Alphonse Lemerre (p. 195-211).

XII

Maître Thomas Le Hardouey, en rentrant au Clos, n’y trouva à la place de sa femme qu’une grande inquiétude, car Jeanne-Madelaine n’était pas ordinairement si tardive. Elle manquait depuis l’Angelus, qui sonne à sept heures du soir. Comme on pensait qu’elle s’était égarée, on avait envoyé plusieurs valets de ferme la chercher avec des lanternes dans différentes directions… Quand maître Thomas arriva dans la cour du Clos, tout le monde remarqua qu’il ne descendit pas de cheval pour demander sa femme, et que, brusquant toutes les lamentations qu’il entendait faire à ses gens, il sortit, ventre à terre, de la cour, sur la même jument qui l’avait amené, en proie à une de ces colères sombres qui mordent leurs lèvres en silence, mais qui ne disent pas leur secret.

La maison où il la croyait et où il parvint d’un temps de galop, plus noire que les ténèbres qui l’entouraient, avait ses volets de chêne strictement fermés, et sa porte aux vantaux épais ne laissait passer aucun liséré de lumière qui accusât la vie de la veillée à l’intérieur. Le Hardouey l’ébranla bientôt, mais en vain, des meilleurs coups de pied de frêne qu’il eût jamais donnés de sa poigne de Cotentinais. Il frappa ensuite aux volets comme il avait frappé à la porte. Il appela, blasphéma, maugréa, refrappa encore ; mais coups et bruits heurtaient la maison et le silence sans les entamer l’une et l’autre. La maison résistait. Le silence reprenait plus profond, après le bruit. L’eau-de-vie et la rage bouillonnaient sous le cuir chevelu de maître Thomas. Il s’épuisait en efforts terribles. Il essaya même de mettre le feu à cette porte, ferme et dure comme une porte de citadelle, avec son briquet et de l’amadou, mais l’amadou s’éteignit. Alors une furie, comme les plus violents n’en ont guères qu’une dans leur vie, le jeta hors de lui. Cette broche qui tournait, ce cœur qui cuisait, ne quittaient pas sa pensée ; il les voyait toujours. Oui, il sentait réellement la pointe du couteau de Jeanne dans son cœur vivant, comme cela avait eu lieu dans le miroir, et il tressautait sous les coups dardés du couteau, comme ce cœur rouge tressautait au feu sur son pal ! Son cheval, qu’il n’avait pas attaché, retourna tout seul au Clos.

L’eau-de-vie qu’il avait bue, peut-être, et aussi la rage impuissante, car rien ne fatigue le cerveau comme l’impossibilité de s’assouvir, le firent au bout d’une heure tomber dans un sommeil profond, une espèce de sommeil apoplectique, sur la pierre même où il s’était assis avec l’obstination d’un bouledogue, et il dormit là, d’une seule traite, de ce sommeil sans rêve qui anéantit l’être entier. Mais vers quatre heures cet homme de la campagne, toujours matinal, se réveilla sous le froid aigu du matin. La rosée avait pénétré ses vêtements. Il était cloué par des douleurs vives aux articulations. Quand il reprit sa connaissance, il ouvrit un œil hébété, dans lequel revenaient les flots d’une noire colère, sur cette maison où il croyait sa femme infidèle et le Chouan maudit. Chose singulière ! depuis qu’il se croyait trahi par Jeanne, l’idée du Chouan étouffait en lui l’idée du prêtre, et c’était le Bleu, plus encore que le mari, qui aspirait à la vengeance. La maison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé de la Croix-Jugan, apparaissait, aux premiers rayons de l’aurore, comme un coffret de pierres d’un granit bleuâtre, aux lignes nettes et fortes, sans vigne alentour. Elle semblait sommeiller sous ses volets fermés, comme une dormeuse sous ses paupières. Maître Thomas recommença de frapper à coups redoublés. Il fit plusieurs fois le tour de cette maison carrée, comme une bête fauve arrêtée par un mur, qui cherche à se couler par quelque fente. Cette maison semblait un tombeau qui n’avait plus rien de commun avec la vie. C’était une ironie pétrifiée. Ah ! bien souvent les choses, avec leur calme éternel et stupide, nous insultent, nous, créatures de fange enflammée qui nous dissolvons vainement auprès, dans la fureur de nos désirs, et nous concevons alors l’histoire de ce fou sacrilège qui, dans un accès de ressentiment impie, tirait des coups de pistolet contre le ciel !

