L’Enseignement des jeunes filles en France

L’Enseignement des jeunes filles en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 202-213).
L'ENSEIGNEMENT DES JEUNES FILLES
EN FRANCE
A PROPOS D’UN LIVRE ALLEMAND

Il est rare que le Français garde une juste mesure dans le bien et dans le mal qu'il dit de son pays, de ses institutions, de bon gouvernement et de l’état de ses affaires. Selon que la fortune indulgente ou sévère nous enfle ou nous déprime le cœur, nous aimons à nous louer avec excès ou à nous rabaisser sans pitié, et tour à tour nous sommes trop contens ou trop mécontens de nous-mêmes. Aussi nous est-il bon de savoir ce que l’étranger pense de nous; son jugement peut nous servir à rectifier le nôtre. Jamais nous n’avons été moins disposés à nous voir tels que nous sommes. Nous sommes en proie à toutes les déraisons de l’esprit de parti, à ce que Voltaire appelait la rage de la faction : « O gens de parti, gens attaqués de la jaunisse, disait-il, vous verrez toujours tout jaune ! » Nos opinions politiques étendent de grosses taies sur nos yeux, et les uns admirent de confiance tout ce qui s’est fait en France depuis 1871 ; ils sont fermement convaincus que la justice et le sens commun sont des inventions très récentes, que le passé nous avait laissé tout à faire, que notre seul tort est de n’avoir pas tout démoli pour nous procurer le plaisir de tout reconstruire. Les autres pensent au contraire que jadis tout allait à merveille, que les plus sages réformes sont des attentats sacrilèges, qu'en touchant à l’arche sainte, on a tout mis en péril, qu'il ne nous reste plus qu'à nous repentir et à prier Dieu dans la cendre et dans le sac du pénitent : comme Jonas, ces prophètes de malheur font le tour des murailles, en s’écriant : « Encore quarante jours, et Ninive aura vécu ! »

Un professeur allemand, M. Wychgram, homme d’expérience et de sens rassis, a éprouvé le désir de voir, de juger par ses propres yeux ce qui s’est fait en France dans ces dernières années pour l’éducation et l’instruction des jeunes filles. Il a visité quelques-unes de nos écoles primaires et de nos écoles normales, nos établissemens d’enseignement secondaire tels que le collège Sévigné et le lycée Fénelon ; il s’est rendu à Sèvres et à Fontenay-aux-Roses ; il a assisté à des leçons, à des conférences, il a causé avec les directrices et avec les professeurs, il a examiné les devoirs, les livres et les cahiers, et il vient de résumer ses observations dans un volume in-octavo, destiné à renseigner ses compatriotes, à leur signaler celles de nos réformes» qui lui paraissent dignes d’être imitées, ceux de nos travers dont il est bon de se garder. Il a pris pour épigraphe ce mot d’un maître dans les choses d« l’esprit, M. Jules Simon : « Le peuple qui a les meilleures écoles est le premier peuple; s’il ne l’est pas aujourd'hui, il le sera demain[1]. »

