L’Enseignement populaire des arts du dessin en Angleterre et France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 981-1010).
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L’ENSEIGNEMENT POPULAIRE
DES ARTS DU DESSIN
II.
LES ÉCOLES D’ART PROFESSIONNEL EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER.

Avant de continuer à examiner ici dans quel état est l’enseignement élémentaire du dessin et jusqu’à quel point on le propage dans les divers pays, il faut s’arrêter un instant et considérer de quelle manière il est conçu et dirigé chez nous, quelles en sont notamment les parties faibles, les défaillances et les lacunes[1]. Dans les centres d’activité et de mouvement, dans les grandes villes, on se rend un compte assez exact du changement qui modifie peu à peu l’existence et les habitudes de l’ouvrier. À mesure que des engins nouveaux, des artisans aux muscles de fer, accomplissent sa besogne, l’ouvrier doit savoir davantage ; il se fait étudiant, et cette transformation est même plus rapide qu’on ne l’aurait d’abord pensé. — Quelle apparence, objectait-on lorsque furent fondés les premiers cours d’adultes, quelle apparence que ceux qui ont donné douze heures au travail, sans compter le trajet à l’atelier et le temps des repas, trouvent encore du loisir pour venir s’asseoir sur vos bancs et recommencer l’étude ? Ils succomberont au sommeil. L’ignorance est une loi fatale pour l’artisan. — Les hommes qui parlaient ainsi semblaient avoir toutes les probabilités pour eux. Les ouvriers ont donné un démenti à leurs théories découragées, les faits ont condamné les sceptiques. Au siècle dernier, nous n’étions pas si avancés. Voltaire redoutait les écoles pour les pauvres gens, il en établissait cependant. Diderot, qui avait la foi, crut que le savoir était bon pour tous : c’est là une de ses gloires, et non la moindre. Si le savoir devient une des plus urgentes nécessités de l’artisan qui habite les villes, il lui faut avant tout une certaine connaissance du dessin. Les industries qui appellent le concours du dessin sont en effet si nombreuses, qu’on aurait plus vite fait d’énumérer celles qui peuvent à la rigueur s’en passer que de mentionner celles qui ont un besoin constant du sentiment de l’art. Qu’on se rappelle ce que sont devenues les industries dans les pays et aux époques qui ont vu l’art fleurir librement. Quand vint la renaissance italienne, il n’y avait pas, pour ainsi dire, — et c’est à cela qu’il faut arriver aujourd’hui, — de ligne de démarcation entre l’artiste et l’artisan. Cellini ciselait un bijou d’argent ou d’or, pétrissait d’argile un corps de déesse de grandeur naturelle. Il faisait tour à tour métier d’orfèvre ou de statuaire, et Raphaël de son côté préparait avec soin les dessins que dans les Flandres exécutaient les manufactures de tapisseries.

Ces époques glorieuses qui produisent en abondance les œuvres pacifiques où apparaît la grandeur de l’esprit humain, nous pouvons les revoir encore : mais on peut affirmer déjà qu’elles ne sont plus possibles aux mêmes conditions que dans les siècles passés. L’art ne sera plus, comme un parc de grand seigneur, soigneusement enclos et réservé à un petit nombre. On le veut maintenant accessible à tous ; il faut que le regard du plus humble passant puisse librement y pénétrer ; il faut, non pas que l’art se vulgarise, personne n’aurait rien à y gagner, mais que les abords en soient rendus plus faciles à quiconque est capable d’être touché par le beau, ou d’en concevoir l’utilité. Il ne, s’agit plus de société où, comme dans celle des Grecs, pour ne prendre que le plus merveilleux développement des facultés esthétiques dans un groupe d’hommes, une aristocratie élégante et riche savoure en ses délicats loisirs la contemplation de belles œuvres. Il ne s’agit même plus de cette société qui signala le déclin du moyen âge, et où les artistes avaient mission de charmer l’existence encore à demi barbare de leurs puissans protecteurs par le luxe le plus gai et en même temps le plus élevé qui existe, celui des choses de l’art. On comprend confusément que chacun doit participer aux jouissances que procure la vue du beau, qu’il est désirable et utile que personne n’en soit privé, et qu’on s’achemine vers une sorte de renaissance démocratique. L’état ne peut guère aujourd’hui déterminer le mouvement dans le domaine de l’art pas plus que dans celui de la science. Il peut toutefois l’aider ou le ralentir, et il semble décidé à l’aider. Pour cela, le mieux que chez nous on attende de lui, c’est de ne point s’opposer à la libre initiative des individus et de laisser se propager les méthodes qui seront reconnues bonnes. Ce point est important. Ce n’est pas sans le secours de méthodes excellentes, on en est convaincu aujourd’hui, que les artistes du {{rom|xvi}e siècle purent entasser en peu d’années et léguer à la postérité tant d’œuvres dignes d’admiration.

I.

On a vu qu’à Paris l’introduction graduelle du sentiment de l’art dans les professions les plus humbles était de toutes parts favorisée. Cela est vrai surtout en ce qui concerne les établissemens fondés par la ville, et ils sont nombreux. En 1867, soixante classes de dessin fonctionnaient dans les écoles primaires de garçons, trente-deux cours d’adultes étaient ouverts aux jeunes gens, sept écoles subventionnées recevaient les élèves de la ville, vingt écoles donnaient l’enseignement gratuit aux jeunes filles. Un concours était établi entre les écoles laïques et congréganistes. Les professeurs étaient intéressés par des avantages particuliers aux succès de leurs élèves. Des examens avaient été institués, des diplômes délivrés aux professeurs des deux sexes. Dès 1865, vingt-sept diplômes avaient été déjà octroyés pour le dessin d’art, treize pour le dessin linéaire ou géométrique. Des professeurs femmes obtenaient également, après examen, une douzaine de diplômes. Les efforts n’ont point été aussi grands, nous avons le regret de le constater, dans les établissemens tenus par des particuliers. Il résulte d’un rapport publié l’an dernier par la société pour l’instruction élémentaire, à la suite de concours qu’elle avait organisés, que l’enseignement du dessin est presque nul dans la plupart des écoles primaires libres, et, malgré une aptitude spéciale que les jeunes filles paraissent avoir pour les notions d’art, elles seraient beaucoup plus faibles en dessin que les jeunes garçons ; leurs travaux attestent une insuffisance de direction vraiment déplorable.

Si telle est la situation dans une ville où l’on a déjà tant fait pour l’enseignement primaire du dessin, on comprend que dans les autres, dans les bourgades, dans les villages, on soit bien plus en arrière. Quand en 1867, au dire des rapports officiels, les instituteurs venus de tous les points de la France et conduits dans les galeries du Louvre arrivèrent dans la salle réservée à la Vénus de Milo, « des applaudissemens spontanés éclatèrent de toutes parts. » Certes nous souhaiterions de grand cœur qu’une telle admiration n’ait eu rien de factice. Cela trahirait un niveau général de goût auquel nous ne pensons guère (pourquoi n’en pas faire l’aveu ?) que notre pays parvienne de longtemps. On peut dire que la vue des belles œuvres, la notion même des bons modèles, ont manqué jusqu’à présent aux instituteurs primaires. Les élémens de comparaison et de jugement leur font défaut. Là comme ailleurs, l’enthousiasme de quelques-uns aura emporté les autres, le plus grand nombre a probablement applaudi de confiance. L’enquête de l’année dernière n’a-t-elle pas démontré que dans des départemens entiers tout est à créer en fait d’enseignement populaire de l’art ? Le goût raisonné n’existe pas, l’usage du dessin est ignoré ; on songe à peine à l’établir.

Les rapporteurs du concours pour les dessins des écoles de France ont jugé et annoté plus de dix mille feuilles. Ils constatent que notre pays n’est guère représenté pour le dessin que par une seule ville, Paris. D’autres ont bien des écoles supérieures ou des écoles professionnelles pour certaines fabrications spéciales, ainsi qu’on en a vu se former depuis 1830 à Lyon, à Mulhouse, à Saint-Étienne, à Reims, à Limoges ; il n’y a point d’enseignement d’ensemble. Celui des lycées et des collèges est faible, celui des écoles populaires ne fait que de naître, et les débuts en sont bien humbles. e qui manque, ce n’est ni la bonne volonté chez les élèves, ni les dispositions naturelles, ni la somme de travail produit ; mais la direction est parfois si mauvaise que l’administration a craint de publier les notes de la plupart des écoles. Nous croyons qu’elle a eu tort, et qu’il eût mieux valu exposer au grand jour les résultats connus. Quelle que puisse être la valeur de l’intention, il n’y a rien à gagner à ne faire qu’une demi-lumière. Une chose seulement a été démontrée, la nécessité d’une réforme dont le premier effet serait de mettre au rebut la plupart des modèles, qui favorisent les écarts du goût et, dit le rapport, « perpétuent l’ignorance. »

Cette question des modèles est en effet beaucoup plus importante qu’elle ne le paraît au premier abord. Avec des modèles médiocres, on ne formera que des élèves plus médiocres encore, exagérant les défauts des ouvrages qu’ils imitent, et ne s’élevant à la notion ni du but véritable ni des procédés les plus féconds du dessin. Que dans le modèle la reproduction des objets soit dépourvue de sincérité, compliquée, surchargée de détails inutiles, l’adulte, l’enfant, n’arriveront qu’à une copie informe, et s’épuiseront en efforts pénibles, malheureux. Ils useront beaucoup de temps et de force à comprendre ce qu’un modèle bien choisi et une méthode habile leur feraient facilement saisir. Les dessins des maîtres seraient encore ce qu’il y a de mieux en ce genre. Ils sont peu répandus jusqu’à ce jour, et l’on ne s’explique pas trop pourquoi. Le Louvre, la galerie des Offices, Dresde, l’Ermitage et tant de collections célèbres abondent en dessins plus appropriés qu’on ne croit aux besoins des élèves. Qu’on songe au profit qu’il y aurait pour tous à vivre dans le commerce de ces belles choses. Le vieil adage, devenu banal et vulgaire à, force d’être répété, « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, » n’est pas moins vrai pour l’art que pour le reste. Ce qu’on nomme assez improprement une méthode de dessin, et qu’il vaudrait mieux appeler une collection de modèles, devrait être simple, clair, aisément intelligible, suffisamment expressif. Le plus souvent les modèles doivent acheminer pas à pas l’élève d’une difficulté à une autre. S’ils se composent seulement de contours, il faut que le trait soit serré ; s’ils ont pour objet d’exprimer le relief, il faut que la dégradation des plans, de l’ombre, de la lumière, soit sobrement indiquée.

