L’Enseignement exceptionnel à Paris/01

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Sourds-Muets à Paris (Maxime Du Camp).

L’Enseignement exceptionnel à Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 555-577).
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L’ENSEIGNEMENT EXCEPTIONNEL

I.
L’INSTITUTION DES SOURDS-MUETS

Le devoir de toute civilisation est de donner aux hommes la plus grande somme d’instruction que leur intelligence et leur état social peuvent comporter. Dans une étude précédente, on a vu comment l’enseignement à tous degrés est distribué à Paris ; mais il existe des êtres que l’on croirait destinés à échapper aux bienfaits du développement intellectuel, car ils sont frappés d’une infirmité incurable. Pour ceux-là, il a fallu inventer des méthodes exceptionnelles, afin de leur rendre dans l’humanité la part dont ils semblaient déchus pour toujours. Deux hommes de bien, Français tous les deux, mettant en œuvre des procédés fort simples, basés sur l’observation, confirmés par l’expérience, sont parvenus à neutraliser les effets d’une maladie localisée qui le plus souvent est le résultat d’un état général défectueux : l’abbé de l’Épée et Valentin Haüy ont des noms immortels ; leur génie et leur charité ont fait ce miracle de rendre la parole aux muets et la vue aux aveugles. Profitant avec une patiente habileté des sens qui subsistaient chez ces malheureux répudiés par la nature, ils ont obtenu dans l’organisme une sorte de transposition qui permet aux yeux de remplacer l’oreille, et au toucher de remplacer la vue. Il y a un siècle à peine que ces découvertes ont été faites pour le plus grand honneur de l’esprit humain ; elles ont produit de très sérieux résultats que l’on peut constater en visitant l’institution des sourds-muets et celle des jeunes-aveugles.

I

L’art de parler à l’aide de signes a dû exister de tout temps. Des hommes de langue différente, mis face à face par le hasard de la vie, ont pu toujours exprimer des propositions simples et se faire comprendre en exécutant certains gestes indicatifs ; c’est la mimique. En outre, lorsque des enfans ont été réunis sous la discipline d’une règle silencieuse, ils ont cherché un moyen de causer à distance sans faire de bruit, et ils ont inventé un alphabet visible dont chaque lettre est représentée par un geste particulier des doigts, c’est la dactylologie ; nous l’avons tous « parlée » au collège. La combinaison raisonnée de la dactylologie et de la mimique constitue le langage des sourds-muets. Ce langage artificiel est un bienfait inappréciable pour ces infortunés, car il leur permet de communiquer méthodiquement entre eux, et, comme il sert de base à l’enseignement de l’écriture et de la lecture, il leur fournit un instrument de relation avec les autres hommes. C’est grâce à lui que le sourd-muet échappe à l’isolement, et qu’il peut, dans une mesure, participer à la vie générale jusqu’à subvenir aux besoins de sa propre existence.

Avant l’apostolat de l’abbé de l’Epée, on trouve trace dans l’histoire de quelques efforts individuels qui semblent avoir eu pour but plutôt de frapper l’imagination publique que d’appeler toute une catégorie d’individus déshérités à la jouissance des droits communs. Rodolphe Agricola, professeur de philosophie à Heidelberg (1480), raconte dans son livre de Inventione dialectica qu’il a connu un sourd-muet qui lisait et écrivait. Jérôme Cardan (1591) pose dans ses Paralipomènes la question de savoir si l’on peut instruire les sourds-muets, et la résout affirmativement. Le bénédictin Pedro de Ponce (1580) publie une méthode pour leur instruction ; ses idées sont reprises par J. Bonnet, secrétaire du connétable de Castille, qui fait paraître en 1610 l’Arte para enseñar a hablar los mudos. Dans le XVIIe siècle, Fabrizio d’Acquapendente, professeur à Padoue, les Anglais Bulwer, J. Wallis, W. Holder, le Hollandais van Helmont, Conrad Amman de Schaffouse, s’occupent de ce sujet et formulent des théories que la pratique ne justifie pas : leur principe paraît avoir été de forcer les sourds-muets d’articuler des sons ; le livre de van Helmont est intitulé Surdus loquens (1692). G. Raphel, en Allemagne, élève et instruit ses trois enfans frappés de surdimutité, et publie en 1718 la méthode qu’il a employée. Il est difficile de savoir jusqu’où furent poussées ces tentatives isolées, qui ne s’adressaient qu’à des individualités. C’est à Paris même que le premier succès fut scientifiquement prouvé ; il est dû à un Espagnol de l’Estramadure, nommé Jacob Rodriguès Pereire. Le 11 juin 1749, il présente un sourd-muet instruit à l’Académie des Sciences ; le 13 janvier 1751, il en présente un second ; encouragé par Buffon, par Mairan, par Diderot, par Jean-Jacques Rousseau, il continue son œuvre sans vouloir révéler le secret de sa méthode, et donne l’enseignement à douze sourds-muets. Il se servait de la dactylologie et de l’articulation ; il obtint du roi une pension de 800 livres, et fut nommé son interprète pour les langues espagnole et portugaise. Il offrit de vendre son procédé au gouvernement ; la négociation fut entamée, et n’aboutit pas.

L’idée gagnait de proche en proche : faire parler les muets ne semblait plus une œuvre miraculeuse ; c’était de quoi tenter plus d’une ambition. Le succès de Pereire excita l’émulation d’un nommé Ernaud, qui, lui aussi, parvint à instruire deux sourds-muets, qu’il produisit en 1757 devant l’Académie. Il ne savait rien du système de Pereire, et ne se servit guère que de l’articulation ; les malheureux qu’il exhiba en public répétaient sans doute des phrases toutes faites, apprises par cœur, qu’on leur avait enseigné à lire sur les lèvres qui les prononçaient très lentement : c’est l’alphabet labial. L’abbé de l’Épée entendit-il parler de Pereire et d’Ernaud ? C’est fort douteux, car, à l’époque même où celui-ci recevait l’éloge du monde savant, il perfectionnait la méthode à laquelle son nom reste attaché pour toujours. Il vivait assez pauvrement à Paris ; il s’était soumis à la bulle Unigenitus, mais il avait confessé en même temps qu’il croyait aux miracles du cimetière Saint-Médard ; il n’en fallait pas plus pour lui faire interdire le droit de prêcher et de confesser. — Vers 1753, il se rendit, pour une affaire insignifiante, chez une femme veuve qui habitait rue des Fossés-Saint-Victor ; elle était absente, il l’attendit dans une chambre où se trouvaient deux sœurs jumelles. Vainement il essaya de causer, elles gardèrent un silence absolu. Quand la mère rentra, le mystère fut promptement dévoilé à l’abbé de l’Épée ; il apprit qu’il était en présence de deux sourdes-muettes, et que celles-ci étaient désolées, car récemment la mort leur avait enlevé leur professeur, un père de la doctrine chrétienne, nommé Vanin, qui les instruisait à l’aide d’estampes qu’il essayait de leur expliquer. Cet instant décida du sort dés sourds-muets et de la vocation de l’abbé de l’Épée ; il se sentit appelé, et de cette heure jusqu’à celle de sa mort il se consacra exclusivement à son œuvre.