Vers cinq heures cependant, Thomas Le Hardouey aperçut la femme de ménage de l’abbé de la Croix-Jugan, la vieille Simone Mahé, du bas du bourg de Blanchelande, qui se dirigeait vers la maison dont il gardait et frappait la porte. « Ah ! — dit-il, — cette damnée porte va enfin s’ouvrir ! » L’étonnement de Simone Mahé ne fut pas médiocre en voyant maître Thomas à cette place.

« Tiens ! — fit-elle, — est-ce que vous voulez quelque chose à M. l’abbé de la Croix-Jugan, maître Thomas Le Hardouey ? Il sera bien fâché de ne pas y être, mais il est parti d’hier soir pour Montsurvent.

— À quelle heure est-il parti ? — dit Le Hardouey, qui se rappelait l’heure où il était dans la lande et où il regardait dans le fatal miroir des bergers.

— Ma fé, il était nuit close, — répondit la Mahé, — et il n’avait pas l’idée de bouger de chez lui de tout le soir. Je l’y avais laissé, disant son bréviaire au coin du feu ; mais c’est un homme si agité, et dont la tête donne tant d’occupation à son corps, qu’il m’a souvent dit : « Je ne sortirai pas ce soir, Simone », que je l’ai trouvé parti, le lendemain, dès patron-jaquet, et la clef de la maison sous la pierre où il est convenu que j’la mettrons, pour la trouver, quand l’un des deux rentre. Seulement, c’te nuit, il n’est pas parti, comme une fumée, sans qu’on le voie et sans qu’on sache où il est allé, car j’l’ai rencontré vers dix heures sur son cheval noir qui passait dans le bas du bourg. J’reconnaîtrais le pas de son cheval et sa manière de renifler quand je n’y verrais goutte comme les taupes et quand je serais aveugle comme le fils Crépin, de sorte que je me dis en moi-même : « Ça doit être M. l’abbé de la Croix-Jugan qui passe là. » Lui qui y voit dans la nuit comme un cat, car il a été Chouan, vous savez ! m’a dit avec cette voix du commandement qui vous coupe le sifflet quand il parle : « C’est toi, la Simone ! Mme la comtesse de Montsurvent, qui est malade, vient de m’envoyer chercher, et je pars. Tu trouveras la clef à la place ordinaire. » T’nez, mon cher monsieur Le Hardouey, v’nez quant et moi, et regardez là… sous c’te pierre. Vous n’êtes pas un voleur, vous, et j’peux bien vous le dire… C’est là qu’il met toujours sa clef. Et, vous l’voyez, la v’là qui s’y trouve. » — Et, en effet, elle prit une clef sous une pierre qu’elle souleva dans le petit mur de la cour, et, l’ayant tournée dans la serrure, ils entrèrent tous deux, lui comme elle. Elle, pour faire son ménage accoutumé ; lui, ne sachant trop à quel instinct de défiance il obéissait, mais voulant voir.

C’était la construction élémentaire de toute maison en Normandie, que la maison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé de la Croix-Jugan. Il y avait au rez-de-chaussée tout simplement un petit corridor, avec deux pièces, l’une à droite, l’autre à gauche, faisant cuisine et salle, et au premier étage deux chambres à coucher. Simone Mahé et Le Hardouey entrèrent dans la salle d’en bas, et, quand elle eut poussé les volets de la fenêtre, Le Hardouey, qui regardait autour de lui avec une investigation ardente, reconnut cette salle du miroir qui ne s’effaçait pas de sa mémoire et qu’il revoyait toujours en fermant les yeux.