Nous voudrions que dans les écoles populaires d’enfans ou d’adultes le professeur ne se contentât point de donner un modèle lithographie ou gravé à copier servilement, comme une sorte de pensum. Exercice bizarre que le dessin ainsi compris ! Si les élèves ne sont pas rebutés tout d’abord, c’est grâce à quelques dispositions naturelles que d’instinct ils prennent plaisir à développer. Pourquoi change-t-on en contrainte morale ce qui peut être avant tout une libre expansion des facultés ? La raison en est simple : la plupart des professeurs se sont à peine rendu compte de ce qu’ils enseignent ; de là pour eux la difficulté de donner certains conseils qu’ils auraient eux-mêmes besoin de recevoir. Dans le plus pauvre village, le maître devrait expliquer ou plutôt faire expliquer le modèle qu’il confie à ses élèves. Cette explication, qui se passerait en conversation, sans pédantisme, forcerait l’enfant à chercher ses réponses, à examiner, à réfléchir. Tant de travaux sont exécutés avec répugnance, tant d’études et de bon vouloir sont gaspillés aujourd’hui sans profit parce que la curiosité de l’écolier n’est pas suffisamment éveillée, et qu’il termine les détails sans avoir saisi les raisons de l’ensemble. Serait-il si malaisé au professeur d’aider à comprendre le modèle ? Quand il remet une estampe représentant une figure, une tête, par exemple, ne saurait-il demander si cette tête est vue d’en haut, d’en bas, de face, de trois quarts ou de profil, de quel côté vient la lumière, pourquoi telle partie est éclairée, telle autre dans l’ombre ? Ne pourrait-il faire venir près de lui, pour l’instruction de tous, s’il pense en obtenir un résultat plus satisfaisant, un de ses élèves, montrer sur le vif comment la lumière vient d’un côté et frappe avec plus ou moins d’éclat suivant que l’objet a plus ou moins de saillie et de relief, suivant que les faces en sont plus rugueuses ou mieux polies ? Ne pourrait-il pas faire remarquer comment au soleil cet écolier debout, ce bâton planté en terre, ne fournissent presque pas d’ombre à midi, pourquoi l’ombre s’allonge démesurément en des sens opposés le matin et le soir, comment enfin les lignes droites se comportent en perspective, comment un couteau, une pyramide, un verre, changent d’aspect suivant qu’on les considère sous telle ou telle face ? Le maître abrégerait le chemin de l’étude, l’imagination de l’élève s’accommoderait de ces réflexions, dont la source est inépuisable, que le professeur pourrait varier en raison des exigences de la situation, de sa propre expérience, du degré de sagacité de ceux à qui il s’adresse. Il enseignerait alors non point à copier machinalement des lignes sur une feuille de papier, mais à se rendre compte de la façon dont les objets naturels peuvent être reproduits. De la sorte on éviterait ces misérables travaux dans lesquels on a compté un à un les traits d’ombre, les cheveux, les poils de la barbe, pour ne pas manquer de juxtaposer sur le papier la même quantité de lignes de pareille dimension. On ne verrait pas toutes ces œuvres d’une facture douteuse, plus raffinée que solide, par lesquelles tant d’écoles essaient naïvement de mériter les suffrages. On ne serait pas dispensé, il est vrai, pour cela d’avoir de bons modèles, mais en attendant on tirerait parti des plus mauvais. Pour les écoles de campagne les plus dénuées, il n’est point impossible d’ailleurs de s’en assurer à peu de frais de fort satisfaisans. Il ne s’agit que de mouler quelques végétaux du pays. C’est affaire d’industrie de la part du maître et des élèves. Il suffit d’un morceau de mousseline et d’un peu de plâtre fin pour obtenir le moulage d’une feuille de mauve ou d’une feuille de chardon, et on se procure ainsi un des meilleurs modèles que l’on puisse rencontrer.

La ville de Paris a distribué par milliers les modèles dans ses écoles, la plupart des communes se contentent d’en choisir au hasard quelques-uns parmi ceux qui, faute de meilleurs, sont en possession d’une certaine vogue en général peu justifiée. On a bien annoncé que des recueils nouveaux et mieux compris sont en voie d’exécution ; mais ils ne se répandront qu’autant qu’ils seront vendus à un très bas prix. De plus, certaines parties de l’enseignement d’art sont encore aujourd’hui tellement négligées qu’il n’existe même pas, nous empruntons cette affirmation à un document officiel, de recueil qui puisse servir de guide à l’étude, « Nous n’avons pas d’atelier, dit un rapport, pas même un livre propre à créer des ornemanistes. » Pourtant il a été fait en ce genre un essai qui peut rendre plus d’un service. M. Rupricht Robert s’est dit avec les maîtres de la renaissance que « l’ornement, » cette capricieuse expression de l’insatiable fantaisie humaine, pouvait fournir aux artistes les ressources les plus fécondes. Il a voulu montrer comment les végétaux de notre pays, les plantes qui croissent aux bords de nos chemins, dans nos jardins, dans nos prairies, dans nos bois, ont pu devenir autrefois et deviendront encore des modèles pour la décoration de nos salles ou de nos monumens. Cette tentative pourrait bien avoir une influence, non pas immédiate, mais sérieuse et féconde, sur l’enseignement dont nous nous occupons. C’est une bonne pensée de faire comprendre de quelle manière les formes végétales peuvent se modifier pour prendre l’aspect décoratif et paraître digues d’embellir les surfaces de bronze, de pierre et de marbre. L’auteur s’est dit que l’expression de la beauté peut se dégager de la plante la plus vulgaire. Tour à tour il a dessiné l’oseille, le blé noir, l’érable, la feuille de chêne, célèbre dans les chansons des vieux temps, le cytise, le trèfle, le liseron, le lierre, le laurier, qui a servi d’emblème à tant d’apothéoses, et qui est un peu passé lie mode aujourd’hui, la feuille du chanvre, qui n’a pas encore trouvé de flatteurs, bien qu’elle ne soit pas moins belle, le persil, l’œillet. Il dessine la forme réelle de la plante par un trait exact, pur et ferme ; puis, sans presque rien changer, en développant un certain rhythme qui s’y trouve à l’état latent, il en fait sortir une autre forme, fille de la première, assez semblable à celle-ci pour qu’on ne puisse s’y méprendre, et devenue harmonieuse, ample, agréable aux yeux, composition à la fois savante et naïve. Il n’en faut pas tant pour constater quelles ressources inépuisables l’art peut trouver dans ces matériaux jetés à profusion autour de nous, qu’il s’agit seulement de ne point dédaigner, de choisir et de mettre en œuvre.

Une des plus anciennes écoles populaires de dessin à Paris, établie au foyer même des quartiers industrieux, qui s’est accrue lentement en proportion des besoins qui se révélaient autour d’elle, nous donnera une idée de ce qu’est l’enseignement du dessin, de l’impulsion qui peut lui être communiquée, et du point auquel il peut atteindre en partant de faibles commencemens. Nous avons visité l’année dernière l’école du soir de la rue Volta, dirigée depuis quatorze ans par un professeur de mérite, M. Levasseur. L’école ne coûte que 3, 000 francs à la ville, qui y entretient soixante boursiers. Deux cents élèves y reçoivent l’enseignement d’art. Elle fonctionne toute l’année, à l’exception de dix jours réservés pour l’exposition des travaux exécutés dans l’école, et durant lesquels le public, — le meilleur, le seul juge en dernier ressort, — vient examiner les ouvrages qu’on lui soumet et s’assurer des progrès réalisés. Les visiteurs répondent avec empressement à l’invitation qui leur est faite, aujourd’hui que les mérites de l’enseignement sont constatés par des résultats. Les délégués des chambres de commerce de Paris viennent eux-mêmes aux informations afin de juger de leurs yeux quelle école de dessin mérite la préférence, et quelle est celle où il convient de placer les apprentis à qui l’on veut faire continuer ou compléter leur éducation d’art. Les écoliers de la rue Volta s’occupent dans les divisions inférieures de dessin élémentaire : la tête, l’ornement d’après le moulage et l’estampe, tels sont les objets de leurs études. Les élèves plus avancés exécutent le dessin ou le modelage des figures d’académie d’après l’antique et le modèle vivant. Le nombre des séances qui doivent être employées à chaque esquisse est strictement limité. On évite de la sorte les minuties d’exécution. On a également fait dans cette école une tentative sur laquelle nous insisterons, parce qu’elle offre à n’importe quel établissement un exemple facile à suivre. C’est l’étude de la plante ou de la fleur vivante, exécutée très simplement en esquisse sur papier teinté avec quelques « rehauts » de crayon blanc. L’exercice est excellent pour les futurs dessinateurs de tapisseries, de papiers peints, de bijoux, d’orfèvrerie, de tissus. Des écoliers de quatrième et de cinquième année, des jeunes gens à qui le maître a inspiré la passion de son art, arrivent le dimanche, et de neuf heures du matin à cinq heures du soir reproduisent ce modèle, qui ne tarde pas à se flétrir et pour lequel la besogne doit être menée lestement.

Il n’est pas de ville qui ne puisse avoir une école analogue à celle de la rue Volta, Les commencemens en ont été modestes, les frais d’aménagement furent peu élevés. Ce n’est que récemment qu’on l’a installée dans des bâtimens construits exprès, qui lui permettent de rendre de nouveaux et plus importans services. Les organisateurs d’écoles communales ou rurales peuvent s’inspirer de ce qu’elle fut dans sa première phase, alors qu’elle satisfaisait avec économie aux besoins constatés, et ne recourir à une installation plus coûteuse que lorsqu’elle est à la fois réclamée et couverte par les progrès de l’établissement.