M. Wychgram a apporté dans son enquête une curiosité très attentive et cette conscience germanique qui ne se contente pas à demi, qui ne s’arrête pas aux surfaces, qui creuse, qui fouille pour s’assurer si le fond des choses répond aux apparences et à la beauté souvent décevante des dehors et des promesses. Nous avons trouvé en lui un juge aussi compétent qu'impartial et libre de toute prévention. Il respecte notre passé, il croit à notre avenir, il nous rend justice sans nous flatter. Il n’admire pas sans réserve tout ce que nous faisons, il critique sur plus d’un point nos coutumes scolaires et nos programmes; mais somme toute il a été frappé de ce qu'il a vu, et il lui en coûte peu de le dire. Il estime a que depuis 1871 les Français ont fait un pénible et courageux retour sur eux-mêmes, qu'ils ont recherché sans ménagement leurs défauts et les moyens de les corriger, que l’enseignement sévère et viril que nous donnons aujourd'hui à la jeunesse de nos écoles primaires est propre à modifier heureusement l’esprit de la nation, à la guérir de ses préjugés et des dangereuses fatuités qui ont causé ses malheurs. » Il déclare aussi qu'en ce qui concerne l'enseignement secondaire ou supérieur des jeunes filles, la France, qui s’était laissé devancer par plus d’un peuple, a fait un vigoureux effort pour rattraper le temps perdu, et que ses voisins peuvent lui envier quelques-unes de ses récentes fondations, dont la prospérité semble désormais assurée. La question de l’éducation des femmes est vieille comme le monde. Ceux qui veulent savoir de combien de façons diverses on a raisonné et déraisonné sur ce sujet n’ont qu'à lire le beau mémoire qu'a publié sur l’Enseignement secondaire des filles le vice-recteur de l’Académie de Paris, M. Gréard, l’un de ces hommes peu communs qui joignent le goût de la statistique aux idées générales, les vues élevées à l’étude scrupuleuse du détail, l’amour du bien à la défiance des systèmes et des utopies. « Explique-moi ce que tu penses des femmes et du rôle qu'elles doivent jouer dans la société, pourrait-on dire à tout législateur, et je te dirai ce que tu leur enseignes. » Lycurgue, qui ne leur demandait que de donner à Sparte des fils vigoureux et vaillans, s’occupait avant tout de fortifier leurs corps en les exerçant à la course, à la lutte, à lancer le disque et le javelot, « afin, disait-il, que les enfans qu'elles concevraient prissent de fortes racines dans de robustes entrailles. » Il voulait aussi qu'elles se connussent en vertus civiques, afin que les brocards qu'elles décocheraient aux lâches, les louanges qu'elles décerneraient aux vaillans excitassent dans l’âme des jeunes gens l’émulation du bien et une folie de courage et d’audace. S’il les accoutumait à paraître nues en public, c’était dans le dessein d’élever leur cœur au-dessus des sentimens de leur sexe et de leur enseigner que la vraie chasteté est dans l’âme, que la vraie pudeur est de rougir du mal.

Ce sont là des principes fort différens des nôtres; mais nous nous accordons tout aussi peu avec Rousseau, qui, jugeant que l’homme et la femme doivent différer en tout, se gardait bien de leur donner la même éducation et entendait réduire Sophie aux exercices agréables et au talent de plaire. « Les filles n’ont pas de collèges ! disait-il. Le grand malheur ! Eh ! plût à Dieu qu'il n’y en eût point pour les garçons; ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés. » Après Rousseau viendra Proudhon, qui, décrétant que, de par la nature et devant la justice, la femme ne pèse pas le tiers de l’homme, ne se souciera guère de l’instruire. Schopenhauer la traite plus durement encore. Il lui déclare tout net qu'elle ne sera jamais qu'un grand enfant, qu'elle est faite pour le second plan, pour le travail du ménage et pour la plus étroite sujétion. Il a décidé « qu'il faut remettre à sa place ce numéro deux de l’espèce humaine et supprimer la dame, ce produit malsain de la civilisation européenne. » Mais comment la remettre à sa place? On n’y réussira, selon lui, qu'en rétablissant la polygamie, à quoi il ajoute que la polygamie existant de fait à peu près partout, il suffit de la faire passer dans la loi et de l’organiser dans les règles. Que les femmes ne se plaignent pas trop des sévérités de certains philosophes modernes ! Les docteurs des âges mérovingiens ne leur ont pas été plus indulgens. Grégoire de Tours rapporte qu’en 525, au concile de Mâcon, un évêque se prit à dire que les filles d’Eve ne pouvaient être considérées comme faisant partie de l’espèce humaine, que toutefois il finit par se rendre aux raisons des autres évêques. Législateurs, évêques ou philosophes, dans tous les temps, les hommes se sont occupés de trouver des expédiens pour se délivrer de ce qui les inquiétait, et, dans tous les temps, il s’est mêlé une secrète inquiétude au charme que la femme exerçait sur l’homme. Il y a toujours en elle quelque chose qu’on adore et quelque chose qui fait peur.