C’était un homme très doux et d’une extrême bienveillance, ses portraits en font foi : l’œil saillant, la joue pleine, la lèvre épaisse et souriante, le menton ; carré et le front haut indiquent une grande ténacité, une bonté et une charité inépuisables, mais au milieu de ces belles qualités apparentes on démêle quelque chose de naïf et même de crédule qui explique avec quel entraînement il se laissa duper dans la fameuse mystification du faux comte de Solar. Cette aventure fit bien du bruit en son temps, elle prit à l’abbé de l’Épée des loisirs qu’il eût mieux occupés ailleurs, et fournit à Bouilly le sujet d’une comédie mélodramatique qui eut grand succès jadis. Il fallait peut-être cette foi aveugle, — la foi qui soulève les montagnes, — pour n’être point découragé dès le début par des obstacles qui pouvaient être considérés comme insurmontables. Reprenant la dactylologie que Bonnet avait publiée en 1610, et dont chaque signe correspondait à une lettre de l’alphabet, mais s’attachant surtout à réunir en un groupe méthodique et raisonné tous les signes dits naturels[1] à l’aide desquels les sourds-muets expriment leurs besoins et leurs impressions, il inventa un langage réel, facile à comprendre, facile à enseigner, et qui devint un moyen de communication très suffisant pour les malheureux dont il s’était fait le père, et que de tous côtés il appelait autour de lui. Lorsqu’il entreprit cette tâche, admirable entre toutes, de rendre l’exercice de l’intelligence à des êtres que l’oblitération d’un sens en avait privés » obéit-il à l’idée de les mettre à même de gagner leur vie sans recourir à la bienfaisance publique ? Je ne le crois pas. Il était surtout préoccupé de leur faire connaître Dieu, de leur donner des notions de métaphysique chrétienne et de leur révéler les mystères de la religion catholique. Pour beaucoup de docteurs d’esprit pharisaïque et étroit, le sourd-muet ne pouvait faire son salut ; on citait un texte positif, car saint Paul a dit au chapitre X, verset 17, de l’épître aux Romains : « Ergo fides ex audita, — la foi vient donc de ce qu’on entend. » Ce texte suffisait à rejeter les sourds-muets hors de la communion des fidèles, et dans beaucoup de cas leur interdisait même les actes authentiques ; on a cité comme un fait exceptionnel et sans précédent qu’en 1679 le parlement de Toulouse eût validé le testament qu’un sourd-muet avait écrit de sa main[2].

Il est certain qu’une telle opinion troublait fort un homme aussi profondément convaincu que l’abbé de l’Épée. Un passage de saint Augustin lui montra la route qu’il avait à suivre pour sauver ces pauvres âmes qu’on pouvait croire condamnées à l’avance. « Surdus natus litteras, quibus lectis fidem concipiat, discere non potest, le sourd-muet de naissance ne peut apprendre à lire les livres qui lui feront concevoir la foi. » Donc, pour croire, il n’est point nécessaire d’entendre lorsque l’on peut lire, puisque la foi peut pénétrer dans l’âme par les yeux aussi bien que par les oreilles. La voie était tracée ; à la mimique, à la dactylologie, il fallait ajouter la lecture et l’écriture, et il n’y avait alors notions si abstraites, mystères si compliqués, que l’on ne pût expliquer et peut-être faire comprendre à un sourd-muet. Cette conception, la plus élevée de toutes pour une âme fervente, devait avoir des conséquences pratiques que l’abbé de l’Epée n’avait sans doute pas entrevues, et dont tout ce peuple infirme a profité.

L’abbé n’était point riche. Il avait distribué dans quatre pensionnats ceux qu’il nommait ses enfans, et auxquels il avait réussi à intéresser quelques personnes charitables. Deux fois par semaine, de sept heures du matin à midi, on les lui amenait, au nombre de 75 environ, dans l’appartement qu’il habitait au second étage d’une maison sise rue des Moulins, no 14 ; c’est là qu’il les instruisait, qu’il leur apprenait à attacher aux mêmes gestes une signification toujours semblable, signification qu’il traduisait par l’écriture, de façon à leur donner un signe écrit correspondant au signe mimé. En un mot il les douait d’un langage que, sans lui, ils n’auraient peut-être jamais connu. Les progrès étaient lents, mais déjà remarquables, et cependant nul ne se préoccupait de l’abbé de l’Épée, qui succombait sous le double fardeau de son labeur et de sa pauvreté. Ce fut un étranger qui, attirant sur lui les yeux de la cour ; comme on disait alors, le fit sortir de son humble position. Le comte de Falkenstein, c’est-à-dire Joseph II, visita l’école de l’abbé de l’Épée, s’y intéressa, et en parla à sa sœur Marie-Antoinette. On n’eut pas de peine à entraîner Louis XVI, dont le cœur était volontiers ouvert aux œuvres de bienfaisance, et un arrêt du conseil en date du 21 novembre 1778 déclara que le roi prenait sous sa protection l’établissement fondé en faveur des sourds-muets. Le présent et l’avenir de l’institution étaient assurés. Le 25 mars 1785, un nouvel arrêt autorisait l’abbé de l’Épée à installer son pensionnat dans l’ancien couvent des Célestins, et attribuait une rente de 3,400 livres à, l’entretien des élèves. On quitta la butte des Moulins, et l’on vint prendre gîte au quartier de l’Arsenal.

Ce petit institut en chambre, que l’on transportait dans de vastes bâtimens aujourd’hui convertis en caserne, fut en réalité la maison-mère et le prototype des écoles de sourds-muets qui s’élevèrent successivement dans toutes les parties du monde, et d’abord en Autriche. La gloire en revient tout entière à l’initiative persistante d’un homme pauvre, humble, obscur, dont rien ne lassa le courage et que l’amour du bien dévorait. La seconde maison française fut fondée à Bordeaux en 1783 par l’archevêque Champion de Cicé, qui envoya l’abbé Sicard à Paris, afin que celui-ci pût recevoir les leçons et apprendre la méthode de l’abbé de l’Épée. Sicard revint à Bordeaux en 1785 et fut rappelé à Paris en avril 1790 pour prendre la succession de l’abbé de l’Épée, qui était mort le 23 décembre 1789. Le nouveau directeur était un prêtre fort intelligent et passionné pour l’œuvre à laquelle il allait se vouer. Il paraît avoir été fort ardent en toutes choses et avoir conservé dans ses façons d’être la vive impulsion qu’il devait à son origine méridionale. Il ne tarda pas à reconnaître le terrain sur lequel il avait à se mouvoir, et il excella bientôt dans une mise eh scène qui sans doute est nécessaire à Paris, où la curiosité blasée a toujours besoin d’être surexcitée, même lorsqu’il s’agit de venir en aide aux entreprises les meilleures. Toutefois il ne put échapper aux poursuites dont la plupart des membres du clergé étaient l’objet, et dans ces jours de confusion il fut plusieurs fois arrêté et emprisonné. Il était à l’Abbaye pendant les sinistres journées de septembre 1792 ; il n’échappa aux massacres que par une sorte de miracle. La relation qu’il a écrite de sa captivité, malgré le côté personnel et trop extérieur qui la dépare, est une des pages les plus curieuses de notre histoire urbaine[3].

Pourtant la révolution n’avait point dépossédé les sourds-muets ; loin de là, une loi des 21-29 juillet 1791 les avait confirmés dans la jouissance de l’ancien couvent des Célestins, mais en leur adjoignant les jeunes aveugles par une contradiction que l’on s’explique difficilement, car l’enseignement qui convient aux uns est fatalement stérile pour les autres. Cette étrange et déplorable confusion ne fut pas de longue durée : le 25 pluviôse an II (13 février 1794), un décret prononça la séparation des deux écoles, qui n’auraient jamais dû être réunies, et le séminaire de Saint-Magloire fut attribué à l’institution des sourds-muets ; la même année, les comités d’aliénation et de bienfaisance publique ordonnent la translation, qui ne devient définitive qu’après une nouvelle loi du 15 nivôse an III (5 janvier 1795). Les sourds-muets prirent alors possession du local qu’ils occupent aujourd’hui. La maison où ils venaient de s’installer a une histoire qui n’est pas sans intérêt. Ce fut d’abord un hôpital dans le sens originel de lieu de refuge pour les voyageurs, les pèlerins et les malades ; il avait été fondé par des moines appartenant au couvent de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, dont le chef-lieu était situé à Lucques en Italie ; c’étaient ceux que le peuple appelait vulgairement frères pontifes, et auxquels on doit l’édification de presque tous les ponts construits dans l’Europe occidentale pendant le moyen âge. Leurs abbés prenaient le titre de commandeurs et portaient sur l’épaule « la croix de potence, » comme s’ils avaient été combattans en terre-sainte. Ils restèrent tranquilles possesseurs de leur domaine jusqu’en 1572. À cette époque, Catherine de Médicis, voulant faire bâtir un nouveau palais, qui devint l’hôtel de Soissons et fit place à la halle aux blés, délogea les filles repenties et les installa à la place des religieux qui occupaient l’abbaye Saint-Magloire de la rue Saint-Denis ; ces derniers furent envoyés à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, et n’eurent pas de peine à supplanter les frères pontifes, car il n’en restait plus que deux. Les nouveaux hôtes ne menaient pas, il faut le croire, une conduite irréprochable puisqu’ils furent expulsés en 1618 par l’évêque de Paris, qui établit dans leur demeure le premier séminaire de prêtres de l’Oratoire qui ait existé à Paris ; il fallut la révolution pour les détruire ; les sourds-muets leur succédèrent.