Indépendamment des professeurs ordinaires, deux hommes désintéressés se sont gratuitement consacrés à donner des notions de perspective et d’anatomie aux élèves de cette école. La perspective est ici une perspective appliquée et pratique. L’anatomie est celle de l’homme, à laquelle a dû s’ajouter depuis peu l’anatomie comparée, étude essentielle à des jeunes gens qui auront à représenter des animaux dans leurs compositions d’ornemens. Ces leçons les mettront en mesure d’attacher des muscles aux points d’insertion véritables et de ne pas introduire dans leurs œuvres des individus d’espèce chimérique et de construction fantastique. Notons que l’École des Beaux-Arts, le centre du haut enseignement des arts du dessin en France, n’est pas pourvue d’une chaire d’anatomie comparée. On n’en trouve une qu’au Muséum d’histoire naturelle ; encore l’anatomie y est-elle plutôt enseignée au point de vue scientifique qu’au point de vue des formes extérieures. On est très porté à penser, et les dessinateurs eux-mêmes sont les premiers à tomber dans cette erreur, que la perspective et surtout l’anatomie n’ont rien à voir avec l’enseignement populaire, et que pour le dessin industriel on peut aisément s’en passer. On s’en passe moins bien qu’on ne croit. Quiconque dessine doit pouvoir se rendre compte des lois élémentaires de la perspective, qui lui permettent de juger de la distance, des formes, du raccourci des objets, et avoir quelques notions d’anatomie, auxquelles d’ailleurs les enfans et les adultes prennent goût volontiers. Il faut connaître la position des os et des muscles pour reproduire avec fidélité et intelligence les contours des corps vivans. L’expérience prouve d’ailleurs combien de pareilles connaissances sont essentielles aux artistes industriels ; ceux qui y restent étrangers demeurent toujours d’une infériorité sensible dans leurs travaux de dessin. L’Allemagne et l’Amérique ont compris quelle en est l’utilité. Dans leurs écoles sont suspendus de grands tableaux qui fournissent des renseignemens anatomiques ; les yeux des enfans se familiarisent peu à peu avec ces tableaux quand même leur attention resterait distraite. Chez nous, on trouve ces études trop scientifiques. On aime mieux développer l’habileté de main, à laquelle tout effort d’esprit est étranger. « Ceux qui s’éprennent de la pratique sans nulle science, disait Léonard de Vinci, ne savent jamais où ils vont. »

Après la France, on est naturellement amené à parler des autres pays latins. Ils ne brillent pas, il faut le dire, par l’enseignement populaire du dessin. Ils sont pour la plupart en arrière au point de vue de l’énergie de l’effort sur les populations saxonnes et germaines. Il semble qu’on s’y repose sur une ancienne réputation de supériorité, et qu’on s’y croie, comme ce personnage de Molière, être en état de tout savoir sans avoir rien appris. Les hommes du midi, doués d’une pénétration rapide, se sont fiés souvent à leur vivacité en toute chose, et l’expérience ne leur a point jusqu’ici donné complètement tort. En fait de dessin particulièrement, une certaine facilité de concevoir et d’exprimer les images leur a tenu lieu souvent du travail nécessaire pour se creuser un sillon. Il est à craindre cependant qu’ils n’éprouvent un jour que

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Notons cependant que les nations méridionales semblent aujourd’hui s’être mises en route. Si l’on admet les chiffres publiés cette année à la suite d’un recensement qui semble fait avec soin, l’Espagne, que nous considérons comme fort en arrière de nous pour l’enseignement populaire, nous suivrait en réalité de fort près. Depuis plus de dix ans, le principe de gratuité et d’obligation est établi dans ses écoles. On parlait récemment d’ajouter à ce principe une sanction qui lui faisait défaut. D’ailleurs, à ne tenir compte que du chiffre d’écoliers et non point de la force comparative des études, nous n’avons dans nos écoles que deux élèves de plus par mille habitans : la France en entretient cent seize sur mille, et l’Espagne cent quatorze. Parmi les quinze cent mille écoliers qui fréquentent ses établissemens primaires, il est difficile d’indiquer le nombre de ceux qui reçoivent des notions du dessin, il n’est donné par aucun document authentique. Dans les onze écoles de beaux-àrts que signalent les statistiques les plus récentes, comment le dessin est-il enseigné ? Nous devons nous en rapporter sur ce point à ce que l’Espagne nous a montré en 1867. Dans le palais du Champ de Mars, quelques grandes esquisses des écoles spéciales étaient placées un peu hors de la portée de tous les yeux, comme si on n’eût pas tenu à honneur de les faire voir de plus près. Dans la maison du parc, quelques cahiers de dessin témoignaient d’efforts isolés et dépourvus d’une direction générale. Le salon des beaux-arts affirmait bien la renaissance d’une école espagnole non sans accent et sans puissance ; mais comment cette école se rattache-t-elle à la vulgarisation de la science du dessin, jusqu’à quel point même ses artistes ont-ils étudié en Espagne ? On est ici réduit aux conjectures. Quant aux cours d’adultes, le mouvement général qui emporte en ce sens les populations françaises, anglaises, allemandes, s’est peu fait sentir en Espagne. L’industrie espagnole n’est pas assez avancée pour se présenter en concurrence avec les autres sur les marchés européens. Jusqu’au moment où elle éprouvera le besoin de lutter sur ce terrain avec ses voisines, il n’y a guère lieu d’espérer qu’elle comprenne l’importance qu’il faut attacher à la vulgarisation de l’art.

En Italie, on s’est aussi trop reposé sur les aptitudes naturelles de la nation, sur la longue tradition d’art qui s’est perpétuée, bien qu’en s’affaiblissant, dans cette race, et lui a constitué une sorte de patrimoine héréditaire. Le dessin a été longtemps négligé ainsi que toute instruction dans les provinces du sud et du centre. Il a fallu le grand mouvement national qui a entraîné les Italiens vers l’unité pour triompher de cette inertie. L’enseignement du dessin suivra sans doute la fortune de l’enseignement primaire en général, auquel l’actif gouvernement piémontais a partout imprimé une impulsion vigoureuse. Or de l’enquête qui a eu lieu en 1865 en même temps que le recensement de la population il résulte, — un ancien ministre, M. Natoli, n’a pas cru devoir en faire un mystère, — que l’enseignement populaire est à peine organisé, que la proportion des hommes totalement illettrés est encore plus grande en Italie que dans la plupart des pays d’Europe, même en Espagne. Nous avons vu d’ailleurs, — il n’y a pas lieu d’en tirer vanité, — que l’Espagne n’est que bien peu inférieure à nous sur ce point. L’Italie avait envoyé cependant beaucoup de travaux d’élèves qui figuraient avec le matériel des écoles dans les salles de l’exposition qui leur étaient réservées. Il y avait même des cahiers d’écoles communales. Les écoles professionnelles et techniques, l’école normale primaire de Venise, l’institut Manin, de la même ville, les instituts de Naples et de Padoue, avaient là des albums, dont plusieurs, fort luxueusement reliés, attiraient les regards. Malheureusement on avait jugé à propos pour quelques-uns de les tenir sous clé. Ce qu’on voyait, c’étaient de très grands dessins d’ornement lavés ou tracés au crayon, les uns au crayon de mine de plomb, les autres à plusieurs crayons de couleurs différentes, une sorte de travail de pastel. Dessins compliqués, d’un goût douteux, lignes surchargées, mauvais modèles, direction mal assurée, voilà ce qu’était l’ensemble. L’âge des élèves indiqué en marge des feuilles prouvait qu’ils étaient fort jeunes ; mais cette mention ne suffit pas à expliquer le désarroi de l’enseignement populaire en ce pays. Nous avons remarqué aussi des dessins d’aveugles ! À quoi bon des dessins d’aveugles ? N’y a-t-il pas là une ironie et un contraste cruels ? À quoi sert ce tour de force et à qui profitera-t-il ?

L’Italie ne nous a certainement pas mis sous les yeux en 1867 tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle fait aujourd’hui, tout ce qu’elle peut faire pour l’enseignement du dessin. Sans parler de ses peintres, qui sont nombreux et soutiennent avec quelque éclat sa vieille réputation, sans parler des écoles de Rome, écoles très distinguées, mais en grande partie composées d’élémens étrangers, — à ne considérer que sa sculpture, qui est au premier rang après la nôtre, il est à peu près certain que le dessin est enseigné avec quelque succès dans d’assez nombreux établissemens. Le seul génie d’un peuple, son goût pour l’art, ne suffiraient pas sans l’étude préparatoire. Cette étude doit être aussi répandue avec profusion pour fournir les appareilleurs des différentes sortes de mosaïque, art charmant, aujourd’hui bien tombé, les nombreux ouvriers sculpteurs qu’on voit à Rome, à Florence et à Milan tailler le marbre et l’albâtre, façonner des copies d’antiques et d’œuvres modernes, multiplier ces vases, ces presse-papiers, ces mille objets de commerce d’art local pour lesquels certaines cités italiennes gardent encore leur renommée.

La Grèce, cette institutrice des nations latines et du monde moderne dans le domaine de l’art et de la science, cette terre classique du beau, qui y fut l’objet d’une sorte de culte, la Grèce, dont on ne peut regarder sans étonnement et admiration les monumens mutilés, ruinés par les Romains, qui emmenèrent dans leur Babylone un peuple d’esclaves et de statues, par les Vénitiens et les Turcs, qui renversèrent ce qu’avaient laissé les barbares et les destructeurs d’images, par les Anglais, dont le zèle acheva l’œuvre commencée, — la Grèce, il faut le dire, ne fait que peu de chose pour organiser chez elle l’enseignement populaire de l’art. Cependant elle dépense beaucoup en proportion de ses forces pour l’instruction. Elle est ambitieuse d’apprendre, de reprendre son rang, et il ne faut pas désespérer d’elle. Qui sait si ce petit pays ne retrouvera pas encore une fois un art nouveau, heureux, doux et humain, comparable à celui qu’elle a jadis révélé au monde ?