M. Wychgram remarque que la France est le pays du monde où l’on a le plus souvent agité et débattu la question de savoir ce qu’il convient d’enseigner aux femmes, et il en donne pour raison que la France est le pays où elles ont le plus d’empire. Au moyen âge, le grand souci était le salut des âmes, et toute l’éducation se rapportait aux meilleures précautions à prendre pour échapper aux embûches du diable, ce lion dévorant qui rôdait sans cesse autour du bercail. Or le diable passait pour avoir des entrées plus promptes, plus faciles, dans le cœur de la femme ; elle entretenait avec lui de vieilles intelligences, une antique amitié ; ne s’était-il pas passé quelque chose entre eux dans le jardin d’Éden, au pied de l’arbre de la connaissance ? On en concluait que l’instruction ne convenait qu’aux religieuses, à qui elle pouvait servir à écarter les distractions et les rêveries dangereuses pendant leurs longues heures d’oisiveté : « Prie, écris, lis, fais des vers et tu chasseras les mauvaises pensées, » écrivait un saint abbé à une nonne d’un couvent voisin. En revanche, il paraissait à peu près certain que l’ignorance était pour les mondaines d’alors, pour les gentilles dames « aux yeux vairs et aux crins d’or, » une garantie d’innocence, une véritable ceinture de chasteté. « Toutes femmes, disait Pierre de Navarre, doivent savoir filer et coudre. » Mais il leur défendait d’apprendre « lettres ni écrire, sinon pour être nonnain. »

Chaque siècle a ses novateurs heureux ou malheureux, et nous nous étonnons comme M. Wychgram de la hardiesse d’un Pierre Dubois, conseiller de Philippe le Bel, qui, désespérant du succès des croisades à main armée, regardait la femme comme l’instrument choisi de Dieu pour la délivrance du saint sépulcre. Il avait imaginé que les prêtres du rite oriental, à qui le mariage n’était point interdit, et les Sarrasins eux-mêmes se décideraient facilement à épouser de bonnes catholiques, pourvu qu’elles leur apportassent en dot non-seulement leurs vertus, mais toutes les connaissances utiles, et il proposait de consacrer les revenus de plus d’une abbaye à fonder des écoles de jeunes filles, à qui on enseignerait le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe, les sciences naturelles, la médecine et la chirurgie. Ces femmes savantes, ces femmes médecins ne pouvaient manquer de ramener à la vraie foi et les mécréans et les schismatiques. Si Pierre Dubois. Revenait au monde, nous aurions plus d’une doctoresse à lui présenter ; mais les temps sont changés ; et elles ne s’occupent guère de convertir les mécréans.

Quand la renaissance eut accompli son œuvre et renouvelé l’Europe, on songea beaucoup moins au diable, et on se persuada que, sans offenser Dieu, l’homme pouvait se permettre d’embellir sa vie et sa maison, d’orner son esprit et sa vertu. On vit, selon l’expression de Rabelais, des femmes et des filles « aspirer à la louange et manne céleste de bonne doctrine ; » Erasme-et Vivès les y encourageaient. La pédagogie fut sécularisée comme toutes les autres sciences; on la définissait l’art de former de bons esprits. Au XVIIe siècle, la femme d’un roi fut, comme on l’a dit, la première institutrice laïque, et ses maximes, les règles qu'elle a posées sont encore bonnes à méditer. Elle ne s’est pas contentée de discourir et de prêcher, elle a mis la main à la pâte, et personne ne s’entendait comme elle à pétrir les âmes[2]. On sait qu'il y eut deux Saint-Cyr. Le premier dura jusqu'en 1692. On entendait que rien n’y sentît le monastère, ni par les pratiques extérieures, ni par l’habit, ni par les offices, ni par la vie. c’était l’agrément qui dominait, on ne ménageait ni les choux ni les rubans. On exerçait ces demoiselles à causer, à écrire; on désirait « qu'elles ne fussent pas si neuves quand elles s’en iraient que le sont la plupart des filles qui sortent des couvens et qu'elles sussent des choses dont elles ne fussent pas honteuses dans le monde. » On leur apprenait l’histoire, la mythologie, la musique, l’éloquence, la raillerie; on leur enseignait aussi à déclamer. Elles jouèrent Andromaque, Esther, Athalie, et elles les jouèrent si bien que Mme de Maintenon s’en alarma.