L’institution prenant façade sur la rue Saint-Jacques, forme un quadrilatère qui s’appuie sur les jardins de l’ancien hôtel de Chaulnes, sur la rue d’Enfer et sur la rue de l’Abbé de l’Epée, qu’on appelait autrefois la rue des Deux-Églises. Après avoir franchi la porte de l’institution, on se trouve dans une vaste cour où s’élève un arbre célèbre, le fameux ormeau que l’on voit de tout Paris, et qu’on a surnommé « le panache de la montagne Sainte-Geneviève. » La tige de cet arbre file droit à une hauteur de 50 mètres et est couronnée d’une touffe de verdure en forme de bouquet ; il a sa légende : on prétend que Sully lui-même l’a planté en venant un jour faire ses dévotions à Saint-Magloire. Cette historiette n’est rien moins que certaine, mais la tradition qui le fait remonter à 1000 n’est pas improbable. On est étonné, non pas en admirant cet arbre géant, non pas en regardant les constructions, qui ont un caractère vague d’hospice, de caserne, de collège ou de couvent, mais en n’apercevant pas là à la place d’honneur, au seuil de cette institution, qui est un sujet d’orgueil pour l’humanité entière, au sommet de cette colline que le moyen âge appelait Mons scolarum, devant la maison où l’on renouvelle chaque jour le plus grand miracle que l’enseignement ait jamais pu faire, on est étonné de chercher en vain une statue de l’abbé de l’Épée. La surprise est pénible, presque douloureuse, surtout si l’on se rappelle les marbres qu’on a taillés, le bronze qu’on a coulé pour des hommes dont le nom n’est resté dans aucune mémoire.


II

Aux débuts de l’institution et sous la direction de l’abbé. Sicard, les sourds-muets ont excité un intérêt qui parfois dégénéra en engouement. Ces jours de fête sont passés, une sorte de réaction s’est faite, et aujourd’hui ils inspirent un sentiment qui souvent dépasse l’indifférence, tant nous avons de peine à rester dans un juste-milieu sincère et positif. Il est assez difficile, lorsqu’on n’a pas longtemps vécu avec ces malheureux, de s’en former une opinion désintéressée. Doux courans d’idées contraires se heurtent actuellement, et semblent être une cause du malaise qui plane sur la maison. La question qui s’agite sous toute sorte de formes peut se réduire à un terme fort simple : le sens de l’ouïe est-il indispensable au développement de l’intelligence ? — Les savans, les philosophes, les professeurs, les administrateurs, tous ceux en un mot qui par fonction ou par goût se sont occupés des sourds-muets, sont divisés sur la solution du problème, et s’appuient sur des argumens qu’il est utile de faire connaître. Pour les uns, que j’appellerai pessimistes, l’infirmité domine, elle oblitère les voies intellectuelles et enferme l’enfant dans des limbes obscures dont jamais il ne parvient à sortir complètement. Selon eux, le sourd-muet côtoie les choses et ne les pénètre pas, car l’ouïe est l’ouverture de l’entendement ; l’action d’entendre conduit à l’action de concevoir : les yeux voient, l’esprit conçoit, et ne conçoit que par la parole, dont le champ est illimité. Les premières idées naissent chez l’enfant en même temps que se forme son vocabulaire, et l’éducation cérébrale se fait au fur et à mesure que ce vocabulaire s’augmente. Il faut peut-être avoir bégayé les puériles onomatopées du premier langage pour pouvoir dans la suite s’élever à la conception de l’idée de Dieu et à la compréhension des phénomènes naturels. Un sourd-muet qui recouvrerait miraculeusement l’ouïe et par conséquent la parole à l’âge de vingt ans ne pourrait jamais s’assimiler un certain nombre d’idées abstraites. C’est le don de la parole qui fait de l’homme un être humain. Saint Jean a dit : in principio erat verbum ; en exagérant le sens, on peut dire que le verbe est principe de tout ; sans lui, le monde physique est souvent incompréhensible et le monde moral ne s’ouvre pas. On n’élève le sourd-muet que bien difficilement au-dessus de la sensation ; l’idée avec toutes ses conséquences lui échappe le plus souvent. Le sens de la vue ne transmet que des images ; celles-ci sont expliquées, commentées par une série de signes conventionnels, écrits ou mimés, qui eux-mêmes ne sont aussi que des images, et, s’il confond l’une avec l’autre, il entre dans un dédale dont il a grand’peine à sortir. C’est là le vice radical auquel il n’y a pas de remède : on est en présence d’un malade ; on l’amène progressivement à une convalescence qui sera perpétuelle, car il ne parvient jamais à la guérison complète. La mimique, la lecture, lui rendent une partie de la parole, la partie visible, tangible, pour ainsi dire, la partie matérielle ; mais la partie métaphysique, celle qui, à l’aide de déductions logiques, conduit sans peine à l’abstraction et à l’absolu, elle lui est interdite, et par cela seul il reste confiné dans un rang inférieur qui le réduit à n’être qu’une sorte de créature intermédiaire, intéressante, capable de recevoir une éducation limitée, qu’un accident pathologique enferme dans des ténèbres relatives, dont l’instinct pourra ressembler à de l’intelligence et sur lequel pèsera toujours la fatalité d’une origine viciée ; en un mot, ce ne sera jamais qu’un infirme, un être incomplet.

Les optimistes au contraire, sans nier l’infirmité, déclarent qu’elle n’est plus qu’apparente, puisque la méthode de l’abbé de l’Épée, émondée par Sicard, vivifiée par Bebian[4], fécondée chaque jour par les professeurs spéciaux, parvient facilement à la neutraliser. L’écriture est le langage écrit, de même que la parole est l’écriture parlée : lire ou entendre, c’est tout un. Les notions qui pénètrent dans le cerveau par le sens de l’ouïe, on peut les acquérir par le sens de la vue. L’opération matérielle seule est plus longue, ce qui imprime une certaine lenteur à l’enseignement, mais le développement intellectuel du sourd-muet peut être poussé au moins aussi loin que celui des entendans-parlans, — c’est une simple affaire de temps et de patience. L’effort même que l’infirme est obligé de faire pour échapper aux conséquences de son infirmité est une preuve péremptoire de l’acuité de son intelligence. Le mal qui l’atteint est local et ne touche en rien aux facultés du cerveau. Certes cette oblitération complète d’un sens le paralyse en plus d’un cas et le rend impropre à bien des fonctions ; pourtant il en est de même des boiteux, des aveugles et des manchots : ceux-là aussi sont rejetés à un plan inférieur, seulement c’est par suite d’un accident physique ; le sourd-muet est comme eux. Donc les sourds-muets, sauf l’action d’entendre qui leur est refusée, occupent dans l’humanité un rang égal à celui des autres. Il y a parmi eux des êtres plus ou moins intelligens, plus ou moins bien doués par la nature ; il y a des malades, des faibles, des inconsistans ; si quelques-uns sont fermés à un développement normal, la moyenne est ouverte à toute instruction, et plusieurs même ont pu s’élever à un niveau remarquable ; parmi ces derniers, on compte des écrivains, des sculpteurs, des peintres, des ouvriers habiles. En un mot, l’infirmité cesse de prédominer, puisque l’intelligence du malade devient, par l’enseignement, semblable à celle des autres hommes, et qu’elle peut s’approprier n’importe quelles notions, excepté celles qui ont trait à l’acoustique.