L’enseignement du dessin est développé en Suisse, il entre sans y être obligatoire dans les élémens d’une instruction primaire, les instituteurs en prennent quelque souci, et n’attendent pas que les programmes leur en imposent l’obligation pour le comprendre dans les premiers exercices des enfans. Seulement il en est quelques-uns qui font nettement fausse route, et qui, pour épargner à leurs élèves les difficultés qui résultent de la complication des détails, arrivent, par un esprit de déduction logique un peu excessif, à leur faire dessiner de pures abstractions. Sous prétexte de réduire les modèles élémentaires à la plus simple expression, ils les dépouillent de tout ce qui peut les rendre suffisamment caractéristiques. Nous i ; ous rappelons encore certaine figure de meuble de l’exposition de 1867 exprimée seulement par quelques lignes brisées. Tout aurait été bien, si les lignes eussent évoqué dans l’imagination l’idée du meuble dont il s’agissait ; mais il fallait un sérieux effort de réflexion pour comprendre de quelle chose on avait voulu présenter l’image. De même pour des anses, des vases, des ornemens. Les modèles de têtes étaient meilleurs sans être excellens. Ce que nous avons vu de mieux, ce sont les petits dessins d’arrangement géométrique que l’on fait exécuter aux enfans dans les salles d’asile à l’aide de papiers de couleur découpés comme des rubans, puis tressés, plies, mis en œuvre de mille façons pour former de petites mosaïques sans prétention, fort propres à occuper à la fois l’intelligence naissante et la main des enfans. N’oublions pas que la Suisse a depuis longtemps introduit dans la disposition de ses écoles ces jardins f[u’on a nommés, du nom des petits êtres qu’on y élève. des « jardins d’enfans, » et où la vue des objets naturels, des dessins, des couleurs, plus particulièrement des couleurs joyeuses, concourt à leur instruction et à leur amusement. Dans les conférences d’instituteurs qui furent faites à la Sorbonne en 1867, un maître suisse proposait, en un langage ferme, simple et sobre qui a été fort goûté, d’associer les premiers élémens du dessin aux premiers tracés des lettres de l’alphabet. Il étudiait à son point de vue d’une manière ingénieuse, trop ingénieuse peut-être, une des faces de la question dont nous avons déjà parlé et qui n’est point encore résolue.

Le même problème est soulevé en Belgique. On demande que l’enseignement du dessin accompagne celui de l’écriture. On sait que la Belgique dépense proportionnellement plus d’argent qu’aucun peuple de l’Europe pour l’instruction primaire. Cette sollicitude envers l’enseignement, jointe aux développemens de son industrie, explique pourquoi le dessin y est si bien en honneur, et pourquoi les écoles communales et les écoles libres s’en préoccupent à l’envi. Les écoles normales de femmes, une institution qui nous manque encore, ont des cours de dessin d’une grande utilité pratique : il s’agit de l’application du dessin à la coupe des vêtemens. De tous côtés s’ouvrent des écoles d’art formées par des associations et surveillées par des inspecteurs dont les fonctions ne sont pas rétribuées.

La commune de Molenbeek-Saint-Jean possède une de ces écoles, qu’elle a organisée il y a quelques années, et dont elle a confié la direction à l’un de ses peintres distingués. Cette école, voisine de celles de la capitale belge, puisque Molenbeek-Saint-Jean n’est guère qu’un faubourg industriel de Bruxelles, a réussi rapidement au-delà de toute espérance. Les élèves, tous artisans, sont au nombre de plus de trois cents. Des hommes qui n’avaient jamais manié un crayon ont pris goût à l’étude du dessin, et ont amené successivement avec eux plusieurs de leurs compagnons. Ils n’ont pas tardé à voir le prix de leur salaire journalier doubler en même temps qu’ils devenaient propres à rendre plus de services ; ils appartenaient désormais à cette catégorie d’ouvriers qui ne connaissent plus les mauvaises heures du chômage, parce que les chefs d’établissemens ont tout intérêt à ne pas les laisser partir et prêter leurs concours à d’autres manufactures. Peu à peu les pères ont compris qu’ils pouvaient sans honte s’asseoir sur les mêmes bancs que leurs fils, et lutter d’émulation pour obtenir des couronnes qui le plus souvent sont emportées par les plus jeunes d’années, plus anciens déjà dans l’étude et la pratique de leur art. Ces résultats ne découragent personne. On sait que le temps est un élément de succès. Jeunes et vieux étudient côte à côte avec assiduité, et l’on a vu se produire ce fait assez caractéristique d’un concours établi durant les jours du carnaval, et auquel les écoliers de tout âge vinrent travailler sans se soucier davantage des fêtes marquées par le calendrier.

L’école dont nous parlons est gratuite. La manière dont on y procède au commencement des études nous paraît digne d’être signalée. On ne met pas d’abord aux mains de l’élève le papier et le crayon. On lui donne simplement un morceau de craie et on le place en face d’un tableau noir. Il passe quelques mois dans cette classe élémentaire dont la commune fait tous les frais, frais peu coûteux, comme on le voit. Il s’habitue à dessiner à main levée, à ne pas se contenter d’un premier trait, s’il est défectueux, à revenir sur ce qu’il a fait jusqu’à ce qu’il soit content de son esquisse. Il s’accoutume surtout, et cela est un point capital, à dessiner largement, d’une façon hardie, sans se préoccuper outre mesure du détail. Quand plus tard on l’autorise à se servir du papier, il est bien un peu désorienté d’abord, mais cela ne dure point, et il marche résolument dans la voie tracée, les premiers pas et les plus difficiles étant déjà franchis. Dans les classes supérieures, dès que l’ouvrier a acquis quelque certitude de coup d’œil et de main, il est mis aux prises avec des modèles qui lui sont directement utiles ; il y a la classe de dessin de mécanique, celles du dessin de construction et d’architecture, du dessin d’ornement, du modelage.

II.

Deux nations, l’une au-delà du Rhin, l’autre au-delà de l’Atlantique, enseignent au monde à l’heure présente ce que peut l’instruction. L’une est la Prusse, née d’hier, devenue comme par enchantement une puissance de premier ordre ; l’autre est la grande république des États-Unis. Ni l’une ni l’autre n’a conquis en art une supériorité réelle. Ces deux pays ne se sont pas encore signalés par d’énergiques efforts concentrés sur un seul objet et dans une seule main, comme on le voit au comité de South-Kensington. Quand ils en seront là, on ne peut guèie douter que leurs res- sources d’esprit, de volonté et d’argent ne les mènent assez rapidement à bonne fin. Pour l’instant, l’Allemagne tout entière est préoccupée d’autre chose, d’une chose plus essentielle et plus urgente : la vieille Germanie cherche son organisation politique, — la Prusse au nord avec le despotisme militaire, l’Autriche au midi, nouvelle adepte, avec la liberté. Le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe, qui n’ont point de moindres soucis, ne négligent pas l’instruction d’art. Ils conservent à cet égard une situation depuis longtemps acquise et qui n’est inférieure à celle d’aucun autre peuple d’Europe. Dans leurs écoles, qui sont à beaucoup de titres des modèles, l’enseignement populaire du dessin tient une grande place. Trois états en Allemagne prétendent à une sorte de suprématie intellectuelle et d’excellence en fait d’art ; ce sont la Prusse, la Saxe et la Bavière. Les prétentions de la Prusse à ce sujet sont récentes. Il semble même qu’elles tiennent moins à une prééminence dans les aptitudes naturelles qu’à un goût prononcé pour revendiquer en tout la part du lion. Pour la Saxe, elle n’en est plus à faire ses preuves comme nation artiste. Elle possédait un musée considérable, rival en plus d’un point de celui du Louvre, alors que Berlin songeait à peine à réunir les élémens de ses collections. Sa capitale se regarde comme la Florence de la Germanie. De son côté, la capitale de la Bavière se considère comme une nouvelle Athènes. Elle offre tant d’édifices de style et d’aspect divers, on a rassemblé dans ses collections, désignées par les noms trop savans, — pourquoi ne pas dire pédans ? — de Pinacothèque et de Glyptothèque, une telle profusion de statues et de tableaux antiques et modernes qu’il faut croire que la vue de tant d’œuvres choisies et souvent fort belles n’a pas été sans exercer quelque action sur ceux qui en jouissaient tous les jours. Cette espérance a du moins présidé aux embellissemens de Munich et à la fondation de ses somptueux musées. On a pensé que les hommes dont l’esprit est le moins disposé à se laisser toucher par l’idée de beauté morale, intellectuelle ou physique subissent à la longue et à leur insu l’influence des spectacles qui ont frappé leurs yeux dès l’enfance. Sans vouloir pousser trop loin la portée de ce raisonnement ni mener à perte de vue les conséquences d’une pareille tentative, l’idée qui l’a inspirée paraît excellente, et dans tous les cas elle révèle chez ceux qui gouvernent la Bavière un souci des plus méritoires pour le développement intellectuel des populations allemandes. Ce souci se montre dans tous les états voisins, et il est intéressant de signaler avec quelques détails les mesures qu’il a dictées pour l’organisation des écoles.

Bien qu’en Saxe l’instruction à tous les degrés soit en grand honneur, on n’a pas moins rendu obligatoire l’enseignement primaire, et les parens qui refuseraient, comme on le dit dans ce pays, « la nourriture intellectuelle » à leurs enfans seraient punis d’une amende ou d’une courte détention. La Saxe, qui dépense pour la rétribution de ses instituteurs primaires près de quatre millions, se croit en droit d’exiger d’eux un programme de connaissances plus étendu que celui qui est adopté chez nous. On attache une grande importance à ce que le futur maître ait des notions exactes de plusieurs choses que nous regardons comme de pur agrément : la musique de violon, de piano et d’orgue, le dessin, figurent parmi ces exercices ; la gymnastique n’est pas oubliée, même pour les femmes, et des livres chargés d’images rendent sensible cet enseignement. Il semble que la Saxe ait voulu faire revivre la devise des anciens, « l’esprit sain et le corps robuste. » Des cartes, des livres de dessins représentant l’objet d’abord au simple trait, ensuite avec l’indication du relief et des ombres, des compositions qui mettent en action l’histoire nationale, des reproductions à larges traits des œuvres des grands maîtres, tels sont les procédés d’enseignement par les yeux. Les dessins des écoles, petitement et puérilement esquissés et quelquefois recouverts de couleurs lavées, ne sont pas malheureusement à la hauteur de ce qu’annonce cet ensemble d’études.