Elle passa condamnation. Elle se plaignit que son orgueil s’était répandu par toute la maison. Elle avait voulu, disait-elle, que ces filles nobles, sans fortune, eussent de l’esprit, qu'on leur élevât le cœur : « Elles ont de l’esprit et s’en servent contre nous; elles ont le cœur élevé et sont plus hautaines qu'il ne conviendrait aux plus grandes princesses. Nous avons fait des discoureuses, présomptueuses, curieuses, hardies; c’est ainsi qu'on réussit quand le désir d’exceller nous fait agir. » Comme l’a remarqué M. Gréard, la réforme fut énergique et décisive. On résolut de faire passer l’éducation avant tout et de préparer de loin ces demoiselles à toutes les dépendances, à toutes les duretés de la vie, de plier ces genoux raides et ces fronts superbes. « Elles comptaient sur la dot du roi; même avec cette dot, que pouvaient-elles espérer? Un établissement au fond de quelque province, dans un petit domaine, avec quelques poules, une vache, des dindons, et des dindons pas pour toutes encore. Heureuses les dindonnières! » Pouvait-on les accoutumer trop tôt aux obéissances qui coûtent, à ne rien dédaigner, à ne rien mépriser? Adieu les rubans et les vers! Les grandes habillaient, coiffaient et lavaient les petites; on les occupait à l’infirmerie, à la lingerie, au dortoir; on leur apprenait à faire les lits, à frotter, à épousseter, à éplucher les légumes. Mme de Maintenon n’était jamais si contente que lorsqu'elle voyait tout Saint-Cyr le balai à ta main : « On leur dit de porter du bois et de balayer, elles répondent qu'elles ne sont pas des servantes. Non, certainement, vous ne l’êtes pas; mais je souhaite qu'au sortir d’ici vous trouviez une chambre à balayer, tous serez trop heureuses et vous saurez alors que d'autres que des servantes balaient. »

A vrai dire, comme l’a encore remarqué M. Gréard, aucune des matières enseignées avant 1692 ne fut entièrement supprimée des programmes; on se contenta d’émonder les branches gourmandes. « Il 'y eut, à Saint-Cyr, comme une période de pénitence, après quoi on rentra dans la mesure. » Mme de Maintenon ne parlait pas sérieusement quand elle disait que ces demoiselles devaient savoir juste assez d'histoire pour ne pas confondre un empereur romain avec un empereur du Japon et un roi d’Espagne avec un roi de Siam. On ne voulait pas en faire des savantes et des héroïnes, mais on désirait « qu'elles en sussent autant que le commun des honnêtes gens. » Au surplus, si on les obligeait à faire des lits et à balayer, ce n’était point pour mortifier leur chair et leurs sens et pour offrir au Seigneur leurs lassitudes en sacrifice agréable. On voulait les accoutumer à la saine discipline du travail et leur apprendre à mater les vains orgueils, à ne plus honorer leur paresse et ses langueurs. Mme de Maintenon ne craignait pas de plaisanter sur les colifichets et les agnus; elle interdisait les abstinences, les austérités et les retraites : « Quand une fille instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à son mari malade, tout le monde l’approuvera ; quand elle dira qu'une femme fait mieux d’élever ses enfans et d’instruire ses domestiques que de passer la matinée à l’oratoire, on s’accommodera très bien de cette religion, et elle la fera aimer et respecter. » Ce n’était pas l’ascétisme des cloîtres qui régnait à Saint-Cyr, c’était l’ascétisme de la raison, qui fait passer le solide avant l’agréable, mais qui nous apprend aussi à tout régler, même le bien, à éviter tous les extrêmes, à modérer « jusqu'aux désirs de la ferveur; car la piété peut prendre le change, la raison ne le peut pas; la piété peut être indiscrète, la raison ne l’est jamais, et elle vient de Dieu qui veut bien être appelé la souveraine raison. » Ainsi s’exprimait cette femme que Louis XIV aimait à consulter sur les cas difficiles et à qui il disait : « Qu'en pense votre solidité? » Saint-Simon lui reprochait amèrement sa fureur de régenter l’univers; mais, à Saint-Cyr comme ailleurs, elle sut faire aimer sa férule.