Ce procès est débattu depuis longtemps, et n’est pas près d’être jugé. Il me semble qu’on ferait bien de transiger, et qu’il ne s’agit que de s’entendre. Ces deux opinions adverses concordent plus qu’elles n’en ont l’air, il faut seulement savoir de quel genre de sourds-muets l’on parle. On croit généralement que ces malheureux ont tous été frappés pendant l’obscure période de la gestation, ou dès l’heure même de la naissance ; c’est une erreur. Plusieurs d’entre eux ont entendu, ont parlé pendant leurs premières années, et sont devenus sourds-muets à la suite de fièvre cérébrale, de fièvre typhoïde, de fièvre nerveuse, de rougeole, de scarlatine, de chutes ; quelques-uns ne sont pas absolument sourds ; d’autres, — le cas n’est pas fréquent, — entendent parfaitement, mais sont aphasiques, et ne peuvent émettre une seule parole, comme si toutes les cordes vocales avaient été brisées. Ici le mal est accidentel ; il n’a frappé qu’une âme déjà ouverte, et, s’il l’a fermée tout à coup, il n’en a pas chassé certaines notions acquises. À l’époque où le sens de l’ouïe subsistait encore, ils avaient « emmagasiné » un certain nombre d’idées dont l’embryon, développé par l’âge, par l’enseignement, leur constitue un état intellectuel qui les fait égaux à la moyenne des entendans-parlans. Nulle spéculation de l’esprit ne leur semble interdite, et ils parviennent à briser les liens qui les enchaînent. Ceux-là sont très intéressans ; les efforts qu’ils accomplissent pour ressaisir, malgré des obstacles sans nombre, la part d’intelligence et de savoir à laquelle ils sentent qu’ils ont droit, sont très touchans à voir ; je crois en effet qu’ils peuvent parcourir toutes les routes où l’intelligence, la réflexion et la vue suffisent pour se guider.

Je n’en dirai pas autant de ceux qui sont enveloppés dans une surdi-mutité congénitale, dont le nerf auditif n’a jamais porté aucun son jusqu’au cerveau. Ils se dénoncent d’eux-mêmes ; leur tête mal conformée, leur front et leur menton fuyans, leurs oreilles très saillantes, les tics nerveux que beaucoup ne peuvent modérer, sont une sorte d’indication que l’animalité domine ; certes elle a été diminuée par l’enseignement, mais elle n’a pas été détruite, on la reconnaît aux gestes irréfléchis et à ces accès de colère qui semblent le résultat d’une impulsion irrésistible. De notre double origine, ces pauvres enfans ont surtout gardé souvenir de l’origine terrestre ; le souille divin ne les a pas touchés tout entiers. On sait combien il est facile de trouver des points de rapport entre le visage humain et la tête de certains animaux ; c’est là un élément comique dont la caricature a souvent tiré bon parti. Chez les sourds-muets de naissance cette similitude pénible s’accentue parfois d’une façon extraordinaire : ils ont des figures de lièvre, de singe, de taureau ; parfois avec leur nez crochu et leurs gros yeux arrondis, avec les mouvemens rapides de leur tête qui paraît pivoter sur les vertèbres de leur cou engoncé, ils ont l’air d’énormes chouettes. Là, il y a plus que la surdité, il y a, je le crains, lésion des facultés de l’entendement : ils ne sont pas seulement infirmes, ils sont malades ; l’intelligence, aussi incomplète que les sens, semble ne plus être que de l’instinct. On redouble d’efforts envers eux, efforts stériles qu’on renouvelle sans cesse avec un dévoûment dont on ne saurait trop faire l’éloge. L’obstacle n’est pas dans la surdi-mutité ; ces êtres chétifs auraient beau entendre et parler, ils n’acquerraient jamais un développement que leur construction vicieuse repousse à jamais loin d’eux. Dans ce cas, la surdi-mutité n’est pas une cause, elle est un effet, et si le nerf acoustique est paralysé, c’est que la cervelle ne vaut guère mieux. Rentreront-ils jamais dans l’humanité ? On peut en douter et croire qu’ils resteront toujours sur le seuil. Tous ne sont point ainsi, je me hâte de le dire ; parmi eux, on rencontre des exceptions qu’il est juste de signaler ; mais cette impression m’a saisi très vivement, et, malgré mes efforts, je n’ai pu m’y soustraire.

Selon qu’on se trouve en présence des uns ou des autres, l’impression varie, et l’on penche alternativement vers l’opinion des optimistes et vers celle des pessimistes. Il n’en serait point ainsi, et l’institution y gagnerait singulièrement, si l’on n’y admettait que des enfans aptes à recevoir un enseignement rationnel et normal. Au lieu d’en faire une sorte de lieu de refuge destiné à recueillir des enfans infirmes, souvent grossiers, parfois vicieux, on aurait pu constituer là un institut modèle qui eût attiré les sourds-muets riches, dont la présence, tout en dégrevant le petit budget spécial, aurait imprimé à l’établissement une activité sérieuse et en quelque sorte élégante. Une autre partie de la maison ou une de nos nombreuses institutions de bienfaisance eût reçu, soigné, façonné ceux qui, frappés aux sources profondes, sont pour le professeur un embarras sans compensation. Aujourd’hui en réalité l’institution des sourds-muets n’est qu’un hospice dans lequel, sous la haute direction de l’administration, on distribue un enseignement approprié aux êtres incomplets qui l’habitent.

L’établissement contenait autrefois deux divisions, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles ; mais, en vertu d’un décret du 11 septembre 1859 celles-ci ayant été transportées à Bordeaux, il est maintenant réservé aux sourds-muets ; il est emménagé de façon à en abriter 250, et en renfermait 177 lorsque je l’ai visité au commencement de cette année[5] Vastes jardins, larges préaux découverts, gymnase, bibliothèque proprette, chapelle, salle d’apparat pour les exercices publics et les distributions de prix, réfectoire, dortoirs, infirmerie gardée, par trois sœurs de Bon-Secours et visitée par deux médecins, classes, ateliers, salon orné de quelques bustes et de tableaux représentant Rodriguès Pereire et l’abbé Sicard avec leurs élèves, grands escaliers à belle rampe en ferronnerie Louis XVI, admirable vue sur tout Paris, que l’institution domine, la maison est bien distribuée, quoique l’on reconnaisse facilement qu’elle ait été installée dans des bâtimens que l’on a dû approprier après coup. La vie y est réglée comme dans une caserne ; on se lève à cinq heures et demie, on se couche à neuf, la journée est divisée d’une façon uniforme entre la prière, l’étude, les repas, les récréations et l’apprentissage ; comme dans une caserne aussi, tous les signaux indiquant une évolution générale sont donnés à l’aide du tambour. Cela peut paraître étrange, rien cependant n’est plus rationnel : le sourd-muet n’entend pas le son, mais il perçoit les vibrations que le jeu des baguettes frappant sur la peau d’âne imprime aux couches de l’air environnant ; cette perception le frappe à l’épigastre, et encore plus souvent à la paume des mains et à la plante des pieds. C’est une loi physiologique que les centres nerveux renvoient la sensation aux extrémités ; si nous nous heurtons le coude, nous éprouvons immédiatement un « fourmillement » au bout du petit doigt. La trépidation physique qu’ils ressentent-est assez forte pour les réveiller lorsqu’ils dorment ; dans les classes, quand les élèves sont distraits et ne regardent pas le professeur, on agite vivement une table : l’ébranlement atmosphérique suffit pour rappeler leur attention. Le séjour dans l’institution est réglementairement limité à sept ans ; cependant on ne refuse jamais, surtout pour un écolier studieux, une prolongation d’une année. L’âge le plus favorable pour commencer cette pénible éducation est dix ans : plus jeune, l’enfant comprend fort peu et n’est guère qu’un élément de trouble pour ses camarades ; plus âgé, il a déjà de mauvais principes, ou, pour mieux dire, de mauvaises habitudes de chirologie, qu’il substitue involontairement à la mimique raisonnée qu’on lui enseigne, — en un mot, il gesticule patois et ne peut plus que très difficilement arriver à gesticuler français. Avec le sourd-muet, l’instruction est bien lente ; il faut quatre ans avant de commencer l’explication du système métrique, et sept années pour parvenir à des exercices sur les formes de la conversation et de la correspondance. La première année tout entière est consacrée à enseigner les formes du présent, du passé, du futur, et à compter jusqu’à mille. Il suffit parfois d’une heure pour faire comprendre à un entendant-parlant ce qui exigera plusieurs mois lorsqu’on s’adresse à un sourd-muet. La plupart de ces malheureux arrivent à l’institution dans un état de santé fort compromis ; ils sont nés dans de mauvaises conditions sociales, sortent de familles ordinairement très pauvres ; ils ont pâti dès l’enfance, ils sont anémiques, scrofuleux, rhumatisans, malsains, et paraissent avoir une disposition organique vers les affections des voies respiratoires et de l’encéphale[6]. Ils se refont assez vite, extérieurement du moins, avec la vie régulière de la maison, les jeux violens au grand air et la nourriture, qui paraît suffisante. C’est là le côté physique, il n’est point négligé. L’hospice fait son œuvre, et l’enfant s’en trouve bien ; mais le but poursuivi est le développement intellectuel, et le rôle de l’école va commencer.

