obéissance absolue. Au point de vue psychologique, d’ailleurs, le parti pris de n’obéir jamais et celui d’obéir toujours se valent ; ils traduisent, de façons différentes, le même état d’esprit. C’est cet état que le mot entêtement désigne.

L’entêtement a pour point de départ un principe arbitrairement ou du moins légèrement admis, élevé à l’absolu, érigé en maxime ou règle de conduite irrévocable. Il est un engagement d’honneur qu’on prend vis-à-vis de soi-même, un serment de fidélité qu’on jure à ses propres idées, le serment de les suivre jusqu’au bout, en tant que siennes, non en tant que justes et fondées. En effet, s’interdire de revenir sur des idées une fois admises, est-ce que cela n’équivaut pas à avouer implicitement qu’on craint pour elles l’examen, et que, pour s’en porter garant, on n’en est pas plus sûr ? On peut fort bien, en effet, être dogmatique par scepticisme, comme on est parfois, suivant le mot de Platon, tempérant par intempérance et courageux par peur. Au point de vue intellectuel, l’entêtement serait donc l’obstination à soutenir un principe imparfaitement établi.

Au point de vue affectif, il est un amour-propre mal placé. L’entêté se persuade, ou veut se persuader, qu’il défend ses idées contre celles d’autrui, qu’il maintient contre l’opinion la liberté de ses jugements, qu’il affirme l’indépendance et la fermeté de son caractère. La seule raison qu’il ait et puisse avoir de ne pas accéder à ses propres désirs, est que ces désirs concordent avec des sollicitations étrangères. Ainsi, pour emprunter à Loti, peintre admirable de l’entêtement breton, un saisissant exemple, pourquoi, dans Pêcheur d’Islande, Yann s’obstine-t-il à ne pas demander la main de Gaud qu’il aime et dont il se sait aimé ? Il l’eût fait de grand cœur s’il se fût écouté. « Mais voilà ! on l’avait tourmenté avec cette Gaud ! Tout le monde s’y était mis : ses parents, Sylvestre, ses camarades islandais, jusqu’à Gaud elle-même ! Alors il avait commencé à dire non, obstinément non, tout en gardant au fond de son cœur l’idée qu’un jour, quand personne n’y penserait plus, cela finirait certainement par être oui. » Loti, poursuivant la subtile analyse de ce cœur simple, montre jusqu’à quel point va chez Yann la susceptibilité d’un amour-propre ombrageux. Yann rebute ses parents, à peu près comme Pascal rebutait sa sœur par un motif d’une autre nature, mais aussi raffiné pour ne pas avoir l’air de leur montrer un amour répondant à l’appel du leur, et dont l’élan ainsi ne serait pas spontané et libre. Il fait à Gaud l’aveu de ces complications sentimentales : « C’est mon caractère qui est comme cela, dit-il. Chez nous, avec mes parents, c’est la même chose. Des fois, quand je fais ma tête dure, je reste, pendant des huit jours, comme fâché avec eux, presque sans parler à personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je finis toujours par leur obéir dans tout ce qu’ils veulent, comme si j’étais encore un enfant de dix ans. » L’entêtement est ainsi une humeur contradictoire et bizarre, une fausse honte, pleine de subtilités et de détours.

Il est l’amour-propre se jetant au travers des sentiments naturels, empêchant de les suivre, mais n’arrivant pas à les supprimer. Il produit un malaise, un mécontentement de soi-même et des autres. L’entêté se rend compte que son caractère le fait mal juger et méconnaître, et il en souffre, il s’en dépite. Qu’est-ce donc que cette attitude ou cette disposition, dans laquelle il s’obstine, il paraît se complaire, et qui lui est odieuse ? En dépit des apparences, elle n’est point une décision de sa volonté, mais une fatalité de son tempérament. Elle paraît insensée, inexplicable. Pourquoi Yann s’obstinait-il, par exemple, à ne pas épouser Gaud ? À cela, il n’y a pas de réponse. « De raison, il ne pouvait pas en donner parce qu’il n’y en avait pas, qu’il n’y en avait jamais eu. Hé bien, oui, tout simplement, il avait fait son têtu, et c’était tout. »

Pour expliquer un état d’âme si étrange, toutes les hypothèses semblent permises. Nous en proposerons une assez paradoxale. C’est que l’entêtement, au moins négatif, le « Je ne veux pas », si énergiquement qu’il soit prononcé, rentre dans l’aboulie, dénote une crise d’irrésolution aiguë, et provient, non pas d’un excès, mais d’un défaut d’impulsion.