Les femmes distinguées qui, au XVIIIe siècle et depuis, ont écrit sur l'éducation n’ont guère fait que suivre ses traces ; tout au plus ont-elles élargi la voie qu'elle avait ouverte. Un éloquent penseur disait, il n’y a pas longtemps, « qu'au fond de toute femme, il y a une douce folie, qu'il faut ramener par des caresses et de suaves paroles. » Il n'est pas prouvé que la suavité des paroles soit le meilleur moyen de guérir la folie, et il arrive quelquefois que les caresses l’exaspèrent. Mme Necker de Saussure, qui avait remarqué que tout ce qui tient au sentiment répond chez les jeunes filles à des idées personnelles, qu'il y a toujours des images et des noms propres dans leur esprit, en concluait qu'il faut leur faire étudier non-seulement la géographie et l'histoire, mais le calcul, les élémens des sciences naturelles, même un peu de géométrie, afin de les habituer à voir dans ce vaste univers autre chose que des noms propres et des images. Elle ne pensait pas comme Kant, qu'elles n’ont besoin de savoir du système du monde que ce qu'il leur en faut pour être touchées du spectacle du ciel dans une belle soirée, a c’est-à-dire pour comprendre de quelque manière qu'il existe encore d’autres mondes et d’autres belles créatures.» Hélas ! les belles créatures ont souvent une triste destinée. La vie est pleine de déceptions, on la traverse sans avoir rencontré l'être idéal dont on berçait l’image dans son cœur et dont on croyait savoir le nom, et pendant que les illusions s’évanouissent, il n’en demeure pas moins vrai que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. c’est une vérité qui n’a rien de réjouissant, mais il est bon de s’accoutumer à connaître et à respecter des vérités éternelles qui ne peuvent contribuer en rien à notre bonheur. On découvre ainsi que le monde n’a pas été fait pour notre petite félicité particulière, que ses lois n’ont rien de commun avec nos désirs et nos espérances, et à la longue la discipline de l’esprit s’impose au cœur. On n’entre pas en religion ; mais comme le disait la fondatrice de Saint-Cyr, « on entre en raison, » et on finit par s’en bien trouver.

Jadis, c’était uniquement dans l’intérêt de leur bonheur et de leur dignité qu'on s’occupait d’instruire les femmes. Aujourd'hui c’est un intérêt social qu'on allègue, et en confie à l’état le soin d’ouvrir des écoles où les jeunes filles apprennent à connaître, à comprendre leur siècle, à concilier en quelque mesure le respect des vieilles habitudes avec l’intelligence des idées nouvelles, à ne plus condamner les dieux du jour sans les avoir entendus, à dire comme la prêtresse antique de qui on attendait des anathèmes : « Je suis née pour bénir, non pour maudire. » Les réformes inaugurées par M. Duruy et les fondations auxquelles M. Jules Ferry a attaché son nom répondaient à un besoin nouveau. c’est un composé bizarre et fort hétérogène qu’un pays où l’homme et la femme représentent deux âges différens de l’humanité, et où l’enfant ne sait à qui entendre de son père ou de sa mère.

À l’époque de la renaissance, Érasme et Vives demandaient déjà que les femmes fussent initiées à certains genres d’études afin qu’elles ne vécussent pas dans une société transformée, comme des étrangères qui, n’entendant point la langue du pays, regardent, s’étonnent et ne comprennent rien à ce qui se passe autour d’elles. Après la renaissance est venue la révolution, et la révolution, la philosophie, les sciences naturelles, ont profondément modifié toutes les habitudes de notre esprit. La société civile n’a plus rien de commun avec la société religieuse, et la foi au surnaturel, aux livres à prodiges, n’exerce qu’une très faible influence sur nos actions et point du tout sur nos lois. Les supranaturalistes du temps présent font de grandes concessions à leurs adversaires ; ils se replient sur leurs forteresses comme une armée qui n’est plus en état de tenir la campagne. Ils cantonnent le miracle dans un coin de l’espace et du temps, ils admettent qu’il y eut autrefois un petit pays montagneux que Dieu s’était réservé pour le gouverner directement, qu’il s’y est passé beaucoup de choses extraordinaires, que le soleil s’est arrêté sur Gabaon et la lune sur Ajalon ; mais ils croient aussi que depuis lors la lune a toujours tourné consciencieusement autour de la terre en 27 jours 7 heures 43 minutes, que tout est rentré dans l’ordre, que désormais tout relève du sens commun.