Les méthodes d’enseignement des abbés de l’Épée et Sicard ont été successivement modifiées, améliorées, surtout par Bebian, qui leur a donné une sorte de corps philosophique en partant d’un principe qu’on peut formuler ainsi : l’instruction donnée aux sourds-muets doit faire naître les circonstances concordant à l’idée qu’on veut fixer ou déterminer chez l’élève. L’enfant qui entre à l’institution ne sait rien, on ne lui a enseigné ni à lire ni à écrire ; dans sa famille, on l’appelait en le touchant du doigt. Le premier acte est de lui apprendre comment il se nomme. Dès qu’il est admis dans la classe, où trois pans de murailles sont couverts par d’immenses tableaux noirs, on le prend, on le place devant un de ces tableaux, sur lequel on écrit son nom en caractères bien formés, puis on lui fait comprendre à l’aide de la mimique que ce signe lui est attribué spécialement ; il doit donc le reconnaître pour sien et se présenter toutes les fois qu’il le verra tracé sur le tableau. C’est là la première opération, le baptême scolaire du sourd-muet. Ce nom est purement officiel ; entre eux, les enfans se désignent, — je n’ose dire par des surnoms, — par un geste qui indique toujours un fait exclusivement physique : une dent de moins, une surdent, une cicatrice, une claudication, une déformation du visage ou d’un membre. Une fois que le sourd-muet est nommé, on procède à son instruction, et on lui apprend du même coup à lire, à écrire, à se servir de la mimique et de la dactylologie. On emploie une proposition fort simple, d’abord à l’impératif ; on écrit sur le tableau : saute. Quand l’enfant a bien regardé, qu’il s’est bien « imprégné » du dessin qu’il a sous les yeux et qui pour lui n’a encore aucune signification, le professeur fait un saut, et par cela seul explique à l’enfant la concordance qui existe entre le mot et l’action ; puis à l’aide de la dactylologie, il dicte le mot en désignant les lettres les unes après les autres, s, a, u, t, e ; il essuie le tableau, remet la craie à l’enfant, qui reproduit le dessin qu’il a vu et saute à son tour pour prouver qu’il a compris. Tel est le principe de l’enseignement des sourds-muets, il procède avec lenteur, mais avec certitude, et produit un résultat excellent, car il éveille les idées latentes et fait naître celles qui n’existent pas encore.

En général, un sourd-muet apprend à lire et à écrire presque instantanément. Il voit un mot, le considère attentivement et le reproduit. Cela s’explique ; pour lui, c’est un dessin qui a un sens complet, absolu. Ces sortes de jeux de mots que nous appelons calembours n’existent pas pour lui, il ne connaît pas la similitude des sons ; sot et saut, fête et faite, qui pour notre oreille vibrent de la même manière et n’ont une acception différente que par la distribution même d’une phrase entière, sont devant ses yeux des objets qui n’ont entre eux aucun rapport. Aussi il est très rare que les sourds-muets fassent une faute d’orthographe, qui est la faute phonétique par excellence. Ils ignorent la valeur abstraite et relative des lettres dont la tonalité se modifie selon qu’elles sont isolées ou juxtaposées ; si on leur expliquait sur le tableau que a et u réunis font o, ils ne le croiraient pas et se mettraient à rire. Il suffit qu’un mot soit écrit d’une façon irrégulière pour qu’ils ne puissent absolument pas le comprendre. Cela est tellement vrai qu’on est obligé, à la direction, de traduire « en orthographe » les lettres souvent fort illettrées qu’ils reçoivent de leurs familles ; sans cette précaution, ils se fatigueraient vainement et n’en devineraient pas le sens. Le langage qu’ils emploient de préférence entre eux, et qu’on ne saurait développer avec trop de soin, car il est bien réellement pour eux un admirable moyen de communication et d’instruction, c’est la mimique. Il a sur la dactylologie un inappréciable avantage, celui d’une rapidité extraordinaire. Quelles que soient l’activité, l’habileté des doigts, on n’opère que lentement. Je citerai le mot homme et le mot femme : la mimique le dit d’un geste ; la main portée à hauteur du front comme pour saisir un chapeau et saluer, c’est homme ; femme se dit en passant le pouce entre l’oreille et la pommette (indication de la bride du bonnet). La mimique peut aussi, par un premier signe, expliquer de quoi il s’agit ; la dactylologie laisse l’attention en suspens, et il faut par exemple attendre un temps appréciable avant de reconnaître si l’on parle d’un chapelier, d’un chapeau, d’une chapelle ou d’un chapelet. Dans la mimique, on procède du connu à l’inconnu, et l’on gesticule d’abord le fait, le point sur lequel on veut attirer l’attention, ce qui amène des inversions perpétuelles et forcées. — J’ai été hier à la maison se mime : hier moi aller être à maison. Pourtant, malgré toutes les ressources de la mimique, malgré la précision mathématique de la dactylologie, ces malheureux enfans font des confusions de mots bien plus fréquemment que les écoliers ordinaires. Un exercice utile consiste à leur faire écrire sur le tableau différentes opérations, réfléchies que l’on met en action devant eux. Faisant rendre compte d’une série de mouvemens que j’avais exécutés, j’ai obtenu cette phrase étrange : « d’abord vous avez sorti votre montre, ensuite vous avez regardé votre montre, enfin vous avez rentré votre montre dans votre gilet de votre gousset. » J’ai brusquement effacé cette phrase pour prouver que je la trouvais incorrecte, et je demandai ce que je venais de faire ; l’élève écrivit : « Vous avez essuyé l’éponge avec le tableau. » Un sourd-muet dira qu’il a nettoyé la brosse avec son habit, qu’il a mangé la cuiller avec sa soupe, sans faire sourciller ses camarades.