Il y a, selon nous, une analogie entre l’entêté qui pense oui et dit non, qui ne veut pas et s’obstine à ne pas vouloir ce qu’il désire, et l’aboulique qui veut agir et ne le peut pas, et cette analogie se précise encore par le fait que la volonté du têtu, aussi bien que la paralysie de l’aboulique, est imaginaire, illusoire, peut céder et prendre fin. Mais tandis qu’il faut à l’aboulique une secousse pour l’arracher à sa torpeur, il suffit du temps pour vaincre l’obstination du têtu. Cette obstination est une crise qui se dénoue naturellement ou d’elle-même. Tous ceux-là le savent bien, qui ont eu affaire à des entêtés. Ils savent que, pour les amener à résipiscence, il ne faut pas les heurter de front, les combattre ; il ne faut pas même discuter avec eux, leur parler raison, mais il convient d’attendre discrètement et respectueusement le retour de leur bon vouloir, de laisser passer la tempête ou le bouillonnement des pensées mauvaises et renaître le calme, la paix intérieure et les résolutions sages. L’entêté, en effet, au plus fort de sa crise, sent qu’il devrait prendre la résolution contre laquelle il se raidit ; il voudrait déjà l’avoir prise ; il sait qu’il viendra tôt ou tard à la prendre ; déjà il y tend, mais il n’y peut arriver. Tandis que l’aboulie, improprement nommée, n’est que l’impuissance d’agir, l’entêtement est la véritable impuissance de vouloir.

D’où vient cette impuissance ? De ce que, pour vouloir, il ne suffit pas de dire « Je veux », mais il faut être porté et soutenu par l’élan du désir. C’est en vain qu’on comprend la nécessité ou l’obligation de se résoudre ; c’est en vain qu’on en éprouve le besoin, si on ne sent pas en soi cette impulsion victorieuse qui est la volonté même.

Mais peut-on soutenir que la volonté proprement dite fait défaut aux entêtés, alors qu’elle passe généralement pour être chez eux en excès ? Rappelons qu’il ne s’agit présentement que de l’entêtement négatif, et que cet entêtement est par définition la volonté se raidissant contre une résolution à prendre. Pourquoi une telle raideur ne serait-elle pas regardée comme une simple difficulté de vouloir ? L’entêté serait alors, dans l’ordre de la volonté, ce qu’est dans l’ordre intellectuel, un esprit lent. Un esprit lent peut ne manquer ni de force, ni de pénétration, ni de profondeur ; souvent même il a ces qualités, et il est de plus consciencieux, il ne se rend qu’à la vérité bien comprise, il prend le temps de la reconnaître, de se l’assimiler vraiment. L’entêtement pourrait de même être une volonté forte, mais de formation lente et laborieuse. Il y a des esprits prompts et légers qui croient posséder la vérité quand ils ne font que l’entrevoir et qui vont dans leurs convictions au-delà de ce qu’ils savent ; il y a de même des volontés téméraires qui se décident, si j’ose dire, sans être décidées et qui dépassent, dans leurs desseins et leurs actes, leur propre mouvement. Prenez le contraire de ces esprits, de ces caractères ; vous avez les lents, les têtus qui souvent se confondent.

L’entêté paraît résister à sa propre volonté ; en réalité, il veut être deux fois sûr de sa volonté ; c’est à cette condition seulement qu’il la suit. Il est un scrupuleux, un timoré d’une espèce particulière. Il nous arrive souvent de faire ce que nous ne voudrions pas, bien plus, de vouloir ce qui nous est indifférent, ce à quoi nous ne tenons pas. C’est justement à quoi l’entêté répugne. Il est tout entier dans ce qu’il fait, il veut absolument ce qu’il veut. Il regarderait comme une déchéance une complaisance pour autrui, une concession faite à l’ordre des choses, un consentement accordé de guerre lasse. Jamais il ne lui arrivera de dire « Après tout ! si vous y tenez ! Hé bien, soit ! » L’apparence d’un compromis lui porte ombrage. Mais justement parce qu’il ne veut agir que de plein gré ou de bonne grâce, il ne peut plus se décider à agir.