Bien supérieurs à la Saxe au même point de vue apparurent en 1867 les petits états de Hesse et de Darmstadt. À Darmstadt, l’institut polytechnique du travail fabrique des modèles en fer, en bois, en cuivre, de machines capables de fonctionner pour peu qu’on les mette en mouvement à l’aide d’un levier. Ces modèles sont destinés aux écoles. Malheureusement il ne faut encore songer chez nous à rien de semblable. Les écoles, les cours d’adultes, les établissemens d’instruction même secondaire, ne sont pas assez riches pour acheter de ces collections. Quant à la Hesse, l’enseignement du dessin, dont la direction est excellente, y semble presque primer tous les autres, et les ouvriers paraissent avoir acquis une habileté théorique et pratique digne de la plus sérieuse attention.

Nous arrivons à la Prusse. On sait à quel point elle est fière de ses institutions pédagogiques et de son instruction primaire. On nous a répété à satiété que la bataille de Sadowa a été gagnée par ses instituteurs, si bien que le conseil d’état de la Porte ottomane a cru devoir lui emprunter ses règlemens sur cette matière. On a tout fait en Prusse pour rendre l’école attrayante et lui retirer l’aspect d’une prison, d’une caserne ou d’un couvent en miniature. Dans l’école primaire, le dessin est employé sous toutes ses formes. Les murailles sont tapissées non-seulement de cartes, mais aussi de grandes estampes coloriées. Les estampes ne sont pas irréprochables, ce qui est fâcheux, car rien n’est trop pur de forme, rien n’est trop beau pour des figures qui doivent être mises sous les yeux de l’enfance. Chacun de nous sait avec quelle invincible obstination la mémoire garde les premières impressions qu’elle a reçues. Si ces images exposées ne sont point parfaites, elles ont un mérite cependant ; sans compter celui d’égayer et d’orner des murs si souvent tristes et nus, elles sont simples et précises : elles représentent des objets d’histoire naturelle, des minéraux, des plantes, des animaux, quelquefois même des ensembles plus compliqués, tels qu’une ferme, une maison, un village, une forêt. Nos voisins paraissent avoir compris jusqu’à quel point l’esprit de l’enfant, peu propre à goûter les pures abstractions, est ouvert au contraire à toutes les sensations extérieures. Ils ne songent pas à violenter la nature ; ils suivent les pentes naturelles, et aiment mieux développer que modifier avant l’heure les dispositions de l’écolier. Ils veulent donc lui montrer clairement, lui faire voir de ses propres yeux ce que toutes les descriptions du monde ne lui feront jamais entendre. Ils font à l’élève une petite conférence appropriée à son âge, ce qu’ils appellent un « cours de choses. » Le terme est un peu barbare. Qu’est-ce qu’un cours de choses ? Un exemple ici nous servira mieux qu’une définition. À propos de la ferme, le maître fait passer sous les regards des enfans des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres et tous les oiseaux de la basse-cour. L’enfant voit des filles de ferme occupées à traire les vaches, la fermière jeter du grain devant les poules, les garçons de ferme diriger la charrue au milieu des champs, le fermier surveiller les travaux des batteurs en grange, et au fond le moulin à vent, qui change en farine le blé de la moisson, agiter ses grands bras comme un serviteur affairé. Toutes ces représentations naïves, qui lui procurent sans quitter sa place un spectacle tranquille et doux, en rapport avec ce qu’il est capable de concevoir, sont autant de matières aux « leçons de choses. » Le maître de l’école explique la nature, l’utilité de chaque objet. Cela donne lieu en manière de causerie à mille enseignemens que suggèrent au professeur son expérience et le désir de s’assurer de la tournure d’esprit de son élève ; cela lui permet aussi d’éveiller la curiosité de l’enfant en raison des besoins et des aptitudes qu’il lui reconnaît. Il faut ajouter que ce genre de conférence familiarise assez vite l’élève avec le maître, et ce résultat est obtenu avec une telle régularité, que lorsque l’enfant quitte pour la première fois ses parens pour venir à l’école, celui qui est chargé de tenir la place du père et de la mère ne connaît pas de meilleur moyen de se faire bien venir du petit être tout confus et embarrassé que de provoquer ses réponses en l’engageant à exprimer les quelques idées encore mal assurées qui sont entrées dans son cerveau.

Aux grands tableaux suspendus aux murs correspond un petit livre d’images nettes, d’un dessin clair et peu compliqué, qu’on nomme le Handfibel, et qu’on met entre les mains des enfans presque en même temps que l’alphabet. Disons mieux, le Handfibel comprend les premiers élémens de lecture, d’écriture et de dessin. Sans doute ces dessins ne sont pas d’un art bien raffiné, ils témoignent pourtant d’une excellente méthode. L’enfant imite d’abord des lignes » puis une pointe, une épingle, un marteau, un verre : c’est seulement après ce dessin concret, dont les contours représentent quelque chose et qu’il apprend presque en se jouant à reproduire, que l’enfant est amené graduellement à retracer les signes abstraits dont les combinaisons hiéroglyphiques moulées forment les lettres, les syllabes et les mots de la langue qu’il doit apprendre. Ce livre, précieux au point de vue des résultats pratiques qu’on en peut obtenir, a son équivalent dans les écoles de l’Amérique ; nous ne sachons pas qu’on l’ait encore introduit chez nous en l’appropriant aux besoins de nos écoles.

Tels sont les procédés employés à l’égard des enfans pour les premières notions de dessin. Ils éveillent sans la fatiguer l’attention dont leur jeune intelligence est capable. Quant aux modèles, quant aux méthodes de dessin proprement dit, en Prusse comme presque partout ailleurs, tout est à réformer d’un bout à l’autre. On croirait à peine combien ont été peu récompensés les efforts prodigués depuis peu dans les grandes villes pour arriver à former sur les bancs des écoles populaires des dessinateurs industriels ayant le sentiment juste et la pratique habile de leur art. Les résultats sont jusqu’à présent médiocres et hors de toute proportion avec ce qu’on semblait en droit d’attendre de tant de volonté et de travail. En réalité, le dessin est peu connu, et presque toujours mal compris. On ne sait pas où l’on va ; on exerce la main de l’élève à l’imitation de modèles sans valeur, dont quelques-uns n’ont d’autre mérite qu’une tendance à ce style neutre, sec, sans accent et sans caractère qu’on a bien à tort appelé classique ; on le rebute bientôt par un enseignement si pauvre et si mesquin. Au contraire de ce qui se passe ordinairement dans les écoles de France, où l’on est exposé à comprendre beaucoup mieux la forme que le fond des choses, l’enfant allemand sait bien ce qu’est l’objet qu’il essaie de figurer ; mais la forme exacte lui reste le plus souvent lettre close. De petits traits maigres à la mine de plomb, presque sans ombre, surtout sans vérité de lignes, bien que le contour soit toujours très serré, sec et pointu, de petits oiseaux, de petites fleurs, de petits arbres, voilà ce que nous avons vu. Cela n’apprend que peu de chose à l’enfant, et ne représente en réalité que du temps mal employé.

Les écoles communales du dimanche sont ouvertes aux artisans qui veulent acquérir quelque instruction. Le programme du cours comprend le dessin d’imitation, le dessin linéaire, la perspective, la copie de modèles « variés suivant la profession qu’exerce l’élève, » enfin l’exécution de projets indiqués par les professeurs. Ce programme est excellent, il est meilleur que la mise en œuvre. La dernière partie semble très propre à être adoptée dans la plupart de nos cours de dessin. On regrette de n’y pas voir figurer un exercice adopté dans quelques-uns de nos cours d’adultes, le dessin de mémoire, la reproduction de souvenir d’un objet d’abord crayonné d’après un modèle. C’est là une des plus utiles habitudes qu’on puisse faire prendre au dessinateur capable d’une attention soutenue. La plupart de ceux qui s’y livrent y trouvent un premier acheminement vers le travail réputé si difficile de la composition des modèles dont ils ont besoin dans leur profession. Les classes du dimanche ne sont ni obligatoires ni gratuites en Prusse ; on pense que l’élève s’attache davantage aux études qui lui ont coûté quelque chose et qu’il doit acheter de quelques sacrifices d’argent. Seulement la contribution n’est pas lourde, on lui fait payer seulement un franc par trimestre. Quant aux résultats obtenus, on ne peut que constater qu’ils sont inférieurs à ceux que nous ont montrés plusieurs pays allemands, le Wurtemberg et la Saxe en particulier. Écoles communales de garçons ou de filles, écoles secondaires, n’ont guère de travaux sérieux que dans le dessin linéaire, de mécanique ou de construction. Pour le dessin proprement dit, le trait est mince, peu expressif, plus maladroit que sincère ; il indique mal les reliefs, les ombres sont molles ou surchargées d’effets. Ni les paysages, ni les fleurs, ni les ornemens, n’échappent à ces reproches. Les professeurs ne semblent pas se rendre compte de ce qu’ils doivent chercher. Ce n’est pas pour la situation florissante de l’enseignement du dessin que l’instruction primaire, de Prusse a obtenu une médaille d’or en 1867.