On assure que l’éducation qui se donne dans les couvens s’est fort perfectionnée. Mais les couvens sont toujours des couvens. Le père La Chaise, qui n’était pas suspect dans ces matières, disait qu’il importait « de donner à l’état des femmes bien élevées, et que les jeunes filles sont mieux élevées par des personnes tenant au monde. » Les religieuses sont malhabiles à enseigner certaines choses, et il en est d’autres qu’elles enseignent trop volontiers. Il est écrit, dans un catéchisme de persévérance, que le protestantisme a pour principe la convoitise du bien d’autrui et l’amour des plaisirs de la chair, qu’il autorise ses adeptes à faire tout ce qui leur plaît, et que Jean Calvin est mort d’une maladie honteuse. Si la jeune fille a compris, plaignons-la ; si elle n’a pas compris, il faut plaindre ceux qui sont chargés de répondre à ses questions et de lui fournir des éclaircissemens. « Rien n’est fait dans le monde, a dit M. Renan, que quand l’homme et la femme mettent en commun l’un sa raison, l’autre son obstination et sa fidélité. » l’église voudrait se servir de la fidélité obstinée de la femme pour s’assujettir l’indocile et superbe raison de l’homme, comme les Philistins se servirent des ciseaux de Dalila pour tondre Samson et détruire sa force. L’église entend mal ses intérêts. La femme ne peut agir sur l’homme qu’à la condition de savoir la langue qu’il parle et d’être elle-même capable de la parler. Celle qui peut dire : « Je sais et pourtant je crois, » a plus de chances d’être écoutée que celle qui méprise ce qu’elle ne sait pas et qui adore ses ignorances comme des reliques.

Nous avons eu peu de ministres de l’instruction publique qui aient su comme M. Duruy faire beaucoup de choses avec de médiocres ressources, accomplir d’importantes réformes sans charger le budget, laisser mûrir les fruits avant de les cueillir et obtenir de la persuasion ce qu’on refuse souvent à l’autorité. Quand il créa les cours d’enseignement secondaire pour les jeunes filles, il s’adressa d’une part aux municipalités, de l’autre aux professeurs de lycées et de collèges ; on se concerta, on s’entendit à l’amiable, et en peu de mois les cours étaient ouverts dans quarante villes. Ses successeurs ont poursuivi et achevé son œuvre, sans imiter toujours sa judicieuse réserve et sans compter avec la fortune publique. Les démocraties veulent tout faire à la fois, elles ont l’humeur brusque et intempérante. Mme de Maintenon composa jadis un dialogue, où elle mettait en scène les vertus cardinales. Chacune prononçait son propre éloge ; la tempérance, dont elles pensaient pouvoir se passer, parla à son tour et leur dit : « Vous, justice, vous êtes souvent amère et désagréable ; je vous empêcherai de trop peser sut la faiblesse des hommes. Vous, force, vous les mettez au désespoir ; je vous modérerai, et vous ne pousserez plus tout le monde à bout. Vous, prudence, je m’opposerai à vos incertitudes, à votre timidité qui va souvent trop loin. Vous penchez toutes aux extrémités ; c’est moi qui mets des bornes à tout, qui prends ce milieu si nécessaire et si difficile à trouver. On ne peut rien faire de bon sans mon secours, et la sagesse même ne peut se passer de moi, car il faut être sobre même dans la sagesse. »

On a mis du luxe où il n’en fallait point mettre, on s’est hâté, on a fait grand ; l’offre n’a pas toujours attendu la demande, la production a excédé la consommation. Il semblait qu’on n’aurait jamais assez d’instituteurs et d’institutrices, et si nous sommes bien informés, il y a aujourd’hui plus de dix mille brevetés et brevetées qui demandent une place et qu’on ne peut placer, de même qu’il y a, dit-on, à la Sorbonne quarante-cinq licenciés dont on ne sait que faire. Quant aux collèges et aux lycées de jeunes filles, on les a multipliés avec trop d’empressement, on n’a pas assez compté sur la contagion lente du succès. Quelques-uns végètent ou sont mal dirigés, et leur prospérité a été compromise par l’intervention indiscrète d’un conseil municipal et par des querelles de clocher. Cela dit, quiconque a vu de près les choses conviendra avec M. Wychgram que notre enseignement primaire a été fort amélioré d’ans ces dernières années et que plusieurs de nos lycées féminins sont des établissemens aussi utiles que bien gouvernés, vraiment dignes d’être proposés pour modèles, et qui n’ont rien à envier à ce qui s’est fait de mieux hors de chez nous ;