A les regarder attentivement « causer » entre eux, on parvient facilement à distinguer des gestes fréquemment renouvelés qui correspondent à ces locutions que nous employons de préférence ; comme nous, ils emploient des phrases toutes faites, des lieux-communs, des paradoxes. Selon les natures, la gesticulation est accentuée, vive, éteinte, élégante ou grossière. Ils ont à leur façon des voix, — des gestes, — de ténor ou de basse. Rarement, pour désigner un objet, ils se servent de l’index ; ils ne le montrent pas, on dirait plutôt qu’ils le présentent par la main tout entière, étendue la paume vers le ciel. Leur manière de saluer est un peu théâtrale ; le corps demeure presque immobile, et le bras droit décrit, de haut en bas, un quart de cercle emphatique. J’ai assisté à des dictées faites à l’aide de la dactylologie ; elles ne donnent pas toujours des résultats irréprochables. Si l’enfant n’a pas été initié d’abord au sujet dont on va l’entretenir, si le professeur se hâte, s’il ne sépare pas chaque mot par un mouvement suspensif, si par une trop rapide inflexion des doigts les lettres ne sont pas exactement formées, l’élève se trouble, se préoccupe uniquement de suivre de l’œil les signes isolés, n’a plus le temps de saisir la corrélation qui existe entre eux, et il commet des erreurs qui parfois sont de véritables non-sens ; mais dès que ces enfans reprennent possession de la mimique, c’est-à-dire de leur langage naturel, de celui que leur infirmité même perfectionne de la façon la plus ingénieuse, comme ils sont maîtres d’eux et quelle sagacité ils déploient ! On m’a « récité » des fables ; j’ai vu jouer le Renard et le Corbeau, le Bouc et le Renard, le Savetier et le Financier ; le geste avait des inflexions comme la voix ; la finesse du renard, la vanité du corbeau, la bêtise du bouc, la gaîté, l’inquiétude, le marasme du savetier, l’importance du financier, étaient rendus avec des nuances quelquefois très fines. C’était Là le résultat d’une étude, je le sais : on apprend à mimer, comme on apprend à déclamer ; je n’en restai pas moins frappé de voir avec quelle précision la mimique parvenait à faire comprendre dans tous les détails un petit drame à deux personnages.

Les exercices de français qu’on leur impose pour les forcer à émettre leurs idées, leur enseigner à raconter un fait, à écrire une lettre, sont intéressans à parcourir, car ils prouvent combien la plupart de ces pauvres âmes sont arides et dénuées ; c’est d’une stérilité qu’on ne peut que très difficilement se figurer. J’ai entre les mains plusieurs de ces « compositions » où rien n’est composé : jamais je n’ai vu, même dans les administrations les moins lettrées, des procès-verbaux plus secs. Ce sont des récits de promenade, de voyage, l’emploi d’une journée : la date, l’heure, le fait, rien de plus ; un seul temps de verbe, le prétérit indéfini : « nous nous levâmes, nous sortîmes, nous jouâmes, nous mangeâmes, nous nous couchâmes. » Trois adverbes reviennent incessamment, d’abord, ensuite, enfin-, on cherche une impression, un mouvement quelconque, une réflexion, une pensée, un éclair, rien ! — Dans une seule de ces narrations, je trouve une observation : « le temps paraissait favorable ; » c’est peu de chose, et cela détonne sur l’uniformité générale, comme une touche de vermillon sur une grisaille.

S’ils ont peu d’imagination intellectuelle, ils possèdent par compensation une sorte d’imagination musculaire qui semble être pour la plupart une prédominance organique. Il n’y a pas d’exercices corporels, de tours de force et d’adresse qu’ils n’inventent pour satisfaire ce besoin, qui, bien dirigé et utilisé, en ferait des gymnastes de premier ordre. Le gymnase de l’institution est grand et bien approprié, mais il est interdit aux élèves, qui ne peuvent s’y rendre que pendant une heure chaque semaine sous la surveillance d’un professeur spécial. Autrefois les cordes lisses, les cordes à nœuds, les perches pendantes, les trapèzes, flottaient en liberté accrochés au portique ; il n’en est plus ainsi aujourd’hui : tous ces engins, sévèrement serrés, ne sont remis en place qu’au moment de la leçon. On a cru devoir prendre ce parti cruel pour décourager les enfans qui se sauvaient de la classe, et s’en allaient seuls grimper le long des mâts, se balancer dans les airs et manœuvrer les haltères. La plus grande récompense qu’on puisse accorder à un sourd-muet, c’est de l’autoriser à se rendre à la gymnastique. N’est-ce pas là une indication très sérieuse et dont il faut tenir compte ? Ces pauvres êtres trouvent dans ces exercices à la fois violens et habilement combinés une jouissance salutaire qui les apaise et les fortifie. Je voudrais, au double point de vue de l’hygiène et de la morale, que les leçons de gymnastique fussent multipliées jusqu’à devenir quotidiennes, et que pendant les récréations réglementaires le gymnase, outillé de tous ses agrès, ne fût jamais fermé. Il en est de même de la natation, qui constitue pour eux un plaisir sans pareil, et qu’il est bon de leur procurer sans restriction. Les professeurs savent bien que leurs élèves les plus turbulens, les plus portés à toute sorte de désordres, deviennent patiens, attentifs et convenables lorsqu’ils ont pu dépenser aux bains froids le trop-plein de force qui les étouffe.


III

Le but de l’institution n’est pas seulement de donner une instruction théorique à ces infirmes. C’est déjà beaucoup, en leur montrant à lire et à écrire, de leur fournir un moyen de communication générale, mais ce n’est pas assez, et l’on s’efforce de leur apprendre un état qui plus tard sera leur gagne-pain. Après quatre ans de classe, lorsque l’enfant commence à sortir de sa gangue, on l’étudie au point de vue de ses aptitudes, on l’interroge sur la carrière qu’il veut embrasser, on consulte sa famille, et on le fait entrer dans un atelier, de façon à partager son temps entre l’apprentissage et la continuation des études. L’hésitation ne doit pas être longue, car le choix est singulièrement limité et ne peut s’exercer que sur sept métiers différens : jardinier, cordonnier, menuisier, lithographe, tourneur, relieur et sculpteur sur bois. Les trois premières professions sont généralement réservées aux sourds-muets destinés à vivre à la campagne, les quatre dernières sont gardées au contraire pour ceux qui habiteront Paris ou une grande ville. Je suis surpris qu’on n’ait pas essayé de leur donner un enseignement professionnel plus étendu ; tous les états où l’adresse et l’attention suffisent peuvent leur convenir. Il y a des métiers, celui de vannier par exemple, où l’outillage ne coûte rien, et qui rapportent un salaire acceptable ; ils pourraient devenir sans peine de bons ouvriers tailleurs, ébénistes, dessinateurs de broderie, forgerons, cloutiers, et voir s’ouvrir ainsi devant eux un avenir plus large et meilleur. Quoi qu’il en soit, ils sont dirigés dans les ateliers par des contre-maîtres extérieurs appartenant à des patrons qui fournissent les instrumens et les élémens de travail, touchent les bénéfices, de plus reçoivent une indemnité pour les notions indispensables qu’ils donnent aux élèves et pour les matières premières que ceux-ci ont détériorées. Il n’y a d’exception que pour l’horticulture, qui est enseignée par le jardinier même de l’institution, et pour l’atelier de cordonnier, dont le chef trouve une rémunération suffisante en fabriquant les souliers nécessaires aux écoliers.

Les sourds-muets m’ont paru fort attentifs à leur besogne et bien à leur affaire quand ils rabotent une planche ou battent une semelle. Ils font tout par imitation ; on travaille devant eux, ils essaient de reproduire ce qu’ils ont vu, et parfois y parviennent adroitement. A l’atelier de lithographie, on obtient de bons résultats ; on écrit, on dessine avec pureté et précision, on imprime avec soin. J’y ai vu des estampes à la chromolithographie qui avaient nécessité l’emploi de plus de douze pierres différentes et qui étaient bien réussies. L’atelier de reliure aurait fait sourire Bauzonnet et Capé ; mais les ouvriers ne sont point responsables de la qualité défectueuse des cartons employés. J’ai remarqué que l’assemblage était soigné, que la couture était solide, que le laminage ne causait point de maculatures. Les sculpteurs sur bois sont habiles : ils copient bien et savent dérouler gracieusement une branche de laurier sur la baguette d’un cadre ; les cordonniers fabriquent des chaussures où il m’a semblé qu’il y avait plus de clous que de cuir ; ce n’est certainement pas parmi eux que ce bottier fameux qui faisait des souliers pour aller en voiture et non pas pour marcher aurait été chercher des ouvriers.