Bon nombre de pays allemands mieux placés que la Prusse au point de vue industriel font les plus grands sacrifices pour aider par le perfectionnement du dessin à une amélioration des produits dont ils font commerce. On sait en effet aujourd’hui qu’à une époque et dans des états où l’on est exposé à se réveiller libre échangiste sans le savoir après avoir été longtemps couvert par des lois dites protectrices, l’avenir industriel est aux peuples qui, sans trop grande infériorité de goût et avec un enseignement d’art assez développé, ne sont pas d’ailleurs trop écrasés d’impôts. Ceux chez lesquels la vie est à meilleur marché, où la main d’œuvre par conséquent n’atteint pas des prix exorbitans, sont dans des conditions particulièrement favorables pour se ménager la victoire finale. Le Wurtemberg est à ce point de vue l’un des pays d’Allemagne les plus avancés en tout ce qui touche à la satisfaction générale des besoins physiques et intellectuels, l’un de ceux où l’absence de prétention aux gloires militaires a permis de développer lentement, mais sûrement, toutes les ressources que donnent le sol et le génie de la race qui le cultive. La production est à bas prix, rien n’est négligé de ce qui peut aider au développement du goût et à la vulgarisation des notions primaires de l’art. L’instruction est donnée à tous avec une largesse au moins égale à celle de la plupart des autres pays allemands. Encore a-t-on craint que le dessin, celui que réclame l’industrie, ne fût pas à la hauteur des autres branches de l’éducation. On a constitué une commission composée de membres du conseil royal de science et du conseil royal pour le commerce. Cette commission se gouverne elle-même, et a été investie de la plus complète indépendance. Son action n’est assurée non plus par aucune loi. Elle parvient d’une façon officieuse, à peu près de la même manière que le conseil de Kensington le fait officiellement, à établir l’unité dans l’enseignement du dessin par tout le royaume. Elle a soin à cet effet de se plier autant que possible aux convenances locales, et donne une grande attention aux écoles communales. Les écoles de villes et de villages sont au nombre de plus de cent, et dispensent à huit mille ouvriers ou apprentis les notions du dessin industriel. On a fort remarqué en 1867 l’exposition collective de quarante-six de ces écoles. Le jury n’a pas cru devoir faire moins que de leur accorder une médaille d’or. Dessins, figures ou académies d’après l’estampe ou d’après la bosse, moulage d’après nature ou d’après le modèle, esquisses de papiers peints, spécimens d’orfèvrerie, les envois indiquaient presque tous que la direction est intelligente et que les résultats sont bons.

Sur la même ligne que le Wurtemberg, et beaucoup en avant de la Prusse, vient se placer la Bavière. Si Leipzig dépasse Berlin, Munich et Nuremberg ne sont pas en arrière de Leipzig. En beaucoup d’endroits, les cours pour les enfans, les apprentis, sont complètement gratuits. Des artistes distingués ne dédaignent pas de s’occuper de petits livres d’images, et les murs des écoles sont ornés de toute sorte de tableaux propres à faciliter l’éducation par les yeux. L’enseignement du dessin dans les écoles professionnelles, telles que celle de Beschtesgaden, qui s’occupe spécialement du dessin dans ses rapports avec l’industrie, n’est pas moins développé. Là se forment en grand nombre ces artisans dessinateurs ou sculpteurs sur bois dont les œuvres rappellent les morceaux des imagiers du moyen âge, — travaux patiens et habiles dont ces ouvriers artistes ne seraient point capables sans l’étude à laquelle ils se sont livrés. L’école de Nuremberg, qui se trouve au centre de ce commerce spécial, est une école d’arts et métiers : l’enseignement y est assez élevé déjà ; nous ne pouvons ici que la mentionner, car elle n’appartient pas à l’enseignement populaire. Les élèves en sortent avec une force notable et sont aussi près de l’artiste qu’il est à désirer pour ce qu’on demande d’eux. Leurs sculptures sur bois ont cependant une certaine lourdeur commune à toutes les œuvres de l’Allemagne, mais plus visible ici qu’à l’ordinaire.

L’Autriche n’a pas fourni de remarquables preuves de ses facultés d’art. Le dessin dans les écoles populaires y occupe cependant une assez grande place. Malheureusement les efforts faits en ce sens sont aux trois quarts perdus. La direction est souvent plus qu’insuffisante, et les modèles, empruntés en plus d’un endroit à la France, sont détestables. L’exécution est faible, on cherche plus l’éclat que la franchise du trait ; le crayon de mine de plomb, qui se prête si mal aux travaux de longue haleine et surtout à ceux de quelque largeur, est employé pour l’ornement, la figure, l’académie. La préférence donnée à ce crayon s’explique naturellement, il est plus facile à manier. L’élève n’a pas besoin pour s’en servir convenablement d’acquérir quelque souplesse de main, et, pour peu qu’il appuie avec vigueur en certains endroits, le dessin n’est pas dépourvu d’un certain aspect de solidité pompeuse tout artificielle, mais qui suffit à satisfaire le maître et l’écolier, s’ils sont décidés à se contenter de peu. Là, comme dans le reste de l’Allemagne, les dessins géométriques, les lavis, les tracés de mécanique, ne sont pas loin d’être irréprochables. On donne à ce genre de dessin de deux à trois heures par semaine et autant à l’autre dessin. Dans certains établissemens cependant, tels que l’école supérieure de Wieden, à Vienne, le temps consacré à ces exercices est plus que doublé. Aussi les résultats obtenus sont-ils fort brillans. Ils le sont moins à Passau, à Brunn, à Pancovvie, oi ! i l’enseignement est cependant bien compris et où l’étude du dessin est menée d’une façon sérieuse, à Linz, Troppen, Llm. Ces écoles avaient envoyé à l’exposition de 1867 d’énormes albums reliés avec un luxe que ne comportaient pas la nature et le mérite des objets exposés. Des dessins trop peu nombreux provenant des écoles hongroises se faisaient remarquer par une exécution assez large. Pour les cours d’adultes, les écoles du dimanche, l’Autriche est encore loin du mouvement dont nous sommes témoins en France, et plus loin encore des trente-trois mille écoles qui fonctionnent le dimanche en Angleterre.

Les pays jadis régis par les Turcs, les principautés, ont tout à faire pour le dessin. Leurs anciens maîtres, les croyans de l’islam ne sont guère favorables, on le sait, aux manifestations de l’art. Ceux à qui leur loi défend de représenter l’homme et les animaux, ceux qui pour nous donner l’idée d’une bataille en sont réduits à figurer quelques fusils et beaucoup de fumée, ne seront jamais, tant qu’ils garderont leur foi, des artistes de premier ordre. Les populations émancipées de leur joug ne sont pas comme eux enchaînées par le dogme ; mais leur éducation doit porter sur des notions plus utiles pour elles à cette heure que le dessin. Il faut satisfaire d’abord à d’autres besoins et détruire d’autres ignorances. L’un des derniers princes serbes ne savait pas écrire ; le premier livre d’alphabet serbe date seulement de 1814. Le dessin n’est pas, on le comprend, une des préoccupations les plus urgentes des races serbes.

Un peuple studieux, appliqué, honnête, instruit, intelligent, soigneux, celui du Danemark, s’inquiète fort de tout ce qui concerne les écoles d’ouvriers ou d’apprentis et les écoles techniques. Les écoles du dimanche ont des cahiers bien tenus et pleins d’esquisses qui ne sont pas sans mérite. Notons qu’il y a ici curiosité et goût de savoir plutôt encore que nécessité de premier ordre en raison des besoins d’une industrie locale ou nationale. L’industrie n’est pas prépondérante en Danemark. Ce que les Danois poursuivent, c’est leur propre développement, non la certitude de meilleurs débouchés et d’une vente plus assurée de leurs produits. Le dessin linéaire, les projections, la perspective, les plans de machines, sont assez largement exécutés chez eux. Le dessin à main levée semble aussi répandu que le dessin linéaire. Ornemens, vases, figures, paysages même, ont été représentés dans le concours de 1867. De grands modèles faits pour être vus à distance, comme le disaient les inscriptions, sont mis en général à la portée du regard des élèves. Des tableaux, des cartes, des objets d’histoire naturelle, des dessins anatomiques, accompagnent ces modèles.

La Suède et la Norvège se tiennent à peu près sur la même ligne. Le roi de Suède est peintre, et on a vu de ses œuvres, des paysages de son pays, qui indiquent un talent supérieur à celui que nous sommes habitués à trouver chez les artistes couronnés. L’enseignement primaire du dessin, aussi bien que celui de la musique, de la gymnastique, a sa place marquée dans ces belles écoles suédoises, propres, bien aménagées, où chaque élève a son pupitre en bois de sapin clair, poli et verni. L’école est le luxe de ces états, où il y a peu de fortunes démesurées, mais où il n’y a guère de pauvres. Les dessins des écoles primaires ne sont pas excellens ; toutefois la direction est bonne, et cela est beaucoup. Les esquisses des élèves représentent surtout les plantes avec leurs organes essentiels, c’est le dessin appliqué aux notions des sciences naturelles. Des tableaux énormes appendus aux murailles montrent aux enfans les mêmes figures. Par les yeux commence leur éducation, et sans efforts, sans aucune tension de l’esprit, par une sorte de délassement et de récréation, ils apprennent à connaître et à analyser les objets.

Les pays qui n’ont pas encore d’instruction primaire, ceux qui n’ont pas d’industrie, ceux dont l’industrie est encore engagée dans les liens de la protection par des douanes ou des prohibitions qui constituent un monopole aux producteurs nationaux, ont peu d’écoles de dessin et n’en sentent guère le besoin. Les pays dont l’évolution sociale est à peine commencée en ont encore moins. C’est pourquoi la Russie tiendra peu de place dans ce recensement général d’un enseignement populaire. Là où il n’y a pas encore d’école dans la plupart des communes, où certains gouvernemens n’ont pas même une école de filles, où les distances immenses d’un village ou d’un bourg habité à l’autre rendent plus difficile encore l’échange des idées pour une multitude qui comprend à peine qu’elle est illettrée, il n’y a pas lieu de compter sur un grand nombre de vulgarisateurs des notions du beau.