M. Wychgram loue nos méthodes, la direction que nous donnons aux études et les efforts résolus que nous avons faits pour nous dégager de certaines routines qu’on nous a longtemps reprochées. N’insistons pas sur les bons témoignages qu’il nous rend et auxquels il mêle de bienveillantes critiques, dont plusieurs nous semblent fondées. Il trouve en général nos programmes trop chargés, et il faut qu’il ait raison puisqu’on s’occupe de les simplifier. On ne saurait trop se convaincre qu’en matière d’enseignement la qualité est tout, que la quantité n’est rien, que celui qui sait bien quelque chose est mieux armé pour le combat de la vie que celui qui sait l’alpha et l’oméga, mais qui les sait mal, que la tête de l’enfant n’est pas une boîte qu’il faut remplir en y entassant pêle-mêle tout ce qu’on peut, dût-on forcer le couvercle, que les connaissances ou superficielles ou indigestes n’ont jamais profité à qui que ce fût, et que la pire des sottises est de s’imaginer qu’on sait ce qu’on ne sait pas. M. Wychgram se plaint aussi que nous enseignons à nos jeunes filles trop de physique et de chimie, qu’elles en prennent à trop haute dose. Il est permis de croire comme lui que ces sciences devraient surtout servir à développer chez elles le goût et Tari d’observer. Rousseau l’a dit, la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugemens de l’esprit ; apprendre à bien voir, c’est apprendre à bien raisonner, et n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ?

La loi du 21 décembre 1880 porte que les établissemens destinés à l’enseignement secondaire des jeunes filles sont placés sous l’autorité d’une directrice, et que l’enseignement y est donné par des professeurs hommes ou femmes munis de diplômes réguliers ; mais on se propose, paraît-il, de recruter au fur et à mesure tout le personnel enseignant parmi les femmes, et de congédier les hommes, et M. Wychgram proteste. Il affirme, il soutient avec chaleur qu’à égalité de mérite ou de savoir, un homme administre et enseigne mieux qu’une femme, à quoi ces dames répondront peut-être qu’il est juge et partie dans la question. Ha visité tour à tour le collège Sévigné, fondation privée, et le lycée Fénelon, création de l’état ; il a comparé les résultats obtenus, et il décerne le prix d’excellence au collège Sévigné, où tous les cours sont faits par des hommes. Il a assisté à des leçons de grammaire historique, à des lectures tirées des plus beaux dialogues-de Platon et du Discours sur la méthode de Descartes. Ces demoiselles de la classe supérieure étaient tout oreilles, et non-seulement elles écoutaient, elles avaient tout compris ou tout deviné. Dieu nous garde de prendre parti entre deux maisons rivales dont on nous dit beaucoup de bien et qui rendent l’une et l’autre de grands services ! Nous croyons savoir toutefois que le lycée Fénelon était encore en voie de création quand M. Wychgram le visita, qu'il compte aujourd'hui plus de 300 élèves et que tout y marche à souhait. Et pourtant nous inclinons à croire que M. Wychgram n’a pas tort, que la théorie comme l’expérience sont favorables à sa thèse. Vous aurez beau éveiller dans une jeune fille toutes les ambitions de l’esprit, le ferment qui fera lever la pâte sera toujours le désir de plaire, et il y a une honnête coquetterie dont il est bien permis de se servir pour graver plus profondément dans sa mémoire le grand nom de Descartes ou la théorie des équivalens.

M. Wychgram s’étonne du goût excessif que nous avons pour les concours et pour les prix. « Les mauvais naturels, disait Mme de Maintenon, se rendent aux châtimens, les médiocres aux récompenses, les excellens à l’envie d’exceller dans ce qu'on leur demande. » On ne punit pas trop chez nous, mais on récompense avec trop de zèle et trop de profusion ; il arrive même quelquefois que, méritans ou imméritans, on récompense tout le monde; c’est une façon comme une autre de ne distinguer personne. « Pourquoi donnez-vous des prix à tous vos élèves, même aux cancres? disions-nous un jour au maire d’une commune rurale. — Pour ne pas nous faire des ennemis mortels, » répondit-il. Mieux vaudrait, en pareil cas, transformer la distribution en loterie. Les moins favorisés ne pourraient s’en prendre qu'au hasard, qui joue un grand rôle dans les affaires humaines et qui s’inquiète peu de se faire des ennemis. M. Wychgram nous reproche encore de multiplier comme à plaisir nos diplômes, nos brevets, nos certificats d’aptitude. Il a cru trouver quelque confusion dans cette diversité, il a eu peine à s’y reconnaître. Il approuve les examens, pourvu que l’examinateur ne soit ni pédant ni pointilleux. Il remarque à ce propos qu'en Allemagne on tient compte des études particulières des candidats, qu'on vise moins à constater qu'ils savent beaucoup qu'à s’assurer qu'ils savent bien ce qu'ils ont appris ; qu'en France, au contraire, on les condamne à être également ferrés sur toutes les parties du programme. Il en résulte que les esprits médiocres, qui n'ont. de goût déterminé pour rien, ont souvent l’avantage sur les bons esprits, qui ont fait leur choix de bonne heure. Les programmes, comme les examens, sont fort nécessaires ; mais, quelqu'un l’a dit, on commence par la nécessité, on finit par l’abus. Quelques qualités qu'aient les Chinois, laissons-leur les chinoiseries.