Il est une classe-atelier que je m’attendais à trouver organisée d’une façon supérieure, et que j’ai été douloureusement surpris de trouver moins bien outillée que la dernière de nos écoles primaires, c’est la salle de dessin. Quelques vieux modèles en ronde bosse, deux ou trois bustes à pans coupés, épaves de cette méthode Dupuis dont le temps a heureusement fait justice, quelques mauvaises estampes sans style ni caractère, qu’on dirait achetées au hasard et au rabais sur les quais, c’est là tout ce qu’on offre à des enfans pour qui l’étude du dessin devrait être poussée aussi loin que possible. Il y a là certainement une erreur, un oubli qu’il est facile de réparer. Les modèles d’ornementation sont aussi pauvres que les modèles d’art ; toutes ces vieilleries doivent être jetées au panier sans délai et renouvelées au plus tôt. C’est là du reste le vice très apparent de l’institution ; l’élément plastique, utile à tout le monde, indispensable à des enfans qui demandent tout au sens de la vue, fait radicalement défaut. Je n’y ai aperçu que deux ou trois vieilles cartes géographiques. Un seul tableau emphatique et prétentieux occupe le fond d’un couloir ; sous prétexte d’histoire, il représente un fait romanesque, absolument faux, emprunté non pas à la biographie de l’abbé de l’Épée, mais à la comédie de Bouilly. Sur ces vastes murailles, dont la nudité est désolante, je voudrais voir des séries de gravures et de lithographies, de cartes et de planches d’histoire naturelle ; je voudrais qu’on pût montrer à ces malheureux les principaux épisodes de notre histoire nationale, l’aspect des diverses contrées du globe, l’image des différentes nations, qu’ils eussent, une fois par semaine, une séance de microscope à gaz. Ne pourrait-on pas utiliser une portion du jardin à faire modeler une carte de France en relief par les sourds-muets eux-mêmes ? Quelques tombereaux de terre glaise suffiraient, et l’on obtiendrait ainsi un double résultat qu’il est bon de signaler. Ce serait d’abord pour les élèves un exercice excellent qui développerait leur adresse, exciterait leur émulation et leur donnerait des notions positives sur la configuration de notre pays ; de plus ce travail, une fois terminé, attirerait l’attention du public et exciterait son intérêt en faveur d’une institution qui, après avoir joui pendant de longues années d’une réputation universelle, est aujourd’hui comme délaissée. On dirait qu’elle n’a plus de vitalité propre, qu’elle ne subsiste plus qu’en vertu de l’impulsion reçue jadis. Elle est la maison-mère, et elle n’a aucuns rapports avec les quarante établissemens qui abritent environ 1,500 sourds-muets en France, où les statistiques en constatent plus de 30,000. Les théories d’enseignement pratiquées dans ces différens instituts sont vagues et sans liens entre elles : ici c’est la dactylologie qui prévaut, là c’est la mimique, ailleurs c’est l’articulation ; pourquoi ne pas former un corps de doctrines expérimentées, et ne pas mettre tous les professeurs en relation les uns avec les autres par un journal mensuel, afin que chacun pût formuler les améliorations dont ces pauvres enfans profiteraient ? C’est une école, et je n’y vois aucun livre spécial, pas même le dictionnaire indiqué, obligatoire, où la gravure, venant en aide à l’imprimerie, donnerait le sens de tous les mots par la figuration de l’objet ou de l’action, comme cela existe en Angleterre. C’est un hospice où l’on reçoit des enfans que le lymphatisme et l’anémie épuisent ; il y a une salle de bains, il est vrai, mais comment expliquer que l’on n’ait pas traité avec l’assistance publique pour avoir le droit d’envoyer les sourds-muets à l’établissement des bains de mer de Berck ? Ne sait-on pas qu’en fortifiant leur constitution, on raffermirait leur système nerveux affaibli, et que par ce seul fait on les rendrait moins violens, plus attentifs et plus intelligens ?

La maison est triste, et malgré ses deux cents habitans elle paraît solitaire ; on croirait volontiers que l’institution subit une crise, qu’elle n’est plus ce qu’elle était, qu’elle n’est pas encore ce qu’elle doit être. Elle paie en ce moment les erreurs passées, car il faut reconnaître que pendant longtemps on a fait fausse route. Au lieu de se contenter de donner aux sourds-muets de sérieuses notions élémentaires, on a voulu en faire des prodiges. Ils s’y sont prêtés dans une certaine mesure, entraînés par la vanité, qui est un de leurs caractères particuliers. On n’a obtenu que des résultats négatifs, et l’on a peut-être contribué ainsi à décourager l’intérêt public. On s’est acharné à les faire parler, ou, pour mieux dire, à leur faire prononcer des mots dont ils lisaient la forme visible sur les lèvres du professeur. Ce n’était guère là qu’un tour de passe-passe fait pour étonner les gens naïfs. Pour comprendre la parole, il ne suffit pas de la voir, il faut l’entendre : on est arrivé à former quelques perroquets humains qui ont pu répondre des phrases remarquables sur Dieu et sur les destinées de l’âme, mais ils ne les répondaient pas, ils les récitaient, car on les leur avait fait apprendre par cœur. L’abbé de l’Épée écrivait à l’abbé Sicard : « Ne vous flattez pas, mon cher ami, de pouvoir amener le sourd-muet à écrire de lui-même et spontanément ; il n’écrira jamais que de souvenir. » Ceci est bien plus vrai encore pour la parole que pour l’écriture.

On eut la manie de l’articulation, on l’eut jusqu’à la cruauté. Le malheureux enfant que l’on condamnait à suivre ces inflexions labiales qui ne sont que la forme extérieure, l’apparence de la parole, revenait malgré lui à son langage naturel, à celui qui naît de son infirmité même, à la mimique, car, avant d’essayer d’articuler, il traduisait en gestes, compréhensibles pour lui, les vocables qu’il avait regardés. On lui infligea alors un martyre réellement barbare ; on lui lia les pieds, on lui attacha les mains derrière le dos, et on n’arriva qu’à le dégoûter d’une méthode qui commençait par un supplice. Il y a quarante ans de cela, et il est inutile de nommer le fonctionnaire obtus qui se livrait à des actes pareils. Quelques sourds-muets parlent, quoique la parole leur soit antipathique et qu’ils lui préfèrent toujours la gesticulation et l’écriture. Je ne sais rien de plus douloureux à entendre ; si on les questionne, on peut reconnaître les efforts qu’ils sont obligés de faire avant de répondre, pour traduire la mimique du geste en mimique des lèvres, car pour eux la parole n’est pas autre chose, puisqu’ils ne se rendent pas compte du son qu’ils émettent. Il y en a qui, à force de labeur et de patience, parviennent à réciter une fable : ils ne parlent pas ; quelque chose parle en eux dont ils n’ont pas conscience, quelque chose de guttural, de rauque, d’inflexible. Si la mécanique parvenait à faire parler un automate, il parlerait ainsi.