En apparence, il s’obstine à ne pas vouloir ce à quoi sa raison consent et son désir le porte. En réalité, il s’abstient de brusquer ses décisions, et s’applique à suivre exclusivement celles de ses résolutions qui sont pleines, accomplies et mûres. Quand il paraît se détourner de la fin à accomplir, il habitue son esprit à cette fin, il l’envisage longuement, la contemple à loisir, à tête reposée ; il en dégage toute la force séductrice, il déloge, pour lui faire place, toutes les idées antagonistes ; il ne l’introduit pas dans sa vie comme un élément étranger, il l’adopte vraiment, s’en imprègne, se l’assimile. Quand ce travail d’assimilation est achevé, l’entêtement cesse comme par enchantement ; il y a résolution au sens propre du mot, c’est-à-dire détente. L’entêtement n’est donc que l’enfantement laborieux de la volonté parfaite. Après cela il ne faut pas s’étonner si, comme Loti le montre si bien, particulièrement dans Mon frère Yves, une exquise douceur de caractère en est souvent la réaction ; il faut dire plutôt que c’en est le dénoûment naturel.

Une telle conception cependant n’est-elle pas étroite ? L’entêtement est loin d’être toujours négatif. Il est souvent une volonté de brute, exaspérée, furieuse, aux explosions terribles. En même temps qu’il s’obstine à ne pas prendre la résolution la plus simple, la plus naturelle, le têtu prendra sans hésiter la plus fantasque, la plus extravagante, la plus contraire à son caractère et à ses goûts. Après avoir paru un aboulique, il se montrera un maniaque ou un forcené. Il ne laisse pas cependant d’être toujours semblable à lui-même : quand il se refuse à suivre ses désirs les plus ardents, il veut affirmer l’indépendance de sa volonté ; il veut l’affirmer encore, quand il poursuit avec acharnement la réalisation de ses plus légers caprices. C’est aussi la même somme d’énergie qu’il dépense dans l’impulsion et dans l’arrêt : sa volonté lâchée donne la mesure de sa volonté tendue. Le doux entêtement est le coup de tête furieux, emmagasiné ou latent, prêt à éclater.

Mais d’où vient que l’entêtement se manifeste par la violence, après qu’il nous avait paru être essentiellement la volonté tendant à se concentrer, à se ramasser sur elle-même ? C’est qu’une circonstance accidentelle est venue forcer la volonté dans ses retranchements, en entraver l’élaboration normale, en précipiter les décisions. Le têtu dissipe alors en un instant toute la force qu’il avait accumulée lentement ; il s’engage à fond pour des raisons légères, il joue, comme on dit, son va-tout. Esprit lent que l’imprévu déconcerte et affole, il se trouve forcé d’agir quand sa conviction n’est point faite, de se décider quand sa décision n’est point prise ; il oppose alors un mauvais vouloir à la violence qu’il subit, il se désintéresse de la conduite à suivre, en adopte une, la première venue, et met ensuite au service d’un parti si follement embrassé, la sauvage énergie qui lui vient de son dépit, de son humeur contrariée. Ainsi peuvent s’accomplir des actions tragiques : suicide, mariage désastreux, etc. Pour pousser la volonté du têtu aux pires égarements, il suffit parfois de la provocation la plus légère : d’une raillerie, d’une mise au défi.

En résumé, cette volonté est caractérisée par la difficulté qu’elle éprouve à se former, à se développer normalement, et par la facilité avec laquelle elle renonce à se constituer, s’abandonne, se dépite, et se porte aux plus grands excès, aux éclats dangereux, aux diversions folles.