Ce n’est pas qu’en Russie, à Pétersbourg notamment, les trésors d’art fassent défaut. Les galeries particulières sont nombreuses ; celles des princes de la famille impériale ont la réputation méritée, — nous avons surtout en vue la belle collection de tableaux italiens rassemblée par le feu duc de Leuchtenberg, — d’être d’une richesse peu commune. La galerie de l’Ermitage offre, dans une série de petites salles disposées avec goût et dont plusieurs servent aux soirées de fêtes, une réunion d’œuvres peintes dignes de l’admiration du monde entier et que notre Louvre envierait. Paul Potter et Rembrandt, un talent puissant et un génie de premier ordre, y sont représentés avec plus d’éclat que nulle part ailleurs. L’école française elle-même s’y trouve réunie tout entière jusqu’à la fin du règne de Louis XVI, et y semble tenue en plus grand honneur qu’on ne l’a fait longtemps en France même ; mais ces trésors sont pour le peuple comme s’ils n’existaient pas, ces musées ne sont point des musées nationaux. On ne s’en aperçoit que trop. Non-seulement ils ne sont pas publics, bien qu’on lasse peu de difficultés pour y laisser pénétrer les étrangers, mais encore on a soin de faire remarquer aux visiteurs que tout y est la propriété exclusive de l’empereur, et que franchir le vestibule du musée, c’est être reçu chez lui. On est bien loin, comme on le voit, de ce fameux ermitage dont la grande Catherine fut d’abord l’ermite, et où elle prenait plaisir à oublier qu’elle portait une couronne et à venir causer avec ses savans et ses philosophes. Le code réglant les rapports des visiteurs avec le souverain, et qu’elle-même avait rédigé dans une heure de belle humeur, est bien changé. Ce n’est plus ce laisser-aller et ce sans-façon qu’elle demandait ; l’étiquette règne et gouverne. Quand nous entrâmes à l’Ermitage, un des huissiers, à l’aide de quelques épingles, transforma nos paletots en habits à la française ! Il ne fallait pas que l’empereur fût exposé à rencontrer dans les salles un visiteur non revêtu du costume de cérémonie. Bien différent est sous ce rapport l’usage de Pétersbourg et celui de Berlin, où l’on voyait en hiver, dans les galeries de l’ancien muséum, des hommes et des femmes de la campagne en sabots boueux. Toutes les collections en Russie, de quelque nature qu’elles soient, ne sont d’ailleurs guère moins fermées. Les règlemens les transforment en autant de domaines réservés aux conservateurs et à quelques privilégiés. Le peuple n’y entre jamais. Tout cela se modifiera sans doute, mais lentement et à mesure que ce peuple de serfs respirera plus largement l’air vif des contrées libres. Il est tel pays de Russie où, d’après ce que nous avons vu nous-même, nous oserions affirmer que ces changemens exigeront plusieurs générations. Il faut que les mœurs elles-mêmes, la paresse intellectuelle, cette demi-somnolence d’individus sur lesquels a pesé un despotisme séculaire, fassent place à des habitudes et à des nécessités nouvelles. Or ces choses ne s’improvisent pas.

Disons cependant qu’en Finlande, — la Finlande est le gouvernement le plus instruit de la Russie, un des derniers détachés du royaume de Suède, — dans les provinces bal tiques, en Pologne, l’enseignement du dessin compte un certain nombre d’élèves dans les établissemens secondaires. Il faudrait faire aussi une exception en faveur des deux capitales, Saint-Pétersbourg et Moscou. Encore là, comme dans presque tout le nord de l’Europe, se retrouve et prévaut ce dessin pointu, sec, puéril, qui appartient à tant de pays d’Allemagne. On regarde un trait mince et grêle comme un chef-d’œuvre d’habileté manuelle, et celui qui pourrait dédoubler ce trait en y faisant passer un autre trait plus fin, plus aigu, passerait presque, sinon pour un artiste, du moins pour un dessinateur. On ne peut cependant refuser au peuple russe une disposition naturelle pour les arts d’imitation. Il ne manque pas d’un goût assez accentué, qui, conduit par l’étude, peut aboutir à des résultats heureux. Il aime les couleurs et ne laisse pas de les assembler heureusement. Il se plaît à orner ses cabanes de décorations souvent bizarres, mais agréables à voir, ses barques, aussi primitives que celles des sauvages, de têtes de chevaux dessinées et sculptées, de chaînes et d’yeux à la proue, comme les premières nefs des Grecs ; mais de ces essais informes à un art réel et raisonné il y a encore un intervalle difficile à mesurer. Quelques écoles secondaires d’industrie, comme l’institut Strogonof de Moscou, avaient exposé en 1867 de très remarquables modèles de papiers peints, d’étoffes et de tapisseries. Cet institut, fondé, croyons-nous, par acte d’initiative par- ticulière, n’est pas le seul en Russie ; nous ne nous y arrêterons pas : on ne peut regarder ces établissemens comme des foyers d’enseignement populaire.

Quittons un instant l’Europe pour considérer ce qui se passe dans les autres continens au point de vue où nous nous sommes placé. Si la Turquie, suzeraine de l’Égypte, songe peu à l’enseignement du dessin, l’Égypte s’en occupe davantage. Est-ce à dire que cet enseignement y soit devenu populaire ? Non, il n’est pas sorti de quelques villes et de quelques écoles ; mais il faut tenir compte de ces commencemens. On ne peut demander plus pour l’heure présente. L’instruction la plus élémentaire n’étant pas mise encore à la portée de tous, le dessin ne peut être réservé qu’à quelques-uns. On doit reconnaître toutefois que, si l’on excepte certaines villes de notre Algérie, l’ancien royaume des Pharaons est la seule contrée d’Afrique où l’on paraisse se soucier encore du progrès. En 1867, les visiteurs qui entraient dans l’exposition égyptienne du Champ de Mars trouvaient d’assez grands cartons consacrés aux travaux dessinés par les élèves de l’école préparatoire aux écoles militaires. C’était de l’enseignement secondaire, supérieur même, car il n’y en a guère de plus haut dans le pays. À n’examiner que les résultats, et pour qui veut réfléchir au peu d’exercice et par conséquent d’expérience des écoliers en cette partie de leur étude, les esquisses appartenaient encore à l’enseignement primaire et restaient même fort au-dessous de quelques-unes des œuvres de nos écoles communales. Si nous laissons de côté des dessins de machines et des levés de plan assez habilement exécutés, on ne pouvait guère remarquer que quelques fleurs pauvrement dessinées, des figures nues à la mine de plomb, au pinceau, au lavis, procédé détestable qui n’exerce l’élève ni à se rendre compte de la direction des lumières et des ombres ni à assouplir sa main. Les modèles étaient mal choisis : c’étaient des soldats, zouaves ou cuirassiers de grandeur colossale, des petites filles donnant à manger à des lapins, des œuvres puériles et sans valeur. Cette pénurie de bons modèles, que nous avons à peine le courage de reprocher aux établissemens dénués de ressources, devient ici inexcusable.

Les régions de l’extrême Orient n’ont guère fourni en 1867 de renseignemens sur l’état de leurs écoles. De la Chine, nous n’avons guère vu que les outils du dessin et du coloris national, des godets remplis d’encre délayée, de carmin, de couleur chocolat, bronze et or, puis quelques roseaux, des pinceaux fort allongés, le tout renfermé dans des espèces d’étuis assez analogues à ceux des scribes de l’ancienne Égypte. Tels sont les instrumens de travail des habitans de l’Empire du Milieu. Quant à leurs moyens d’apprentissage ou d’étude, rien ne venait donner quelque satisfaction à la curiosité du visiteur. Des dessins de la Chine bouddhique, représentant des personnages qui n’ont aucun rapport avec des magots, étaient achevés avec soin. En livre sur l’art militaire contenait l’exposé des douze stratagèmes « comparables à des murs en fer entourés de fossés d’eau bouillante » qui n’empêchent pas ce pays de succomber devant toute invasion européenne ou asiatique. Du reste l’exposition de la Chine n’était guère qu’un trompe-l’œil destiné à masquer une lacune regrettable, car le vieil empire ne s’était pas rendu à l’invitation qu’il avait reçue de prendre sa part à cette grande revue de l’état et des progrès des peuples. Le Japon, si fort supérieur à la Chine dans les arts qui se rapportent au dessin, n’était guère mieux représenté à l’exposition, tant dans les salles réservées à l’enseignement que dans cette petite maison qui prétendait donner une idée à peu près fidèle de ce qu’est une habitation japonaise. Des paravens, des mannequins remplis de paille, offraient avec trois jeunes filles venues du pays un aperçu vrai des costumes. On pouvait de plus y trouver des papiers très propres au dessin, d’un grain régulier et faits à la main, d’autres souples et mous résistant comme une étoffe feutrée. On proposait aux visiteurs des dessins populaires qui ne sont pas sans analogie avec nos images de Metz et d’Épinal, bien que supérieurs pour la richesse, l’éclat, l’entente et, jusqu’à un certain point, l’harmonie du coloris ; mais les marchands se servaient pour écrire de plumes de fer simplement trempées dans l’encre de Chine ou du Japon, qu’ils remplaceront bientôt peut-être par notre encre elle-même.

Quant à l’Inde, nous savons qu’il se manifeste de tous côtés pour elle une grande ardeur d’enseignement. Peuple conquérant et peuple conquis semblent pour l’instant signer la paix dans les écoles. Ce pays fut un des foyers de la civilisation et de l’industrie humaine, un des premiers centres de l’art, d’un art exquis, tout d’ornementation, dont la tradition n’est pas perdue et dont l’influence subsiste encore. Ses ouvriers fabriquent depuis des siècles ces mousselines qui ressemblaient, au dire des anciens, à de l’air tissé. Un artisan indien a remporté un prix pour ce genre d’étoffe à l’une des expositions universelles. Armes, meubles, sculptures de jade, châles, véritables ouvrages d’art, tout cela est exécuté par de pauvres hommes de celle Inde pacifique et toujours conquise, comme le fat la Chine, artisans sans prétention, qui se contentent d’une poignée de riz pour leur subsistance de la journée. Les manufactures les mieux outillées ne parviennent guère à imiter leurs œuvres. Eux, ils n’ont pour les exécuter qu’un matériel rudimentaire et grossier, qui les ferait prendre en pitié par nos directeurs de fabriques. Que deviendrait cet art naturel, s’il était appuyé d’un peu de savoir ? On ne peut le présumer de si loin. Calcutta, Madras, Bombay, ont des universités ou des collèges hindous depuis une douzaine d’années ; mais l’Inde n’a guère d’écoles de dessin pour les Indiens. Malgré la faveur qui s’attache aujourd’hui à ses origines, à sa langue, à son architecture, si étonnante et si peu connue, dont quelques magnifiques photographies donnaient dans les galeries de l’histoire du travail une si haute et si grande idée, les Anglais ont à peine dans l’Inde quelque enseignement en ce genre. On tente d’attirer les Indiens dans les cours d’écoles dirigés par des professeurs venus de la métropole ; mais cela se fait lentement. Assez souvent, trop souvent, les dessins d’étoffes sont envoyés d’Europe, de France, d’Angleterre, pour être exécutés par les ouvriers indigènes. Quand il n’en est pas ainsi, l’ouvrier indien est livré à lui-même, à sa propre inspiration, à la tradition qui s’est transmise de père en fils pendant tant de générations.