« Vous êtes pâle comme la mort, — dit Simone. — Est-ce que vous auriez du mal chez vous, maître Le Hardouey, que vous venez si matin pour parler à M. l’abbé de la Croix-Jugan ? Qué qu’il y a ? Auriez-vous des malades au Clos ? Vous savez bien — ajouta-t-elle avec l’air mystérieux qu’on prend en parlant de choses redoutables — que M. l’abbé de la Croix-Jugan ne confesse pas. Il est suspens. »

Mais Le Hardouey n’écoutait guère le bavardage de la Mahé. Il s’était approché de la cheminée, et du bout de son pied de frêne il remuait fortement les cendres de l’âtre avec un air si préoccupé et si farouche que la Mahé commença d’avoir peur.

« Oui, — dit-il, se croyant seul et parlant haut, comme dans les préoccupations terribles, — v’là le feu dans lequel ils ont fait cuire mon cœur, et c’est sous ce crucifix qu’ils l’ont mangé ! »

Et, d’un coup de son pied de frêne, il frappa le crucifix avec furie, l’abattit, et, l’ayant poussé dans les cendres, il sortit en poussant des jurements affreux. La Mahé, comme elle disait, eut les bras et les jambes cassés par un tel spectacle. Elle crut que Le Hardouey était la proie de quelque abominable démon. Elle se signa de terreur, mais, sa peur devenant plus forte dans cette solitude, elle se hâta de s’en aller.

« Le lit n’est pas défait, — dit-elle, — et, si je restais là toute seule plus longtemps, je crois, sur mon âme, que j’en mourrais de frayeur. »

Et en s’en retournant elle rencontra la mère Ingou et sa fillette, qui toutes deux allaient laver leur pauvre linge au lavoir. Elles se souhaitèrent la bonne journée. Le lavoir n’était pas tout à fait sur la route qu’avait à suivre Simone Mahé pour regagner le bas du bourg, mais la flânerie, qui est aux vieilles femmes ce qu’est dans le nez du buffle l’anneau de fer par lequel on le mène, fit suivre à la Mahé le chemin du lavoir avec l’autre commère.

« Je sis de l’aisi, — lui dit-elle ; — M. l’abbé de la Croix-Jugan est à Montsurvent depuis hier soir. Si vous v’lez que je vous aide, mère Ingou, je puis bien vous donner un coup de battoir. »

Et elle l’accompagna, moins pour l’aider, quoiqu’elle ne manquât pas de l’obligeance qu’ont les pauvres gens entre eux, que pour lui raconter ce qui lui démangeait la langue et ce qu’elle appelait la lubie de maître Thomas Le Hardouey.

« En vous en venant, — dit-elle, — vous n’avez pas rencontré maître Le Hardouey, mère Ingou ?… Je l’ai trouvé, dès le réveil-minet, planté à la porte de M. l’abbé de la Croix-Jugan, plus pâle que le linge que vous avez sur le dos et les yeux tout troublés. « Qu’est-ce qu’un homme sans religion, un acquéreur de biens de prêtre, un terroriste, vient faire de si à bonne heure chez M. de la Croix-Jugan ? » que je me suis dit à mon à-part ; mais, ma chère, les jambes me tremblent rien que d’y penser ! C’n’était rien que l’air qu’il avait. Il est entré avec moi dans la salle de M. l’abbé, et alors !!!… »

Et elle raconta ce qu’elle avait vu, mais avec des circonstances nouvelles et plus horribles encore, écloses tout à coup sur cette langue de flânière, qui chante d’elle-même, comme les oiseaux, un langage dans lequel la responsabilité de ces pauvres diablesses (chrétiennement, il faut le croire du moins) n’est pour rien.