De là suivent des conséquences pratiques : l’entêté ne doit pas être morigéné, pris à rebours, mais abandonné à lui-même et aux inspirations de sa conscience. Si on le prend au mot, quand il refuse de céder à la raison, il se bute et ne revient plus ; si on le met au défi d’accomplir les actions les plus extravagantes, si seulement on fait mine de l’en détourner, on provoque le déchaînement de son esprit de révolte, de son démon d’orgueil. Jamais le principe fondamental des théories de Rousseau, le principe de non-intervention en éducation ou de l’éducation négative, n’a été mieux justifié que dans le cas du têtu. En effet, si on ne force pas sa volonté, si on consent à l’attendre, à lui faire crédit, on constate qu’elle revêt d’elle-même la forme parfaite, non en ce sens qu’elle serait pratiquement la meilleure, mais en ce sens qu’elle est adéquate au caractère, qu’elle est l’impression vraie de la personnalité entière.

Mais pour faire comprendre et apprécier le têtu, il n’est rien de tel que de l’opposer au caractère accommodant et souple. L’entêté a plus à cœur de sauvegarder l’indépendance de sa volonté que d’atteindre telle ou telle fin. Le souple, au contraire, vise une fin déterminée et, pour l’atteindre, se fera au besoin violence, surmontera ses répugnances, fera le sacrifice de ses goûts. L’entêtement est la volonté repliée sur elle-même, ayant uniquement souci de sa dignité, de sa liberté intérieure ; la souplesse, au contraire, est la volonté tournée au dehors, asservie à l’action, poursuivant le succès.

La volonté du têtu se traduit plutôt par l’abstention, celle du souple par l’action. Le premier suit son propre mouvement sans tenir compte des circonstances, de l’opinion, de ses convenances mêmes ou désirs ; il suit, de là, que sa volonté est souvent empêchée, reste vaine, est un geste plus qu’un acte. Le second, au contraire, considère ce qu’il peut pour savoir ce qu’il veut ; il règle sa volonté sur les choses, il ne se permet pas d’avoir une volonté à lui, tirée de son caractère, non des circonstances ; il suit, de là, que sa volonté s’exerce toujours d’une façon efficace.

Mais alors que le têtu est tout entier dans le moindre de ses actes, on peut dire que le souple est étranger à ses actes. Il ne croit pas qu’aucun d’eux intéresse sa dignité, ou plutôt il met sa dignité uniquement à raisonner juste, à bien combiner ses actes, à tirer de chaque situation donnée le parti le meilleur. Tandis que le têtu se montre d’une fierté farouche, le souple paraît même dénué d’amour-propre.

Il ne se révolte jamais ni contre les personnes, ni contre les choses. Il ne fait pas le procès aux circonstances, il en prend acte, il les considère comme les données uniques des problèmes que la vie lui pose. Il entre entièrement dans la situation qui lui est faite, alors qu’il ne l’eût point choisie ; il se l’approprie, il en déduit les conséquences. Il est souvent ou paraît effronté, cynique, par cela seul qu’il est exclusivement pratique, qu’il s’engage dans la voie tracée par les circonstances sans s’inquiéter de savoir si la fin poursuivie et les moyens employés s’accordent avec sa dignité personnelle, sans songer même à établir aucun lien entre son caractère et ses actes.

Il accepte les personnes comme les événements. Leur caractère, leur moralité sont des faits qu’il enregistre, qu’il ne discute ni ne juge, mais dont il tient compte. Les hommes n’existent pour lui que comme obstacles ou moyens d’action.

Il accepte de même son propre caractère. Il connaît le fort et le faible de sa nature, il a évalué ses ressources, il a pris sa mesure. Il va son chemin, sûr de lui, car il sait ce qu’il peut et où il va. Il ne s’interroge pas d’ailleurs sur ce qu’il doit, et il ne s’inquiète pas de ce qu’il vaut.

L’entêté, avons-nous dit, est un esprit lent ; c’est aussi qu’il entre dans des considérations étrangères à l’action, qu’il s’embarrasse de principes, de règles. Le souple, au contraire, a l’esprit d’à propos, le coup d’œil prompt et sûr ; c’est aussi qu’il simplifie tout et que, dans la conduite à tenir, il ne voit autre chose que la solution logique d’une situation donnée, avec des moyens donnés. L’étroitesse du point de vue et la vivacité d’esprit, c’est là, intellectuellement, tout le cynisme, j’entends le cynisme naïf, le tempérament fruste qui n’a pas conscience de sa grossièreté, et dont l’immoralité n’est guère qu’amoralité. C’est ce cynisme qui s’étale dans les romans de Maupassant, cette vivante peinture de la souplesse normande, cynisme supportable et même plein de saveur, qui est une infirmité autant qu’un vice, et qui cesse presque d’être odieux pour devenir comique.