Dans les États-Unis d’Amérique, il ne s’agit pas plus de faire de tout homme un artiste en lui enseignant les élémens du dessin, ou en le mettant à même de les trouver par son initiative personnelle, qu’il ne s’agit de faire un savant de chacun de ces adultes ou de ces enfans qui viennent s’asseoir sur les bancs des écoles. On n’encourage pas la présomption de tous, comme on l’a dit, on règle les aptitudes, on leur permet de se développer en plaçant à la portée de chaque individu l’enseignemsnt qui lui est approprié. « Notre richesse, dit un écrivain américain, se trouve dans l’intelligence de nos populations, non dans nos mines d’or et d’argent. Nous travaillons à mettre en valeur le capital intellectuel du peuple autant en généralisant l’enseignement qu’en mettant chacun en état de l’approprier à ses facultés. » Il semble à la vérité que la grande préoccupation de l’Amérique en fait d’éducation soit d’abord l’enseignement pour tous. L’enseignement supérieur ne vient qu’après. On sait peu de chose dans notre pays sur la manière dont se pratique l’enseignement du dessin dans les États-Unis. Des cours d’adultes sont ouverts à New-York et dans les principales villes ; mais quelles sont les méthodes employées, quel est le mérite des professeurs, voilà ce qu’il est difficile d’établir par raisons démonstratives. Les chiffres et les statistiques nous manquent. Notre vieux monde, qui se croit supérieur, et qui l’est resté jusqu’ici au point de vue de l’art, est peu curieux de tout ce qui touche le nouveau. On ne croit pas chez nous avoir quelque chose à apprendre de ces pionniers de l’avenir, et plusieurs d’entre nous ne parviendront jamais à s’imaginer que le rude yankee soit capable de se faire un art à lui. Il en est m « me que ce mot d’art américain fait sourire. Pour qui voulait, au milieu de cette grande disette de renseignemens, avoir quelque idée de ce qu’est le dessin dans l’école primaire américaine, il fallait entrer dans celle que la ville de Chicago (Illinois) établit au Champ de Mars en 1867.

Là, point d’images ni de bustes de souverains, on n’y trouvait que les portraits des fondateurs de l’Union américaine, un certain nombre de cartes de grande dimension, quelques figures anatomiques et des dessins d’histoire naturelle ; puis de courtes inscriptions qui tendent moins à assouplir et à dompter la volonté de l’homme qu’à l’élever et à l’affermir. Tout cela se ressent de l’éducation fière qu’on donne à ces jeunes gens, et qui est si loin de celle que nous recevons dans les écoles primaires, dans les établissemens d’instruction secondaire ou supérieure, et même dans les premiers enseignemens que nous procure bon gré mal gré avec les mœurs de notre pays et de notre temps la première expérience de la vie. « Si tu ne trouves pas de chemin frayé, dit l’une des pancartes, fais-t’en un. » C’est à vrai dire ce que les Américains ont essayé de faire pour le dessin. Nous ne saurons que plus tard à quel point ils ont réussi. Comme je cherchais dans cette école ce qui concernait l’enseignement élémentaire du dessin, je vis sur l’une des tables un petit cahier qu’on m’a dit être répandu à profusion dans les familles, dans les fermes, dans les écoles. C’est le « premier livre, le livre de dessin de l’enfant. » L’auteur, M. Josiah Holbrook, veut que tout enfant, que tout homme, à quelque âge et dans quelque profession qu’on le prenne, soit à lui-même son professeur de dessin. Il recommande « la nature avant le livre. » Il veut qu’on dessine avant d’écrire. Il invoque pour le démontrer des raisons dont quelques-unes sont assez concluantes. Son livre serait d’un bon emploi dans notre pays, s’il était approprié à nos besoins et a nos convenances ; il commence par ces figures d’instrumens et d’outils nécessaires dans toutes les conditions de la vie, mais indispensables aux pionniers défricheurs de forêts, aux hommes qui vont sans cesse « en avant » reculant à l’ouest et au sud les bornes de la nature cultivée. Un Robinson dans son île y trouverait représentés tous les objets dont il peut se servir. La hache, la scie, le couteau, le ciseau, apparaissent d’abord, puis les vases et quelques ustensiles, puis le bateau, la brouette, la charrue, le pont, la cabane, le village. Les feuilles suivantes présentent l’image de minéraux, de plantes, de fleurs et de fruits ; viennent ensuite les animaux domestiques, serviteurs ou pensionnaires de l’homme, le chien, le cheval, le bœuf, le mouton, puis des figures d’homme et de femme, de petit garçon et de petite fille, qu’on reconnaît facilement à la coupe de leurs habits. Une carte de l’Amérique, réduite à ses linéamens les plus simples, sert de couronnement à ces images, et ce n’est qu’après avoir parcouru ce cercle de connaissances usuelles qu’on arrive aux lettres de l’alphabet, à ces caractères abstraits qui sont les plus « difficiles à lire » et qui exigent déjà un certain exercice de l’intelligence et de la main pour qui veut les reproduire un à un et les assembler afin de réaliser l’expression de sa pensée. On le voit, le côté pratique prime nettement ici l’instruction qui a pour but d’éclairer et de former le goût. L’enfant dessinera les premiers contours des objets réels avant même d’avoir vu les lettres. Les figures élémentaires, rudimentaires, si l’on veut, pourraient être, non pas plus nettes, car elles sont très suffisamment caractéristiques, mais plus correctes. Elles manquent d’art, cela est incontestable autant que fâcheux. L’auteur a tort selon nous de s’arrêter à moitié chemin. Il cherche seulement une certaine vulgarisation du dessin comme moyen général de comprendre et de faire comprendre les formes essentielles des choses. Il vise au bon marché, de façon que l’étude qu’il préconise soit à la portée des plus pauvres. Il supprime dans la plupart des cas le papier, dont l’emploi est dispendieux, et le crayon, qui s’use vite ; il les remplace par l’ardoise et le crayon d’ardoise. L’usage du papier à dessin n’est recommandé que pour les élèves qui ont acquis déjà une certaine force relative. Ce que devient l’art dans cet enseignement, il serait difficile de le déterminer avec quelque certitude.

L’art américain tenait une place honorable à côté de celui de la Grande-Bretagne ; mais l’exposition des artistes américains, plus remarquable en sculpture que dans les œuvres peintes, indiquait que le Nouveau-Monde n’a point encore trouvé une forme nouvelle du beau. Nombre de ses peintres et de ses sculpteurs n’étudient pas en Amérique, ils étudient chez nous. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils se rattachent par plus d’un côté à nos traditions. D’ailleurs les expositions révèlent à peine ce qui s’est fait dans les divers états pour répandre les premières notions d’art. Sur ce point, les États-Unis d’Amérique ne semblent pas avoir été curieux de renseigner la vieille Europe. Leur école modèle de l’Illinois n’a pas fait montre des cahiers d’esquisses de ses élèves. Nous pouvons donc croire qu’on n’est point fort avancé de ce côté. Les grandes villes ont des cours de dessin pour les enfans et pour les adultes ; mais certains élémens de progrès font défaut. Professeurs nombreux et habiles, bons modèles, aptitude de race, longue chaîne non interrompue d’une tradition d’art, rien de cela n’existe encore en Amérique. Dans les états du sud même, où l’art a été importé d’Espagne ou des Flandres, il est resté étranger au sol. Partout les grandes collections manquent ; elles ne manqueront pas longtemps. Les Américains ont la richesse, à l’aide de laquelle on acquiert tous les trésors d’art appartenant à des propriétaires appauvris. Ce qu’on peut souhaiter de mieux à ce pays, c’est que la méthode américaine prévale en art comme en toute chose, que chacun par sa libre action et le développement naturel de ses facultés devienne son professeur à soi-même, que la « lecture et l’écriture » du dessin commencent pour tous dès le plus jeune âge par l’imitation assidue des objets familiers. Pratiquée avec cette persévérance opiniâtre qui a distingué jusqu’ici les peuples des États-Unis, cette façon directe d’apprendre sur le vif et d’exprimer sincèrement les impressions venues du dehors peut arriver à éveiller rapidement des facultés encore endormies chez la plupart des hommes du nord de l’Amérique, et faire naître un art particulier qui serait non un art d’école, mais un art rude, rustique, né de la race et gardant dans le sol de profondes racines.

Le mouvement dont on vient de suivre les phases dans les civilisations diverses qui se partagent le monde n’est que le résultat presque nécessaire de l’évolution graduelle des peuples. Se rapprocher du beau et du vrai, de l’art et de la science, y faire participer un plus grand nombre d’individus, tel est le but des sociétés en progrès. La science et l’art contribuent pour une large part au développement des ressources d’une nation ; aussi l’impulsion donnée dans un pays à l’enseignement d’art est-elle presque toujours en raison du degré de puissance industrielle auquel ce pays est parvenu. C’est là une des raisons, non la seule ni peut-être la meilleure, de la faveur dont le dessin est l’objet. En certains états, on s’occupe de le répandre en dehors de toute préoccupation commerciale, pour la seule curiosité d’apprendre et la seule passion de savoir. Ces associations qui se forment de tous côtés nous donneront-elles de plus grands artistes ? Elles n’ont pas cette prétention. Elles en donneront un plus grand nombre pour satisfaire à des besoins plus nombreux. Une chose en tout cas remarquable et propre à rassurer ceux qu’inquiète toute évolution sociale, même la plus lente et la mieux graduée, c’est la manière dont les classes laborieuses dans les grandes villes ont tiré parti des moyens d’instruction que l’on mettait à leur portée. Elles ont compris que le meilleur moyen d’accroître leur bien-être est d’accroître leur capital de science et d’art.

Ch. d’Henriet.
  1. Voyez la Revue du 1e septembre 1868.