« Ah ! — dit la mère Ingou, — j’crais ben qu’vous avez été épeurée ! mais vous savez bien les diries, mère Mahé, sur la femme de maître Le Hardouey et sur l’abbé de la Croix-Jugan. Et c’était sans doute cha qui tenait Le Hardouey de si bon matin. »

Alors elles ne s’arrêtèrent plus. Elles se débondèrent. Comme tout le monde à Blanchelande et à Lessay, elles recevaient l’influence des bruits qui couraient sur l’ancien moine et sur cette maîtresse Le Hardouey qu’on avait vue si brillante de santé et d’entendement, et qui était tombée, sans qu’on sût même ce qu’elle avait, dans un état si digne de pitié. Elles interrogèrent l’enfant qui les suivait et qui portait le savon gris et les battoirs, sur le nombre de fois qu’elle avait vu Jeanne-Madelaine et l’abbé de la Croix-Jugan chez la Clotte, sur ce qu’ils faisaient quand ils y étaient ; mais la petite ne savait rien. L’imagination des deux vieilles ne chômait pas pour cela, et elle remplissait tous les vides qu’il y avait dans les dépositions de la jeune enfant.

C’est en commérant ainsi qu’elles arrivèrent enfin au lavoir, situé de côté sur la route, au bout d’un petit pré qui s’en allait en pente, jusqu’à ce lavoir naturel que les hommes n’avaient pas creusé et qui n’était qu’une mare d’eau de pluie, assez profonde, sur cailloutis.

« Tiens ! il y a du monde déjà, si mes vieux yeux ne me trompent pas, — dit la mère Ingou en entrant dans le pré ; — la pierre est prise, et nous allons être obligées d’espérer.

— C’n’est pas une lessivière, mère Ingou, — dit Simone, — car, en venant, j’aurions entendu le bruit du battoir.

— Nenni-da ! c’est le pâtre du Vieux Probytère qui aiguise son coutet sur la pierre du lavoir, — fit la petite Ingou, dont les yeux d’émerillon dénichaient les plus petits nids dans les arbres.

— I’ ne s’en ira pas donc du pays ? » — dit la mère Mahé à sa compagnonne.

Ni l’une ni l’autre n’aimait ces bergers suspects à toute la contrée, mais la misère unit ses enfants et de ses bras décharnés les rapproche dans la vie, comme sa fille, la mort, étreint les siens dans le tombeau. Les bergers errants causaient moins d’effroi à des porte-haillons comme ces deux femmes qu’à ces riches qui avaient des troupeaux de vaches dont ils pouvaient tourner le lait par leurs maléfices, et des champs dont ils versaient parfois le blé dans une nuit. Parce qu’un de ces pâtres sinistres était là, au moment où elles le croyaient peut-être bien loin, elles ne s’en effrayèrent pas davantage, et elles descendirent la pente du pré jusqu’à lui.

D’ailleurs, quand elles arrivèrent contre le lavoir, il avait fini d’aiguiser son couteau sur la pierre où les lavandières battent et tordent leur linge, et il l’essuyait dans les herbes.

« Vous v’nez à bonne heure, la mère Ingou, — dit alors le pâtre à la bonne femme, et si vous n’avez pas paoû de tremper vot’ linge dans de l’iau de mort, v’là vot’ pierre ; lavez !

— Quéque vous voulez dire avec votre iau de mort, berger ? — dit la mère Ingou, laquelle ne manquait ni d’un certain bon sens ni de courage. — Est-ce que vous pensez nous épeurer ?

— Que nenni ! — dit le pâtre, — faites ce qui vous plaira, mais je vous dis, mé, que si vous trempez votre linge ichin, i’ sentira longtemps la charogne, et même quand il sera séquié !

— V’là de vilains propos si matin, sous cette sainte lumière bénie du bon Dieu ! — dit la bonne femme avec une poésie naïve dont certainement elle ne se doutait pas. — Laissez-nous en paix, pâtre ! J’ n’ai jamais vu l’iau si belle qu’à ce matin. »

Et, de fait, le lavoir, encaissé par un côté dans l’herbe, étincelait de beaux reflets d’agate, sous le ciel d’opale d’une aube d’été. Sa surface lisse et pure n’avait ni une ride, ni une tache, ni une vapeur. Quant à l’autre côté du lavoir, comme l’eau de pluie qui le formait n’était pas contenue par un bassin pavé à cet effet, elle allait se perdre dans une espèce de grand fossé couvert de joncs, de cresson et de nénuphars.