Est-ce à dire qu’il faut bannir l’articulation et la supprimer de l’enseignement spécial réservé aux sourds-muets ? Non pas ; mais il faut l’appliquer avec une extrême réserve et une sagacité prévoyante : elle doit servir de complément d’éducation au malade qui a entendu et parlé aux premières années de son enfance et pour lequel le phonétisme n’est pas un mystère insondable. Celui-là pourra peut-être s’en servir et y trouver un secours dans quelques rares occasions ; mais essayer d’enseigner la parole au sourd-muet de naissance, c’est semer sur le roc ; c’est fatiguer un malheureux enfant sans profit, c’est le troubler d’une façon cruelle et peut-être dangereuse, en un mot c’est vouloir enseigner l’art de la peinture à un aveugle-né. On a été bien loin dans cette théorie, et l’on a prétendu que le tact pouvait suffire aux sourds-muets pour apprendre à parler ; cela dépasse la mesure. Le toucher remplace l’ouïe, rien n’est plus simple : on met la main devant la bouche d’un parlant, on compte le nombre de vibrations produites par chaque mot, que dis-je ? par chaque syllabe, on répète exactement le nombre des vibrations observées, on parle, et « voilà pourquoi votre fille est muette ! » La température joue un grand rôle dans cette méthode d’enseignement qu’on a essayé d’appliquer. L’auteur, dont le nom n’a pas à trouver place ici, a écrit : « Nos expériences ont démontré que le tact commence à s’affaiblir au-dessous de 10 ou 12 degrés centigrades et au-dessus de 18 ou 20 degrés. » C’est un mode d’instruction qui ne convient qu’aux saisons. moyennes ; l’hiver et l’été ne lui sont pas favorables.

Tout sourd-muet qui se sent des dispositions réelles pour l’articulation et qui croit pouvoir en tirer un bon parti, tout sourd-muet qui, ayant une intelligence plus ouverte que celle de ses compagnons, voudra pousser ses études au-delà du programme officiel, trouvera à l’institution des professeurs dévoués, très disposés à favoriser les tentatives de développement intellectuel, et qui y réussiront d’autant mieux qu’ils seront parlans, car en matière d’instruction il faut savoir beaucoup pour enseigner un peu ; sous ce double rapport, l’aide ne manquera pas à ceux qui viendront la réclamer. Quoique les sourds-muets ne soient point aimables, on les aime dans leur institut, et quelques professeurs intelligens ont pour eux une commisération touchante. Il est fâcheux qu’il n’existe pas une sorte de société ayant son point de départ et de ralliement à l’institution même, qui serait chargée de surveiller le sourd-muet quand il a terminé son apprentissage et de le suivre dans la vie, où tant de difficultés l’attendent, où tant d’obstacles peuvent le jeter dans la misère. Une société s’est, il est vrai, fondée en 1850 : elle a été reconnue d’utilité publique par décret impérial du 16 mars 1870 ; mais elle est par-dessus tout société d’assistance, de bienfaisance. C’est un grand mérite de secourir les malades, de donner du pain à ceux qui en manquent et de faire l’aumône à ceux qui ont besoin, mais le mérite est peut-être supérieur de mettre un individu à même de gagner honorablement sa vie en exerçant le métier qu’on lui a enseigné. Réparer est bien, prévoir est mieux. Ne pourrait-on s’entendre avec les patrons et exercer conjointement avec eux une action décisive sur la destinée du sourd-muet, lui faciliter l’entrée de certains ateliers et le maintenir au rang d’homme en lui fournissant les moyens de se procurer le pain quotidien ? — Le groupe très bienfaisant qui s’est réuni pour porter secours aux sourds-muets s’appelle actuellement la Société centrale d’éducation et d’assistance ; si à ce dernier mot on substituait celui de patronage, on serait plus utile, et on atteindrait un but plus élevé.

Il y aurait lieu aussi de songer au sort des professeurs, car il n’est vraiment pas digne d’envie. Il faut beaucoup de dévoûment, de perspicacité, une patience sans égale, et parfois même une grande ténacité pour forcer, l’une après l’autre, toutes les barrières que l’infirmité a dressées entre l’enseignement et l’intelligence de ces écoliers d’une nature si particulièrement spéciale. Un professeur titulaire touche au début 2,400 francs par an, et de quatre années en quatre années voit son traitement augmenter jusqu’à un maximum infranchissable de 3,800 francs ; c’est dérisoire. Il semble que l’administration pèse un peu sur l’enseignement ; celui-ci devrait être plus libre, c’est par l’effort individuel encouragé que l’on arriverait à perfectionner des méthodes excellentes, et qui n’ont point encore dit leur dernier mot. À ce sujet, je regrette que l’on ne réunisse pas à la bibliothèque les diverses publications étrangères qui s’occupent des sourds-muets. Cela est de toute nécessité pour les professeurs, pour les administrateurs, qui de cette façon pourraient profiter des progrès accomplis ailleurs dans cette matière difficile. Il en était ainsi autrefois : la guerre a naturellement interrompu ce genre de service, qui était régulièrement fait ; pourquoi n’y pas revenir et ne pas nous mettre à même, par l’étude comparative des différens systèmes, d’améliorer les destinées intellectuelles et physiques de ces pauvres enfans ?

L’institution, telle qu’elle est organisée aujourd’hui, malgré son double caractère qui a quelque chose de déplaisant, est appelée à rendre de sérieux services aux jeunes infirmes qu’elle accueille, si l’on consent à l’outiller des livres et des modèles plastiques dont elle a impérieusement besoin ; mais il est bon que la leçon du passé profite, et qu’on ne rentre pas dans des erremens que la raison et l’expérience ont condamnés. Un programme limité aux notions de l’enseignement primaire doit suffire au plus grand nombre des écoliers, car ceux qui dénotent une intelligence supérieure trouveront toujours à compléter leurs études en suivant un cours supplémentaire. L’enseignement professionnel au contraire réclame les soins les plus attentifs ; il faut le développer, le surveiller, le fortifier, l’éclairer par la connaissance et l’exemple des hommes spéciaux ; il languit un peu à cette heure, il est confiné dans des corps de métiers trop peu nombreux, il ne pousse pas l’enfant dans des voies assez larges et ne cherche peut-être pas à faire naître des aptitudes qui s’ignorent. Il n’est pas aussi fécond que je voudrais, et ressemble trop à ce que l’on peut appeler « un acquit de conscience. » Il faut ne pas oublier que le but de l’institution n’est pas d’obtenir des tours de force propres à étonner des curieux réunis en séance solennelle ; l’objet qu’elle poursuit est meilleur et plus humain. Elle doit par l’enseignement scolaire éclairer des intelligences que la nature semblait avoir obscurcies, et former des ouvriers laborieux, adroits, qui puissent subvenir à leurs besoins et ne jamais tomber en charge à la charité publique.


MAXIME DU CAMP.

  1. L’expression « signes naturels » est impropre. Il n’y a pas de signes naturels, chaque peuple ou plutôt chaque race a les siens. Nous secouons la tête pour dire non, l’Arabe la lève.
  2. Certaines lois religieuses ont repoussé le sourd-muet hors du droit commun. « Les aveugles et les sourds-muets de naissance, les muets et les estropiés, ne sont point aptes à hériter ; mais il est juste que tout homme sensé qui hérite leur donner autant qu’il est en son pouvoir, de quoi se couvrir et subsister jusqu’à la fin de leurs jours ; s’il ne le faisait pas, il serait criminel. » (Lois de Manou, livre IX.) — À une époque toute récente, on a cherché à faire invalider une élection parce qu’un sourd-muet avait pris part au vote ; le motif ne fut pas admis par la chambre dés députés dans la séance du 25 décembre 1833.
  3. Relation adressée par M. l’abbé Sicard, instituteur des sourds-muets, à un de ses amis sur les dangers qu’il a courus les 2 et 3 septembre 1799. — Collection des mémoires relatifs à la révolution française, t. XXII, p. 85.
  4. Bebian fut répétiteur (1817) et censeur à l’institution, qu’il fut obligé de quitter en 1821 à la suite d’une discussion dégénérée en querelle ; le plus important de ses ouvrages est le Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets, 1827.
  5. . Sur ce nombre, 18 seulement paient pension, demi-pension ou quart de pension ; les autres sont boursiers.
  6. Une statistique datant de 1832 indique 1 sourd-muet sur 40 atteint de troubla mental. Troisième circulaire de l’institution royale des sourds-muets de Paris. 1832. p. 123.