M. Wychgram fait grand cas de l’École normale d’enseignement secondaire dirigée par Mme Jules Favre ; mais il estime que cet établissement, si excellent qu'il soit, ne portera tous ses fruits que lorsqu'on aura fondé à Sèvres un lycée annexe de jeunes filles, où les élèves de la maison mère pourront s’exercer à l’enseignement. Quant à l’école de Fontenay-aux-Roses, destinée à fournir des professeurs femmes et des directrices aux écoles normales primaires, il déclare qu'elle n’a nulle part sa pareille. Cette remarquable institution a pour directeur un de ces hommes qui se donnent tout entiers à ce qu'ils font, un de ces débonnaires qui joignent la force à la douceur et qui ont toutes les qualités des violens. La femme distinguée qui administre la maison a su donner à cet internat le caractère d’une grande famille. Elle réunit chaque matin ses élèves pour méditer avec elle quelque passage d’un grand moraliste ; le soir est employé à des causeries familières, les langues se dénouent et la liberté s’accorde avec le respect. A Fontenay-aux-Roses, le nombre des heures consacré à l'enseignement est fort restreint. On ne s’occupe pas tant d’ajouter aux connaissances acquises que d’en assurer la pleine possession, le maniement aisé et prompt. On donne moins de temps à l’instruction qu'aux exercices, on agite des questions, on travaille les consciences, on remue les esprits, on cherche à en tirer tout ce qu'ils peuvent donner; c’est la méthode des labours profonds appliquée aux intelligences. M. Wychgram a assisté à quelques-unes de ces conférences où chacun met du sien ; il a été surpris et charmé ; il est parti convaincu que M. Pécaut a découvert le meilleur procédé pour développer dans ces jeunes personnes le goût des idées générales, la réflexion, l’activité de la pensée et du jugement personnel. c’est quelque chose qu'une méthode; mais, pour en tirer tout le parti possible, il faut un homme qui se dévoue à son œuvre et qui y trouve le bonheur sans l’y chercher. Il y a tant de gens qui le cherchent sans le trouver!

« Plus nous sommes enclins, nous autres Allemands, dit M. Wychgram, par forme de conclusion, à ravaler la France en rendant toute la nation responsable du discrédit que lui ont attiré les fautes de politiques à courte vue, plus il convient de montrer, par des faits, avec quelle énergie persévérante et silencieuse nos voisins travaillent à réparer leurs brèches. Ce n’est pas sur les élucubrations d’une presse dévergondée ou tripotière que nous devons juger de leur situation présente et de leurs vrais sentimens. Nous ne trouvons plus guère à reprendre aux manœuvres de leur armée et nous trouvons beaucoup à louer en visitant leurs écoles. Puissent leurs progrès n’exciter jamais nos jalousies! Gardons-nous des préjugés, qui sont nos pires ennemis. » En homme éclairé et avisé, M. Wychgram a su reconnaître que la France est le pays du monde dont il est le plus vrai de dire que le bruit n’y fait pas de bien et que le bien n’y fait pas de bruit.


G. VALBERT.

  1. Das weibliche Unterrichtswesen in Frankreich, von Dr. J. Wychgram, Oberlehrer an der städischen höheren Mädchenschule zu Leipzig. Leipzig, 1886; Georg Reichardt.
  2. Mme de Maintenon. Extraits de ses lettres, avis, entretiens, conversations et proverbes sur l’éducation, précédés d’une introduction, par Octave Gréard, 3e édition ; Paris, 1885. Hachette.