« Vère, — reprit le berger pendant que la mère Ingou dénouait son paquet au bord du lavoir et que Simone Mahé et la petite, moins courageuses, commençaient de regarder avec inquiétude ce pâtre de malheur, planté là, debout, devant elles, — vère, l’iau est belle comme bien des choses au regard, mais au fond…, mauvaise ! Quand tout à l’heure j’affilais mon coutet sur c’te pierre, je m’ disais : « V’là de l’iau qui sent la mort et qui gâtera mon pain », et v’là pourqué vous m’avez veu l’essuyer si fort dans les herbes et le piquer dans la terre, car la terre est bienfaisante, quand vous avez dévalé le pré. Créyez-mè si vous v’lez, mère Ingou, — fit-il en étendant son bâton vers le lavoir avec une assurance enflammée, — mais je suis sûr comme de ma vie qu’il y a quéque chose de mort, bête ou personne, qui commence de rouir dans cette iau. »

Et se courbant, appuyé sur sa gaule, vers la nappe limpide, il prit de cette eau diaphane dans sa main, et l’approchant du visage de la mère Ingou :

« Les vieilles gens sont têtues ! — fit-il avec ironie. — Mais, si vous n’êtes pas punaise, jugez vous-même, vieille mule, si cette iau ne sent pas à mâ.

— Allons donc ! — dit la mère Ingou, — c’est ta main qui sent à mâ, pâtre ! ce n’est pas l’iau. »

Et, relevant ses cottes, elle s’agenouilla près de la pierre polie et elle fit rouler dans l’eau une partie du linge qu’elle avait apporté sur son dos ; puis, se retournant :

« Eh bien ! — dit-elle à Simone et à sa fillette, — v’ zêtes donc figées ? À l’ouvrage, Petiote ! Sur mon salut, mère Mahé, j’vous créyais pus d’ cœur que cha. »

Et elle se plongea les bras et les mains dans cette eau fraîche comme de la rosée et qui retomba, en mille rais d’argent, autour de son battoir.

Simone Mahé et la petite fille s’approchèrent et se décidèrent à suivre son exemple, mais elles ressemblaient à des chattes qui rencontrent une mare et qui ne savent comment s’y prendre pour ne pas mouiller leurs pattes en passant.

« Et où donc qu’il est, le pâtre ? » — fit encore la mère Ingou en regardant derrière elle entre deux coups de battoir que l’écho matinal répéta.

Toutes trois regardèrent : il n’était plus là. Il avait disparu comme s’il s’était envolé.

« Il avait donc sous sa langue du trèfle à quatre feuilles, qui rend invisible, car il était là tout à l’heure et il n’y est plus, — dit la Mahé, visitée ce matin-là par tous les genres de terreur. Elle ressemblait à une vieille pelote couverte d’aiguilles, et dans laquelle on en pique toujours une de plus.

— Est-ce que vous créyez à toutes ces bêtises ? — répondit la mère Ingou, tordant son linge dans ses mains sèches. — Du trèfle à quatre feuilles !… qui en a jamais vu, du trèfle à quatre feuilles ? En v’là une idée ! A-t-on assez joqueté dans Blanchelande quand le bonhomme Bouët est allé un jour, avec un de ces bergers qui font les sorciers, chercher de ce soi-disant trèfle et de la verveine dans la Chesnaie Cent-sous, après minuit, au clair de la lune, et en marchant à reculons !