La stupidité du têtu n’est pas foncière, mais accidentelle ; elle est lenteur d’esprit, difficulté d’assimilation ; elle n’est pas inintelligence. Inversement, la souplesse d’esprit, liée à la souplesse de caractère, est une qualité trompeuse, une faculté d’assimilation plus apparente que réelle ; elle n’est pas vraiment intelligence. C’est ce que Bourget indique finement dans ce portrait de l’intellectuelle d’outre-mer dont les traits sont applicables à un grand nombre d’esprits. Elle « a tout lu, tout compris, et cela non pas superficiellement, mais réellement. Le malheur est que cette intelligence, capable de tout s’assimiler, est incapable de rien goûter. » Elle connaît toutes les œuvres, « seulement elle ne les distingue pas. Elle n’a pas une notion qui ne soit exacte, et vous avez cette étrange impression : c’est comme si elle n’en avait pas. » Le caractère souple paraît de même être la perfection de la volonté : il est la volonté adaptée à tous les événements, guidée par la réflexion et opérant toutefois avec la sûreté et l’instantanéité d’un réflexe. Mais cette volonté qui se meut avec tant d’aisance n’est qu’un mécanisme bien monté et jouant bien ; elle ne se juge pas, elle ne s’interroge pas sur sa raison d’être, elle appartient à son œuvre, elle ne s’appartient pas à elle-même, elle n’est pas libre. Elle se projette au dehors, elle se dissipe, elle s’aliène, elle ne se possède pas vraiment. Ses actes lui sont supérieurs ou plutôt extérieurs, tout ainsi que les esprits dont parle Bourget ont des connaissances qui les dépassent, qui sont en eux et ne sont pas à eux.

La souplesse est donc aussi éloignée que l’entêtement de la volonté normale. Celle-ci renferme deux éléments : l’un formel, l’autre matériel ; elle est un état d’âme ou disposition intérieure, et elle est un acte. Ces éléments viennent-ils à se dissocier ? La volonté cesse-t-elle d’être une activité transitive, renonce-t-elle à se produire au dehors, ou seulement fait-elle bon marché de ses manifestations et de ses actes, se retranche-t-elle toute dans le for intérieur et se prévaut-elle uniquement de ses intentions ? Alors elle s’exerce à vide, devient une parade vaine ; mais, de plus, elle subit une déformation étrange : elle devient une infatuation sotte et une exaltation à faux ; elle devient cette disposition bizarre, compliquée et puérile, cette alternative de faiblesse et de violence, qu’on appelle l’entêtement. Au contraire, la volonté est-elle tournée tout entière vers l’action, est-elle uniquement une combinaison savante de moyens et de fins, une habileté, un art, et cet art, le suppose-t-on porté à la perfection, opérant avec une sûreté infaillible ? Nous sommes alors plus loin encore de la volonté proprement dite. Il n’y a rien de commun, en effet, entre le savoir-faire et la décision volontaire. Le plus habile homme peut manquer totalement de caractère et ne pas soupçonner même en quoi consiste l’usage de la liberté.

On peut admettre que les systèmes éthiques sont des miroirs spéciaux que les différents types d’hommes ont fabriqués pour leur usage et dans lesquels ils se regardent avec complaisance. On dira alors que le formalisme renvoie à l’entêté son image, systématisant ses aspirations et ses prétentions, tandis que l’utilitarisme est la justification théorique de la souplesse telle que nous l’avons définie. On convient généralement que le formalisme et l’utilitarisme sont faux en tant qu’exclusifs, qu’il faut les corriger et les compléter l’un par l’autre. Cela revient à dire que, comme la véritable intelligence est l’alliance intime de l’expérience et de la raison, la véritable volonté est la synthèse de l’initiative personnelle et de la soumission pratique à l’ordre des choses.

L. Dugas.