— Les risées n’y font rien, — dit la mère Mahé, — que vère, j’y crais, au trèfle à quatre feuilles ! Et pourqué pas ? Défunt mon père, qui n’était pas déniché d’hier matin, m’a dit bien des fois qu’il y en avait… »

Mais tout à coup elles furent interrompues par le rire guttural du berger. Il avait, sans qu’on le vît, tourné autour de la pièce d’eau, à moitié circulaire, et il montrait sa face blafarde par-dessus les roseaux, qui de ce côté étaient d’une certaine hauteur.

« Oh ! ohé ! les buandières ! — leur cria-t-il, — guettez ichin ! et voyez si je n’avais pas raison de dire que l’iau était pourrie. Connaissez-vous cha ? »

Et, par-dessus le lavoir, il leur tendit un objet blanc qui pendait à sa gaule ferrée.

« Sainte Vierge ! — s’écria la mère Ingou, — c’est la coiffe de Jeanne Le Hardouey !

— Ah ! que le bon Dieu ait pitié de nous ! — ajouta Simone. — Il n’y a jamais eu qu’une coiffe pareille dans Blanchelande, et la v’là ! Queu malheur ! mon Dieu ! Oh ! c’est bien certain que celle qui la portait s’est périe et qu’elle doit être au fond du lavoir ! »

Et au risque d’y tomber elles-mêmes elles se penchèrent sur sa surface et atteignirent la coiffe déchirée et mouillée qui pendillait à la gaule ferrée du berger. Elles l’examinèrent. C’était en effet la coiffe de Jeanne, son fond piqué et brodé, ses grands papillons et ses belles dentelles de Caen. Elles la touchaient, l’approchaient de leurs yeux, l’admiraient, puis se désolaient ; et bientôt, mêlant la perte de la femme à la perte de la coiffe, elles se répandirent en toutes sortes de lamentations.

Quant au berger, il était entré dans l’eau jusqu’au genou, et il sondait le lavoir, tout autour de lui, avec son bâton.

« Elle n’est pas de votre côté. Elle est là… — cria-t-il aux trois femmes qui s’éploraient sur l’autre bord. — Elle est là ! je la tiens ! je la sens sous ma gaule. Allons, mère Ingou, venez par ichin ! vous êtes la plus cœurue et la plus forte. Si je pouvais fourrer ma gaule par-dessous elle, je la soulèverais des vases du fond et l’approcherais du bord, qui n’est pas bien haut de ce côté. P’t-être que je l’aurions à nous deux. »

Et la mère Ingou laissa la coiffe aux mains de Simone et de Petiote et courut au berger. Ce que celui-ci avait prévu arriva. En s’efforçant beaucoup, il put soulever le corps de la noyée et le ranger contre le bord.

« Attendez ! je la vois ! » — dit la mère Ingou, qui écarta les roseaux ; et, se couchant sur l’herbe et plongeant ses mains dans l’eau du fossé, elle saisit par les cheveux la pauvre Jeanne.

« Ah ! comme elle pèse ! » — fit-elle en appelant à son aide l’enfant et Simone ; et, toutes les trois, elles parvinrent, avec l’aide du berger, à retirer le corps bleui de Jeanne-Madelaine et à le coucher dans l’herbe du pré.

« Eh bien, — dit le berger presque menaçant, — l’iau mentait-elle ? À présent, êtes-vous sûre de ce que je disais, mère Ingou ? Crairez-vous maintenant au pouvait des pâtres ? Elle itou — fit-il en montrant le cadavre de Jeanne — n’y voulut pas craire, et elle a fini par l’éprouver ; et son mari, qui était encore plus rêche et plus mauvais qu’elle, y crait, depuis hier au soir, pus qu’au bon Dieu !

— Quéque vous v’lez dire par là, pâtre ? — fit la bonne femme.

— Je dis ce que je dis, — répondit le pâtre. — Les Hardouey avaient chassé les bergers du Clos. Les bergers se sont vengés enui[1]. V’là la femme nayée, et l’homme…

— Et l’homme ?… — interrompit la Mahé, qui venait de quitter, il n’y avait qu’un moment, maître Thomas Le Hardouey.

— L’homme — continua le berger — court à cette heure dans la campagne, comme un quevâ qui a le tintouin ! »

Et les deux commères frissonnèrent. L’accent du pâtre était plus terrible que le pouvoir dont il parlait et auquel elles commençaient de croire, frappées qu’elles étaient de l’horrible spectacle qu’elles avaient alors sous les yeux.

« Vère, — s’écria-t-il, — la v’là morte, couchée à mes pieds, orde de vase ! — Et de son sabot impie il poussa ce beau corps naguère debout et si fier. — Un jour, elle avait cru tourner le sort et m’apaiser en m’offrant du lard et du choine qu’elle m’eût donné comme à un mendiant, en cachette de son homme, mais je n’ai voulu rin ! rin que le sort… Un sort à li jeter ! et elle l’a eu ! Ah ! je savais ce qui la tenait, quand personne n’en avait doutance de Blanchelande à Lessay. Je savais qu’elle ferait une mauvaise fin… mais quand je repassais mon coutet ichin et que je le purifiais dans la terre, pour qu’il ne sentît pas la mort, j’ignorais que ce qui pourrissait l’iau, ce fût elle. Sans cha, je n’aurais pas essuyé mon allumelle, j’aurais toujours voulu trouver dessus le goût de la vengeance, plus fort que le goût de mon pain. »

Et il prit avec des mains frissonnantes le couteau dont il parlait, dans son bissac, l’ouvrit et le plongea impétueusement dans l’eau du lavoir. Il l’en retira ruisselant, l’y replongea encore. Jamais assassin enivré ne regarda sur le fer de son poignard couler le sang de sa victime comme il regarda l’eau qui roulait sur le manche et la lame de ce couteau ignoble et grossier. Puis, égaré, forcené, et comme délirant à cette vue, il l’approcha de ses lèvres, et, au risque de se les couper, il passa, sur toute la largeur de cette lame, une langue toute rutilante de la soif d’une vengeance infernale. Tout en la léchant, il l’accompagnait d’un grognement féroce. Avec sa tête carrée, ses poils hérissés et jaunes, et le mufle qu’il allongeait en buvant avidement cette eau qui avait une si effroyable saveur pour lui, il ressemblait à quelque loup égaré qui, traversant un bourg la nuit, se fût arrêté, en haletant, à laper la mare de sang filtrant sous la porte mal jointe de l’étal immonde d’un boucher.

« C’est bon, cha ! — dit-il. — C’est bon ! » — murmurait-il ; et, comme si ces quelques gouttes ramassées par sa langue avide eussent allumé en lui des soifs nouvelles plus difficiles à étancher, il prit, sans lâcher son couteau, de l’eau dans sa main, et il la but d’une longue haleine.

« Oh ! voilà le meilleur baire que j’aie beu de ma vie ! — cria-t-il d’une voix éclatante, — et je le bais, — ajouta-t-il avec une épouvantable ironie, — à ta santé, Jeanne Le Hardouey, la damnée du prêtre ! Il a goût de ta chair maudite, et il serait encore meilleur si tu avais pourri pus longtemps dans cette iau où tu t’es nayée ! »

Et, affreuse libation ! il en but frénétiquement à plusieurs reprises. Il se baissait sur le lavoir pour la puiser, et il se relevait et se baissait encore, et d’un mouvement si convulsif qu’on eût dit qu’il avait les trémoussements de la danse de Saint-Guy. Cette eau l’enivrait. « Supe ! Supe ! » se disait-il en buvant et en se parlant à lui-même dans son patois sauvage, « supe ! » Sa face de céruse écrasée avait une expression diabolique, si bien que les vieilles crurent voir le Diable, qui, d’ordinaire, ne rôde que la nuit sur la terre, se manifester, pâle, sous cette lumière, en plein jour, et elles s’enfuirent, laissant là leur linge, jusqu’à Blanchelande, pour chercher du secours.


  1. Aujourd’hui, normand. (Note de l’auteur.)